Bibliothèque historique et militaire/César/Guerre des Gaules/Livre 1

LIVRE PREMIER.

Description des Gaules. — Guerre contre les Suisses. — Combat contre Arioviste.
An 58 avant J. C., de Rome 596.

1. Toute la Gaule est divisée en trois parties : l’une habitée par les Belges, l’autre par les Aquitains ; la troisième par ceux qui dans leur langue s’appellent Celtes, et dans la nôtre Gaulois. Ces nations diffèrent entre elles par le langage, les mœurs et les lois. Les Gaulois sont séparés des Aquitains par la Garonne, des Belges par la Marne et la Seine. Les Belges sont les plus vaillans de ces peuples parce qu’ils sont étrangers au luxe et à la mollesse qui règnent dans la province romaine, et que les marchands allant rarement chez eux ne leur portent pas ce qui contribue à amollir le courage. D’ailleurs voisins des Allemands qui habitent au-delà du Rhin, ils sont continuellement en guerre avec eux. C’est pour la même raison que le Suisse l’emporte aussi en valeur sur les autres Gaulois ; car il se bat presque tous les jours contre les Allemands, soit pour les éloigner de ses frontières, soit en portant chez eux la guerre. La partie des Gaules habitée, comme nous l’avons dit, par les Gaulois, commence au Rhône, et elle est bornée par la Garonne, l’Océan et la frontière des Belges : du côté des Francs-Comtois et des Suisses, elle va jusqu’au Rhin, et tourne vers le nord. Les Belges commencent aux frontières des Gaulois, s’avancent jusqu’à l’embouchure du Rhin, et regardent le nord et l’orient. La Gaule aquitanique s’étend de la Garonne aux Pyrénées et à cette partie de l’Océan qui baigne l’Espagne : elle est entre le couchant et le nord.

2. Orgétorix était le plus distingué d’entre les Suisses par sa naissance et par ses richesses. Ce seigneur, sous le consulat de Messala et de Pison, voulant se faire roi, conjura avec la noblesse, et conseilla à ces peuples de sortir du pays avec toutes leurs forces ; il leur dit qu’étant plus braves que les autres, il leur serait très-facile de se rendre les maîtres de toute la Gaule ; et il le leur persuada d’autant plus aisément que leur état est resserré de toutes parts, d’un côté par le Rhin, fleuve très-large, qui les sépare de l’Allemagne ; d’un autre, par le mont Jura qui est fort haut, et qui se trouve entre eux et les Francs-Comtois ; d’un troisième enfin, par le lac de Genève et le Rhône, qui sépare notre province de la leur. Ces bornes les empêchaient de s’étendre, et de porter aisément la guerre chez leurs voisins ; ce qui affligeait beaucoup ce peuple guerrier. Eu égard à leur multitude et à la gloire qu’ils s’étaient acquise à la guerre par leur bravoure, ils croyaient posséder un terrain trop resserré. En effet, leur pays n’a que soixante lieues de long et quarante-cinq de large.

3. Touchés de ces raisons, et entraînés par l’autorité d’Orgétorix, ils donnent ordre à tout ce qui est nécessaire pour leur départ, font grande provision de chariots et de bêtes de somme, ensemencent toutes leurs terres, pour ne pas manquer de vivres dans leur voyage, et renouvellent la paix et les alliances avec leurs voisins. Ils crurent que deux ans leur suffiraient pour ces préparatifs, et réglèrent leur départ pour le troisième. Pour l’exécution de ce dessein, ils font choix d’Orgétorix. Celui-ci s’étant fait députer vers les états voisins, persuade à Casticus, fils de Catamantalède, Franc-Comtois, dont le père avait régné sur ce pays pendant long-temps, et qui avait été honoré du titre d’ami du peuple romain, de s’en faire roi, comme son père l’avait été. Il donne le même conseil à Dumnorix d’Autun, frère de Divitiacus, qui tenait alors le premier rang dans sa province, et était fort aimé du peuple ; et il lui accorde sa fille en mariage. Il leur prouve la facilité du succès de leur entreprise, puisque, devenu roi des Suisses, les peuples les plus puissans de la Gaule, il les aiderait de ses troupes et de son crédit. Ils font donc ensemble une ligue, persuadés qu’après avoir usurpé chacun la domination de leur pays, il leur sera facile, avec les forces réunies de trois nations si puissantes, d’être les maîtres de toute la Gaule.

4. Les Suisses, avertis des desseins d’Orgétorix, se saisissent de lui, le mettent en prison, et de là l’obligent, selon la coutume, à se justifier. Le feu devait être la peine de son crime. Le jour venu qu’il devait rendre raison de sa conduite, il assemble jusqu’à dix mille des siens, sans compter un grand nombre de vassaux et de gens qui lui étaient attachés, parce qu’ils étaient ses débiteurs : se voyant ainsi soutenu, il refuse de répondre. Les Suisses irrités de ce refus, se mettent en devoir de le forcer à obéir, et pour cela le magistrat lève des troupes de tous côtés, lorsque sur ces entrefaites Orgétorix meurt, non sans soupçon de s’être lui-même donné la mort.

5. Cet événement ne détourna point les Suisses du projet qu’ils avaient formé de sortir de leur pays, et, dès qu’ils se crurent en état de partir, ils brûlèrent toutes leurs villes au nombre de douze, quatre cents villages, leurs maisons et tout le blé qu’ils ne devaient pas emporter : ils voulaient par-là s’ôter tout espoir de retour, et être plus disposés à surmonter toutes les difficultés qui pourraient se rencontrer dans leur voyage ; ils avaient pris chacun des vivres pour trois mois. Ils engagent ceux de Bâle, de Dutlingen et du Brisgau, leurs voisins, à suivre leur exemple, après avoir pris les mêmes précautions : les Boïes qui avaient passé le Rhin, et s’étaient établis dans la Bavière, après s’être rendus maîtres de sa capitale, sont reçus dans leur association, et se joignent à eux.

6. Pour sortir de leur pays il n’y avait que deux chemins : l’un par la Franche-Comté, étroit et difficile, entre le Rhône et le mont Jura, où à peine un chariot pouvait passer ; il était d’ailleurs commandé par cette haute montagne, de sorte que peu de monde pouvait arrêter une armée dans ces défilés ; l’autre chemin, par notre province, était beaucoup plus aisé et plus court, parce que le Rhône, qui passe entre les Suisses et la Savoie nouvellement soumise, est guéable en quelques endroits, et que Genève, dernière ville de la Savoie, a un pont situé du côté de la Suisse. Comme les Savoyards n’étaient pas encore trop bien soumis aux Romains, les Suisses se flattaient de les engager à leur livrer passage, ou de les y contraindre. Tout étant prêt, ils marquèrent leur rendez-vous général sur le bord du Rhône pour le 28 mars, sous le consulat de L. Pison et d’Aulus Gabinius.

7. Ceci ayant été rapporté à César, et qu’ils comptaient passer par son gouvernement, il part de Rome en toute diligence, se rend le plus vite qu’il peut dans la Gaule ultérieure, et arrive à Genève. Il en fait rompre le pont, et ordonne de très-grandes levées par toute la province, où il n’y avait alors qu’une légion. Les Suisses, avertis de son arrivée, lui envoient en ambassade ce qu’il y avait de plus distingué parmi eux, entre autres Numeius et Veroductius, pour le prier de leur accorder le passage par notre province, parce qu’ils n’en avaient point d’autre, promettant de ne faire aucun dégât. César, qui se souvenait que du temps de nos pères ils avaient défait l’armée romaine commandée par le consul L. Cassius, qui fut tué en cette occasion, et qu’ils avaient fait passer les soldats sous le joug, ne crut pas devoir leur accorder leur demande ; et il ne pensait pas qu’une armée ennemie, si on lui accordait le passage par la province, pût s’abstenir d’y commettre du désordre et du dégât. Cependant, pour donner aux levées qu’il avait commandées le temps de le venir joindre, il répondit aux députés qu’il prendrait quelques jours pour délibérer, et leur dit de revenir le 13 avril.

8. En même temps, avec la légion qu’il avait et les troupes de la province, il fit tirer depuis le lac de Genève, au travers duquel passe le Rhône, jusqu’au mont Jura, qui sépare la Franche-Comté de la Suisse, un retranchement de dix-neuf mille pas, avec un mur de seize pieds de haut. Ensuite il établit des corps de garde, garnit les forts, afin que, si les Suisses voulaient passer malgré lui, il pût plus aisément les en empêcher. Les députés s’étant présentés au jour marqué, il leur répondit que les Romains n’étaient pas accoutumés de donner aucun passage sur leurs terres, et que, s’ils voulaient l’emporter de force, il était résolu de s’y opposer. Les Suisses, déchus de cette espérance, essayèrent de passer le Rhône, les uns sur des radeaux ou sur des bateaux attachés ensemble, d’autres à gué, tantôt de jour, plus souvent de nuit ; mais, repoussés partout, tant par les troupes que par les forts, ils abandonnèrent ce dessein.

9. Il ne leur restait que le passage par la Franche-Comté ; mais il était si étroit, qu’il devenait impraticable sans le consentement de cette nation. Ne pouvant persuader aux Francs-Comtois de le leur accorder, ils députent vers Dumnorix d’Autun, afin de l’obtenir par son moyen. Dumnorix, par son caractère obligeant et ses libéralités, s’était acquis un grand crédit en ce pays-là : d’ailleurs il était ami des Suisses depuis qu’il avait épousé la fille d’Orgétorix, seigneur de cette nation. Voulant se faire roi, il courait après les nouveautés, et cherchait à s’attacher différens peuples par ses bienfaits. Il appuie donc l’affaire, obtient des Francs-Comtois qu’ils laisseront passer les Suisses. Ils s’engagent par leurs otages mutuels, les Francs-Comtois à ne pas troubler le passage, les Suisses à passer sans faire aucun dégât, aucun dommage.

10. César, informé que leur dessein était de passer par la Franche-Comté, et sur la frontière du pays d’Autun, pour aller s’établir dans la Saintonge, pays voisin des Toulousains qui sont de la province romaine, sentit d’abord le risque que courait cette province d’avoir à sa porte, dans un pays fertile et découvert, un peuple belliqueux ennemi des Romains. Il laisse donc T. Labiénus, l’un de ses lieutenans, pour garder le nouveau retranchement qu’il avait fait, et s’en va à grandes journées en Lombardie, où il lève à la hâte deux légions, et en tire trois autres des quartiers d’hiver où elles étaient proche d’Aquilée ; et avec ces cinq légions il repasse au plus vite les Alpes par le plus court chemin. Les peuples de la Tarantaise, de Briançon, d’Embrun et de Gap, avertis de sa marche, se saisissent des passages ; mais il les force, et, après plusieurs combats, il se rend en sept jours, d’Exiles, dernière place de la province citérieure, dans le diocèse de Vaison, qui est de celle d’au-delà, d’où il arrive avec son armée sur les frontières de la Savoie, et de là dans le Lyonnais, qui est le premier pays qu’on rencontre au-delà du Rhône au sortir de notre province.

11. Cependant les Suisses étaient déjà passés en Franche-Comté, et de là sur les terres d’Autun qu’ils ravageaient. Les Autunois, trop faibles pour leur résister, députent vers César et lui représentent qu’ayant toujours été affectionnés au service du peuple romain, il était honteux de souffrir qu’on saccageât leurs terres, qu’on emmenât leurs enfans en esclavage, et qu’on se rendît maître de leurs villes presqu’à la vue d’une armée romaine. Ceux de Châlons-sur-Saône, leurs amis et leurs alliés, font la même plainte et disent que dans le triste état où ils sont réduits ils peuvent à peine défendre leurs villes de la violence des ennemis. Enfin ceux du Dauphiné, qui demeuraient au-delà du Rhône, s’enfuient vers lui et lui remontrent qu’il ne leur est resté que la campagne toute nue. César, touché de ces malheurs, ne crut pas devoir attendre que tous les pays des alliés fussent désolés, et que l’ennemi fût arrivé dans la Saintonge.

12. La Saône est une rivière qui a son cours entre le pays d’Autun et la Franche-Comté : elle se décharge dans le Rhône. Son cours est si paisible qu’à peine peut-on voir de quel côté elle coule. César, averti par ses coureurs que les trois quarts des troupes suisses avaient déjà traversé cette rivière sur des radeaux, ou sur un pont de bateaux, et que l’autre quart était encore de l’autre côté, part à trois heures après midi avec trois légions, et vient charger en queue ce qui restait à passer. Ils étaient embarrassés de bagages, et ne s’y attendaient pas : il en tua une grande partie, et le reste se sauva dans les bois voisins. C’était le canton de Zurich : car la Suisse est partagée en quatre cantons. Et ce qu’il y a de remarquable, c’est que ce fut ce même canton qui, du temps de nos pères, étant sorti seul de son pays, défit Cassius, et fit passer ses soldats sous le joug : ainsi, par la providence des dieux ou par hasard, la partie des Suisses, qui avait causé une grande perte aux Romains, fut aussi la première à en porter la peine. César trouva même sa satisfaction particulière dans la vengeance publique : car L. Pison, aïeul de son beau-père, qui dans cette occasion était lieutenant de Cassius, avait été tué avec lui.

13. Après ce succès, il fit jeter un pont sur la Saône, et marcha à la poursuite du reste des ennemis, qui, surpris de ce qu’il avait passé en un jour une rivière qu’ils avaient eu bien de la peine à traverser en vingt, lui envoyèrent des députés, à la tête desquels était ce même Divicon qui commandait leur armée lors de la défaite de Cassius. Il dit à César que s’il voulait les recevoir dans son alliance, ils s’établiraient où il lui plairait : sinon, qu’il se souvînt de leur victoire et de leur ancienne valeur ; qu’il ne s’enorgueillit pas pour quelque avantage qu’il avait eu par surprise sur un de leurs cantons, dans le temps que ceux qui avaient passé le fleuve ne pouvaient aller à son secours ; qu’ils avaient appris de leurs ancêtres à mépriser l’artifice et la ruse, et à ne se fier qu’en leur valeur ; qu’il prît garde seulement que le lieu où ils étaient ne devînt célèbre un jour par les malheurs du peuple romain et par la défaite de son armée.

14. César repartit qu’il n’avait point oublié ce dont ils se souvenaient si bien ; qu’il en était d’autant plus indigné que les Romains ne s’étaient point attiré ces disgrâces ; que, s’ils se fussent sentis coupables, il leur eût été aisé de se tenir sur leurs gardes ; et que, comme ils n’avaient rien fait qui pût leur donner sujet de crainte, il avait été facile de les surprendre ; que s’il pouvait consentir à oublier les anciennes injures, il ne pourrait avoir la même indulgence pour les nouvelles ; qu’ils avaient essayé de passer malgré lui et à force ouverte par sa province, et ravagé les terres de ceux d’Autun, de Châlons, de la Savoie et du Dauphiné. Du reste, qu’ils ne devaient point parler si haut de leur victoire, ni se glorifier de n’avoir point été punis de leur insolence ; que les dieux, pour châtier plus sévèrement les coupables, avaient coutume de les laisser quelque temps triompher, afin qu’ensuite ils fussent plus touchés de leurs disgrâces : qu’il était pourtant disposé à traiter avec eux, pourvu qu’ils lui donnassent des otages qui fussent garans de l’exécution de leurs promesses, et qu’ils réparassent le tort fait aux Autunois, à leurs alliés et à ceux de la Savoie. Divicon répondit que leur coutume n’était pas de donner des otages, mais d’en recevoir comme les Romains le savaient assez. Après quoi il se retira.

15. Le lendemain ils décampèrent. César en fit autant ; et, pour découvrir le chemin qu’ils prendraient, il envoya après eux toute sa cavalerie, qui était de quatre mille hommes, et qu’il avait tirée tant de sa province que de chez les Autunois et leurs alliés. Mais, pour avoir poursuivi leur arrière-garde avec trop d’ardeur, cette cavalerie fut contrainte de combattre dans un lieu désavantageux, où elle fit quelque perte. Les Suisses, enflés d’un avantage qu’ils avaient remporté avec cinq cents chevaux seulement, commencèrent depuis à faire halte plus hardiment, et à escarmoucher quelquefois contre nous avec leur arrière-garde. César, au lieu de permettre d’en venir aux mains avec l’ennemi, se contentait alors d’empêcher ses courses et ses pillages. Les ennemis marchèrent environ quinze jours, de sorte que leur arrière-garde n’était qu’à cinq ou six milles de notre avant garde.

16. Cependant César ne cessait de presser les Autunois de fournir le blé qu’ils avaient si solennellement promis : car la Gaule celtique étant au septentrion, comme nous l’avons dit plus haut, et par conséquent dans un climat froid, la moisson n’était pas encore prête, et même le fourrage n’était pas assez abondant. Et il pouvait d’autant moins se servir des blés qu’il faisait voiturer par la Saône, que l’ennemi, dont il ne voulait pas s’écarter, s’était éloigné des bords de cette rivière. Les Autunois le remettaient d’un jour à l’autre, disant qu’on l’amassait, qu’il était en chemin, et qu’il arriverait bientôt au camp. Voyant que cela tardait trop, et que le temps de le distribuer aux troupes approchait, César assemble les principaux d’Autun, qui étaient en grand nombre dans son armée, entre autres Divitiacus et Liscus ; ce dernier occupait alors dans sa ville la charge de vergobrète, ou de souverain magistrat, dont l’élection se fait tous les ans, et qui a droit de vie et de mort. Il se plaint fortement à eux de ce que, ne pouvant ni acheter du blé ni en cueillir dans les champs, ils ne l’aidaient pas dans un temps si critique, et l’ennemi étant si près ; surtout n’ayant en grande partie commencé la guerre qu’à leurs prières.

17. Liscus, touché de ces plaintes, déclare ce qu’il avait tu jusque-là ; que chez eux il y avait certains particuliers qui avaient plus de crédit et d’autorité sur le peuple que le magistrat même ; que c’étaient eux qui par des discours séditieux détournaient le peuple de fournir les vivres qu’on avait promis ; qu’ils disaient qu’en cas qu’ils ne pussent venir à bout de se rendre les maîtres dans les Gaules, il valait encore mieux pour eux obéir aux gens du pays qu’aux Romains, qui, après avoir soumis les Suisses, ne manqueraient pas de les dépouiller eux-mêmes de leur liberté ; que c’étaient eux qui instruisaient les ennemis de tout ce qui se passait dans le camp et des résolutions les plus secrètes ; qu’il n’avait pas le pouvoir de les châtier ; qu’il savait même le danger auquel il s’exposait en découvrant tout ce manége, quoiqu’il ne le fît qu’à l’extrémité, et que c’était pour ces raisons qu’il avait jusqu’alors gardé le silence.

18. César sentit alors que c’était de Dumnorix, frère de Divitiacus, qu’il voulait parler : mais ne voulant pas éventer l’affaire devant tant de témoins, il rompit l’assemblée et ne retint que Liscus. Quand ils furent en particulier, il lui demanda de s’expliquer sur ce qu’il avait dit. Liscus le fit sans détour ; et par les informations secrètes, César trouva qu’il disait vrai ; que Dumnorix était un homme hardi et entreprenant, en grand crédit auprès du peuple par ses libéralités ; et qu’il souhaitait quelque révolution dans l’état ; que depuis plusieurs années il avait obtenu à bas prix la perception des péages et autres impôts du pays, parce qu’on n’osait enchérir sur lui ; que par-là il avait acquis de grandes richesses qui le mettaient en état d’être libéral ; qu’il entretenait un corps de cavalerie qu’il avait toujours à sa suite ; qu’il était aussi puissant chez les peuples voisins que dans son pays ; que, dans cette vue d’augmenter son pouvoir au dehors, il avait fait épouser sa mère à un des plus puissans seigneurs du Berri ; que lui même s’était marié chez les Suisses, et qu’il avait établi son crédit en divers endroits par le mariage de sa sœur et de ses parentes ; qu’il favorisait les Suisses à cause de sa femme, et qu’il haïssait personnellement César et les Romains, parce qu’ils avaient diminué son autorité, rétabli son frère Divitiacus dans son ancien crédit et ses anciens honneurs ; qu’il se flattait, si les Romains avaient du dessous, de pouvoir se faire roi à la faveur des Suisses, au lieu que par leur victoire il perdait non-seulement l’espérance de régner, mais encore celle de conserver son crédit. Par ses informations, César apprit encore que le mauvais succès du combat de sa cavalerie, arrivé il n’y a que peu de jours, venait de la fuite de Dumnorix, qui avait donné lieu à celle des autres, parce qu’il commandait les troupes de sa nation.

19. Ces soupçons étaient appuyés de preuves certaines, que c’était lui qui avait ouvert aux Suisses un passage par la Franche-Comté, qu’il les avait engagés à se donner des otages, et qu’il avait fait tout cela, non-seulement sans ordre de sa république ni de César, mais à leur insu. César crut donc que cette accusation du magistrat le mettait en droit de châtier lui-même Dumnorix, ou de le renvoyer en son pays pour y être puni. Une seule chose retenait César. Il connaissait le grand attachement de Divitiacus, son frère, pour le peuple romain et pour lui ; sa fidélité parfaite, sa justice, sa modération ; et il craignait de l’offenser par le supplice de Dumnorix. Avant donc de passer outre, il fait venir Divitiacus, et, sans autre interprète que Valérius Procillus, l’homme le plus distingué de toute la Gaule Narbonnaise, et en qui il se fiait entièrement, il le fait souvenir de ce qu’on avait dit de son frère dans l’assemblée et en sa présence, l’instruit de ce qu’on en avait dit en particulier, et le prie de ne pas trouver mauvais que sa ville ou lui, après avoir instruit son procès, prononce sur son sort.

20. Divitiacus tout en larmes l’embrassa, et le pria de pardonner à son frère ; ajoutant qu’il savait bien que tout ce qu’on lui avait dit de Dumnorix était vrai ; que personne n’en était plus affligé que lui, qui, ayant du crédit dans son canton et dans le reste de la Gaule, tandis que ce jeune frère n’en avait point du tout, avait contribué à son élévation ; que Dumnorix employait son crédit, non-seulement pour diminuer le sien, mais encore pour le perdre ; que malgré cela l’amour fraternel et l’estime publique touchaient son cœur ; que si César punissait Dumnorix, personne, à cause de la bienveillance dont il l’honorait, ne pourrait croire que ce fût contre sa volonté, et qu’il serait odieux à toute la Gaule. César, touché de ses raisons et de ses larmes, lui prend la main et le rassure en lui disant qu’il fait tant de cas de son amitié, qu’en sa faveur il pardonne à son frère, non-seulement ses propres injures, mais encore celles qu’il avait faites à la république. Sur cela il fait venir Dumnorix, et, en présence de son frère, lui déclare les sujets de plainte qu’il avait donnés tant aux Romains qu’à ses propres citoyens, et l’exhorte à se conduire de manière qu’il ne laisse à l’avenir aucun soupçon : il lui dit qu’il lui pardonne le passé en considération de Divitiacus, après quoi il le renvoie ; mais il fait pourtant épier ses discours et ses actions.

21. Le même jour, il fut averti que l’ennemi était campé à huit milles de lui au pied d’une montagne ; il la fit reconnaître. On lui rapporte que la pente en était douce et aisée : sur cela, après minuit, il détache T. Labiénus avec deux légions, lui donne pour guides ceux qui avaient été la reconnaître, l’instruit de son dessein et le charge de se poster sur le haut de cette montagne. Deux heures après il marche aux ennemis par le même chemin qu’ils avaient suivi, et envoie devant toute sa cavalerie. P. Considius, qui avait fait la guerre sous Sylla et ensuite sous Crassus, et qui, pour cette raison, passait pour très-habile officier, eut la conduite des coureurs.

22. Au point du jour, lorsque Labiénus s’était rendu maître du haut de la montagne, et que César n’était qu’à quinze cents pas des ennemis, sans qu’ils eussent connaissance ni de son arrivée ni de celle de Labiénus, comme on l’apprit ensuite des prisonniers, Considius vient à toute bride lui dire que les ennemis étaient maîtres de la montagne ; qu’il l’avait aisément reconnu à leurs drapeaux et à leurs armes. Sur cet avis, César se retire sur une éminence, et y range son armée en bataille. Labiénus, qui avait ordre de ne point donner qu’il ne le vît proche, afin de tomber tous deux en même temps sur l’ennemi, se tenait tranquille en l’attendant. Mais, lorsqu’il fit grand jour, César apprit la vérité par ses coureurs ; que Labiénus était dans le poste qu’il lui avait marqué ; que les ennemis avaient décampé, et que Considius, aveuglé par la peur, avait fait un faux rapport. César les suit à quelque distance, selon sa coutume, et campe à trois milles de leur armée.

23. Comme on devait distribuer du blé aux troupes deux jours après, et qu’il n’était qu’à dix-huit milles d’Autun, la ville la plus grande et la mieux approvisionnée des Autunois, il quitta l’ennemi le lendemain, et se dirigea vers cette ville pour donner ordre aux vivres. Cette nouvelle parvint aux ennemis par les déserteurs de L. Émilius, officier de cavalerie gauloise. Les Suisses, ou croyant que la crainte faisait retirer les Romains, d’autant plus que la veille, après s’être emparés des hauteurs, ils ne les avaient pas attaqués ; ou se flattant de pouvoir leur couper les vivres, changent de dessein, et, rebroussant chemin, ils se mettent à suivre et à harceler notre arrière-garde.

24. César, voyant ce mouvement, se range en bataille sur une hauteur voisine, et envoie sa cavalerie soutenir leur effort. Il poste ses quatre vieilles légions sur trois lignes vers le milieu de la colline, et sur le haut les deux qu’il avait nouvellement levées dans la Lombardie, et couvre ainsi toute la colline, tant de ses troupes que de celles de ses alliés. En même temps il fait mettre le bagage dans un endroit qu’il fait fortifier, et charge les légions qui étaient au haut du coteau de le garder. Les Suisses, qui l’avaient suivi avec tous leurs chariots, rassemblent aussi leur bagage, et, après avoir repoussé notre cavalerie, montent serrés à l’attaque de notre première ligne.

25. César, pour ôter aux siens toute espérance de retraite, et pour rendre le péril égal entre lui et eux, renvoie tous les chevaux sans en excepter le sien, les exhorte à faire leur devoir, et commence l’attaque. Les troupes qu’il avait placées sur la hauteur, ayant facilement rompu les rangs des ennemis avec leurs javelots, fondent aussitôt sur eux l’épée à la main. Les Suisses éprouvaient une grande gêne pour combattre ; la plupart de leurs boucliers avaient été percés et comme liés, par le seul coup du pilum romain. Le fer de ce javelot s’étant replié, ils ne pouvaient ni l’arracher, ni se servir de leur bras gauche ainsi embarrassé. Après de longs et inutiles efforts, ils préférèrent presque tous jeter le bouclier et combattre découverts. Mais enfin, accablés de blessures, les Suisses commencent à lâcher pied, et reculent vers une montagne qui était environ à un quart de lieue de là. Les Romains les suivent ; et pendant qu’ils montent après eux, un corps de Boïes et de Tulinges faisant environ quinze mille hommes, et servant de corps de réserve aux ennemis, les prend en flanc et vient les envelopper. Les Suisses, qui s’en aperçoivent du haut de la montagne où ils s’étaient retirés, reviennent à la charge ; de sorte que les Romains sont obligés de faire front des deux côtés : par les deux premières lignes, contre ceux qu’ils poursuivaient sur la montagne, et par l’autre, contre ceux qui les avaient enveloppés.

26. Ainsi le combat fut long-temps opiniâtre et douteux. Enfin les ennemis ne pouvant plus soutenir notre attaque se retirèrent, les uns sur la montagne qu’ils avaient commencé de monter, et les autres vers leur bagage et leurs chariots ; car pendant toute la bataille, qui dura depuis une heure après midi jusqu’au soir, on ne vit jamais tourner le dos à l’ennemi. On combattit même aux bagages jusque bien avant dans la nuit, parce que les Suisses, s’étant fait un rempart de leurs chariots, lançaient des traits sur nos gens du haut de ces chariots, ou les blessaient, à travers les roues, à coups de pique et de hallebarde. Enfin, après une longue résistance, tout leur bagage fut pris et leur camp forcé ; la fille d’Orgétorix et un de ses fils y furent faits prisonniers. Les ennemis, dont il restait environ cent trente mille, marchèrent toute la nuit sans s’arrêter, et le quatrième jour ils arrivèrent dans le territoire de Langres, les nôtres n’ayant pu les suivre, parce qu’ils restèrent trois jours dans cet endroit, tant à cause des blessés qu’à cause des morts qu’il fallait enterrer. Pendant ce temps César écrivit à ceux de Langres de n’accorder ni vivres ni aucun autre secours aux ennemis, ajoutant que, s’ils les aidaient, il les traiterait comme les Suisses. Trois jours après, César suivit les ennemis avec toutes ses troupes.

27. Les Suisses, réduits à l’extrémité, lui envoient des députés qui, l’ayant rencontré en chemin, se jettent à ses pieds et lui demandent la paix avec larmes. Il les renvoya dire de sa part à leurs gens, de l’attendre dans l’endroit où ils étaient actuellement ; ils obéirent. Quand il y fut arrivé, il leur demanda des otages, leurs armes, les esclaves qui s’étaient retirés parmi eux. Pendant que tout cela s’exécutait, environ six mille d’entre eux, qui étaient du canton de Berne, craignant qu’il ne les fît mourir après les avoir désarmés, ou espérant qu’on ne s’apercevrait pas de six mille hommes de moins dans une si grande multitude, se dérobèrent au commencement de la nuit et se retirèrent vers le Rhin auprès des Allemands.

28. César, l’ayant su, ordonne à ceux sur le territoire desquels ils avaient passé, de les ramener incessamment s’ils voulaient se justifier de leur fuite ; ce qui fut fait. César traita en ennemis ces six mille fugitifs. Les autres ayant donné des otages, rendu leurs armes et les transfuges, il leur pardonna et leur ordonna de retourner chacun chez eux ; et comme ils n’avaient plus de vivres, il chargea les habitants de la Savoie et du Dauphiné de leur en fournir, et enjoignit aux Suisses de rebâtir leurs villes et leurs bourgades. Il ne voulait pas que ce pays demeurât désert, de peur que la bonté du terroir n’engageât les Allemands d’au-delà du Rhin à s’en emparer, et que par-là ils ne devinssent trop voisins de notre province et de la Savoie. Les Autunois lui demandèrent de leur laisser les Boïes, peuple en grande réputation de valeur, pour les placer sur leurs frontières, et il y consentit. Ils leur donnèrent des terres, et dans la suite ils leur firent part des mêmes droits et des mêmes priviléges dont ils jouissaient.

29. On trouva dans le camp des Suisses un état écrit en lettres grecques de ceux qui étaient sortis en âge de porter les armes, des femmes, des enfans et des vieillards. On y comptait deux cent soixante-trois mille Suisses, trente-six mille Tulinges, trente-deux mille Boïes, quatorze mille hommes du Brisgau, vingt-trois mille du pays de Bâle, et trente-six mille des environs de Dutlingen. Dans toute cette troupe, qui montait en tout à trois cent soixante-huit mille hommes, il y avait quatre vingt-douze mille combattans. César ayant fait faire le dénombrement de ceux qui retournèrent, il ne s’en trouva que cent dix mille.

30. Cette guerre des Suisses étant ainsi terminée, les principaux de presque toute la Gaule celtique vinrent en féliciter César. Ils lui dirent que, quoiqu’il n’eût pas entrepris cette guerre pour leur vengeance particulière, mais pour celle du peuple romain, la défaite de ces peuples leur était pourtant aussi avantageuse qu’à lui ; que les Suisses, quoique leurs affaires fussent dans un état florissant n’avaient quitté leur pays que pour venir s’emparer du leur, et, après avoir pris le meilleur, rendre le reste tributaire. Ils lui demandèrent permission d’assembler les états de toute la Gaule parce que d’un commun accord ils avaient une prière à lui faire. César y ayant consenti, ils prirent entre eux jour pour s’assembler, et jurèrent de n’en parler à personne que du consentement de tous.

31. Après la clôture de leur assemblée les mêmes députés revinrent lui demander une audience particulière, parce qu’ils avaient, disaient-ils, à lui proposer des choses qui intéressaient le bien général, et qui requéraient un fort grand secret. L’ayant obtenue, ils se jettent à ses pieds en pleurant et lui disent que, dans cette occasion, son secret leur était aussi nécessaire que son secours, parce que, si ce qu’ils avaient à lui communiquer était découvert, ils couraient risque d’être perdus. Divitiacus, qui portait la parole, lui représenta que la Gaule celtique était divisée en deux factions ; que les Auvergnats étaient à la tête de l’une et les Autunois à la tête de l’autre ; qu’après s’être long-temps disputé la souveraineté, les Auvergnats, unis aux Francs-Comtois, avaient fait venir les Allemands à leur secours ; que d’abord il en avait passé dans la Gaule environ quinze mille, qui, ayant reconnu la bonté du pays, y en avaient attiré tant d’autres, qu’ils étaient bien à présent cent vingt mille ; que ceux d’Autun et leurs alliés dans deux batailles contre eux avaient perdu leur cavalerie, leur noblesse et leur sénat ; qu’accablés de tant de pertes, ils avaient été obligés de donner les principaux d’entre eux en otage aux Francs-Comtois, avec serment de ne les jamais redemander, et de ne jamais recourir au peuple romain pour se soustraire à leur domination ; que du rang qu’ils tenaient auparavant dans les Gaules par leur valeur et leur alliance avec les Romains, il ne leur restait qu’une soumission à un dur esclavage ; qu’il était le seul qui n’eût pu se résoudre à prêter ce serment et à donner ses enfans en otage, et que pour cette raison, il avait été contraint d’abandonner le pays, pour venir implorer le secours du sénat, parce qu’il ne s’était pas lié comme les autres ; mais que l’état des Francs-Comtois était à présent plus triste que celui des Autunois, puisque Arioviste, roi des Allemands, s’était établi dans la Franche-Comté, le meilleur canton de la Gaule celtique dont il tenait le tiers, et en voulait encore vouloir un autre tiers pour ceux de Constance, qui, depuis peu, étaient venus le joindre au nombre de vingt-quatre mille ; que si l’on n’y donnait ordre, bientôt tous les Allemands passeraient le Rhin, inonderaient la Gaule et en chasseraient les habitans, parce que le terrain en était bien meilleur que le leur et la façon de vivre beaucoup plus polie ; qu’Arioviste était devenu si insolent et si fier depuis la bataille qu’il avait gagnée sur les Gaulois à Magstat, qu’il voulait avoir en otage les enfans des meilleures maisons, et qu’il les traitait cruellement quand tout n’allait pas à sa fantaisie ; que c’était un homme féroce, emporté, furieux, dont la tyrannie était insupportable ; et que si Rome leur refusait son secours, ils seraient forcés de quitter le pays, comme avaient fait les Suisses, et d’aller loin des Allemands chercher ailleurs une demeure paisible, quelque chose qu’il leur en pût arriver ; que si ce tyran savait qu’ils fussent venus se plaindre à lui, il ferait périr leurs otages dans les tourmens, et qu’il n’y avait que son autorité, ses armes victorieuses et le nom du peuple romain qui pussent le tenir en respect, empêcher le reste des Allemands de passer le Rhin, et défendre les Gaules de la violence d’Arioviste.

32. Divitiacus ayant cessé de parler, tous ceux qui étaient présens implorèrent avec larmes le secours de César ; les seuls députés des Francs-Comtois, tristes, abattus, les yeux baissés, demeuraient dans le silence. César surpris leur en demanda plusieurs fois la cause, sans en pouvoir tirer de réponse, et sans voir diminuer leur accablement. Alors Divitiacus répondit pour eux, qu’ils étaient d’autant plus misérables qu’ils n’osaient pas même se plaindre, ni recourir à quelqu’un qui adoucit leurs maux ; qu’ils tremblaient au seul nom d’Arioviste présent ou absent ; qu’au moins les autres pouvaient se garantir de sa barbarie par la fuite ; mais qu’eux qui avaient reçu Arioviste, aujourd’hui maître de toutes leurs villes, ils se trouvaient en proie à tous ses mauvais traitemens.

33. César, ainsi instruit, les rassure tous et leur promet de faire attention à leurs demandes : il leur dit qu’il espérait qu’Arioviste, à la considération du peuple romain et à la sienne, les traiterait mieux à l’avenir ; après quoi il les congédia. Plusieurs raisons l’engageaient à penser sérieusement à cette affaire ; car d’abord il était honteux pour lui et pour le peuple romain que, dans le temps le plus florissant de la république, les Autunois, à qui le sénat avait donné par plusieurs décrets le titre de frères et d’alliés, fussent réduits en esclavage par les Allemands, et obligés de donner des otages à Arioviste et aux Francs-Comtois. D’ailleurs, il croyait que Rome avait intérêt d’empêcher les Allemands de s’établir dans les Gaules ; que lorsqu’ils en seraient maîtres, ces peuples féroces et barbares ne manqueraient pas de se jeter sur notre province et de là sur l’Italie, comme avaient fait les Cimbres et les Teutons ; d’autant plus que les Francs-Comtois n’étaient séparés de la province romaine que par le Rhône ; et il était persuadé qu’il fallait s’opposer de bonne heure à une pareille invasion. Ajoutez à cela qu’Arioviste s’était rendu insupportable par son orgueil et son insolence.

34. Sur ces considérations, César jugea à propos de lui envoyer demander une entrevue, pour traiter avec lui d’affaires importantes qui concernaient le bien commun. Arioviste répondit aux députés que, s’il avait besoin de Césr, il l’irait trouver, mais que, César voulant lui parler, c’était à lui de venir le chercher ; qu’outre cela il ne pouvait sans armée entrer sûrement sur les terres des Romains, et qu’une armée ne pouvait s’assembler sans beaucoup de dépense et d’embarras ; qu’au reste il ne comprenait pas ce que César et les Romains pouvaient avoir à démêler avec lui touchant ses conquêtes.

35. Sur cette réponse, César renvoie lui dire que, puisque, sans égard pour le peuple romain et pour lui, sous le consulat duquel il avait été nommé roi et ami de la république, il refusait l’entrevue qu’il lui proposait, et ne se mettait point en peine de ce qu’il avait à lui dire pour le bien commun, voici ce qu’il exigeait de lui : qu’il ne fît plus passer d’Allemands dans les Gaules ; qu’il rendît aux Autunois leurs otages ; qu’il permît aux Francs-Comtois d’en faire autant ; qu’il ne tourmentât plus les Autunois et qu’il ne fît plus la guerre à leurs alliés ; moyennant quoi le peuple romain et lui, seraient toujours de ses amis : sinon, que le sénat ayant réglé, sous le consulat de M. Messala et de M. Pison, que celui qui aurait le gouvernement des Gaules protégerait les Autunois et leurs alliés autant que la chose serait possible sans faire tort à la république, il ne souffrirait pas qu’on les maltraitât.

36. Arioviste répondit que les lois de la guerre laissaient au vainqueur la liberté de traiter les vaincus à sa fantaisie ; que les Romains, dans leurs conquêtes, ne se réglaient pas sur la volonté d’autrui, mais sur la leur ; et que comme il ne prétendait pas leur rien prescrire à cet égard, ils ne devaient pas non plus le gêner dans la jouissance de ses droits ; qu’il n’avait imposé un tribut aux Autunois qu’après les avoir vaincus ; et que César lui faisait grand tort de vouloir, par son arrivée, diminuer ses revenus ; qu’il ne rendrait point les otages, mais qu’il ne ferait la guerre ni à eux ni à leurs alliés, pourvu qu’ils demeurassent dans les termes du traité, en lui payant ponctuellement tribut ; qu’autrement le titre d’amis et d’alliés du peuple romain ne leur servirait de rien. Quant à ce que César lui avait fait dire, qu’il ne souffrirait pas qu’on leur fît injure, qu’il pouvait venir quand il lui plairait ; que personne ne l’avait attaqué qu’il ne s’en fût mal trouvé ; qu’il apprendrait à ses dépens de quoi était capable une nation invincible, versée dans l’art de la guerre et qui, depuis quatorze ans, n’avait pas couché sous un toit.

37. Au moment que l’on rapportait cette réponse à César, ceux d’Autun et de Trèves viennent se plaindre, les premiers, que ceux de Constance, qui depuis peu avaient passé dans les Gaules, faisaient des courses dans leur pays malgré les otages qu’ils avaient donnés à Arioviste ; les seconds, que les cent cantons des Suèves étaient campés sur le bord du Rhin, prêts à le passer sous la conduite des deux frères Nasua et Cimbérius. César, jugea qu’il fallait se hâter, et qu’il serait moins facile de résister aux Barbares, si les Suèves se joignaient aux anciennes troupes d’Arioviste. Ayant donc ramassé des vivres le plus promptement qu’il lui fut possible, il marche à grandes journées contre Arioviste.

38. Après trois jours de marche, il apprit qu’Arioviste dirigeait ses pas depuis trois jours vers Besançon, capitale de la Franche-Comté, à dessein de s’en saisir. César crut qu’il fallait mettre tout en œuvre pour le prévenir, parce que c’était une place forte, bien munie, et qui, par sa situation, était très-commode pour tirer la guerre en longueur : car la rivière du Doubs l’environne presque toute, et le reste, qui n’est guère que de cent vingt pas, est fermé par une montagne fort haute, dont le pied touche des deux côtés à la rivière. Le mur dont on a entouré cette montagne en fait une citadelle, et la joint à la ville. César ne cessa jour et nuit de marcher vers cette ville, et, s’en étant rendu maître, il y mit garnison.

39. Il y passa quelques jours pour amasser des vivres, pendant lesquels nos troupes s’étant entretenues des Allemands avec les Gaulois et les marchands, ceux-ci leur en exagérèrent tellement la haute taille, la valeur, l’expérience dans la guerre, le regard terrible et qu’on ne pouvait soutenir, que la frayeur saisit et troubla toute l’armée. Ce mal commença par les principaux officiers, et par ceux qui, par amitié pour César, l’avaient suivi de Rome, mais qui, n’entendant que peu le métier de la guerre, croyaient le danger beaucoup plus grand qu’il n’était en effet. Les uns, sous différens prétextes, lui demandaient permission de se retirer ; les autres étaient retenus par la honte, mais leur peur était peinte sur leurs visages ; et seuls ou retirés dans leurs tentes avec leurs amis, ils déploraient leur triste sort, et ne pouvaient retenir leurs larmes ; partout on faisait son testament. Les discours et la frayeur de ceux-ci troublaient insensiblement ceux qui avaient plus d’expérience, les soldats, les centurions et les officiers de cavalerie. Pour qu’on ne les crût pas effrayés de ces discours, ils disaient que ce n’était pas l’ennemi qu’ils craignaient, que c’était la difficulté des chemins, la profondeur des forêts, qui s’opposeraient au transport des vivres. Quelques-uns allèrent jusqu’à dire à César que, lorsqu’il ferait donner le signal de la marche, le soldat effrayé n’obéirait pas, et refuserait de décamper.

40. À la vue d’une consternation si générale, César assembla tous les officiers, jusqu’aux derniers centurions, et se plaignit vivement de ce qu’ils voulaient pénétrer ses desseins, et contrôler ses actions ; que sous son consulat, Arioviste avait recherché avec le dernier empressement l’amitié des Romains, et qu’on ne devait pas se mettre dans l’esprit qu’à présent il y voulût renoncer sans raison ; qu’il était persuadé qu’après avoir pesé l’équité de ses demandes, il ne rejetterait ni son amitié ni celle du peuple romain ; que s’il était assez insensé et assez furieux pour vouloir lui faire la guerre, qu’avaient-ils tant à craindre, et pourquoi désespéraient-ils de leur valeur et de sa conduite ? Que cet ennemi était déjà connu par les grandes victoires qu’on avait remportées sur lui, lors de la défaite des Cimbres et des Teutons par C. Marius, victoires qui n’avaient pas moins acquis de gloire aux soldats qu’à leur général ; que l’Italie avait encore depuis peu appris à le connaître dans la guerre des esclaves, qu’on avait heureusement terminée, quoiqu’ils eussent appris quelque chose de notre manière de faire la guerre et de notre discipline militaire ; que l’on pouvait juger par-là quel avantage il y avait à marquer du courage et de la résolution, puisque ceux que l’on avait craints désarmés avaient été vaincus victorieux, et les armes à la main ; qu’enfin c’étaient ces Allemands que les Suisses dont on venait de triompher avaient plusieurs fois battus, tant en Gaule qu’en Allemagne ; que si quelques-uns d’entre eux étaient effrayés de la défaite des Gaulois par Arioviste, ils verraient, en examinant la chose, que les Gaulois étant las d’une longue guerre, Arioviste, après s’être tenu plusieurs mois dans son camp et dans des marais, les avait attaqués, lorsque, désespérant de le combattre, ils s’étaient dispersés ; qu’ainsi il les avait vaincus par habileté et par adresse plutôt que par sa valeur ; mais que les Romains n’étaient pas gens à se laisser surprendre par la ruse, comme des Barbares ignorans ; que ceux qui couvraient leur crainte de la difficulté des chemins et du manque de vivres avaient tort de lui prescrire son devoir, et d’avoir mauvaise opinion de sa conduite ; qu’il avait pourvu aux vivres ; que les Francs-Comtois, les Lorrains et ceux de Langres lui en fourniraient, outre que la moisson était toute prête ; que bientôt ils jugeraient eux-mêmes si les chemins étaient si difficiles ; qu’à l’égard de la menace de n’être pas obéi lorsqu’il commanderait de marcher, il ne s’en inquiétait pas, parce qu’aucun général n’avait eu ce malheur qu’après la perte de quelque bataille, ou pour quelque tache d’avarice ; que pour lui son innocence, et le bonheur de ses armes contre les Suisses, étaient connus de toute l’armée ; qu’ainsi, quoiqu’il eût projeté de différer encore son départ, il était résolu de partir le lendemain avant le jour, afin de voir plus tôt si la crainte l’emporterait chez eux sur leur devoir ; que si personne ne voulait le suivre, il était assuré que la dixième légion ne l’abandonnerait pas, et qu’il en ferait sa cohorte prétorienne. C’était en effet celle qu’il affectionnait le plus, et sur la valeur de laquelle il faisait le plus de fond.

41. Ce discours fit un changement surprenant dans les esprits ; on vit renaître la joie parmi tous les soldats, et ils ne respiraient plus que la guerre. La dixième légion le fit remercier la première par ses officiers de la bonne opinion qu’il avait d’elle, et l’assura qu’elle le suivrait partout. Les autres lui font des excuses par l’entremise de leurs principaux officiers, l’assurent qu’elles n’ont jamais douté de son habileté, ni rien appréhendé sous son commandement ; qu’enfin elles étaient persuadées que c’était à elles à recevoir les ordres, et non pas à les donner. Après avoir reçu leur soumission, et s’être informé des chemins à Divitiacus, celui de tous les Gaulois en qui il se fiait le plus, il résolut, pour mener son armée par un pays découvert, de prendre un détour de douze ou treize lieues, et partit le lendemain avant le jour, comme il l’avait dit. Le septième jour, comme il continuait sa marche, il apprit par ses coureurs que les troupes d’Arioviste n’étaient plus qu’à vingt-quatre milles des nôtres.

42. Arioviste, informé de son arrivée, lui envoya dire qu’il acceptait l’entrevue, à présent qu’il s’était approché, et qu’elle pouvait se faire sans risque. César ne rejeta point son offre, croyant qu’il écoutait la raison, puisqu’il promettait de plein gré ce qu’il avait auparavant refusé ; et il se flattait qu’Arioviste, se rappelant ses bienfaits et ceux du peuple romain, deviendrait traitable quand il aurait réfléchi sur ses demandes. L’entrevue fut fixée à cinq jours de là. Cependant, par les courriers qu’ils s’envoyaient souvent de part et d’autre, Arioviste demanda que, de peur de surprise, ils ne se fissent accompagner que de la cavalerie, protestant qu’il ne viendrait qu’à cette condition. César qui ne voulait pas rompre pour un si mince sujet, et qui d’ailleurs ne se fiait pas trop à la cavalerie gauloise, fit monter sur leurs chevaux la dixième légion sur laquelle il comptait le plus, afin d’avoir un secours assuré en cas de besoin ; ce qui fit dire assez plaisamment à un soldat de cette légion, que César leur tenait plus qu’il ne leur avait promis, puisqu’au lieu de les faire prétoriens il les faisait chevaliers.

43. Il y avait une plaine spacieuse, et dans cette plaine un tertre assez élevé. Cet endroit se trouvait presque également éloigné des deux camps. On s’y rendit pour la conférence. César fit arrêter ses cavaliers à deux cents pas de ce tertre ; ceux d’Arioviste firent halte à la même distance. Arioviste demanda que la conférence se tînt à cheval et qu’ils ne fussent accompagnés que de dix cavaliers chacun. Étant tous deux au rendez-vous, César commença par lui rappeler ses bienfaits et ceux du sénat qui l’avait déclaré roi et ami du peuple romain, et qui lui avait envoyé de très-grands présens, honneur qu’il faisait à peu de personnes, et qu’il n’accordait qu’après de grands services ; qu’il n’en avait pourtant rendu aucun, et qu’il n’avait rien fait qui pût le mettre en droit d’y prétendre ; qu’il n’en avait été redevable qu’à la générosité du sénat, et sa propre sollicitation. Ensuite il lui représenta la juste et ancienne alliance qui était entre les Romains et les Autunois, les fréquens et honorables décrets du sénat en leur faveur ; qu’avant même leur liaison avec le peuple romain, ils avaient toujours tenu le premier rang dans les Gaules, et que l’usage de Rome était non-seulement que ses alliés et ses amis ne perdissent rien de leur puissance, mais qu’elle souhaitait les voir augmenter en crédit, en dignités, en honneurs, et qu’elle ne pouvait en aucune manière consentir qu’on les fît déchoir de leur première grandeur. César finit par lui réitérer les mêmes propositions qu’il lui avait faites par ses députés, de laisser en paix les Autunois et leurs alliés, de leur rendre leurs otages, et s’il ne pouvait renvoyer chez eux les Allemands qui avaient passé le Rhin, au moins de n’en plus faire passer d’autres.

44. À tout ce discours, Arioviste répondit peu de choses ; mais il s’étendit beaucoup sur ses louanges. Il dit qu’il n’aurait jamais songé à passer le Rhin si les Gaulois ne l’en avaient prié, et ne l’avaient appelé à leur secours ; qu’il avait quitté son pays et ses proches sur les grandes espérances et les récompenses dont on l’avait flatté ; que les terres qu’il occupait dans la Gaule, et les otages qu’il avait entre ses mains, lui avaient été accordés volontairement, et que les impôts qu’il levait étaient le fruit de sa victoire ; que ce n’était pas lui qui avait commencé la guerre ; que tous les Gaulois réunis étaient venus fondre sur lui ; qu’il les avait tous défaits dans une seule bataille, et que s’ils avaient envie de tenter une seconde fois la fortune des armes, il était tout prêt à recommencer ; que s’ils préféraient la paix, ils ne devaient pas lui refuser le tribut qu’ils lui avaient payé jusqu’alors de leur bon gré ; que son alliance avec les Romains, bien loin de lui être désavantageuse, devait, au contraire, lui être utile et honorable ; que c’était dans cette espérance qu’il l’avait recherchée ; que si Rome lui ôtait ses tributaires, il renoncerait à son alliance d’aussi bon cœur qu’il l’avait désirée ; que s’il faisait passer tant d’Allemands dans la Gaule, ce n’était que pour sa sûreté et non pour attaquer personne ; et pour preuve de l’innocence de ses intentions, il alléguait qu’il n’était point venu de lui-même, qu’il y avait été sollicité, et qu’au lieu d’attaquer, il s’était toujours tenu sur la défensive : qu’il était dans la Gaule avant les Romains qui, avant cette époque, n’étaient point sortis de leur province. Que lui voulait César ? Pourquoi venait-il dans ses états ? cette Gaule lui appartenait, comme la nôtre était à nous ; et s’il n’était pas juste qu’il entreprit rien sur ce qui était à nous, il y avait la même injustice à nous de faire quelque entreprise que ce fût sur ce qui était à lui ; qu’à l’égard de notre alliance avec les Autunois, il n’était pas tellement ignorant des affaires du monde qu’il ne sût fort bien qu’ils ne nous avaient donné aucun secours dans notre dernière guerre contre les peuples de la Savoie et du Dauphiné ; et que ces mêmes Autunois n’avaient point eu recours aux Romains dans les démêlés qu’ils avaient eus avec lui et avec les Francs-Comtois ; qu’il soupçonnait fort César de n’avoir amené une armée dans la Gaule sous prétexte d’amitié, qu’à dessein de l’opprimer ; que s’il ne se retirait, il le traiterait en ennemi, que s’il était assez heureux pour le faire périr, il savait qu’il ferait plaisir aux plus grands de Rome, qui lui avaient découvert leurs sentimens par des courriers exprès, et que par-là il pourrait regagner leurs bonnes grâces ; qu’au contraire s’il se retirait, et le laissait tranquille possesseur des Gaules, en récompense il le servirait, et porterait ses armes victorieuses partout où il voudrait, sans que César courût aucun risque.

45. À ces paroles César répondit plusieurs choses, pour prouver qu’il n’était pas en son pouvoir de se désister de son entreprise, et qu’il n’était ni de son honneur, ni de celui de la république, d’abandonner des peuples alliés qui l’avaient bien servie. Il ajouta qu’il ne voyait pas de quel droit les Gaules appartenaient plutôt à Arioviste qu’au peuple romain ; que Fabius avait défait les peuples de l’Auvergne et du Rouergue ; et que pouvant les réduire en province, et leur imposer tribut, il leur avait fait grâce ; qu’à remonter plus haut, on trouverait que les Romains avaient sur les Gaules de plus justes prétentions que lui ; mais que pour s’en tenir à la délibération du sénat, il fallait leur laisser la liberté qu’il leur avait conservée après sa victoire.

46. Pendant ces débats, on vint dire à César que la cavalerie s’avançait peu à peu vers la hauteur, et commençait déjà à lancer sur nos troupes des pierres et des traits. Sur cet avis, César rompt l’entretien et se retire vers les siens, auxquels il défend de lancer un seul javelot : car, quoiqu’il pût sans danger combattre la cavalerie avec sa légion d’élite, il ne voulait pas qu’on eût à lui reprocher d’avoir usé de supercherie dans une entrevue. L’armée ayant appris avec quelle hauteur Arioviste avait parlé dans cette conférence, qu’il prétendait chasser les Romains de toutes les Gaules, et que sa cavalerie avait, contre la foi donnée, insulté la nôtre, ce qui avait rompu l’entretien, tout le camp montra plus d’ardeur et plus d’envie de combattre.

47. Deux jours après, Arioviste députe vers César pour lui dire qu’il veut terminer les choses dont il avait été question entre eux ; qu’il lui donne jour pour une autre entrevue, ou du moins qu’il lui envoie un de ses officiers. César ne crut pas devoir s’y trouver, parce que, deux jours auparavant, les ennemis n’avaient pu s’empêcher de lancer des traits contre nos gens ; et il jugea qu’il ne pouvait lui envoyer un de ses lieutenans, sans l’exposer à la perfidie des Barbares. Il se contenta de lui envoyer C. Valérius Procillus, fils de C. Valérius Caburus, fait citoyen romain par Valérius Flaccus, jeune homme plein d’honneur et de vertu, dans lequel il avait confiance ; qui, de plus, savait la langue gauloise, qu’Arioviste avait apprise depuis qu’il était dans les Gaules, et contre lequel les Germains n’avaient aucun sujet de mécontentement : il lui donna pour compagnon M. Mettius, qui avait droit d’hospitalité avec Arioviste. Il les chargea de lui rapporter exactement tout ce qu’Arioviste leur avait dit. Arioviste, quand ils furent en sa présence, leur demanda à haute voix, devant toute son armée, ce qu’ils étaient venus faire dans son camp ; s’ils n’étaient pas des espions ; et sans attendre leur réponse, il les fit mettre aux fers.

48. Il partit le même jour, et vint camper à six milles de César, au pied d’une montagne : le lendemain, son armée passa à la vue de celles des Romains, et vint prendre poste à deux milles plus loin, à dessein de couper les vivres qui lui venaient de la Franche-Comté et du pays d’Autun. Les cinq jours suivans, César rangea ses troupes en bataille à la tête de son camp, pour donner à Arioviste le moyen de livrer bataille, s’il en avait le désir. Mais pendant tout ce temps-là, celui-ci se tint renfermé dans son camp, et ne fit qu’escarmoucher tous les jours avec sa cavalerie. Les Allemands entendaient fort bien cette manière de combattre. Ils avaient un corps de six mille chevaux avec autant de fantassins choisis sur toutes les troupes pour leur sûreté. Dans cet état, ils marchent au combat, et si cette cavalerie est repoussée, elle se replie sur l’infanterie ; si l’infanterie se trouve pressée, la cavalerie vient à son secours. Si un cavalier blessé tombe de cheval, ils l’environnent aussitôt pour le secourir ; et cette manœuvre se fait avec tant d’habileté et de vitesse que, soit qu’il faille avancer ou reculer, ces gens de pied en saisissant la crinière des chevaux les égalent à la course.

49. César, qui vit que l’ennemi se tenait renfermé dans son camp et lui coupait les vivres, choisit un poste environ six cents pas plus loin que lui, et y marcha sur trois colonnes. Là, il fit mettre les deux premières en bataille, et la troisième fut employée aux retranchemens. Ce camp, comme il a été dit, était éloigné de l’ennemi d’environ six cents pas. Arioviste détacha contre lui sa cavalerie avec environ seize mille hommes de pied, pour intimider les Romans et interrompre le travail. Mais César leur opposa ses deux premières lignes, et fit continuer le retranchement par la troisième. Ce nouveau camp étant en état, il y laissa deux légions avec une partie des troupes auxiliaires, et ramena les quatre autres à l’ancien camp.

50. Le lendemain, il fit sortir comme de coutume toutes ses troupes des deux camps, et, s’étant avancé à quelque distance de l’ancien, il présenta la bataille à Arioviste. Comme César vit qu’il n’acceptait point le combat, il fit rentrer toutes ses troupes vers midi. Alors Arioviste détacha une partie des siens contre le nouveau camp, où le combat fut opiniâtre jusqu’au soleil couché, que l’ennemi se retira, avec perte de part et d’autre. César s’étant informé des prisonniers pourquoi Arioviste refusait le combat, il apprit que chez les Germains c’étaient des femmes, qui d’après les sorts et les présages, réglaient le temps des batailles ; et qu’elles avaient dit que les Germains ne pouvaient se flatter de vaincre s’ils combattaient avant la nouvelle lune.

51. Le lendemain. César, après avoir laissé dans ces deux camps ce qu’il fallait pour les garder, fit ranger toutes ses troupes auxiliaires à la tête du nouveau pour faire montre, parce qu’ayant peu de légions à opposer à l’ennemi qui était en grand nombre, il voulait que les troupes auxiliaires lui servissent à paraître plus fort ; ensuite avec ses légions formées sur trois lignes, il marcha droit au camp d’Arioviste. Les Allemands, obligés par-là de sortir de leur camp, se rangent par nation à égale distance l’une de l’autre ; et pour s’ôter tout moyen de fuir, s’enferment avec leurs chariots, d’où leurs femmes leur tendaient les bras en passant, et tout échevelées, les exhortaient à ne pas les livrer aux Romains. Ces nations allemandes étaient les peuples de Constance, de la Bohème, de Strasbourg, de Mayence et de Worms, de Spire et de Souabe.

52. César, après avoir mis un de ses lieutenans et son questeur à la tête de chaque légion, pour être témoins de la valeur de chacun, commença l’attaque par l’aile droite où l’ennemi paraissait plus faible. Ses troupes, qui n’attendaient que le signal pour donner, marchèrent aussitôt aux ennemis qui, de leur côté, en vinrent aux mains si promptement, qu’on n’eut pas le temps de lancer le pilum ; en sorte qu’on s’en débarrassa pour mettre l’épée à la main. Les Allemands, selon leur coutume, se serrèrent en phalange pour soutenir notre choc ; et en cet état il se trouva quantité de nos gens qui se lancèrent sur eux, leur arrachèrent leurs boucliers et les blessèrent d’en haut. Leur aile gauche fut rompue et mise en déroute ; mais la droite pressait vivement nos gens par son grand nombre. Le jeune P. Crassus, qui commandait la cavalerie, et qui n’était pas si engagé dans la mêlée, s’en étant aperçu, marcha avec la troisième ligne au secours de nos gens.

53. Le combat ayant été rétabli par ce moyen, l’ennemi tourna le dos de tous côtés, et ne s’arrêta qu’au Rhin, qui était environ à cinquante milles du champ de bataille. Les uns tâchèrent de se sauver à la nage, d’autres sur de petits bateaux ; Arioviste fut de ce nombre, en ayant trouvé un attaché au rivage ; le reste fut taillé en pièces par notre cavalerie qui était à leur poursuite. Deux femmes d’Arioviste y périrent : l’une, qu’il avait amenée avec lui, était de Souabe ; l’autre, qu’il avait épousée dans les Gaules où son frère l’avait envoyée, était de Bavière et sœur du roi Vocion : de ses deux filles, l’une fut prise, l’autre tuée. César, qui poursuivait la cavalerie ennemie, rencontra C. Valérius Procillus qu’on emmenait lié de trois chaînes ; et il n’eut pas moins de joie de délivrer lui-même le plus honnête homme de la Gaule narbonnaise, son ami et son hôte, que d’avoir battu l’ennemi. Sa satisfaction fut entière : car Procillus lui apprit qu’on avait trois fois consulté le sort en sa présence, pour savoir si on le ferait brûler sur-le-champ, ou si l’on remettrait ce supplice à un autre temps, et qu’il devait la vie à sa bonne fortune. On trouva ainsi M. Mettius, et on le ramena.

54. À la nouvelle de la défaite d’Arioviste, les peuples de Souabe abandonnèrent le Rhin pour retourner chez eux et les Ubiens qui habitent le voisinage de ce fleuve, les voyant effrayés, les poursuivirent, et en tuèrent un grand nombre. Ces deux guerres importantes ainsi terminées dans une seule campagne, César mit ses troupes en quartier d’hiver dans la Franche-Comté un peu plus tôt qu’à l’ordinaire, sous les ordres de Labiénus ; et il alla tenir les états dans la Lombardie.