Bibliothèque historique et militaire/Essai sur la tactique des Grecs/Chapitre IX

Essai sur la tactique des Grecs
Anselin (1p. 47-54).

CHAPITRE IX.


De Philippe et d’Alexandre. — Bataille de Chéronée. — Passage du Granique.


Une nouvelle puissance s’élevait insensiblement dans la Grèce ; c’était celle des Macédoniens. Depuis plus de quatre cents ans que ce peuple subsistait, on ne l’avait pas encore vu figurer sur le théâtre de la guerre, et les Grecs le traitaient de barbares comme les Perses ; mais plusieurs circonstances concoururent à le tirer de cette apathie, et ce fut lui qui apporta les plus grands changemens dans les républiques de ce pays.

Depuis la bataille de Mantinée jusqu’au règne de Philippe, roi de Macédoine, l’histoire de la Grèce n’offre plus rien d’intéressant. Athènes et Sparte sont humiliées, Thèbes n’est plus, et les Grecs, fatigués de leurs longues dissensions, signent une paix générale sous la médiation d’Artaxerxès qui avait besoin de leurs secours pour réprimer en Égypte et dans l’Asie même, des séditions qui troublèrent les deux dernières années de son règne.

Dans sa jeunesse, Philippe avait été conduit à Thèbes comme otage, et il y avait reçu la plus grande partie de son éducation. Il acquit à l’école d’Épaminondas cette connaissance intime de l’art de la guerre qu’il déploya dans la suite pendant la durée de son règne glorieux. À peine était-il sur le trône, qu’il leva un corps de six mille Macédoniens. Il l’exerçait souvent sous ses yeux, traitait les soldats avec bonté, les appelait ses camarades, leur donnait l’exemple, et par là en fit autant de héros. Dans la suite ce corps fut augmenté, mais il garda toujours le nom de phalange macédonienne qui le distinguait des autres troupes de l’armée.

Avec ses talens militaires et politiques, ce roi de Macédoine devait fonder une puissance formidable. Aucun prince ne connut mieux que Philippe l’art de semer la discorde, celui de négocier avantageusement et de saisir l’à-propos pour recourir aux armes. C’est de lui que vient ce mot fameux qu’aucune forteresse n’est imprenable pourvu qu’un mulet chargé d’or y puisse monter.

La Macédoine, qui ne présentait qu’un très petit royaume, avait été morcelée par ses voisins. Philippe reprit les provinces démembrées, autant par la ruse que par la force, et parvint à se faire regarder comme l’arbitre de la Grèce. On s’aperçut bientôt qu’il voulait dominer, et les Grecs divisés entre eux essayèrent de se réunir dans ce danger commun pour s’opposer aux projets de Philippe ; mais ce roi devait réussir parce qu’il suivait un plan bien arrêté, et que les Grecs n’en avaient aucun. C’est au milieu de ce conflit d’ambition d’une part, de rivalités et de jalousies de l’autre, que fut livrée la bataille de Chéronée, qui devait décider en un jour de la liberté des républiques de ce pays.

Les Thébains, avec le bataillon sacré, occupaient l’aile droite des confédérés (338 av. not. ère) ; les Athéniens la gauche ; les Corinthiens et les habitans du Péloponnèse le centre. Alexandre, fils du roi, à la tête d’une troupe d’élite de jeunes Macédoniens, soutenus par la cavalerie thessalienne, formait l’aile gauche de Philippe ; au centre se trouvaient ses alliés bien inférieurs à ses troupes pour le courage et la discipline ; le roi commandait en personne l’aile droite où était placée sa redoutable phalange. L’armée de Philippe montait à environ trente-deux mille hommes ; celle des alliés n’allait pas au-delà de trente mille, animés du plus noble motif pour lequel les hommes puissent combattre, mais moins exercés que les Macédoniens.

Philippe se proposait d’attaquer les Athéniens obliquement avec sa phalange, et de protéger son centre qui était la partie la plus faible de son armée, lorsque l’impétuosité d’Alexandre qui, avec son corps d’élite, s’élança sur la cohorte sacrée des Thébains, dérangea son ordre de bataille. Les Athéniens jugèrent que le centre de l’armée du roi de Macédoine, privé de l’appui de son aile gauche, ne pourrait résister à une attaque vigoureuse ; ils s’y portèrent, et en un instant parvinrent à l’enfoncer. Le danger de Philippe était imminent. Séparé avec sa phalange du reste de son armée, une attaque sur son flanc, faite avec intelligence, pouvait décider du sort de la bataille ; mais les chefs des coalisés, divisés d’opinions dans un moment si décisif, se laissèrent aller à la poursuite de l’ennemi sans s’apercevoir, comme cela arrive trop souvent, que la confusion devenait plus grande chez eux que chez les fuyards.

Philippe vit cette faute avec le mépris d’un général habile. Il fit observer froidement à ceux qui l’environnaient, que les Athéniens ne savaient pas vaincre ; et feignant de fuir devant eux afin d’augmenter leur désordre, il gagna une éminence voisine. Alexandre avait rompu la bande sacrée des Thébains ; Philippe rallia quelques troupes, tomba sur les Athéniens à qui le succès inspirait une confiance imprévoyante, et les défit totalement.

Ce fut là que Démosthène ternit par sa lâcheté la gloire qu’il avait acquise à la tribune. Cet orateur magnifique, qui ne cessait d’encourager ses compatriotes à défendre leur liberté, se sauva dès la première attaque, et l’on rapporte plaisamment qu’embarrassé dans sa fuite par quelques ronces qui gênaient son passage, il demanda grâce d’une voix lamentable, s’imaginant avoir affaire aux ennemis.

Il eût été de l’intérêt général de la Grèce d’étouffer la Macédoine dans son berceau, et cela serait arrivé si les Lacédémoniens avaient joint toutes leurs forces à celles d’Athènes pour combattre dans les plaines de Chéronée ; mais jamais aucun peuple ne fit une faute plus irréparable. Ils restèrent tranquilles tandis que Philippe vainquait les Athéniens, et lorsque ensuite ils voulurent seuls s’opposer aux efforts de la Macédoine, ils perdirent en un seul jour, à la bataille de Selasie, leur armée, leur pays, leur capitale.

On ne peut s’empêcher de remarquer aussi qu’il aurait fallu d’autres ressorts que ceux de l’éloquence pour faire mouvoir un gouvernement comme celui d’Athènes. Il s’agissait de savoir si l’on devait ou non déclarer la guerre aux Macédoniens : or, on ne voit pas trop que la solution de ce problème dût se trouver dans les Philippiques de Démosthène, qui même avoua depuis s’être trompé dans ses conjectures. Voici la cause qu’il allègue de son erreur.

« Ce qui fait notre faiblesse, dit-il, c’est que nous délibérons en plein air. Toute la Grèce sait d’avance ce que nous ferons, comme elle connaît les projets que nous avons résolu de ne pas suivre. Il n’y a ni mystère, ni secret à Athènes ; mais on y trouve deux caisses de finances, l’une, destinée aux dépenses théâtrales, assez bien pourvue ; l’autre, créée pour subvenir aux frais de la guerre, qui s’emplit presqu’aussi difficilement que l’urne des filles de Danaüs. Philippe de Macédoine, au contraire, est lui-même son trésorier, son général et son conseiller. Ses artifices deviennent infinis ; ses desseins sont impénétrables ; sa célérité tient du prodige ; et l’on voit tout-à-coup son armée campée aux portes de nos villes, sans qu’un seul de nous ait été instruit de ses mouvemens. »

La véritable cause du mauvais succès de cette campagne ne provient nullement de la lenteur des Athéniens, puisque Philippe lui-même fut étonné de la promptitude avec laquelle ils avaient mis tant de troupes en état de combattre. Les Athéniens paraissent bien plutôt s’être trop pressés pour livrer la bataille de Chéronée. Au lieu d’adopter les illusions politiques de Démosthène et de lutter imprudemment contre l’infanterie macédonienne, dont ils ne connaissaient ni l’ordonnance ni l’armure, ils auraient dû se tenir sur le penchant du mont Parnès, afin d’en défendre les défilés qui du côté de l’Asopus, dit Xénophon, sont presque impénétrables. Plus ils s’engageaient dans les plaines de la Béotie, plus ils augmentaient la force de la phalange macédonienne. Elle ne combattait jamais mieux qu’en rase campagne, tandis qu’un pays hérissé comme le nord de l’Attique, offrait de grands obstacles au développement de ses manœuvres, et pouvait l’arrêter long-temps. Rome fut sauvée par un général qui eut l’art de ne point livrer de bataille.

On prétend que dans les premiers momens où Philippe manifesta le projet d’asservir la Grèce, on essaya de l’en détourner en dirigeant son ambition vers l’Asie. On lui représenta, dit-on, combien il était humiliant que cette partie du monde fût plus florissante que l’Europe ; que les barbares surpassassent les Grecs en opulence ; que les successeurs d’un homme tel que Cyrus, exposé en naissant par sa mère, fussent appelés les grands rois ; tandis que lui, descendant d’Hercule, portait un titre moins fastueux. Philippe pouvait bien faire semblant de prêter l’oreille à ces insinuations ridicules ; mais il fallait des motifs moins frivoles pour exciter son ambition.

« Il est facile à un homme d’un esprit ordinaire, dit Polybe, d’apercevoir quelles ont été les véritables causes de la guerre contre les Perses. La première de ces causes fut le retour des Grecs sous la conduite de Xénophon. Revenant par les satrapies de la haute Asie, et traversant un pays ennemi, ils ne trouvèrent point d’adversaires dignes d’eux, ou qui pussent s’opposer à leur retraite. La seconde cause fut le passage d’Agésilas, roi de Lacédémone (avec un corps de six mille hommes) en Asie, où rien ne put mettre obstacle à ses entreprises. Il ne fut contraint d’y renoncer qu’à cause des troubles qui survinrent alors dans la Grèce. En conséquence, Philippe réfléchissant d’un côté sur la mollesse et la lâcheté des Perses, de l’autre sur l’expérience des Macédoniens dans l’art militaire ; considérant encore la grandeur, l’éclat et les avantages de cette expédition qui devait lui concilier la bienveillance des Grecs ; saisit le prétexte de les venger des Perses, prit son essor, et disposa tout pour l’entreprise. »

Philippe avait ordonné à Attalus et à Parménion de passer en Asie avec des troupes, et se préparait à les suivre, quand à l’âge de quarante-six ans il fut poignardé par un Macédonien vendu aux satrapes Persans, si l’on en croit le manifeste qu’Alexandre publia lors de son entrée en Asie.

Ce prince, qui lui succéda, avait toutes les qualités nécessaires pour réaliser un aussi vaste projet. Au bruit des succès de son père, Alexandre se plaignait à ses compagnons d’enfance, et craignait qu’on ne lui laissât rien à faire. Des ambassadeurs du roi de Perse étant arrivés un jour à la cour de Macédoine pendant l’absence de Philippe, Alexandre les reçut, et au lieu de leur adresser des questions naturelles à son âge, concernant les jardins suspendus en l’air, la richesse et la magnificence des palais de la cour de Perse qui excitaient l’admiration du monde ; il demanda quelle était la route de l’Asie Majeure ; les distances entre les villes principales ; en quoi consistaient réellement les forces du roi de Perse ; quelle place il occupait dans une bataille ; comment enfin il gouvernait ses sujets.

En montant sur le trône, Alexandre se vit environné de dangers. Outre les peuples barbares vaincus par Philippe et impatiens de secouer le joug, les Grecs étaient résolus de profiter de l’occasion pour recouvrer la liberté dont Philippe les avait dépouillés. Le péril était si pressant, que les Macédoniens les plus prudens conseillèrent à leur prince d’user d’adresse et de politique, plutôt que d’employer la force de ses armes. Mais ces conseils pusillanimes étaient loin du caractère d’Alexandre ; il jugea sagement que si ses ennemis remarquaient en lui la moindre hésitation, ils tomberaient tous à la fois sur ses états, et lui enlèveraient les conquêtes de son père.

Il marcha d’abord contre les barbares, voulant les subjuguer de manière qu’ils ne pussent désormais troubler la tranquillité de son royaume, et désirant aussi en tirer des secours pour l’aider à la conquête qu’il méditait. Ces avantages furent en effet le fruit de la défaite des Thraces, des Triballiens, des Autoriates, des Taulentiens, des Pæoniens et des Gètes.

Alexandre était encore au-delà de l’Ister, quand il apprit que sur un faux bruit de sa mort, répandu par les orateurs de la Grèce, toutes les villes allaient se révolter, et qu’à Thèbes on avait même égorgé deux de ses officiers. Alexandre rentra en Macédoine, traversa en six jours une partie de la Thessalie, et franchit les Thermopyles.

Il semble que ce prince voulait sauver les Thébains ; au moins leur donna-t-il tout le temps de revenir à eux-mêmes ; mais une proclamation insensée, qu’ils firent publier du haut d’une tour, pour insulter le nouveau roi de Macédoine, précipita leur ruine. Les habitans de cette malheureuse cité se défendirent avec une bravoure digne des vainqueurs de Leuctres et de Mantinée. La vengeance de l’ennemi put à peine être assouvie par une journée entière de massacres.

Les Thébains s’étaient attiré cette sanglante représailles, par la destruction de Platée, de Thespies, d’Orchomène, et par mille autres actes de tyrannie ; aussi, quoique Alexandre fût peut-être satisfait d’effrayer et de contenir la Grèce par ce terrible exemple, il allégua la nécessité où il se trouvait de donner cette satisfaction aux peuples ses alliés.

La nouvelle d’un pareil désastre porta la consternation dans Athènes. Sous prétexte de le féliciter de son heureux retour du pays d’Illyrie et de celui des Triballiens, elle envoya des députés vers Alexandre. Ce prince les accueillit favorablement ; mais il demanda les orateurs, au nombre de huit, qu’il regardait comme la cause des troubles. Les Athéniens envoyèrent une seconde députation pour fléchir Alexandre, et il se contenta d’en faire exiler un seul.

Ce prince indiqua ensuite une assemblée à Corinthe, y traita les députés avec douceur, et demanda le commandement en chef contre les Perses, comme on l’avait donné à son père. Il ne lui fut pas difficile de rallumer dans l’esprit des Grecs la haine ancienne contre leurs ennemis perpétuels et irréconciliables, haine à laquelle les dissensions domestiques pouvaient bien donner trève, mais qu’elles n’avaient jamais éteinte.

De retour en Macédoine, Alexandre confia le gouvernement de ses états à Antipater, général aussi habile que fidèle, et lui laissa douze mille hommes d’infanterie et quinze cents de cavalerie. Il partit pour l’Asie au commencement du printemps (335 av. not. ère) ; mais ses moyens n’étaient pas proportionnés à la grandeur de l’entreprise.

Son armée se composait de douze mille Macédoniens, de sept mille alliés, de cinq mille mercenaires, tous gens de pied, aux ordres de Parménion ; de cinq mille Odryses, Triballes et Illyriens ; de mille archers agriens, de quinze cents cavaliers macédoniens, sous le commandement de Philotas, fils de Parménion ; de quinze cents hommes de cavalerie thessalienne, que Calas, fils d’Harpalus, commandait ; de six cents cavaliers grecs, conduits par Erigyus ; enfin de neuf cents avant-coureurs de Thrace et de Pæonie, qui avaient pour chef Cassandre : en tout trente mille hommes d’infanterie, et quatre mille cinq cents de cavalerie. En vingt jours Alexandre arriva de Macédoine à Sestos. Là, il s’embarqua sur une flotte de cent soixante trirèmes et de plusieurs bâtimens de transport, et fit traverser l’Hellespont à son armée. Alexandre remplissait les fonctions de pilote, et dirigeait lui-même son vaisseau.

Il a toujours paru étrange que les Perses n’aient fait aucune démarche pour arrêter cette armée, et s’opposer à son débarquement, ce qui était d’autant plus facile, qu’ils possédaient une flotte considérable. On n’a pu savoir au juste si cette faute était le résultat de l’ignorance ou du mépris.

Memnon de Rhodes, le plus grand capitaine de l’Asie, avait conseillé aux généraux qui lui étaient associés, de ne pas risquer un combat, mais de ruiner le plat pays, de détruire tous les vivres et les fourrages de Phrygie et de Mylie, afin d’affamer l’ennemi, et le forcer à retourner sur ses pas. Il proposait aussi d’aller porter la guerre dans la Macédoine. Le conseil qu’il donnait était excellent, par rapport à un ennemi vif et impétueux, qui était sans villes, sans magasins, sans retraite ; qui manœuvrait sur un pays inconnu ; que les retardemens seuls pouvaient affaiblir, et qui n’avait d’autres ressources et d’autres espérances, que dans le prompt succès d’une bataille.

Alexandre s’avançait en colonne, formée au moyen de la phalange doublée, et marchant par son flanc ; la cavalerie couvrait les ailes ; puis derrière venait le bagage qui n’était pas considérable. Darius dirigea ses troupes vers la Troade, et campa auprès de Lélie, dans les plaines arrosées par le Granique, afin d’en disputer le passage aux Grecs.

Les dispositions que prit Memnon pour défendre le gué qu’Alexandre avait fait reconnaître, sont dignes d’un chef qui jouissait d’une aussi grande réputation (334 av. not. ère).

Comme il y avait une hauteur qui s’élevait le long du bord de la rivière, en laissant un intervalle de terrain assez large pour y placer une ligne de troupes, Memnon y posta sa cavalerie, forte de vingt mille chevaux, et la fit couronner par son infanterie plus nombreuse, placée en seconde ligne, de manière à ce que les rangs s’élevaient les uns sur les autres comme en amphithéâtre. Cette éminence démasquait le gué en le dominant de fort près, de sorte que ceux d’en haut pouvaient tirer par-dessus la première ligne. La rivière était profondément encaissée, ses bords se présentaient escarpés et glissans.

Quelque grand que fût le courage des capitaines d’Alexandre, ils ne tardèrent pas à reconnaître le désavantage de leur position, et Parménion entre autres lui conseilla de camper dans cet endroit et d’attendre le lendemain, pour laisser aux troupes le temps de se reposer.

Il redoutait l’effet de la cavalerie persane, qui pouvait les empêcher de se former en bataille, et leur faire supporter un échec capable de compromettre le succès de cette noble entreprise : la réputation des armes dépendant presque toujours des commencemens. Mais Alexandre répondit que par cela même que cette action paraissait hasardeuse, il la jugeait nécessaire, afin d’inspirer la terreur à ses ennemis. Il s’avança donc jusqu’à une certaine distance du fleuve, où il fit déployer sa colonne à droite et à gauche, pour former la phalange sur une ligne de six sections avec la profondeur ordinaire de seize hommes. Dans cette position, la cavalerie persane qui bordait le rivage opposé, présentait un front égal à celui de l’armée entière d’Alexandre.

Le lit du fleuve était inégal et les gués entrecoupés par des profondeurs ; les Macédoniens ne pouvaient le traverser que sur un petit front, excepté vers la droite où le gué paraissait plus spacieux, et où Alexandre se proposait d’y faire les plus grands efforts. Il y plaça sur un même front, avec sa phalange, le corps des Hypaspistes, comprenant les Argyraspides ; et en forma une septième et une huitième section.

Il leur joignit l’escadron de Socrate, qui ce jour-là avait le poste d’honneur pour la première attaque, avec un corps de cavalerie légère, armé de piques, et un autre corps de Pæoniens. Il mit à la pointe de cette aile droite les huit escadrons des Hétaires. Deux petits corps d’infanterie légère, composés des archers et des Agriens, furent rangés derrière eux pour les soutenir. La cavalerie thessalienne, celle des alliés, et la thracienne, se postèrent à l’aile gauche.

Les deux armées demeurèrent quelque temps à se regarder, comme si elles eussent redouté l’événement. Enfin Alexandre fit donner le signal, et toutes tes trompettes de l’armée sonnèrent. Aussitôt Ptolémée sortit de la ligne à la tête de l’escadron de Socrate[1] et entra dans le fleuve suivi de ces deux corps de cavalerie légère qui étaient à son côté et des Hypaspistes qui marchèrent à la queue de cette cavalerie, en tirant à gauche autant qu’il était possible.

En même temps Alexandre avança avec les escadrons de la garde ; il se précipita le premier dans le fleuve, au-dessus de la troupe de Ptolémée, et le traversa en biaisant contre le cours de l’eau. Ce mouvement oblique facilitait le passage à l’infanterie en rompant le courant. Il se trouva encore, par cette disposition, en état de présenter assez promptement à l’ennemi le front de sa cavalerie.

Ptolémée se promettait de prendre terre le premier, mais Memnon jugeant sainement les dispositions d’Alexandre, se posta lui-même sur sa gauche avec ses meilleures troupes. Ce général n’attendit pas non plus qu’il eût passé un certain nombre de Macédoniens pour les charger et les culbuter dans la rivière, il connaissait trop bien ses adversaires ; il fallait les attaquer dès l’abord, et il n’y manqua pas.

Aussi Ptolémée se vit-il accablé d’une grèle de traits ; et lorsqu’il tâchait de franchir le bord escarpé du fleuve, la cavalerie persane, qui se sentait soutenue par l’infanterie, s’y opposa avec tant de vigueur, qu’il fut contraint de reculer. Ce fut alors qu’Alexandre s’avança en diligence.

Cette attaque savante, qui permit de remplacer les escadrons de Ptolémée, donna de la sécurité aux Hypaspistes qui couraient le danger d’être pris en flanc, et plaça ainsi à côté de la cavalerie un corps d’infanterie considérable, en état de combattre de front. Ce n’était pas un mince avantage.

Cependant, les Perses fondent sur les Grecs à mesure qu’ils arrivent, les chargent avec impétuosité, et les repoussent quelquefois dans la rivière. Alexandre fit des prodiges de valeur à la tête des escadrons d’élite, qui se formèrent malgré le désavantage du terrain. Ses cavaliers, qui avaient de fortes et longues sarisses, s’en servirent avec succès contre les Perses armés de sabres et de haches, ou d’arcs dont les traits s’émoussaient pour la plupart sur les armures des Macédoniens. D’ailleurs l’infanterie légère survint, et soutint les escadrons. Elle aida les Grecs à éloigner d’eux les Perses, qui de près leur ôtaient quelquefois l’usage de la lance.

À l’aile gauche, Parménion ayant traversé le fleuve à la tête de sa cavalerie thessalienne, suivi de côté par celle des alliés et par les Thraces, rencontra la même difficulté pour aborder et prendre son terrain.

Pendant ces différens combats, qui fixaient aux ailes l’attention de l’ennemi, l’infanterie macédonienne essaya de se mettre en ligne. Les sections de la gauche marchèrent sur les traces de la cavalerie de Parménion, se tenant autant qu’elles purent de côté en forme d’échelle ; celles de la droite, qui avaient suivi le même gué que les Hypaspistes, exécutaient un mouvement semblable. À mesure qu’elles avancèrent et que le gué devint plus large et plus praticable, elles s’étendirent vers le centre. Les sections qui se trouvaient alors les plus voisines du bord, se serrèrent, et présentant leurs longues piques, permirent aux autres de se rapprocher d’elles, de sorte qu’en très peu de temps le front de la phalange fût établi.

Aussitôt que cette troupe entière devint en état d’agir contre l’ennemi, la victoire cessa d’être douteuse La cavalerie persane du centre lâcha pied ; les ailes furent coupées, perdirent courage, et se sauvèrent comme les autres. Il ne resta plus que la seconde ligne, forte de vingt mille hommes, tous Grecs à la solde de Darius. Soit que Memnon eût été traversé par les autres généraux dans l’usage qu’il en voulut faire, soit qu’il y eût de la mauvaise foi de la part de ces Grecs, ce corps resta immobile pendant le combat : à peine jeta-t-il des flèches.

La cavalerie étant dispersée, Alexandre conduisit sa phalange contre cette seconde ligne, en même temps qu’il la fit tourner par ses escadrons. Suivant Arrien, ils furent taillés en pièces, excepté deux mille prisonniers, quoique d’autres disent avec plus de vraisemblance qu’ils se rendirent aux Macédoniens. Il n’y eut que mille hommes de tués dans la cavalerie persane, Alexandre ayant cessé de la poursuivre. Les pertes que fit ce prince ne furent pas considérables. On trouva cependant vingt-cinq de ses compagnons parmi les morts, et l’on sait qu’il leur fit ériger des statues de bronze.

Le passage du Granique tel qu’Alexandre l’exécuta, malgré les obstacles que Memnon de Rhodes avait su lui opposer, n’est pas un fait d’armes ordinaire. D’abord il prend la précaution de rompre le courant avec ses escadrons pour faciliter la marche de son infanterie ; et comme il s’attend à rencontrer une vigoureuse résistance sur le rivage, il coupe le fleuve obliquement. Cette manœuvre le met en état d’accabler l’ennemi de toutes les armes de jet dont sa colonne est garnie, et lui permet de former promptement sa ligne de bataille. Il paraît en effet, d’après le rapport unanime des historiens, que les Perses déployèrent une grande valeur, et que la victoire d’Alexandre fut bien moins le prix de son audacieuse intrépidité, que de ses dispositions savantes.

Il y a dans les fastes militaires mille exemples qui prouvent que les succès d’une guerre ne dépendent point du courage des troupes ; et Memnon, si justement admiré pour ses rares talens dans la science des armes, commit la faute de tenir son infanterie dans l’inaction au commencement de la bataille, de sorte que les trente-cinq mille hommes d’Alexandre, regardés comme les meilleures troupes du monde, n’eurent affaire qu’à vingt mille chevaux.




  1. Voyez l’ATLAS.