Bibliothèque historique et militaire/Essai sur la tactique des Grecs/Chapitre XI

Essai sur la tactique des Grecs
Anselin (1p. 59-63).

CHAPITRE XI.


Prise de Tyr et de Gaza. — Progrès faits dans la Poliorcétique à l’époque de ces siéges mémorables. — Fondation d’Alexandrie.


Les premières enceintes élevées autour des villes n’avaient été couronnées dans l’origine que par un mur d’appui, garni de créneaux, et placé sur le bord extérieur de la sommité du rempart. Mais bientôt on s’aperçut qu’on ne découvrait pas le pied des murailles ; et c’est alors que vint l’idée des machicoulis. Cette invention ingénieuse consiste à mettre en saillie au-delà du mur une galerie soutenue par des corbeaux en pierre de taille. On voit encore des machicoulis dans quelques châteaux, ainsi que dans les ruines des anciennes villes de guerre. Ce moyen, combiné avec les ouvertures que l’on pratiquait entre les intervalles des supports placés de dix en dix décimètres, perfectionna beaucoup la fortification.

À cette première époque, l’attaque se faisait ou par l’escalade au moyen des échelles et de la tortue, ou par la mine. Pour exécuter la disposition en tortue, une partie des assaillans armée de l’arc et de la fronde, éloignait ceux qui défendaient le haut des remparts ; d’autres formaient la tortue avec leurs boucliers ; et les soldats les plus déterminés montaient dessus pour donner l’escalade. Comme cette opération réussissait difficilement, on imagina l’attaque par la mine.

Sous l’abri d’une petite galerie mouvante, appelée cheloné par les Grecs et musculus par les Romains, des mineurs démolissaient une partie du pied de la muraille, et pratiquaient dans son intérieur une grande chambre garnie d’étançons pour soutenir les travaux. On la remplissait de matières inflammables dont la combustion entraînait la chute d’une partie du mur, et aussitôt que la brèche était praticable on donnait l’assaut.

Mais la défense à cette époque était si supérieure à l’attaque, que les siéges duraient souvent plusieurs années, et finissaient par des stratagèmes ou des trahisons. On fut donc conduit naturellement à perfectionner l’attaque industrielle, et l’on fit usage de galeries couvertes pour aller du camp jusqu’au pied de la muraille. Les tortues ou tours-belières présentèrent ensuite un système d’attaque plus formidable ; enfin parurent ces fameuses tours en charpente à plusieurs étages, avec des beliers, des ponts qui se baissaient pour les brèches, pendant que la partie supérieure qui dominait le rempart était garnie de soldats lançant des armes de jet, et manœuvrant des batteries de balistes et de catapultes.

Ces tours, que l’on avait surnommées hélépoles ou preneuses de villes, étaient d’un usage difficile et dispendieux. On employait plus fréquemment le belier enfermé dans un bâti de forte charpente en dos d’âne. Pour le mettre en branle, on le suspendait par des câbles ou des chaînes, ou bien il était placé sur un chapelet de cylindres continus parallèles les uns aux autres, et roulant sur leur axe dans un canal. On le faisait mouvoir au moyen des poulies posées aux extrémités du canal, et des cordes dont les unes servaient à le pousser en avant, les autres à le retirer.

On employait aussi séparément les catapultes et les balistes. La catapulte avait deux bras engagés dans des cordes de nerfs. Les bras tendaient la corde destinée à chasser le trait. On en fit même qui pouvaient lancer de longues poutres. Le corps de cette machine était composé de deux chapiteaux portant chacun un écheveau de nerfs qui tenait son bras ; d’un arbrier (climacis) sur lequel était placé le canal ; d’une pièce carrée appelée chelonion, glissant dans le canal et portant une main pour saisir la corde d’arc. À l’arrière du chelonion était ajustée une barre qui faisait lever ou baisser la main.

La baliste n’avait qu’un bras qui tenait dans l’écheveau par le moyen d’une coche. Elle jetait des pierres ou des masses de fer avec une raideur peu différente de celle de la poudre, mais non pas à la même portée. Le bras de cette machine se terminait par un cuilleron qui allait frapper avec violence contre un coussinet en cuir rembourré de crin. C’était dans la cavité de ce cuilleron que l’on plaçait le projectile, et l’on ramenait le bras par le moyen d’un tourniquet.

Le ressort ou ton, se composait de cordes de nerfs ou de crins de queue de cheval ; mais le crin n’était employé qu’au défaut de nerfs qui valaient mieux. Vous voyez par le récit de plusieurs siéges, que les dames firent souvent le sacrifice de leurs cheveux pour confectionner des cordes aux machines. On employait indistinctement les nerfs de tous les animaux, excepté ceux du porc. On les faisait tremper ; on les battait pour les séparer dans leur longueur, et les réduire en filasse ; on les peignait doucement ; on les filait par brins, et l’on formait une corde comme le font les ouvriers qui travaillent le chanvre. Quand les deux bouts de la corde étaient bien joints et arrêtés, le bras se plaçait juste dans le milieu de l’écheveau. Le bandage du tortillon exigeant une très grande force, on y adaptait le treuil avec des leviers, ou bien le polyspaste composé de poulies de retour.

La baliste ainsi que la catapulte pouvaient se tirer de but en blanc, ou par la parabole, et leur jet se réglait avec le quart de cercle, comme nous le faisons pour pointer nos mortiers. On trouve dans les auteurs beaucoup de variations sur la portée de ces machines qui ne laissaient pas d’être redoutables par les poids énormes qu’elles pouvaient lancer. Elles tiraient des projectiles rougis ; et l’on s’en est servi pour jeter dans les places des tonnes de matières fécales, et jusqu’à des chevaux morts.

Contre ces puissans moyens d’attaque, les assiégés faisaient des sorties fréquentes, essayaient d’incendier les machines, luttaient contre elles avec d’autres machines, et s’efforçaient d’amortir les efforts du belier. Cependant la défense perdait beaucoup de sa supériorité ; les siéges n’étaient plus interminables ; et il fallut songer à augmenter la valeur des obstacles matériels présentés à l’assiégeant.

Les hommes éclairés qui dirigeaient la défense des villes, ne tardèrent pas à s’apercevoir que la disposition des machicoulis devenait insuffisante pour surveiller le pied des murailles, et qu’il serait très avantageux de découvrir les flancs des attaques de l’ennemi. Pour y parvenir, on adossa à l’enceinte des tours carrées distantes les unes des autres de la portée des armes de trait le plus en usage dans la défense ; on donna même à ces tours plus de hauteur qu’à l’enceinte pour qu’elles dominassent et rendissent l’usage des tours en charpente plus difficile et plus périlleux. Aux tours carrées, on en substitua par la suite qui avaient la forme demi-circulaire.

On ne s’en tint pas à cette simple disposition de tours qui se flanquaient réciproquement. On couvrit l’enceinte par un fossé plus ou moins profond, plus ou moins large, et les propriétés de ce fossé augmentèrent tellement les difficultés de l’attaque, que la défense reprit dès-lors sur elle tout l’ascendant qu’elle avait momentanément perdu. En effet, les opérations relatives au comblement d’un fossé large et profond, afin d’établir un belier contre les murailles, prenaient un temps si considérable, que souvent l’assiégeant était découragé. Aussi les généraux de l’antiquité regardaient-ils le siége d’une ville comme une opération qui devait les couvrir de gloire s’ils parvenaient à le terminer, quoique ce genre de guerre soit en réalité bien moins savant que celui de tenir la campagne.

Alexandre ne pouvant s’approcher de la ville de Tyr à cause du bras de mer qui la séparait de quatre stades du continent, employa aussitôt une partie de ses troupes à construire une levée (333 av. not. ère). Les ruines de Palætyr, placées dans le voisinage, lui fournirent des pierres en abondance, et il trouva tout le bois nécessaire sur le mont Liban.

Les Tyriens insultèrent d’abord les travailleurs, et leur demandèrent si leur roi était plus puissant que Neptune ; toutefois quand ils virent que les soldats sous l’abri des mantelets, et protégés par des tours en charpente, gagnaient tous les jours vers leur rivage, ils s’occupèrent d’arrêter les assiégeans. Une tempête survint et détruisit une partie des travaux. Tout fut promptement réparé ; mais à l’aide de leurs vaisseaux, et surtout d’un gros bâtiment appelé Hipagogue, qui était rempli de matières combustibles, les Tyriens parvinrent à brûler les machines qu’Alexandre avait établies sur la chaussée.

Cependant la flotte du prince étant arrivée, les Tyriens se retirèrent dans leur port. On élargit la digue, et l’ayant poussée jusqu’à la portée du trait, on commença de l’élever en lui donnant la forme d’une terrasse, sur laquelle on plaça de grosses catapultes et des balistes, avec des archers et des frondeurs. Les Tyriens dont les murs avaient déjà cent cinquante pieds, les haussèrent encore de dix coudées. On voit aussi qu’ils en augmentèrent l’épaisseur, en bâtissant un mur intérieur à cinq coudées de l’ancien, et remplissant l’intervalle.

Maître de la mer, Alexandre en profita pour faire avancer des trirèmes chargées de ponts volans. Des tours-belières étaient sur ces ponts, qui facilitèrent beaucoup l’approche du mur. On en abattit cent pieds, ce qui n’empêcha pas les Tyriens d’opposer la plus vive résistance ; mais les deux ports extérieur et intérieur ayant été successivement forcés par la flotte d’Alexandre, la ville fut emportée d’assaut après un siége de sept mois.

Les Tyriens n’avaient rien oublié de ce qui pouvait contribuer à leur défense. Outre la multitude de machines de jet dont ils firent usage, ils employèrent des corbeaux à griffe, espèces de grues plantées sur le rempart, avec lesquelles ils enlevaient les hommes. Les traits enflammés qu’ils lançaient sur les tours, les tortues et les vaisseaux, occasionnaient des incendies que l’eau ne pouvait pas toujours éteindre ; enfin, au moyen des balistes, ils jetèrent des boucliers d’airain rougis dans la fournaise, et remplis de sable ardent.

Cette dernière invention fut une des plus terribles pour les assiégeans ; car à peine le sable avait atteint le défaut de la cuirasse, qu’il pénétrait jusqu’aux os, et que le soldat, accablé par la douleur, était obligé d’abandonner ses vêtemens et ses armes. Ce siége si long ne coûta cependant que quatre cents Macédoniens. Les anciens apportaient autant de soin pour se couvrir dans les opérations d’un siége, qu’ils montraient d’ardeur à joindre l’ennemi sur le champ de bataille.

Après la prise de Tyr, Alexandre marcha vers Gaza, située sur un rocher à deux lieues de la mer. Il fallut élever une terrasse haute de deux cent cinquante pieds, avec une largeur et une longueur non moindres, afin d’y placer à l’aise toutes les machines. On ouvrit aussi une galerie souterraine, et l’on pratiqua une mine sous les fondemens de la muraille, qui croula dans plusieurs endroits. L’eunuque Betis, qui commandait la place, s’est fait un nom par deux mois d’une défense vigoureuse ; il soutint trois assauts, et ne put être forcé qu’au quatrième, que l’on parvint à escalader les brèches sur plusieurs points à-la-fois.

Dans les temps qui précédèrent les règnes de Philippe et d’Alexandre, la Grèce n’avait point vu de grands appareils de siége. Philippe parut auprès de Byzance avec des tours, des tortues-belières, et un train considérable de balistes et de catapultes fabriquées par Polydus. Au siége de Pérynthe, on voit que ce prince avait des tours de quatre vingts coudées.

Polydus eut pour disciples Diades et Chéreas. Ils servirent sous Alexandre, s’occupèrent beaucoup de machines, et prescrivirent les règles qu’on devait suivre dans leur construction. Les tours étaient toujours carrées, divisées en plusieurs étages, et l’on donnait à la base, les deux septièmes, souvent même le tiers et la moitié de la hauteur totale. Le diamètre diminuait insensiblement d’étage en étage, et celui du dernier entablement ne présentait plus que les quatre cinquièmes de la largeur du premier. On attibue à Diades la tarrière, belier pointu et roulant sur des cylindres ; le corbeau démolisseur ; et le tollenon, machine ascendante au moyen de laquelle on portait de plein pied des hommes sur le mur.

Tous les appareils que Diades construisit pour Alexandre, pouvaient se démonter. Ce mécanicien célèbre voulait que la plus petite tour n’eût pas moins de soixante coudées de hauteur, avec dix étages, et la plus grande devait être portée jusqu’à cent vingt coudées. Ces tours étaient montées sur de grosses roues pleines, tournant dans un essieu transversal à la base, et les principes du mouvement de ces roues se trouvaient renfermés dans l’intérieur de la machine. C’était la perfection de l’art.

Philippe et Alexandre, sous lesquels la science de la guerre fut poussée à son dernier période dans toutes les branches qui la composent, n’employèrent jamais que des hélépoles moyennes ; celles de première grandeur ont été très rares, et l’histoire n’en fait connaître aucune qu’on ait osé pousser jusqu’aux dernières limites indiquées par Diades, dans ces sortes de constructions.

Démétrius assiégea Salamine avec une tour de quatre-vingt-dix coudées de hauteur, et neuf étages ; et il parut devant Rhodes avec une hélépole qui avait quatre-vingt-dix-neuf coudées. Diodore dit que trois mille quatre cents hommes servaient cette énorme machine. Démétrius avait aussi des tortues-belières de cent vingt coudées de longueur. Le sort de l’hélépole qu’il amena devant Rhodes ne fut pas heureux ; elle s’enfonça dans une mine creusée par les assiégés sur son passage. Démétrius aimait la guerre avec passion, et s’attacha ce qu’il y avait de plus habiles ingénieurs pour la conduite des siéges. Lui-même a passé pour être fort inventif dans cette partie, ce qui lui a fait donner le surnom de Poliorcète.

La défense brillante de Gaza, dont on soupçonnait à peine l’existence, contrasterait singulièrement avec la prompte soumission de l’Égypte, si l’on ne savait que le vœu de la nation, fatiguée du joug des Perses, appelait Alexandre dans ce pays. Les Tyriens avaient donné à ce prince une haute idée des ressources que peut fournir le commerce ; il résolut de les leur enlever en bâtissant une cité rivale. « Il choisit l’emplacement de sa nouvelle ville avec un si merveilleux discernement, dit Robertson, qu’elle devint une des places de commerce la plus considérable de l’ancien monde ; et que, malgré les révolutions continuelles, elle ne cessa point d’être, pendant dix-huit siècles, le principal siége du commerce de l’Inde. »

Les bouches du Nil n’offraient aucun de ces avantages ; la seule situation convenable était éloignée de douze lieues du fleuve, et au centre d’un désert. Les anciens rois de Perse avaient coutume d’entretenir une garnison sur cette plage. La nouvelle ville fondée par Alexandre ouvrit l’Égypte, comme le fait observer Montesquieu, dans le lieu même où les rois ses prédécesseurs avaient une clef pour la fermer.

L’état de splendeur d’Alexandrie dura jusqu’à ce que la construction du Caire, par les soudans, y donna la première atteinte ; cette splendeur cessa enfin tout-à-fait lorsque les Portugais, par la découverte du Cap-de-Bonne-Espérance, eurent indiqué aux navigateurs une route moins courte et moins sûre, mais plus indépendante.