Bianca Capello, grande-duchesse de Toscane/01

Bianca Capello, grande-duchesse de Toscane
Revue des Deux Mondes3e période, tome 63 (p. 721-758).
02  ►
BIANCA CAPELLO
GRANDE-DUCHESSEDE TOSCANE

I.
DE VENISE A FLORENCE.

Le dramaturge allemand Kotzebue raconte, dans son Voyage en Italie, que, visitant un jour l’église de Saint-Marc à Florence, son guide lui montra le tombeau de Pic de La Mirandole, et qu’à ce sujet il se demanda qui pouvait bien être ce prince de La Mirandole? « Un prodige de science, paraît-il, mort à vingt ans, connu du Tage au Gange, célèbre même aux antipodes, et dont moi, malheureux, je n’avais oncques ouï parler ! » Bien des gens ayant clarté de tout, mais n’ayant pas cette naïveté d’aveu, seraient peut-être assez embarrassés s’il leur fallait, au dépourvu, s’expliquer sur certaines figures secondaires de l’histoire qui reviennent souvent dans la conversation ; nous les traitons un peu comme accessoires et prenons d’elles ce que les chroniqueurs, les romanciers et les librettistes d’opéras nous en donnent. Ce nom de Bianca Capello, par exemple, à combien d’interprétations fantastiques n’a-t-il pas servi? S’avisa-t-on jamais de chercher la femme politique et la correspondante de Sixte-Quint dans cette espèce de virago délicieuse, courant la nuit sur les toits, en chemise, pour aller rejoindre son amant? Cette recherche m’a séduit; on va me demander où sont les documens nouveaux que j’apporte à la discussion, comme s’il existait jamais des documens nouveaux, comme si, l’intuition psychologique aidant, les vieilles sources ne suffisaient point à qui se plaît à paperasser à travers les correspondances, les archives et les publications de toute sorte, tant étrangères que françaises. L’histoire n’est pas seulement une science, elle est aussi un art qui vit de couleur et de plasticité; les matériaux ne varient pas, et chacun y prend ce qu’il y trouve. Nulle période n’a mieux travaillé que la nôtre à la « découverte » de la renaissance italienne, et, parmi les ouvriers de l’heure actuelle, nul n’a plus mérité que M. de Reumont. Ses longs séjours dans la péninsule, où des fonctions diplomatiques l’appelèrent à résider pendant des années, d’abord à Rome, puis à Florence, ses relations mondaines, sa pratique des choses d’état, son goût passionné pour la littérature historique et moderne, font de lui une physionomie à pan, une source plus ouverte que Ranke et non moins profonde. Ses ouvrages ont réponse à tout, quelle que soit la question qu’on se pose sur un sujet concernant l’Italie du passé ou du présent; son Histoire de Toscane, son Laurent le Magnifique, se lisent comme des romans ; rien du professeur et du savantasse, l’homme du monde dans l’érudit et dans l’artiste, le dilettante, comme chez Thierry et Macaulay. A côté de pareils noms, on éprouve un peu d’hésitation à citer l’auteur de Florence et ses Vicissitudes, et pourtant ces laborieux volumes, quoiqu’ils aient beaucoup vieilli, peuvent encore être consultés avec fruit sur l’organisme de l’état toscan, ses finances, sa magistrature, ses rapports très indépendans avec l’autorité ecclésiastique. Il a plu à Sainte-Beuve, dans un de ses Lundis, de s’égayer aux dépens de M. Delécluze : c’était, en effet, un écrivain fort contestable, mais qui possédait un trésor d’informations diverses et qui, ne l’oublions pas, eut une fois dans sa vie la bonne fortune d’inventer un petit chef-d’œuvre : Mademoiselle de Liron. Son livre de Florence et ses Vicissitudes est une de ces élucubrations sans littérature que des archéologues écrivent pour des archéologues; la forme y manque, mais non la compréhension des événemens. Je n’ai jamais connu d’auteur aussi absolument détaché de ses propres œuvres que ce parfait galant homme, d’une culture si variée et d’un si pauvre style. Comment n’a-t-il pas trouvé grâce près de Sainte-Beuve? On aimerait à s’en instruire; mais un autre intérêt nous réclame, et tout ceci posé en manière de prologue, abordons les faits.


I.

Les pierres de Venise suent l’histoire; à Rome, à Florence, les palais sont isolés, de longues suites de maisons les séparent les uns des autres, il leur arrive même souvent de se morfondre obscurément dans un coin désert; ici, l’art ne souffre pas d’interruption, les tours de marbre et les coupoles d’or se rejoignent, les arcades en filigrane de pierre s’enguirlandent aux colonnades de porphyre, et cette vie historique, partout reproduite dans l’architecture, Giorgione, Titien, Paul Véronèse, viennent la constater et comme la contresigner à l’intérieur des monumens. Les peintures du Tintoret au palais des doges ne sont point là simplement pour la décoration, les portraits de Titien, les tableaux de Véronèse, toutes ces scènes de l’Ancien et du Nouveau-Testament, si merveilleusement traduites dans la langue et le costume du XVIe siècle, nous parlent bien plus de la Venise de la renaissance que des noces de Cana. La commodité plénière de l’existence, la richesse, l’ampleur, la noblesse de l’être et du paraître, la conscience et l’habitude héréditaire du pouvoir, le goût raffiné des plaisirs, la joie de se sentir vivre sous un ciel enchanté, tout ce que ce monde a d’élégant, de chatoyant, de précieux, de rarissime en étoffes, en meubles, en vaisselles d’argent et d’or, est-ce que ces choses-là furent jamais décrites d’un pinceau plus étonnamment libre et affirmatif? Et que signifiaient ces choses, sinon le tableau vivant de Venise? Un jour, Paul Véronèse est appelé devant l’inquisition ; le tribunal l’accuse d’avoir peint pour le cloître San-Giovanni e Paolo un tableau de la sainte Cène où le sujet disparaît sous les accessoires : des hallebardiers accoutrés à l’allemande, un valet qui saigne du nez, un arlequin avec un perroquet sur l’épaule. Partout ailleurs, le cas serait pendable, mais Venise a la théologie moins sinistre, et quand les juges lui reprochent d’avoir mêlé le profane et même le grotesque au sacré : « J’avoue que je n’y avais point songé, » répond naïvement l’artiste. L’air, le flot et la lumière, asservis à la toute-puissance d’un patriciat sans égal dans l’histoire, voilà Venise; de ce qui se passe de l’autre côté de l’horizon terrestre, elle s’en soucie peu; son empire est celui de ce monde, que sa politique embrasse tout entier. Un minimum de christianisme étendu d’un vénétianisme rutilant, ainsi pourrait se définir l’art des Véronèse et des Titien, des Palladio, des Vittoria et des Scamuzzi, ainsi se forma au-dessus de la cité des lagunes cette fantastique buée lumineuse qui déjà se reflète dans les chroniques du temps, et dont les drames de Shakspeare ont fait un nimbe d’or.

Chacun de ces palais qu’en remontant le Grand Canal vous passez en revue a des merveilles à vous raconter, — et si je dis merveilles, c’est que presque toujours la poésie achève et complète le récit. L’hôtel où vous logez, un doge, mieux encore, Othello, l’habita, et rien ne vous empêche de croire que la chambre qui vous servit de gîte cette nuit est celle où le terrible More, de sa main plus noire que l’enfer, étrangla Desdémona. Des deux côtés, les souvenirs se pressent, vous assiègent, comme si de ces décombres un vent de renaissance vous soufflait au visage. Les portes sont ouvertes, les héros disparus, les vestibules déserts; à peine une loque de tapis sur ces degrés de marbre mangés aux lèpres de la moisissure, les façades vermoulues, les fenêtres creuses comme des yeux ayant pleuré toutes leurs larmes et dont les cavités seules subsisteraient : n’importe, ce néant a son éloquence, et c’est un jeu pour l’imagination que de le repeupler. N’avez-vous jamais rencontré de ces êtres qui semblent ne pas appartenir à la terre, et dont on dit qu’ils sont toujours dans les nuages? La réalité ne les atteint pas, un air plus subtil les enveloppe, et l’adversité même leur devient un attrait de plus : telle est Venise. Toutes les architectures ont poussé là, fleuri spontanément comme dans un divin rêve de l’Adriatique. L’antique, le gréco-romain, le gothique, le mauresque, le rococo, tous les styles, toutes les idéalités, à commencer par le palais des doges, où tant de poésie se mêle à tant d’histoire et que Byron emplit de ses figures, à finir par le Rialto, où le juif Shylock se profile. Palais contre palais: Mocenigo, Dandolo, Pisani, la reine Cornaro, cette Catherine qui ne porta la couronne de Chypre que pour la rendre à la République, et que Titien a peinte dans le rayonnement un peu sombre de sa beauté. Foscari, Pesaro, la Ca’ d’oro, Balbi, du grec, de l’arabe, du composite; Contarini, Grimani, Labia, des panthéons et des musées, Labia surtout avec ses fresques de Tiepolo. Enfin, ces deux maisons qui se touchent : l’une gothique et fruste, d’aspect farouche, d’où sortit Marino Faliero pour monter aux honneurs, puis au supplice ; l’autre, de style arabe, le palais Capello, berceau de l’héroïne de ce récit.

Elle était d’une famille patricienne accoutumée aux grands emplois. Sa mère étant morte après l’avoir mise au monde, ses premières années s’écoulèrent à la campagne, sous la garde d’une gouvernante. Son père, homme rigide et fier, la visitait de loin en loin et lui prêchait des idées de retraite et d’obéissance médiocrement en harmonie avec un naturel qui n’avait rien de pastoral. Elle grandit ainsi, désœuvrée, curieuse, attentive aux rumeurs de Venise. La fée des lagunes l’appelait, la troublait, et lorsque, vers l’âge de dix-huit ans, la jeune bergère y vint habiter le palais du Canal Grande, ses longs rêves l’avaient déjà préparée aux expériences de la vie. Les aventures pouvaient se présenter, on ne demandait qu’à les courir. Bianca n’attendit point ; de prime abord, elle eut son roman, et ce roman la lança dans l’histoire.

À cette époque du moyen âge et de la renaissance, les Florentins étaient les banquiers de l’Europe, ils avaient des comptoirs partout : à Rome, à Naples, à Londres, à Paris et dans les Flandres. Pape, empereur, roi ou doge qui manquaient d’argent s’adressaient à eux. C’est avec l’argent florentin qu’Edouard III battait à Crécy notre noblesse. Les plus grands seigneurs de Toscane tiraient honneur de s’enrichir à ce métier. En 1422, sur la place du Marché-Neuf, fonctionnaient soixante-douze boutiques de changeurs, qui toutes avaient leurs succursales dans les divers centres financiers de l’Italie ; à Venise, les Salviati tenaient la tête des affaires. Au nombre des commis de la maison se trouvait un certain Pierre Buonaventuri, garçon pauvre et sans naissance, mais bien planté, de belle mine, âpre surtout à l’ambition et sachant plaire. On se racontait ses galans exploits, ses escalades aux balcons des courtisanes, ses nuits de jeu et ses coups d’épée plus souvent donnés que reçus. Comment cet Amadis connut Bianca, l’anecdote est absolument simple. La maison de banque faisait face au palais Capello ; leurs yeux se rencontrèrent d’abord, puis se parlèrent; des regards on en vint aux signaux ; un baiser qu’on s’envoie d’un balcon à l’autre, un billet qu’on se montre à la lueur des étoiles et que, le lendemain, on glisse ou saisit au sortir de la messe : tous ces jolis drames de l’amour s’engagent ainsi par des insolations au clair de lune, et comment ils s’achèvent, nous le savons aussi. Aux étreintes fortuites, aux rendez-vous accompagnés succèdent les entrevues secrètes; la duègne ayant fourni l’étape réglementaire, l’amant obtient de sa maîtresse qu’elle s’échappe un soir pour venir chez lui. Curiosité, ton nom est femme! La jouvencelle arrive hésitante et palpitante, point inconsciente, car elle a tout prévu, — les sottes seules se laissent prendre sans réfléchir, — et Bianca Capello n’était pas une sotte. Mais la nature s’agitait en elle ; enroulé dans un repli secret, le vieux serpent d’Eve lui disait : « Que crains-tu? Il t’aime et t’épousera. N’est-il pas, comme toi, de noble race? Un Salviati vaut une Capello pour la naissance. »

Un Salviati, oui certes, mais un Buonaventuri, justes dieux! Il est vrai que le traître se donnait à elle comme le propre neveu des Salviati. Ce qu’un galant vous affirme sur la foi de son baiser, on le croit si volontiers quand on aime soi-même passionnément ! Elle vint donc et revint, puis revint encore ; amoureuse et charmante légende qui débute comme celle de Roméo et Juliette et se termine comme un conte de Boccace! Hélas ! pauvre abusée, le prétendu Salviati, le soi-disant associé des hauts barons de la finance, n’était qu’un vil aventurier dont le nom pesait moins encore que la fortune, et lorsque Bianca découvrit l’odieuse supercherie, elle était grosse, il lui fallait maintenant épouser cet homme qu’elle méprisait; il lui fallait quitter Venise et fuir loin des colères de son père. Au lieu d’écrire Bartolommeo, mettez Brabantio, et nous sommes en plein drame d’Othello: cette fille qui déserte le toit paternel, ce vieux patricien qui la maudit. Nous étions avec Juliette, voici Desdemona. Shakspeare s’est tellement approprié la tragédie humaine de ce temps-là qu’on ne remue pas une seule anecdote qu’il n’ait faite sienne par certains côtés.

Buonaventuri, qui se sentait non moins compromis que Bianca, ne cessait de pousser à l’enlèvement, car si la jeune dame risquait d’aller au cloître, il n’ignorait pas quel châtiment le menaçait, lui, coupable d’avoir détourné une fille noble de la République. Une nuit que don Bartolommeo s’était absenté, tous les deux partirent pour Florence, et, si vous demandez qui fournit l’argent du voyage, ce fut le père de Bianca, travesti pour la circonstance en Géronte qu’on dévalise : l’honnête créature savait où gisaient les sequins, elle en remplit dûment son coffre, empilant par-dessus des bijoux pour une valeur de 20,000 écus; c’était le vol après la chute. Adieux touchans d’une fille à son père qui méritaient assurément l’auguste récompense qui les couronna dans la suite. Car le fait demeure incontestable : celle qui préludait de la sorte allait droit aux honneurs, à la gloire. Tomber de chute en chute, mot absurde à l’usage des mais qui croient à la vertu récompensée ; deux négations valent une affirmation, une faute vous perdrait, deux vous sauvent. Si Bianca, soumise et repentante, fût restée à Venise, sa première faute l’eût inévitablement condamnée à toutes les flétrissures; elle marche dessus impudemment, vole son père, court à Florence; sa faute devient un scandale, et le scandale emplit l’Italie : aussitôt son règne s’affirme. Le destin se moque de nous, et son ironie mène le monde.

Une version adoptée par les chroniqueurs attribue pour cause à la fuite des deux amans un incident quelconque de la vie domestique, je n’en crois rien et je dirai pourquoi. Donnons d’abord cette version. Comme il n’y avait aucun moyen, pour Buonaventuri, de pénétrer dans le palais Capello, gardé à la fois comme une forteresse et comme un harem, c’était Bianca qui venait trouver Buonaventuri. Toutes les nuits, elle quittait sa chambre, descendait pieds nus les escaliers, ouvrait la porte, qui fermait en dedans, traversait la rue comme une ombre, rejoignait son amant dans sa chambre, puis, une heure avant le jour, elle rentrait par la porte, qu’elle avait laissée entre-bâillée. Cela dura ainsi plusieurs mois; mais un matin que les jeunes gens n’avaient point aussi exactement calculé l’heure du départ, un garçon boulanger vint demander au palais Capello à quel moment de la journée il devait cuire le pain, et en s’en allant il tira la porte. Bianca arrive un instant après pour rentrer à son tour et trouve la porte fermée. Appeler serait se perdre; elle prend aussitôt son parti, remonte chez son amant, qui s’habille à la hâte, redescend avec elle et saute en gondole. Tout cela est du pur roman. Comment admettre qu’un tel complot ait pu être conçu et exécuté fortuitement au pied levé? Une personne aussi habile que Bianca, aussi précocement dépravée, mûrit ses projets à distance, surtout quand elle se sait dans un état intéressant. Elle et lui avaient dès longtemps combiné leur plan et fixé comme date la première nuit où don Bartolommeo s’absenterait de Venise. Si le coup n’eût pas été prémédité, comment s’expliquerait-on le vol des bijoux et de l’argent qui sustenta les deux pèlerins contre les hasards de la traversée? Prétendra-t-on que cette main basse sur le trésor paternel avait eu lieu d’avance en prévision de l’enlèvement, et que la précieuse cassette était déjà depuis de longs jours au pouvoir de Buonaventuri? Et don Bartolommeo alors, qu’en faites-vous? Quoi! ce patricien retors, presque avare, serait resté une semaine au moins sans visiter sa caisse, et cette malheureuse fille, joignant l’imprudence à l’impudeur, aurait affronté d’un cœur léger le double danger de voir de la même occasion ses deux hontes se découvrir? Non, tout cela ne se tient pas. Pour que le récit des chroniqueurs eût l’ombre de vraisemblance, il faudrait pouvoir supprimer le vol dans le procès, quand, au contraire, il y occupe une si grande place que le sénat en retentit et que toutes les dépêches des ambassadeurs nous le racontent[1]!

Au cours de leur voyage, Bianca Capello et Pierre Buonaventuri se marièrent. L’n prêtre, que le jeune homme connaissait, les unit dans un village des environs de Bologne; puis, au terme d’une odyssée plus ou moins picaresque, tous les deux arrivèrent à Florence chez les vieux Buonaventuri, où Bianca, peu après, accoucha d’une fille qu’elle nomma Pelegrina, et qui devint plus tard la comtesse Bentivoglio.

L’émotion que cette évasion produisit dans Venise, on se l’imagine. Les Capello n’étaient point les seuls à crier vengeance, les Grimani faisaient aussi chorus, ayant à leur tête le patriarche d’Aquilée, oncle de Bianca. Celui-ci, personnage important entre tous et grand pontife, comme on sait, de la sérénissime république, fulmina si haut ses colères, que le conseil dut traiter les deux fugitifs à l’égal des voleurs et promit une récompense de 1,000 ducats à quiconque les livrerait morts ou vifs; Bartolommeo, de son côté, offrit la même somme. Quant aux complices ou gens supposés tels, le châtiment les atteignit sur l’heure. Soupçonné d’avoir connu les faits sans les dénoncer et d’avoir prêté la main à l’évasion, Jean-Batista Buonaventuri, l’oncle de Pierre, fut jeté en prison pour le reste de ses jours, et la respectable duègne aux amoureux messages eut pareil sort.


II.

Heureux ou malheureux, les coups de la fortune exercent sur nous une perturbation dont les caractères les mieux assis ont peine à se remettre; ils vont, comme l’orage, tantôt purifiant l’atmosphère, tantôt le brouillant. Mais, ce que l’on peut dire, c’est que bien peu d’individus restent après la commotion ce qu’ils étaient avant : les bons en deviennent meilleurs, les méchans pires; il arrivera même quelquefois que la modification s’opère en sens contraire et que le résultat de cet ébranlement soit une conversion subite du bien au mal ou du mal au bien. Les grandes déceptions tournent aisément une âme à l’aigre, et quand la désillusion et la chute sont simultanées, que le sol s’effondre sous vos pas, que tout vous manque : parens, amis, bien-être, considération, et qu’un immense amour n’est point là pour combler l’immense vide, alors la révolte s’en mêle, on passe en revue son arsenal, et, quel que soit le démon qui vous conseille, on l’écoute. Bianca, en se donnant, avait obéi à son mirage et s’était dit qu’un Salviati pouvant épouser une Grimani-Capello, sa faute serait tôt ou tard réparée et même pardonnée au cas où son père la découvrirait, et maintenant, de toutes parts, la réalité l’accablait : le Salviati des nuits heureuses s’appelait aujourd’hui Buonaventuri, le fils des princes était un misérable petit commis ne de parens infimes; elle se voyait loin de sa patrie, sans espoir d’y rentrer jamais, l’honneur irrévocablement perdu. Elle placée si haut, tombée si bas ! Sa famille la rejetait, les lois la proscrivaient : que devenir! Elle essayait bien, par instant, de se reprendre à son amour, mais trop de mépris s’y mêlait, et l’idée de se sentir au pouvoir d’un homme qui l’avait si honteusement trompée ne tardait pas à provoquer des réactions de haine. Alors son miroir lui disait qu’elle était belle à tenter un roi et que la jeunesse est un capital tout comme la vertu, souvent même bien plus profitable.

Dans cette charmante ville de l’Arno, si justement nommée la ville des fleurs, que vous aimiez l’air des champs ou l’atmosphère des cités, vous n’êtes jamais dépaysé ; les palais s’enchaînent aux villas, les cloîtres et les églises aux maisons de campagne : paysage exquis, harmonieux, fait de main d’artiste, où la terre marie ses tons bruns au vert pâle de l’olivier, au noir bleuâtre des cyprès; palais contre jardins, végétations, floraisons et gazouillement d’eau parmi les marbres, tout cela simple, modéré, naturel comme la beauté des Toscanes ; vous allez sans détourner ni relever la tête, un sourire sur deux lèvres de pourpre, un rayon de soleil éclairant l’ogive d’une fenêtre, et votre enchantement n’a plus de cesse. Or il advint qu’un jour François de Médicis, rentrant à cheval de sa promenade du matin, eut une apparition ; comme il passait devant une maison de la place Saint-Marc, un rideau s’entr’ouvrit, puis se referma : deux éclairs, un corps de déesse, la Vénus de Titien, surprise au sortir du bain et voilant sa nudité sous les plis rassemblés du lampas! Notons que cette espèce de fulguration sidérale s’était annoncée par la chute d’une fleur destinée sans doute à conduire l’attention du passant où l’on voulait qu’elle se dirigeât, et François n’avait que vingt-deux ans, l’âge des amours romanesques. Se refusant à voir dans cette fleur tombée à ses pieds un simple accident du hasard, il crut à une avance et se promit d’en profiter si celle qui la lui avait faite en valait la peine. Le Médicis devinait bien, sans connaître à quel point le caractère de Bianca et la situation où elle se débattait en ce moment justifiaient sa conjecture. Les lois de Venise la poursuivaient, le sénat réclamait son extradition et, pendant ce temps les ressources pécuniaires allaient diminuant chaque jour; seul un protecteur puissant était capable de la tirer d’un pas si difficile et très savamment elle avait choisi le jeune prince. Restait à piquer son imagination, elle emprunta le stratagème de la nymphe antique moyen habile et sûr avec un seigneur de la race des Médicis. Bianca pouvait désormais dormir tranquille, elle avait gagné son procès

A dater de ce moment, l’intérêt se corse. Le marquis de Mondragone raconte à sa femme tout ce qui vient de se passer entre lui et le jeune prince et lui fait sentir le profit et la faveur qu’ils peuvent tirer d’une pareille intrigue. Aussitôt la Mondragone se met en campagne; elle trouve un prétexte pour s’introduire près des bonnes gens avec lesquels vivait Bianca et dont la société commençait à lui paraître fort lourde, comparée à la société que la noble fille du seigneur Capello voyait chez son père. L’entremetteuse interroge, insinue, feint la compassion et promet de parler au prince. En attendant, elle a soin de caresser ce besoin d’imprévu dont elle s’aperçoit que cette âme ardente est travaillée. Un matin, elle envoie son carrosse avec une de ses plus belles robes; la vieille Buonaventuri, folle d’orgueil, y monte accompagnant sa bru. Arrivées au palais Mondragone, situé aux environs de Sainte-Marie-Majeure, les deux femmes sont accueillies par la marquise, on se promène dans les jardins, on s’assied sous les arbres, où la collation est servie, et tandis que la bonne vieille s’attarde à son biscuit trempé de vin de Syracuse : « Il faut que le vous fasse voir ma maison dans tous ses détails, » dit la Mondragone emmenant Bianca. Elles traversent une multitude de chambres et s’arrêtent enfin dans un délicieux petit réduit, La marquise tire un écrin d’une armoire et de l’écrin une foule de bijoux : diadèmes, colliers, bagues, pendans d’oreilles dont elle s’amuse à parer Bianca; puis, tout à coup, la laissant seule: « Attendez-moi ici, je reviens, » Bianca continue de se parer; elle se regardait dans une glace lorsque soudain elle aperçut, s’y reflétant, un homme debout derrière elle; elle se retourne, c’était le prince. Bianca jette un cri, feint de vouloir courir à la porte; François la retient et la rassure : « Je ne suis pas venu ici en de lâches desseins, mais attiré par l’intérêt que m’inspire votre position. Me voici, puis-je vous être utile? Regardez-moi comme un protecteur, comme un frère et, à ce double titre, demandez-moi ce que vous voudrez, et ce que vous m’aurez demandé, vous l’obtiendrez, s’il est au pouvoir d’un homme, d’un prince ou d’un roi de vous l’accorder. » Et François de Médicis, en effet, lui tint parole.


III.

Nous sommes en 1560, deux ans avant le mariage de François-Marie de Médicis, qui, pour si grand prince qu’il se donne, n’exerce encore le pouvoir souverain que par délégation. Son père Cosme, retiré du gouvernement, vivait au palais Pitti en riche gentilhomme, en agronome, cultivant et péchant, se livrant au trafic des pierres précieuses, maniant l’or et les bijoux, chimiste industrieux et commerçant imperturbable sur terre et sur mer. Ses relations avec son fils étaient prudentes et convenables; en particulier, il le traitait de façon aisée et familière, mais ramenait à soi l’autorité dès qu’il lui parlait en public; de son côté, le jeune prince marquait à son père une respectueuse obéissance et lorsque Cosme l’engageait à ne pas s’écarter des voies de la prudence et de la morale, il affectait de recevoir ses avis avec reconnaissance; comédie mutuelle où chacun avait intérêt à se prêter et qui, dans ce milieu des Médicis, infesté de corruption naïve, a quelque chose de réjouissant comme une scène des dieux d’Homère. Car n’oublions pas que ce père qui reproche à son jeune fils le naissant scandale de ses amours avec Bianca est lui-même un débauché de premier ordre, l’ancien amant d’Éléonore d’Albizzi, dont il a un fils, l’amant actuel de Camilla Martelli, qu’il compte épouser sitôt que le pape ou l’empereur l’aura fait grand-duc. La couronne grand-ducale est ce qui l’occupe exclusivement, le reste à ses yeux compte à peine; de là ses admonestations toutes paternelles : « Amusez-vous, dilapidez, tuez même si votre bon plaisir l’exige, mais ne me brouillez pas avec l’empereur. » Admirons incidemment le personnage presque bouffe que jouait Cosme en ces dialogues de famille. Vous pensez au Prusias de Corneille, à ce vers d’un effet si comique autrefois dans la bouche de Baptiste aîné, qui parlait du nez ;


Ah ! De me brouillez pas avec la république.


Une autre scène également fort gaie nous montre Cosme de Médicis sous cet aspect de fin compère, je veux parler de sa visite à Pie V en 1570. Impatient du mauvais succès de ses démarches du côté de l’empereur Maximilien, il s’était retourné vers le pape, qui venait de lui accorder sa couronne. La vanité, autant que la reconnaissance, lui faisait un devoir d’aller la recevoir des mains du pontife et il eut bien garde d’y manquer, mais, une fois à Rome, il profita de son séjour pour négocier deux affaires qui lui tenaient également au cœur, la ligue contre les Turcs et son mariage avec Camilla Martelli. Après avoir traité les grandes questions politiques, Cosme avait souvent avec le pape des conversations familières où il le consultait comme un père pour en obtenir des avis sur sa conduite privée, et ce fut dans un de ces entretiens d’intime confiance que le malin duc, prenant un air contrit, glissa l’aveu de sa liaison avec la Martelli. Pie V, flatté d’une confession qui avait tout le charme d’une confidence saisit naturellement cette occasion d’adresser à son pénitent une douce semonce, l’exhortant à se retirer de la vie de péché indigne d’un prince catholique et de sanctifier son union par le mariage. Cosme ne demandait pas autre chose; le talent était de se faire imposer par le pape un acte qu’en présence de l’opinion publique on n’eût peut-être point osé commettre. « Le loup revêtu de la peau d’un mouton, » La Fontaine a fait une fable là-dessus; mais quel apologue vaut cette histoire? Car il y avait du loup chez ce tyran si plaisamment déguisé en bon apôtre, et quand il entrait dans une de ses colères tragiques, ce capucin de comédie vous abattait d’un coup de poignard son valet de chambre Alemanni, parce que le pauvre diable l’avertissait de la folie que c’est à quarante-neuf ans de vouloir épouser une fille de quinze.

Grattez un Médicis, quel qu’il soit, et sous cette culture qui leur sert de bouclier d’or, vous trouverez la bête féroce. Ils sont luxurieux, cruels, sanguinaires, avec des appétits intellectuels non moins opiniâtres et qui se perpétuent dans la race à travers tous les méandres de la bâtardise. Artistes et savans, le mercantilisme entache leur art, et leur science ne va jamais sans quelque dépravation. Ce prince même qui nous occupe, François, avait appris de Benvenuto Cellini l’art d’imiter les saphirs et les émeraudes et ne se gênait pas pour le pratiquer dans son négoce aux dépens de la clientèle. Ils ont des laboratoires chimiques, mais en soufflant sur leurs charbons, à quoi songent-ils? Si quelque découverte a lieu, c’est le hasard qui l’amènera. Eux pensent à leurs ennemis, à leurs amis, à leurs parens, proches ou lointains, et ce que leur chimie expérimentale produira, c’est un poison nouveau qu’on se hâtera d’essayer en famille; leurs pommades, leurs onguens, leurs élixirs et leurs parfums ont empoisonné l’Europe. A force d’amalgamer l’horrible et le grotesque, leurs crimes et leurs débauches tiennent du mythe : Alexandre et son Lorenzino, mignon tragique, Jean-Gaston et son laquais Dami, giton grotesque! Heine nous a peint les dieux païens chassés de l’Olympe et continuant leur ancienne vie au fond des forêts germaniques ; les Médicis sont les Césars de l’antique Rome domiciliés à Florence, ayant citadelle et comptoir qu’ils exploitent; proscripteurs, calculateurs, empoisonneurs et noceurs impitoyables. « Vous ne voyez donc pas que vous finirez par dépeupler la ville avec vos sentences de mort? » disait à Cosme le Grand, autre scélérat de génie, un de ses plus chauds partisans. Cosme, père de la patrie, leva la tête d’un calcul de change qu’il faisait, posa la main sur l’épaule de son ami et le regardant fixement avec un imperceptible sourire : « J’aime mieux, répondit-il, la dépeupler que la perdre. »

Bianca trouva tout de suite un protecteur dans le prince; il intervint pour elle près de la république de Venise, mais ni l’envoyé de Florence, ni le nonce du pape ne réussirent : les dix furent intraitables, l’arrêt de bannissement confirmé, et refusés les 6,000 ducats qu’elle réclamait comme venant de l’héritage de sa mère. Il y eut même, de la part du conseil, tant d’animosité que le ministre de Toscane dut avertir son prince d’en rester là : « La honte infligée par Buonaventuri au père de Bianca est encore trop récente, écrit-il, et la seigneurie tout entière en est émue, car Bartolommeo a des attaches de famille avec les plus puissans personnages de l’état et son beau-frère est, comme vous savez, le patriarche d’Aquilée. Je doute donc qu’un chargé d’affaires puisse avoir ici rien à gagner à prendre en main la cause de Buonaventuri et, qui plus est, la cause de sa femme. Et ce que j’en dis n’est point pour moi, mais pour Votre Altesse, qui, certainement, aurait à se repentir un jour d’avoir molesté gratuitement des gens capables de reporter ensuite leur mauvaise humeur dans nos affaires politiques. » Il est à supposer que ces observations coupèrent court aux démarches, car, à partir de 1465, on n’en trouve plus trace, Bianca se sentant déjà probablement assez forte dans la faveur du prince pour ne plus se soucier de reconquérir les bonnes grâces du sénat.

La magicienne avait ouvert l’ère des incantations, et le charme opérait. Bref, cela débuta comme toutes les féeries du même genre; palais et villas sortant de terre au commandement de la baguette, équipages, écrins, coffres pleins de trésors, dotations pour la dame et pour le mari, emplois et traitemens honorifiques. On nomma Buonaventuri valet de chambre de monseigneur : ne fallait-il pas occuper Mercure pendant que Jupiter visitait Alcmène, et ses visites se renouvelaient toutes les nuits, si bien que le père en prit texte d’une de ces missives où le blâme se dérobe sous l’enjouement : « Les promenades solitaires et nocturnes par les rues de Florence ne sont bonnes ni pour l’honneur, ni pour la sûreté, surtout lorsqu’on se fait de ces promenades une habitude de chaque nuit, et je ne puis vous dire quels sont les mauvais résultats qu’une pareille conduite peut produire. » Couronné grand-duc et son mariage autorisé par le pape, Cosme était revenu de Rome en toute hâte, et, quinze jours après, mandant au palais Pitti le curé de sa paroisse, il épousait Camilla Martelli. Or, tandis qu’il mettait ainsi l’ordre dans ses affaires, le bonhomme n’entendait pas que son coquin de fils vînt gâter la situation par ses bruyantes équipées. « Ne me brouillez pas avec l’empereur, surtout avant votre mariage! » Cosme, à ce moment de sa vie, a la prudence morne du savant qui ne se fie qu’à l’expérience; il arrange et dispose tout selon les besoins rigoureusement indiqués de l’existence journalière. Laurent le Magnifique, au sortir du tracas des affaires, s’occupait de Dante et de la philosophie de Platon : Cosme, à l’issue du conseil, trempait de l’acier, classait des plantes, tripotait des poisons en même temps qu’il inventait une théorie de l’impôt et, dans son laboratoire chimique de Saint-Marc, combinait le mariage de son fils avec une archiduchesse d’Autriche : œuvre importante qu’il sut mener à fin en pactisant avec ses propres vices et ceux de son fils, du moins pendant la trêve des fiançailles.

Le duc François et Cosme son père avaient le plus vif intérêt à tenir cette intrigue secrète jusqu’au jour où le mariage du jeune prince et de l’archiduchesse serait accompli. Mais, sitôt venu le lendemain des noces, François se reprit à ses amours avec si peu de mystère qu’il choisit un logement pour Bianca dans la partie la plus agréable de son palais et donna tout l’éclat imaginable à l’attachement que lui inspirait sa maîtresse. C’est en 1563, très peu de temps après que Bianca commence à jouer un rôle : elle entre à la cour tête haute, objet de toutes les admirations et de tous les hommages. François ne voit, n’écoute plus qu’elle; ses moindres caprices sont exaucés sur l’heure, ses volontés obéies même dans l’avenir. Il jure de l’épouser si jamais elle et lui se retrouvent libres. Bianca prend note du serment et déjà songeait au moyen de se séparer de son mari lorsque la mort vint opportunément l’en débarrasser.

Sur celui-là aussi les faveurs de cour avaient grêlé; il était chambellan, ministre, associé à la régence : que n’était-il pas? Tant de grandeurs l’avaient ébloui; il en oublia son passé misérable, abusa, dilapida, traita de son haut la noblesse florentine. C’était agir bien à propos que de fournir aux mécontens une occasion nouvelle de se plaindre de la tyrannie des Médicis et l’on comprend de quels yeux les descendans des Albizzi, des Pazzi-devaient envisager le règne d’un pareil aventurier. Ils n’avaient entre eux qu’un seul plan, sa perte, et ce fut lui-même qui, par l’arrogance de ses gestes, se chargea de la précipiter. Buonaventuri appartenait à cette classe d’époux casuistes qui pensent qu’un outrage peut être enduré lorsqu’il vous rapporte de gros bénéfices; discrètement, il s’était effacé devant son prince et cherchait près des autres femmes à se dédommager de son isolement. On le savait depuis quelque temps occupé d’une noble personne de la famille des Ricci, mariée au seigneur Bongiani et que tout Florence connaissait sous le nom de la belle Cassandra : beauté fort à la mode, il courait sur son compte toute sorte d’anecdotes plus ou moins tragiques, dont une semblerait empruntée aux fastes de la Tour de Nesle : deux jeunes gens, deux frères, s’étant vantés dans Florence d’avoir, à tour de rôle, joui chacun de ses faveurs, avaient été à deux jours de distance trouvés morts, un poignard dans le cœur. Buonaventuri fréquentait assidûment la Cassandra, il la courtisait en public, l’affichait à ce point que les Ricci, prompts à saisir l’offense au vol, en conçurent de mauvais desseins. Le prince avertit Buonaventuri : « Tâchez, lui dit-il, de vous modérer dans vos rapports avec la Cassandra, car je vous préviens qu’un danger vous menace. Les Ricci sont furieux, et quand ils vous auront coupé la gorge, ce n’est pas moi qui vous la recoudrai. »

Buonaventuri reçut l’admonestation avec déférence et promit tout ce que l’on voulut, ce qui n’empêcha pas l’orage de grossir. Les Ricci redoublaient de haine; chaque jour, nouveaux griefs et nouvelles plaintes. François, pour soustraire son chambellan au péril, imagina de l’envoyer voyager en France; mais sitôt qu’elle eut appris cette résolution, Bianca mit son veto. Cet époux qu’elle avait cessé d’aimer, c’était assez qu’il en aimât une autre pour qu’il lui redevînt cher; elle qui naguère détestait sa présence ne voulait point qu’il s’éloignât. Elle eut avec Buonaventuri une explication pathétique au sujet de la Cassandra, le supplia de quitter cette femme, invoquant son propre salut, lui montrant les Ricci prêts à se venger et le prince gravement ulcéré. Mais ni ses représentations, ni ses larmes n’obtinrent gain de cause; au contraire, Buonaventuri, las de s’entendre jeter au visage les menaces des Ricci, poussé à bout par la maladresse de Bianca mêlant en vraie courtisane le nom du prince à cette histoire, Buonaventuri franchit les bornes et s’emporta :

— Tais-toi ! s’écria-t-il, tais-toi ! drôlesse, ou je te crève la poitrine avec la corne d’or que tu m’as plantée au milieu du front. Et sur ces mots, il s’échappa, laissant Bianca meurtrie et désolée.

À cette scène conjugale le prince avait assisté, caché derrière une tapisserie :

— Calmez-vous! dit-il à sa maîtresse : votre mari ne veut pas être sauvé; vous et moi n’y pouvons plus rien, et nous n’avons qu’à laisser faire les événemens.

Le même jour, François recevait dans son jardin la visite des deux Ricci, venant se plaindre d’une nouvelle insulte en pleine rue. Le prince et les deux frères causèrent sous les arbres en se promenant, les deux frères très animés; puis, au moment de se quitter :

— Messieurs, leur dit François, agissez à votre convenance; quant à moi, je désire n’en rien savoir.

Et, les ayant congédiés, il partit pour sa campagne de Pratolino.

Cette nuit-là (21 décembre 1569), Buonaventuri, dûment escorté de deux estafiers, rapière au vent, sortait vers quatre heures de chez la Cassandra, lorsque, en passant sur le pont de la Trinité, il entendit un coup de sifflet; à ce signal, douze bandits l’investirent. Des deux hommes qui l’accompagnaient, l’un se sauva à toutes jambes et l’autre fut tué; blessé lui-même en s’ouvrant un chemin au travers des épées, il était parvenu à gagner le large et se croyait sauf, mais un nouveau groupe de gens armés le guettait à l’entrée de la via Maggio et, frappé de vingt-cinq blessures, il fut ramassé le matin dans un cul de-sac, près du pont. Autant il en advint à la Cassandra. Cette même nuit, plusieurs hommes masqués forcèrent sa porte et l’égorgèrent dans son lit.

A son réveil, Bianca reçut la tragique nouvelle; son premier soin fut d’aller chez le prince crier vengeance, mais il était absent et personne, au palais, n’avait d’ordre pour agir : deux jours seulement après la catastrophe, monseigneur revenait de Pratolino. Il vit Bianca, la consola, jura tous ses grands dieux d’exterminer les assassins et se hâta si bien de les poursuivre que ceux-ci trouvèrent le temps de gagner la France.

Le duc ayant connu d’avance le complot et pratiqué la politique du laissez-faire, il est hors de doute que la procédure intentée au lendemain du crime dut avoir des lenteurs propres à favoriser la fuite des Ricci. Lui-même raconta plus tard à son chapelain Jean-Baptiste Confetti la part morale qu’il avait eue en cette affaire, et son aveu manquât-il au débat, que d’autres preuves de la complicité subsisteraient : cet entretien au jardin avec les frères de Cassandra, les paroles prononcées en les congédiant, le départ de Florence quelques heures avant l’attentat. François cherchait une occasion de se débarrasser du mari de sa maîtresse, il courut à la meilleure. La scène domestique à laquelle il avait assisté, les mots outrageans qu’il avait entendus, tout cela prêtait à réfléchir : si cet homme, jusqu’alors parfaitement souple et docile, allait devenir incommode et qui sait même, dangereux? Les rapides élévations engendrent souvent la folie. Sans sortir des traditions de sa famille, François se rappelait l’exemple d’Alexandre de Médicis, à qui ses relations avec la femme d’un autre avaient coûté la vie : mieux valait donc profiter de la circonstance. La mort de Buonaventuri ne fit qu’accroître la passion du prince, et Bianca fut immédiatement déclarée maîtresse régnante. Florence tout entière s’en émut; on blâma très haut, on chansonna, puis les épigrammes s’émoussèrent et le vent emporta les chansons.


IV.

La belle favorite gouvernait la ville et la cour : qui l’avait avec soi tenait la fortune, et ceux qu’elle n’aimait pas dégringolaient. Un scandale a beau réussir, les oppositions qu’il soulève n’en sont pas moins à redouter. Bianca sentit le péril et s’occupa du moyen de le conjurer. Forte de l’amour du prince, les cabales ne l’atteignaient pas, mais l’amour a ses vicissitudes et François pouvait changer d’humeur : s’établir solidement dans la famille, s’appuyer sur ceux de ses membres ayant crédit tant sur le prince que sur le peuple, était en pareille occurrence un coup de génie; elle avisa. Le père de François, Cosme, vivait à l’écart : de celui-là il n’y avait point à s’enquêter, c’était un père noble dans la comédie et rien de plus; inutile aussi de penser à don Pietro, jeune frère du prince régent et que son âge mettait en dehors des intrigues de parti; restaient sur le chemin deux influences, mais celles-là très sérieuses, donna Isabelle, sœur de François, et le cardinal Ferdinand, son frère puîné.

Donna Isabelle avait l’oreille et le cœur du jeune prince; unie à Giordano Orsini, qui la négligeait, elle se consolait avec le neveu de son mari et bien d’autres jeunes gens, la fleur de la noblesse florentine, ce qui lui valut d’être étranglée par le Giordano et d’avoir une de ces fins dantesques plus grandes que nature qui répondent à l’idée qu’on se fait des personnages de ce temps-là. Dès que vous touchez à cette chronique des Médicis, les crimes vous débordent : fratricides, viols, incestes, toutes les abominations, y compris celles de Sodome. Ne rien ignorer, mais ne compulser ces tas d’horreurs que pour se faire un jugement d’ensemble, est un procédé que recommande généralement la vraie critique, mais grâce auquel disparaît aussitôt le côté vivant de l’histoire. Je ne prétends pas qu’on donne tout à l’anecdote, comme font Stendhal et Mérimée lui-même très souvent; mais ne peut-on dramatiser un peu sans se compromettre absolument près des gens qui savent ou qui croient savoir ? C’est surtout dans les monographies du genre de celle que nous écrivons qu’il vous faut appuyer votre assertion sur le fait anecdotique et le raconter non plus pour s’y complaire, mais pour prouver. Quand je dis, par exemple, que Bianca Capello favorisa les amours de sa belle-sœur avec Troïlo Orsini, qu’importe aux lecteurs mon allusion à cette anecdote si, par respect pour la grande histoire, je dois leur laisser ignorer l’anecdote elle-même ?

Cosme avait cinq fils et quatre filles.

Les fils étaient : François, dont le règne va se déroulant devant nous ; Ferdinand, qui régna après François ; Pierre, qui tua sa femme Éléonore de Tolède ; Jean et Garcias : Jean, qui périt assassiné par Garcias, lequel fut à son tour poignardé par son propre père, qui « ne voulait pas de Caïn dans sa famille. » Les quatre filles étaient : Marie, Lucrèce, Isabelle et Virginie. Au sujet d’Isabelle, ce que rapportent les mémoires manuscrits dépasserait tous les scandales. Celle-là était la bien-aimée de son père ; un jour que George Vasari, caché par son échafaudage, peignait le plafond d’une des salles du Palais-Vieux, il vit entrer Isabelle dans cette salle ; c’était vers l’heure de la sieste. Ignorant que quelqu’un se trouvait dans la même pièce, elle tira les rideaux, se coucha sur un divan et s’endormit. Cosme entra à son tour, aperçut sa fille, et bientôt Isabelle jeta un cri. Mais, à ce cri, Vasari cessa de regarder et ferma sagement les yeux, pareil au chasseur qui fait le mort pour se sauver des griffes de l’ours. L’année d’ensuite, Isabelle fut mariée à Giordano Orsini, duc de Bracciano ; triste et sombre alliance, orageuse dès son début. Orsini habitait à Rome et Cosme exigeait que sa fille vécût à Florence, près de lui. Cette séparation continuelle eut pour résultat chez l’homme, — froid et brutal, — l’indifférence ; chez la jeune femme, — ardente et passionnée, — l’oubli de toute retenue. Un proche parent de Giordano, nommé Troïlo Orsini, était devenu l’amant d’Isabelle, mais avec une aussi galante compagnonne les intrigues se croisaient aisément, et Bianca Capello menait sa gloire à les empêcher de tourner à mal, sans y réussir toujours ; quelque peine qu’elle se donnât, sur l’intrigue d’hier se greffait celle d’aujourd’hui et c’était un vrai casse-tête de se reconnaître au milieu de ces complications. Troïlo adorait d’autant plus follement sa maîtresse qu’il s’imaginait être le seul, et le malheureux avait un fortuné rival, Lelio Torello, page du grand-duc François. Malgré les efforts de Bianca, qui manœuvrait la double affaire, ils se rencontrèrent, et Troïlo Orsini tua d’un coup de poignard Lelio Torello, au grand soulagement d’Isabelle, que déjà sollicitaient d’autres amours où sa fidèle amie ne manquerait pas d’intervenir, Maintenant passons au cardinal; il ne lui marchanda point ses bons offices. Le cardinal Ferdinand, moins bien vu par son frère, le duc régent, n’en était que plus populaire; c’était même le seul Médicis qui fût aimé des Florentins. Par lui on pouvait imposer silence aux diffamations, étouffer les haines; il est vrai que son éminence ne se laissait point aisément aborder; sa gravité, l’orgueil de race, jetaient un froid. Bianca pourtant ne tarda pas à réussir également de ce côté. Le cardinal menait grand train, et ses dépenses dépassaient de beaucoup ses revenus. Fort endetté pour le moment, il faisait les yeux doux à la cassette de son frère, mais la cassette ne cédait pas; François se montrait intraitable. Bianca, témoin de ces débats, eut d’abord l’air de ne s’apercevoir de rien; puis, quand les choses commencèrent à se gâter, une brouille devenant imminente, elle entra sournoisement dans le jeu du cardinal, et le cardinal, par simple intercession de la madone, obtint la somme qu’on lui refusait. Bis repetita placent : une autre fois, comme il avait besoin de 20,000 écus pour se mettre en route et qu’il rencontrait de nouvelles résistances : « Partez toujours, lui dit-elle en souriant; j’ai l’idée que cet argent vous attend à Rome. » Le cardinal partit et trouva en arrivant, non pas 20,000 écus, mais 30,000. Le moyen pour un galant homme de bouder à de telles avances! Bianca, pour mieux se l’attacher, voulut aussi être son obligée. Elle lui recommandait ses amis, sa famille, souhaitant de lui devoir son salut; « Je suis malade, écrit-elle; pensez à moi dans vos prières, car je sais que Dieu les écoute. » Et le cardinal, quoique l’ami de la femme de son fière, en vint ainsi bientôt à se lier avec la rivale.

Certaine désormais de n’avoir rien à redouter de la famille, Bianca se sentait libre d’abuser. François, chaque jour plus épris, rendait les armes. Elle était la beauté, l’enchantement de cette cour et, disons-le, l’indispensable distraction d’un prince d’humeur sauvage dont un intérieur fastidieux augmentait encore la mélancolie. Sa femme, Jeanne d’Autriche, l’ennuyait, et ses relations avec elle se bornaient aux devoirs de la bienséance. Jeanne était de figure agréable, mais de santé frêle, et son caractère douloureux, son rigorisme dévot, sa raideur empesée diminuaient encore le peu de grâces dont la nature l’avait pourvue. Les Toscans et les mœurs toscanes lui déplaisaient; élevée à la cour sévère d’Autriche, adonnée depuis l’enfance aux exercices de piété, elle fuyait comme un écueil pour la vertu jusqu’à l’apparence de ces plaisirs qui sont un besoin pour les gens du Midi. Si l’on ajoute à ces dispositions la jalousie fort naturelle, mais acariâtre et sèche, que devaient alimenter dans ce cœur hautain les avantages de sa rivale, on concevra le redoublement d’amour que François dut éprouver pour Bianca. Elle était la véritable grande-duchesse de Toscane. Vive, enjouée, appelant au secours de sa beauté les mille ressources d’une conversation étincelante, Bianca ne se contentait pas de parler aux sens de son amant; elle l’amusait par son esprit, et cet homme d’un caractère sombre, ce chimiste adonné aux calculs de la science et du commerce, s’étonnait, en quittant son laboratoire[2], d’être ainsi chaque jour promené d’une main de fée aux merveilleux pays de l’imagination. Pendant ce temps, Jeanne se plaignait, et ses plaintes, au lieu de lui ramener son mari, l’éloignaient encore. Elle alla jusqu’à s’adresser au grand-duc Cosme ; le bonhomme, qui lui-même avait passé sa vie à scandaliser le pauvre monde, l’éconduisit par des banalités : «Ayez patience et méfiez-vous de la calomnie; la jeunesse doit avoir son cours; on vous aime, on vous reviendra. Regardez autour de vous dans votre propre famille ; vos sœurs sont-elles mieux traitées? Oubliez donc qui vous néglige et félicitez-vous comme moi d’être quitte des soucis du trône. » De pareilles raisons, on le comprend, calmèrent mal la colère de l’épouse délaissée et non résignée. Sa haine visait surtout Bianca. Un jour, l’apercevant sur le pont de la Trinité, elle donna l’ordre à ses gens de lui courir sus et de la précipiter dans l’Arno; heureusement que la furieuse altesse était accompagnée d’un gentilhomme de mœurs moins inhumaines, le comte Héliodore Castelli, qui, s’emparant de la situation au nom de la foi, empêcha Jeanne de céder à l’inspiration du démon. Bien en prit à ce chambellan d’évoquer le diable d’enfer aux yeux de la pieuse dame, car autrement Bianca y passait, et vraiment c’eût été grand dommage, même pour la princesse, qui devait, elle aussi, recevoir bientôt la favorite à résipiscence.


V.

Dix ans s’étaient écoulés depuis que Bianca Capello travaillait à son œuvre d’ambition, mais jusqu’alors ses menées n’avaient rien affecté que d’assez ordinaire à la race des courtisanes de haut vol; le regard aiguisé, quoique paterne, du vieux Cosme la tenait en respect. Ce fut seulement à sa mort, en 1574, que, le prince François ayant pris possession de la souveraineté, on jeta le masque. Ici se place une incroyable histoire de substitution d’enfant.

Le nouveau grand-duc de Florence n’avait de sa femme que des filles et n’envisageait qu’avec chagrin la perspective de voir un de ses frères lui succéder : « Si j’avais seulement un fils naturel! » s’écriait-il un jour devant Bianca, qui, sur-le-champ, se rendit compte des avantages qu’elle pouvait tirer de la satisfaction d’un pareil vœu. Donner ou, au besoin, procurer un héritier à la couronne grand-ducale, quel objectif pour une ambition comme la sienne ! Le prince avait juré de l’épouser au jour que tous les deux se retrouveraient libres. En ce qui la concernait, les obstacles semblaient s’aplanir : le meurtre de Buonaventuri avait, de son côté, déblayé la voie ; restait bien, de l’autre, la grande-duchesse, mais si pauvre de santé, si réduite à consomption par les ardeurs de son tempérament ! Que Bianca remplît la condition voulue, qu’elle eût un fils, et la loi florentine, loin de contrarier la plus vive de ses espérances, imposerait au prince le devoir d’y faire droit. Chose grave pourtant et d’exécution plus que délicate, la nature ne s’y prêtait point ; Bianca le savait et s’en affectait. De ses rapports avec Buonaventuri un seul enfant était né : sa fille Pelegrina, et, depuis lors, plus de grossesse ! Faudrait-il donc voir s’écrouler son rêve, échouer au port ? Pour triompher d’une stérilité désastreuse, elle employa tous les moyens, les naturels et les surnaturels ; après les médecins, les astrologues ; après les astrologues, les sorcières. Ni les vulnéraires pharmaceutiques, ni les infusions d’herbes cueillies sous la potence au clair de lune, rien ne réussit. Désespérant d’être jamais plus mère, elle n’en poursuivit pas moins son idée fixe de donner un fils au grand-duc, et voici la trame qu’elle ourdit pour accoucher malgré Lucine.

Un beau matin de l’an de grâce 1575, l’état intéressant fut annoncé à qui de droit, et tandis que Monna Bianca se prétendait atteinte de tous les accidens qui accompagnent d’ordinaire les commencemens d’une grossesse, on introduisait secrètement dans une petite maison des faubourgs une superbe fille de la campagne que Giovanna Santi, sa camériste, avait choisie à point pour l’usage qu’on en voulait faire. De ces deux grossesses ingénieusement juxtaposées, la vraie allait servir à masquer la fausse, et, le 29 août 1576, la villageoise était à peine délivrée que Bianca mettait au monde un beau garçon. Les chroniques nous parlent d’un enfant caché dans un luth que l’on apporta dans la chambre de l’accouchée ; quoi qu’il en soit, la comédie fut jouée à ravir. Bianca avait ressenti les premières douleurs pendant le jour, le prince ne la quittant pas, fort inquiet ; vers le soir, les crises recommencèrent jusque très avant dans la nuit, tellement que son altesse, accablée de fatigue, d’émotion, dut rentrer se reposer quelques heures ; les médecins eux-mêmes furent congédiés sous prétexte d’accalmie, et tout le monde était à peine sorti que l’accouchement avait lieu sans douleur ni crise aucune, Bianca se trouvant seule en tête-à-tête avec Giovanna Santi, sa fidèle servante et confidente. On était allé réveiller le prince; il accourut en grande hâte. Ivre de joie, il prit l’enfant, reconnut qu’il ressemblait à sa mère, l’appela son fils et déclara qu’il se nommerait du nom d’Antoine, Bianca Capello, sa bien-aimée, l’ayant conçu par l’intercession de ce saint patron.

L’œuvre de fourberie consommée, il importait d’en faire au plus tôt disparaître les instrumens; la dame du logis pourvut à ce soin avec une impitoyable assurance. Tous furent empoisonnés, jetés dans l’Arno ou simplement éloignés. Un certain Garzi, médecin à la solde de Bianca, se chargea de la mère de l’enfant; il l’enleva dès cette nuit et la conduisit à Bologne, où. lui-même, avant de mourir, l’instruisit du sort de son nouveau-né. La malheureuse, se sentant partout menacée, erra sous des noms supposés de ville en ville. Douze ans plus tard seulement, Bianca n’étant plus de ce monde, elle revint à Bologne et fit sa confession pendant le jubilé; la nourrice de don Antoine, ainsi qu’une autre femme de service également en possession du secret, fut noyée plus tard dans l’Arno. Quant à Giovanna Santi, sa bonne maîtresse l’ayant remerciée l’année suivante, elle rencontra sur les Apennins des gens masqués qui saluèrent son passage à coups d’escopette; blessée, mais non morte, comprenant d’où lui venait cette bordée, l’honnête créature porta plainte et raconta publiquement cette tragi-comédie de palais et les diverses récompenses que les acteurs avaient tirées de leur figuration.

Ainsi les moyens criminels pratiqués pour tenir secrète la supercherie en devaient amener la découverte. Cette histoire était la fable de Florence que le grand-duc n’en soupçonnait pas le premier mot. Il n’est pire aveuglement que celui qui ne veut pas être dissipé; son illusion lui suffisait, et, quelques années plus tard, Bianca l’ayant mis au courant, il ne l’en aima que mieux et n’en renonça pas davantage à sa paternité. « J’aime mes mauvaises pensées, » nous disait une très honnête femme. François chérissait son erreur; avoir un enfant de Bianca était son rêve; il l’avait et fermait les yeux. On s’explique moins le silence du cardinal; il est vrai que, s’il eût parlé, son frère ne l’aurait pas cru, et qu’en parlant, il eût risqué de se brouiller avec Bianca, dont il était l’obligé.

Cependant, du côté de l’Autriche, un orage se formait contre le grand-duc de Toscane; les outrages infligés à l’épouse avaient ému son frère, l’empereur Maximilien, et, depuis la naissance de don Antonio, les remontrances devenaient plus sévères. Un autre frère de Jeanne, l’archiduc Ferdinand, menaçait d’accourir à Florence et d’y soulever une émeute en emmenant sa sœur. La mort de Maximilien empêcha seule l’événement. Rodolphe, le nouvel empereur, mieux disposé pour le grand-duc, essaya de rétablir le bon accord; il voulut entendre les deux parties, puis les renvoya dos à dos. Cette fois, le raccommodement ne laissa sans doute rien à désirer, car neuf mois plus tard (1679), Jeanne d’Autriche donnait aux Médicis un héritier légitime, le prince don Philippe, L’épouse n’allait-elle pas l’emporter sur la courtisane? N’était-ce point le moment d’arracher, de rejeter loin de soi l’arbre stérile qui ne savait pousser que des fruits postiches? On le croyait partout, et Bianca Capello se le tint pour dit.

Elle quitta Florence et se retira à sa villa d’abord, ensuite à Bologne. Mais cet exil tout volontaire ne tarda point à justifier les habiles calculs de la favorite. François comprit bientôt qu’il ne pouvait se passer d’elle; ni l’apaisement de l’opinion, ni les rapports d’amitié rétablis avec la cour d’Autriche, ni même la satisfaction d’avoir désormais pour sa couronne un héritier de bon aloi ne prévalurent contre d’irrémédiables répugnances. Cette vie de contrainte et d’ennui près d’une personne sans charme et sans esprit le rendait lugubre. Il comparait les deux intérieurs et n’en regrettait que davantage celui qu’il n’avait plus. De son côté, Bianca ne laissait pas de réfléchir; au bout d’un certain temps, le bruit courut qu’elle était rentrée à Florence, mais pour s’y consacrer au repentir. L’intention fut généralement approuvée et plut surtout à la grande-duchesse, qui sentit son cœur s’emplir d’une douce compassion. L’illusion, à la vérité, dura peu. Rencontrant un jour à la promenade la favorite au bras de son mari : « C’est donc ainsi, dit-elle à Bianca, que vous reconnaissez mon indulgence? Tenez, vous n’êtes qu’une infâme, et la justice de Dieu me vengera. » Cette apostrophe fut cause, à ce qu’on raconte, de la mort de la grande-duchesse. Les livres de sorcellerie ont ainsi des histoires de balles qui ricochent; toujours est-il que la mort de la princesse Jeanne suivit de près cette algarade. Quelques-uns prétendent que son mari l’empoisonna : bruit absurde; la princesse était alors sous le coup d’une nouvelle et pénible grossesse, et ce dernier affront fait en public amena l’accident qui la tua. Jeanne mourut en couches, les yeux fixés sur son mari et le dévorant encore de toutes les flammes dont elle n’avait cessé de brûler pour lui. « Il n’y a point de remède à mon mal, lui dit-elle ; d’ailleurs je suis heureuse de mourir. Je vous recommande mes enfans et tous ceux qui m’ont suivie de la cour de mon père; quant à vous, au nom du ciel, vivez plus chrétiennement que vous n’avez fait jusqu’aujourd’hui et souvenez-vous toujours que j’ai été votre seule épouse devant Dieu et devant les hommes et que je vous ai tendrement aimé. »

S’il s’en souvint, l’indigne époux ne s’en souvint guère, car on le vit aux obsèques de sa femme soulever sa cape de deuil en passant devant la maison de Bianca et saluer du regard sa maîtresse assise au balcon ; puis, aussitôt la cérémonie terminée, retourner chez elle, s’y installer.


VI.

Florence pleurait encore sa grande-duchesse, que la favorite, au milieu de ses amis, préludait à son propre avènement. « Tendez-moi votre main, disait-elle à l’un d’eux, je veux faire votre fortune. Le grand-duc m’a promis le mariage, et je sais qu’il tiendra sa parole. » Quel motif aurait eu ce Médicis de se parjurer ? n’avait-elle pas rempli toutes les clauses du contrat ? Nul obstacle ne s’opposait plus à son triomphe. François repoussait tout projet d’union avec les maisons souveraines. « Assez longtemps, répondait-il au cardinal, j’ai vécu pour l’état et pour ma famille ; j’ai le droit désormais de ne songer qu’à mon plaisir, et pour rien au monde je ne souffrirai qu’on m’impose un nouvel esclavage. » D’autre part, l’habile intrigante voyait à l’horizon plus d’un point noir ; le peuple l’avait en exécration à cause du martyre infligé à la défunte grande-duchesse, dont il vénérait la mémoire. François, circonvenu, n’entendait que récriminations, funestes prophéties. L’Autriche surtout l’inquiétait ; il consulta ses ministres et ses théologiens sur la validité de son engagement. Tous furent d’avis qu’elle était nulle ; il s’en rencontra même un, Giovanni Confetti, son directeur, qui fit de la rupture un cas de conscience. Ce dialogue vaut la peine d’être reproduit, et nous le donnerons ici tel que l’homme de Dieu l’a consigné dans ses papiers.

« Peu de jours après les funérailles de la grande-duchesse, le grand-duc me fit appeler par son page, Luigi Capponi, au sortir de la messe, et lui et moi nous trouvant seuls, voici comment il me parla.

« — Au moment de réaliser un de mes plus chers désirs qui d’ailleurs n’offense ni Dieu ni les hommes, je suis bien aise de consulter votre opinion. Bref, je veux épouser la signera Bianca ; qu’en pensez-vous ?

« — Monseigneur, la question que vous me posez est des plus graves ; j’ai besoin avant d’y répondre de vous interroger moi-même sur divers points : 1o cette promesse de mariage a-t-elle été faite du vivant de votre épouse ? 2o est-elle antérieure au meurtre de Buonaventuri ? 3o Votre Altesse a-t-elle, soit moralement en l’approuvant, soit de toute autre façon, trempé dans ce meurtre ? 4o avez-vous eu commerce avec la signora Bianca, et des enfans sont-ils issus de ce commerce ?

« Le Grand-Duc. — Ma femme et Buonaventuri vivaient encore lorsque je promis à la signera Bianca de l’épouser si jamais, elle et moi, nous étions libres. Peu après survint le meurtre de Buonaventuri, que j’avoue avoir connu d’avance et laissé commettre, mais sans l’avoir préparé ni conseillé. Avant comme après la mort de son mari, j’ai entretenu des relations avec la signora, mais sans en avoir eu d’enfans et, quant à don Antonio, ceux-là se trompent qui le prennent pour un fils né de notre union. Longtemps, j’ai cru moi-même qu’il était mon fils, je l’ai déclaré tel, et ce n’est que plus tard qu’elle m’a spontanément révélé la vérité dans tous ses détails. Quoi qu’il en soit, j’ai reconnu l’enfant et suis d’avis que ces diverses circonstances ne doivent pas m’empêcher de remplir mon engagement.

« — Moi, monseigneur, j’estime au contraire que ce mariage est impossible; trop de considérations et des plus sérieuses s’y opposent. Vous avez fait cette promesse de mariage à la signora Bianca et vous avez eu des rapports intimes avec elle alors que son mari et votre femme vivaient. Je consens que vous n’ayez point pris de part active dans le meurtre, mais vous en étiez prévenu et vous avez favorisé le crime par votre abstention; choses graves, monseigneur, très graves, et qui vous empêchent d’épouser la signora. Je dis mieux, ce mariage serait consommé qu’il faudrait le rompre, car il constitue un péché mortel. »

« Sur ces paroles d’admonestation, Son Altesse me congédia en m’invitant à me livrer à de mûres réflexions. Mandé de nouveau près d’elle à quelques jours de distance, je ne pus que lui confirmer mon sentiment, et comme j’invoquais le droit ecclésiastique : « A Dieu ne plaise ! s’écria le grand-duc, que j’ose entreprendre quoi que ce soit contre les saints canons! » Et solennellement, il abjura devant le crucifix tout projet d’alliance entachée de réprobation théologale.

Ainsi Bianca voyait échouer ses projets d’ambition; le coup fut terrible, elle en tomba malade et voulut se laisser mourir de faim. Le grand-duc, ému de pitié, mais persistant dans sa résolution, jugea néanmoins convenable d’octroyer à la pauvre Ariane une marque publique d’intérêt rétrospectif, et don Antonio fut légitimé, ce qui donna lieu à une nouvelle entrevue avec le père Confetti ainsi qu’à la conversation qui suit.

« Quand, une autre fois, je revis le grand-duc, il me dit : « Ne pouvant conclure ce mariage, je veux du moins légitimer l’enfant ; c’est une satisfaction que je dois à la signora Bianca Capello, atteinte si cruellement de sa répudiation qu’elle en est malade.» — A cela je répliquai par un argument irrésistible : « Légitimer don Antonio ! Mais alors même qu’il serait votre fils, vous ne le pourriez pas, don Antonio étant supposé ne dans l’adultère, et vous le pouvez encore bien moins, cet enfant n’étant pas le vôtre. L’intrigue n’eût-elle jamais été dévoilée, il vous serait donc interdit et d’épouser la Bianca et de légitimer un enfant étranger au détriment de vos héritiers naturels. » Je l’exhortai, en outre, à ne point charger sa conscience d’une faute entraînant l’expiation publique par l’amende honorable. « Vous avez raison, répondit le grand-duc, puisque don Antonio n’est pas mon fils, du moment qu’il s’agit d’un cas de conscience, me préserve le ciel de vouloir porter préjudice aux intérêts de mon frère ! Je ne saurais pourtant manquer brutalement à ma parole ; j’ai reconnu cet enfant sur les instances de Bianca; elle est malade, en danger peut-être, et je sens que je l’aime toujours. Comment faire? L’idée me vient d’apanager don Antonio d’un domaine en dehors de mes états et de l’y établir tranquillement[3]. »

Personne dans l’entourage du grand-duc ne mit en doute cette fois la fermeté de son mouvement. La rupture était résolue, il en informa ses ministres, qui, non contens d’applaudir, lui conseillèrent, pour mieux assurer sa victoire, de s’en aller faire un tour dans les montagnes de Pistoia. Bianca comprit qu’il s’agissait d’une disgrâce définitive. Elle écrivit, elle implora; lettres et démarches furent repoussées. L’heure avait-elle sonné pour elle de la résignation et qui sait? même du cloître? Elle y songea, mais différa, si bien que François était de retour qu’elle réfléchissait encore au moyen de rectifier la destinée. La violence n’ayant pas réussi, on eut recours à l’insinuation ; quelques rares amis restés fidèles se chargèrent de parler au prince, de le ramener par la douceur, et lorsque la préparation fut à point, un beau jour la déesse apparut, inattendue, mais non suppliante. C’en était plus que François ne pouvait supporter : à la vue de ces beaux yeux attendris tout baignés de larmes, les foudres des théologiens se dissipèrent en fumée. Un saint homme de moine dont Bianca rémunéra les bons offices eut soin de lever les derniers scrupules du prince, qui, plus amoureux que jamais, se reprit à sa maîtresse et la voulut à demeure dans son palais.

Le 5 juin 1579, François, relevant à peine d’une assez longue indisposition, vit un matin sa maîtresse entrer dans sa chambre et s’approcher de son lit, affectueuse et tendre comme d’ordinaire : «Ne voulez-vous rien prendre ? » demanda-t-elle. Le convalescent fit en lui souriant un signe de tête négatif, et Bianca lui servant un œuf frais : « Prenez au moins ceci, dit-elle, par amour pour moi. » Le prince alors accepte, puis ayant mangé, il ajoute : « Moi aussi, je vous dois quelque chose en retour de la santé que vous m’avez rendue. Tenez, Bianca, voici ma main : vous êtes ma femme. » Et, ce jour-là, le bon moine aux pieux accommodemens sanctifia leur hyménée. Tout se passa dans le plus grand secret à cause du deuil de la cour; le cardinal lui-même ne connut cette nouvelle que par hasard. Venu à Florence pendant la maladie de son frère et trouvant Bianca installée nuit et jour dans la chambre, il en témoigna son étonnement, et François dit alors ce qu’il en était. Comment don Ferdinand prit cet aveu, le cardinal avait trop de circonspection pour le publier sur le moment. Accepter avec sérénité ce qu’on ne peut empêcher est une maxime propre aux gens habiles. Sans doute, il en avait la mort dans l’âme, mais il ne voulait ni chagriner son frère, ni interrompre ses bonnes relations avec Bianca. Peut-être aussi pensa-t-il qu’aux yeux des Florentins l’honneur de son frère aurait moins à souffrir de ce nouveau mode d’existence. Que le cardinal ait pu commettre par la suite le double empoisonnement dont l’accusent les chroniques vénitiennes, je n’en crois rien et je dirai plus loin mes raisons. J’estime cependant qu’il n’eut jamais à l’égard de Bianca qu’une certaine antipathie; même aux heures des services rendus à lui par elle, il la haïssait; l’esprit de cette femme le captivait, quelquefois même le dominait; il profitait de ses services, mais, comme belle-sœur, il la reniait in petto, trop fin et trop madré pour découvrir aucun dessous de sa propre conscience. D’ailleurs, l’idée ne lui vint pas que Bianca serait jamais déclarée grande-duchesse; il se disait que leur père Cosme avait ainsi épousé de la main gauche Camilla Martelli et qu’il en serait de même avec Bianca Capello. Une de ses lettres au chevalier Serguidi semble confirmer cette opinion : « Le grand-duc vient d’épouser la signora Bianca, d’où l’on aurait tort de conclure qu’il va la proclamer grande-duchesse ; j’augure que les choses se passeront encore une fois comme elles se sont passées pour la signora Martelli. »

C’était mal connaître la personne que de supposer qu’elle s’arrêterait à mi-chemin de sa fortune. François ne songeait, en effet, à ce moment, qu’à mettre de l’ordre dans les faits accomplis, à leur donner couleur honnête. Avoir épousé une fille échappée de chez ses parens et devenue sa maîtresse après avoir été la concubine d’un aventurier de basse extraction, c’était là de quoi réfléchir, sinon de quoi se repentir. S’adressant donc à l’opinion et cherchant à relever devant le monde une situation assez compromise, il écrivit au sénat de Venise pour obtenir que sa femme fût adoptée et saluée « fille de la sérénissime république. » Nous savons ce que signifiait alors ce titre inventé par les républicains des lagunes pour constituer aux filles de leurs patriciens le droit d’entrer de plain-pied comme princesses de sang royal dans les maisons souveraines : Siamo Veneziani, poi cnstian, » disaient les hommes, et les femmes : « Nous sommes Vénitiennes, puis reines et grandes-duchesses. » A Rome, à Milan, à Ferrare, une « fille de la république » avait le pas sur les princesses italiennes. François chargea son résident Abbioso de pressentir la seigneurie, et, les négociations ayant abouti, le général Mario Sforza vint à la tête d’une ambassade annoncer en grande pompe à Venise le mariage du grand-duc avec Bianca Capello, et réclamer en sa faveur l’illustre titre.

Celle qui jadis, si on l’eût arrêtée au moment de son évasion avec Buonaventuri, aurait subi les derniers châtimens, voyait aujourd’hui les honneurs se hâter au-devant d’elle ; Venise tout entière l’acclamait, certaine que ce titre fameux dont on la décorait doterait sa fille d’une couronne qu’on exploiterait en son nom. Ainsi procèdent les événemens, presque toujours par engrenage. François, le deuil de l’archiduchesse étant fini, n’avait d’abord pensé qu’à une déclaration de son mariage jusque alors tenu secret, et déjà, la direction du mouvement lui échappait; il réussissait trop. Ce qu’il avait demandé connue une simple excuse à glisser dans sa lettre de faire part aux souverains, Venise s’empressait de l’accorder comme un gage. Que dire aussi de ce père et de ces parens si radicalement convertis désormais ! ce père qui l’avait tant maudite et qui maintenant illuminait son palais en attendant de se joindre à l’ambassade qu’à son tour la seigneurie enverrait à Florence ! O Brabantio, suprême exemple de la dignité paternelle outragée, faudra-t-il donc croire que, le cas échéant, toi-même aurais aussi passé la robe de fête par- dessus tes colères? Mieux vaut alors que ta Desdémona soit morte et que tu n’aies eu à pardonner qu’à son ombre !

Le 15 juin 1579, l’audience eut lieu chez le doge, à qui le général Sforza remit solennellement deux lettres, l’une du grand-duc, l’autre de Bianca Capello. Commençons par celle du grand-duc:

« Pénétré des sentimens que Votre Sage République n’a cessé de nous témoigner tant à moi qu’à mes ancêtres, je me suis fait un devoir de ne point perdre une occasion de lui en exprimer ma reconnaissance et l’avenir prouvera mieux encore combien je m’intéresse à sa grandeur. Un an déjà s’est écoulé depuis qu’il a plu au Tout-Puissant de m’enlever la grande-duchesse mon épouse et l’avenir de ma postérité ne repose que sur un fils unique. J’ai donc résolu, pour obvier aux circonstances, de recourir à de secondes noces. Libre, comme je l’étais, de choisir parmi des maisons royales et princières, j’ai préféré m’allier avec Votre Sérénissime République afin que notre amitié en soit consolidée davantage, et j’espère que Votre Altesse l’aura pour agréable. Je l’informe ainsi par les présentes, qu’avec l’aide de Dieu, j’ai pris pour femme la signera Bianca Capello. La noblesse de son caractère, l’ancienneté de sa race, ses vertus, l’ont rendue digne de votre adoption, et mon vœu le plus cher est de pouvoir honorer en cette vertueuse dame l’auguste fille de Votre Sérénissime République. Par là je deviendrai moi-même votre fils, et mon obéissance comme mon dévoûment vous seront acquis en toute occurrence. De quoi cette lettre n’étant point seule à vous instruire, le seigneur Sforza, général démon infanterie et mon ambassadeur, vous expliquera le détail de mes intentions. »

À ce message se trouvait joint celui de Bianca, dont voici les termes :

« Votre Altesse sait maintenant qu’il a plu à Dieu de faire de moi la femme du grand-duc, et ce bonheur qui dépasse de beaucoup ma condition me réjouit surtout parce que le prince que le ciel me donne pour mari aime la République comme s’il en était l’enfant et se propose de lui consacrer toutes ses forces et jusqu’à sa vie. Me rendre utile à ma patrie a toujours été le but de mon ambition, je veux aujourd’hui la servir dans la mesure de mes facultés. Mon mariage avec le grand-duc, loin de me dégager des liens qui m’attachent à la République, n’aura fait au contraire que les resserrer. Elle verra quelle fille elle se sera choisie en moi. Je lui promets de reconnaître ses bontés et dans la personne de Votre Altesse et dans chaque membre de l’état; trop heureuse de me dévouer corps et âme à sa grandeur et de suivre en tout point l’exemple de mes ancêtres, auquel mon père et mon frère n’ont jamais failli. »

Le 18 juin, par décret du sénat porté à l’unanimité, Bianca Capello fut déclarée : « vraie et particulièrement fille de la République en considération des éclatantes et singulières qualités qui la rendent digne de la plus haute fortune. » Et le sénat ajoutait dans cet acte qu’il s’empressait de reconnaître Bianca « pour répondre à l’estime que le grand-duc paraissait faire de l’état vénitien en prenant la sage résolution d’épouser cette dame. » Les cloches de Saint-Marc sonnèrent, on tira le canon, le soir tous les palais s’illuminèrent; le père, le frère de la nouvelle fille de la république furent créés chevaliers; pendant un mois, Vénitiens et Florentins fraternisèrent, puis Sforza revint à Florence, tout chargé d’honneurs et de présens, et remit au grand-duc cette lettre du doge qu’on fera bien de méditer à cause de l’idée politique qui s’y dérobe sous le style de chancellerie.

« Nous avons appris par votre lettre et par la bouche du seigneur Mario Sforza, votre ambassadeur, que vous aviez pris pour femme la signora Bianca Capello, de famille patricienne, et que ses précieuses qualités désignaient au choix d’un grand prince comme au gouvernement d’un peuple. Cet insigne témoignage de bon vouloir et d’attachement pour notre République nous remplit de joie, et non contens d’avoir exprimé là-dessus nos sentimens à votre ambassadeur, non contens de lui avoir marqué notre joie par des fêtes et des solennités, nous avons tenu à donner à cette alliance une consécration dont la postérité se souvienne. En foi de quoi, et avec l’assentiment unanime du sénat, nous avons déclaré et déclarons fille de la République la très noble et illustre dame Bianca Capello, grande-duchesse de Toscane, et nous l’avons fait à cette double fin de reconnaître les bonnes dispositions du grand-duc son époux, que nous chérissons comme un fils, et de montrer à la grande-duchesse, notre fille bien-aimée, la joie extrême que nous procure son élévation. Et donc, pour que personne n’en ignore, nous avons écrit et signé ces lettres patentes revêtues de notre sceau ducal. »

J’ai dit que les événemens procèdent presque toujours par engrenage. Ce document, le premier où la qualité de grande-duchesse de Toscane soit attribuée à Bianca Capello, nous le démontre. François, en parlant de Bianca, passe sous silence toute qualification officielle; il dit : « ma femme, » et le doge, au contraire, appuyant sur le titre, lui répond : « la grande-duchesse votre femme.» C’est que, d’un côté, François essaie encore d’éluder les conséquences, tandis que la fière république n’entend pas désormais qu’une fille de sa provenance soit épousée de la main gauche. Tout le monde savait à Venise que Bianca Capello était devenue la femme du grand-duc, l’ambassade de Mario Sforza ne laissait sur ce point aucun doute; mais que François en l’épousant l’eut élevée au rang de grande-duchesse, le fait avait besoin d’être éclairci; la lettre de François Ier au doge n’en dit rien, celle de Bianca se borne également à constater la circonstance du mariage, elle est scellée du sceau de sa famille, et les armes des Médicis n’y figurent pas, détail qui naturellement fut remarqué. Venise, avant de rendre son décret, demanda des explications ; le résident de Toscane écrivit au grand-duc, ce que l’altesse répondit, on l’ignore, mais ce qu’il y a de certain, c’est que les Vénitiens furent les premiers à saluer leur brillante compatriote du titre de grande-duchesse de Toscane, affectant de ne pas même pouvoir supposer que la dignité de fille de la république eût pu jamais être sollicitée en faveur d’une personne qui ne serait point destinée au rang suprême.

Les choses ne comportaient donc plus d’atermoiement, et François n’avait qu’à se soumettre aux Vénitiens, le forçant cette fois d’accoucher de sa propre volonté. Venise avait eu ses fêtes, à Florence maintenant d’avoir les siennes à propos de l’investiture et présentation de Bianca comme « fille de la République et grande-duchesse. » Oncques ne se vit pareille magnificence : toute la noblesse de Saint-Marc dans la cité des Médicis. Le père et les autres parens de Bianca Capello ouvraient le cortège, conduits par le patriarche d’Aquilée, dont les anathèmes contre l’amante de Buonaventuri avaient, on s’en souvient, mené tant de bruit. À ce défilé triomphal succédèrent, les jours suivans, des divertissemens de toute espèce, bals, spectacles, comédies, grandes chasses ; il y eut aussi des carrousels où François déploya son adresse aux exercices chevaleresques; enfin, comme pour éterniser l’ère des cérémonies, l’ambassade vénitienne demanda que la célébration du mariage des deux époux fût renouvelée en public. La république ayant eu trois filles, Bianca recevrait ainsi les mêmes honneurs que ses sœurs aînées, dont l’une avait épousé le roi de Hongrie, l’autre le roi de Chypre. Deux sénateurs, Giovan Michèle et Anton Tiepolo, présidèrent à la solennité et posèrent la couronne sur la tête de Bianca; tout cela dans l’effacement absolu du pouvoir local et l’omnipotence de Venise apparaissant seule, afin que le monde apprît qu’en même temps que la grande-duchesse devenait la fille de la république, le grand-duc, par adoption réflexe, devenait son fils : or nous savons quel attachement une telle mère exigeait de ses enfans. Il s’en fallut de peu cependant que la cérémonie n’eût point lieu; le nonce apostolique s’y opposait sous prétexte que cet acte était exclusivement de la compétence du pape, mais l’objection fut écartée et, le 12 octobre 1579, jour de son couronnement, Bianca Capello reçut dans la métropole de Florence le bonnet à corne d’or des doges. « Le grand-duc avait expressément réglé que Bianca recevrait la couronne des mains de nos ambassadeurs, témoignant par là que Venise et la seigneurie en la nommant « leur fille, » l’avaient du même coup élevée au rang de grande-duchesse. » Ainsi par le François Molin, un des hommes d’état et des écrivains de l’époque, et si cette opinion n’est pas toute la vérité, elle représente du moins la manière dont on envisageait les choses au point de vue de la place Saint-Marc. L’histoire ne se répète pas, elle se rabâche : après l’aventure de Chypre, le roman florentin. L’héroïne s’appelait autrefois Catarina Cornaro, elle s’appelle aujourd’hui Bianca Capello, mais sans que la politique varie ; il n’y a de changé que les noms.


VII.

Étant donné le caractère de François de Médicis, sa raideur et son arrogance, on se figure aisément le rude effort qu’un pareil acte de subordination dut lui coûter. Venise prodigua les actes de déférence, affecta de le traiter en grand monarque, il n’en ressentit pas moins l’atteinte portée à sa dignité; mais, entouré comme il l’était d’ennemis secrets ou déclarés, que pouvait-il faire, sinon se jeter dans les bras du puissant auxiliaire qui s’offrait à lui? Presque tous les princes italiens le haïssaient; il vivait en de perpétuelles contestations et de rang et de titre avec Mantoue, Ferrare et Savoie, et dans Rome le parti des Farnèse ne perdait pas une occasion de le harceler, favorisant les conjurations et les fomentant au besoin. Sur l’Autriche, il n’y pouvait plus compter à cause de son mariage avec Bianca ; la disgrâce était consommée, ainsi qu’il avait pu s’en convaincre par l’attitude à Venise de l’ambassadeur impérial lors de la mission de Sforza; et quant à la France, elle était depuis longtemps un lieu de refuge pour tous les malfaiteurs bannis de ses états. A la vérité, l’Espagne lui restait, mais au prix de quels sacrifices! Philippe II le traitait en vassal et n’avait souci que d’embaucher ses soldats et de piller sa caisse. François n’ignorait pas que cette amitié ne durerait qu’autant qu’il fournirait les sommes demandées, et d’ailleurs que pouvait cette amitié? Que pouvait d’efficace un allié si lointain et lui-même inextricablement empêtré dans un si grand nombre d’expéditions calamiteuses? Le nécessaire pour François était de se rapprocher d’une puissance capable de mettre à la raison ses ennemis italiens, et les Vénitiens étaient en pareil cas la meilleure des ressources ; leur influence prédominait encore alors sur toute l’Italie; qui les avait pour soi ne craignait aucune ligue, et François, épousant la sérénissime république dans la personne de Bianca, se sentait désormais à l’abri des méchans complots. En outre, une entreprise l’occupait où les Vénitiens devraient aussi jouer leur rôle : fortifier l’ordre de Saint-Étienne établi par son père en 1562. Cette institution, destinée à protéger l’Italie contre les attaques des Turcs, avait en quelque sorte cessé de fonctionner depuis l’abdication de Cosme, et François comptait sur les Vénitiens pour l’aider à la relever. Habitués à guerroyer avec les Turcs, les Vénitiens lui seraient d’un secours actif en même temps que leurs ports offriraient des refuges à ses galères ; beaux rêves de chevalerie qui le prédisposaient aux concessions et dont les mirages servaient à le dédommager des petites misères de l’heure présente.

Moins facile aux illusions, son frère le cardinal Ferdinand voyait les événemens d’un œil plus défiant et plus sévère. Du mariage privé il en avait tant bien que mal pris son parti, mais tout ce tintamarre officiel, toutes ces apothéoses l’importunaient; il pressentait là des causes d’embarras politiques à l’extérieur, de trouble et de désorganisation dans la famille grand-ducale, et surtout un péril pour ses droits personnels. Son frère n’avait qu’un fils. don Philippe, qu’une misérable constitution condamnait d’avance à mourir jeune, et directement après ce triste rejeton, c’était à lui que revenait la couronne. L’élévation de Bianca au rang de grande-duchesse ne pouvait donc que nuire aux droits de Ferdinand; rien ne l’assurait que son frère n’aurait pas d’elle un autre fils capable d’hériter à défaut de don Philippe. Le cardinal connaissait la donzelle, il se souvenait de la célèbre mise en scène ayant accompagné la naissance de don Antonio ; ce qui s’était fait alors pouvait se refaire dans de bien meilleures conditions, aujourd’hui que, grâce à la situation définitivement acquise, ses manœuvres et sa fraude ne risqueraient plus d’entraîner aucun dommage. Aux fêtes du couronnement, Ferdinand de Médicis avait brillé par son absence. Il était à Rome, d’où il se contenta d’envoyer un de ses gentilshommes pour le remplacer à la cérémonie et, plus tard, son frère, lui demandant d’écrire au sénat une lettre de remerciement, n’obtint que ces mots pour réponse : « Le grand-duc a remercié au nom de toute la famille de Médicis dont je fais partie. »

François reçut mal cette excuse, le désaccord éclata ; c’était ce que les cours voisines attendaient : les unes blâmèrent de très haut, les autres s’égayèrent; il plut des réprimandes, des satires et des camouflets. Les mariages aidant, une sorte de pacte de famille se forma contre Florence entre Savoie, Parme, Ferrare et Mantoue. Déjà, au commencement de cette année, le duc de Ferrare avait épousé la princesse Marguerite de Mantoue, et voici maintenant qu’il était question d’une alliance entre le prince Vicenzo de Mantoue et l’aînée des princesses de Parme; affront direct infligé au grand-duc à qui, peu de temps auparavant, le duc de Mantoue avait demandé la main de sa fille Éléonore pour ce prince. Étonné d’un pareil procédé, François voulut en savoir la cause, et c’est dans les termes qu’on va lire que le duc de Mantoue lui répondit: « Personnellement, je n’ai jamais eu grand goût à ce mariage, et je ne vous cacherai point qu’aujourd’hui l’idée de voir les princesses vos filles placées sous la direction de la nouvelle grande-duchesse me force à renoncer aux avantages que je m’en étais d’abord promis. » Les humiliations de ce genre ne tardèrent pas à se multiplier; chaque jour en amenait une, et Bianca sentit que, pour couper court à cette ligue du mépris, il fallait reconquérir le cardinal. L’entreprise n’était pas au-delà de son mérite. François, depuis leur rupture, avait refusé de payer les revenus du cardinal, et celui-ci, fort enclin à la dépense, se trouvait embarrassé. Bianca, qui connaissait le côté faible, eut aisément raison de la sévérité de son beau-frère en amenant son mari à financer, et la politique d’union triompha. Le cardinal approuva cette fois tous les contrats avec Venise, lui qui naguère, causant à Rome avec l’ambassadeur de la république, s’était écrié : « Je vous déclare que tous vos décrets ne suffisent point pour justifier à mes yeux la conduite de mon frère. » Il écrivit à Bianca une longue lettre de félicitations : « Je suis ravi de vous savoir la fille de Venise et ne mets pas en doute les énormes profits que nous vaudra cette parenté avec la République. »

Pour mieux accentuer le raccommodement, don Ferdinand vint à Florence, pendant l’automne de 1580 ; il y passa même presque tout l’hiver. Choyé, gâté, dorloté par Bianca, consulté par le prince, il eut toutes les jouissances de la famille et du gouvernement; on vivait, on travaillait ensemble, et cette politique des trois déconcerta bientôt l’entente de Parme. Ferdinand, après en avoir habilement détaché le cardinal d’Este, un de ses chefs, lui prit le cardinal Gonzague, et quand il quitta la Toscane pour rentrer à Rome, comblé de présens par son frère, les ennemis des Médicis s’étaient peu à peu dispersés.


VIII.

L’honneur de cette réconciliation revenait à Bianca ; rien de plus simple qu’elle en triomphât et que son crédit s’en accrût dans la famille. Le cardinal l’avait vue à l’œuvre, elle et lui représentaient deux forces, et comme ces deux forces avaient besoin l’une de l’autre, elles s’allièrent tacitement sur le terrain de l’ambition. Ferdinand se fiait à Bianca pour le maintien des bons rapports avec son frère, et Bianca se flattait que la popularité du cardinal l’aiderait à vaincre la haine dont les Florentins la poursuivaient, haine tenace, invétérée, et d’ailleurs assez justifiée par des griefs accumulés. Que leur était cette personne, sinon le mauvais génie du grand-duc, la furie acharnée après sa première femme? Cette union rétablie dans la famille souveraine leur plaisait moins venant de Bianca. Ils la tenaient en suspicion dans tous ses actes, l’accusaient de corrompre et de perdre le grand-duc, qu’elle poussait tantôt à la plus sordide avarice, tantôt aux dilapidations, selon qu’il s’agissait d’elle ou de la grande-duchesse Jeanne, sa victime, on l’incriminait même de sorcellerie. Longtemps après la mort de Bianca Capello, on montrait encore dans sa villa de Pratolino une chambre dite il stillaroso di Bianca. Là, s’il fallait en croire la légende, Canidie pratiquait ses incantations : petits enfans jetés à l’eau bouillante, cœurs de crapauds, yeux de vipères assaisonnés à l’italienne. Il n’est fameuse destinée qu’à ces époques du moyen âge et de la renaissance n’accompagnent de pareils bruits, surtout quand le drame se joue à Florence dans le palais ou la villa d’un Médicis. Point de fumée sans feu, dit le proverbe. Il est à croire que ces fourneaux célèbres ne servaient qu’à préparer des philtres et que c’est cette fumée-là que les faiseurs de fables auront interprétée à la mode du temps. La liberté ne fut jamais en Italie que l’écrasement du plus faible par le plus fort; un parti vainqueur, l’autre battu, le vainqueur au dedans des murailles, l’autre dehors. C’est purement et simplement la tyrannie que cette liberté, mais la poésie éclaire tout cela d’un rayon de gloire; on oublie le côté mesquin des querelles, l’étroitesse des champs de bataille : Sienne, Arezzo, Rimini, petits noms et grands souvenirs! Roméo et Juliette, Francesco et Paolo, elle-même, cette Bianca Capello ! Ce que c’est pourtant que l’idéal quand il se mêle de nos affaires : une anecdote, « un fait divers, » en voilà pour des siècles ! Grâce à l’ineffaçable poésie de tel ou tel épisode gravé dans nos mémoires, tout cela nous intéresse et toujours nous y revenons; éternelles vicissitudes, passages subits de la république à la tyrannie et de la monarchie à la république, prise. d’armes, rixes, guet-apens, choses barbares et vulgaires dont ailleurs nous serions écœurés et qui, par l’indéniable privilège du paysage, du décor, du milieu, nous enchantent!

Quiconque en ces temps agités négligeait un seul des moyens de préservation ayant cours pouvait se regarder comme perdu. Au bataillon des ennemis secrets sans cesse vous guettant on opposait une bande d’amis non moins secrets. Bianca n’était point femme à dédaigner un pareil instrument de règne. Elle en usait au contraire avec luxe : ses espions infestaient la ville ; mais ce que le peuple et la noblesse de Florence lui reprochaient plus encore, c’était sa famille, et notamment un jeune drôle qu’elle avait pour frère. Venu à la suite de l’ambassade du couronnement, ce Vittorio Capello prit racine au palais. Intrigant, beau diseur, friand de l’épée, un Buonaventuri gentilhomme, il s’était aussitôt insinué dans l’intimité du grand-duc, qui le traitait en parent et lui laissait manier les affaires. Alors ce qui devait arriver arriva; l’aigrefin obéit aux honnêtes instincts de sa nature, il vendit les emplois, leva des taxes, aidé dans ses menus trafics par un franciscain d’Udine, le révérend père Jérémie, espion ordinaire du grand-duc et collaborateur empressé du beau-frère en ses brigandages. Bianca, diversement informée de ses agissemens, ne demandait qu’à l’éloigner. Il se fit chasser pour la plus ignoble des tricheries. Le grand-duc ayant consenti en sa faveur un prêt de 3,000 écus, il faussa le billet de caisse et substitua le chiffre de 30,000 écus à celui de 3,000. Ce joli type de patricien escroc n’est point rare à rencontrer dans les mémoires du XVIIIe siècle, mais nous ne sommes qu’au XVIe et Vittorio Capello devançait l’heure de ce noble Vénitien qui gagne avec des cartes pipées les sequins de Casanova. Don Ottavio Abbioso, diplomate très apprécié du grand-duc pendant les récentes négociations, avait éventé la friponnerie du cher beau-frère; ce fut lui qui le remplaça comme secrétaire d’état. Les choses n’en allèrent guère mieux; le peuple, après comme avant, continua de souffrir et de rendre Bianca responsable de tous ses maux. De leur côté, les Vénitiens aussi se plaignaient d’elle; ce n’était point sans quelque arrière-pensée qu’ils avaient contre leurs règlemens autorisé un sujet de la République à prendre du service en Toscane ; ils comptaient sur Vittorio Capello pour être tenus au courant, jour par jour, de tout ce qui se passait à la cour de Florence, et leur mauvaise humeur se laissa voir, lorsqu’à la façon dont leur créature était congédiée, ils s’aperçurent que l’alliance conclue avec eux ne dépassait point la portée ordinaire.

Les rapports du grand-duché, plus que bienveillans avec l’Espagne, prêtaient également à réfléchir. Don Pietro de Médicis servait dans l’armée espagnole en qualité de général, et tous les jours on recrutait des soldats en Toscane. Pour troubler cette bonne harmonie, qui décidément portait ombrage à la politique de Saint-Marc, on imagina d’exploiter la jalousie du roi Philippe et de compromettre ainsi le grand-duc. On affecta de redoubler envers lui de prévenances, on fit montre et tapage si bien que la soupçonneuse majesté commença de regarder d’un mauvais œil cette union intime de son allié avec un pays ami de la France et volontiers hostile à l’Espagne. Venise excellait à ce jeu hypocrite, elle y gagna que le grand-duc fut vertement admonesté à cause de ses amitiés à double face. Il est vrai qu’il se défendit et de manière à convaincre son juge; mais sa défense accrut encore l’irritation de Venise, où d’ailleurs Vittorio Capello ne négligeait aucun moyen de nuire. Ce triste personnage avait, à son retour, trouvé les esprits montés à souhait pour ses mensonges et chacun le crut sur parole quand il vint représenter son expulsion sous couleur de bannissement politique et dénoncer comme une insulte faite à la république l’exécution sommaire d’un escroc pris la main dans le sac. Que ne peut la raison d’état invoquée à point! Y songeait-on? Un patricien de Venise traité de la sorte, pis encore, Venise tout entière insolemment jetée hors des conseils du gouvernement grand-ducal ! Bianca, pour sa part, n’ignorait rien des manœuvres dirigées près la cour d’Espagne contre son mari; c’est dire qu’à Florence ainsi qu’à Venise, on avait cessé de s’entendre. Une querelle était imminente, elle éclata au cours de l’année 1582, à l’occasion des préliminaires d’un mariage entre le fils du duc de Parme et la nièce du doge Nicolas da Ponte. Le duc réclamait pour lui le titre d’altesse sérénissime et pour sa nièce les honneurs précédemment décernés à Bianca Capello. Instruite des négociations alors qu’elles étaient encore secrètes, l’altière dame se déclara blessée dans ses droits et fit remettre au sénat par le résident de Florence une note affirmant son opposition. Que la fiancée d’un petit prince, autrement dit, d’un simple gentilhomme, obtînt le titre de fille de la république réservé aux seules têtes couronnées, voilà ce qu’elle n’admettrait jamais, se refusant à croire que le sénat voulût amoindrir dans son mari la dignité de fils de la république et que les amicales protestations d’autrefois ne fussent qu’un piège tendu par l’intérêt et l’ambition, comme sembleraient, d’ailleurs, l’indiquer les bruits calomnieux répandus en Espagne sur le grand-duc par les agens vénitiens.

A la lecture de ce beau document, le sénat sourit d’abord, puis il répondit qu’en affaires de famille, c’était à la mère de prononcer, et qu’ici, la république de Venise étant la mère, elle entendait user de son pouvoir discrétionnaire vis-à-vis de ses enfans. Toujours est-il que le mariage n’eut pas lieu ; mais à peine cet échec du duc de Ferrare avait-il aplani la situation qu’un nouvel incident ramenait le désaccord. Les galères de l’ordre de Saint-Etienne ayant capturé un navire vénitien, plaintes en furent portées à Florence, qui, résolue, arrogante, cette fois, ne concéda rien et renvoya les plénipotentiaires vénitiens après force récriminations sans leur permettre de discuter ses droits sur le navire saisi. Tracas au dehors, que des tracas domestiques allaient suivre.

Le cardinal, tout en vivant de bonne intelligence avec Bianca, ne la perdait pas de vue un seul instant. A diverses reprises, le bruit avait couru que la grande-duchesse était grosse, et si don Ferdinand n’en avait eu cure, c’est que son neveu, don Philippe, était de ce monde; mais lorsque, en 1582, mourut le jeune prince, l’heure sonna de la circonspection et des mesures pour empêcher la Vénitienne de gouverner à son gré l’accroissement de la famille grand-ducale. Il importait aux besoins du moment que son frère, don Pier’ de Médicis, revînt d’Espagne et se mariât. Le cardinal lui dépêcha lettre sur lettre, mais, soit indifférence de caractère, soit ennui de retrouver ses frères, qu’il préférait chérir de loin, le général de Philippe II ne se laissa point convaincre. Rebuté dans ses instances, le cardinal eut l’idée de jeter aux orties la pourpre et de se marier au profit de la dynastie, idée sérieuse d’autant plus qu’il s’apercevait que l’influence de Bianca contrariait le retour de don Pier’. D’elle tout était à craindre, et son anxiété redoubla quand, en 1583, le grand-duc, au mépris des remontrances de son conseil, légitima don Antonio. Comme si tant de richesses et de biens de proscrits dont il l’avait comblé ne suffisaient pas, François venait encore d’obtenir pour lui du roi d’Espagne le titre de duc de Capestrano et la charge de son légat en Italie. Il avait des gardes, une cour, plusieurs déjà le saluaient du nom d’héritier présomptif, et toute cette nouvelle intrigue était l’œuvre de la grande-duchesse. Bianca s’apercevait des secrètes révoltes du cardinal, mais, trop habile pour trahir le moindre soupçon, elle ne s’évertuait que davantage à le charmer; docile, empressée, caressante, personne d’ordre et de famille, s’employant aux détails intérieurs et forçant la reconnaissance juste au moment que les colères menaçaient d’éclater.

IX.

Après la dissolution de la ligue des princes italiens contre Florence, le duc de Parme imagina de s’allier à l’ennemi de la veille et de marier son fils, don Vicenzo, avec la princesse Éléonore de Toscane. François ne demandait pas mieux que d’accueillir cette proposition; seulement, avant de rien conclure, il exigeait que le jeune prince « eût fait ses preuves. » Quelles preuves? Ici, nous entrons en plein Boccace. Ce don Vincent était, paraît-il, sous certains rapports, un assez pauvre homme, ou, du moins, il passait pour tel. Or le grand-duc voulait d’abord des garanties, peu soucieux de voir son gendre chansonné. Devant une pareille sommation le Farnèse se rebiffa, le jeune coq se dressa tout rouge sur ses ergots, se crêta, cria, tempêta : « Fort bien ! répondit le beau-père, mais tout cela ne me prouve pas que vous soyez un coq, et c’est ce que je prétends tirer au clair avant de vous donner ma fille. » Les négociations, deux fois reprises, allaient définitivement se rompre. C’était le moment pour Bianca de montrer ses talens et de se rendre utile à la famille. Elle en parla au cardinal, qui en parla au pape, qui rassembla ses cardinaux, et, jugeant en dernier ressort, opina que le bien des deux maisons princières commandait, en effet, une enquête. La preuve devrait donc avoir lieu, mais avec cette réserve qu’on s’interdirait de la faire un vendredi.

Bianca se mit à la recherche d’un être féminin ayant l’air et la tournure de la princesse Éléonore, et l’on convint que Venise serait le théâtre de l’expérience. Don Vincent rechignait bien toujours, mais il lui fut si nettement démontré que c’était l’unique façon de sortir d’une situation ridicule que le jeune coquebin finit par céder à la volonté du grand-duc et du souverain pontife. Persister dans un refus, autant renoncer à se marier jamais, et puis ces quolibets sifflant à ses oreilles, se voir la fable de l’Italie ! Ne valait-il pas mieux se prêter de belle humeur aux circonstances? Le diable était de ce témoin et juge du camp que le grand-duc avait prescrit dans le programme. Il s’appelait le chevalier Belisario Vinta et avait pour mission expresse d’accompagner le prince à Venise et de ne pas le perdre de vue une minute pendant les trois jours de l’opération. Un joli détail qui réclamerait des vers de La Fontaine : le chevalier Belisario Vinta devait, en outre, constater dans son procès-verbal qu’il n’avait été employé ni philtre magique, ni potion pharmaceutique, ni moyen artificiel quelconque. De Florence à Venise, le voyage s’effectua sans incident; mais au débarquement, l’altesse eut une défaillance : c’était mal débuter. Heureusement, le lendemain, les choses se relevèrent, et la troisième journée fut si brillante qu’après avoir pris lecture du rapport du chevalier Vinta, contresigné par plusieurs médecins de la localité, appelés aussi en témoignage, le grand-duc de Toscane donna sa fille et que l’union fut célébrée, mais non plus cette fois in corpore vili.

Cependant une autre affaire du même genre, — moins délicate, grâce à Dieu, — préoccupait aussi Bianca. Le cardinal d’Este recherchait pour son neveu don César l’alliance de donna Virginia de Médicis, fille du grand-duc Cosme et de la Camilla Martelli. Sincère ami des Médicis, le cardinal espérait par ce contrat mettre fin à la vieille querelle des deux maisons. Le difficile était que le grand-duc avait, depuis longtemps déjà, promis la main de la princesse à François Sforza ; promesse dont les indécisions du jeune homme avaient toujours retardé l’exécution. Sforza s’était un moment coiffé de l’idée d’être cardinal et, naturellement, pendant sa brigue, les projets de mariage avaient dormi. Déçu dans son ambition, il se retourna vers sa fiancée, et ce fut alors le grand-duc qui ne voulait plus ; mais il y avait parole écrite, et le Sforza commençait à devenir gênant, lorsque Bianca, pour s’en débarrasser une bonne fois, imagina de le faire nommer cardinal ; du coup, les protestations cessèrent, et l’heureux César épousa.

Les deux mariages eurent lieu en 1584 à l’entière satisfaction des Médicis, qui, grâce aux ressources diplomatiques de Bianca, se voyaient réconciliés avec Mantoue et Ferrare. Le cardinal don Ferdinand, l’homme d’état de la famille, ne tarissait pas en éloges de sa belle-sœur et, voulant lui témoigner sa reconnaissance, il fit présent à don Antonio d’un de ses domaines. Arrêtons-nous pour admirer le rôle vraiment inouï que ce don Antonio joue dans cette histoire. Il n’est, au demeurant, le fils de personne, et tout le monde l’accable d’égards, de bienfaits; entré là par substitution et par fraude, chacun le prend au sérieux et le traite « comme si c’était arrivé. » Sa prétendue mère elle-même a pour ce postiche des orgueils et des ambitions qu’elle aurait pour un enfant de ses entrailles. On s’empresse, on l’adule, on le gratifie sous toutes les espèces : dotations, titres, seigneuries. Cette pluie de bénédictions à cet intrus, pourquoi? Il y a quelque part dans Hoffmann un individu de la sorte : c’est un pygmée ; il se nomme le petit Zachs, et sur cet être manqué les faveurs grêlent; la vertu, le génie, le talent, sont là confondus dans la foule, tandis que c’est lui, ce gnome, lui, cet avorton, que l’on salue et félicite. On dira qu’Hoffmann a écrit un conte fantastique? Je réponds à cela: Que fait l’histoire ? Conte fantastique elle-même, et, qui plus est, conte immoral, partout et toujours le sage et le fou, le scélérat et l’honnête homme confondus ensemble, Héliogabale et Alexandre Sévère ayant même destin : c’est l’esprit de l’histoire.


HENRI BLAZE DE BURY.

  1. Lettere di Cosimo Bartolo al principe Francesco, 1553. Ce Bartolo était résident de Venise à Florence au moment de l’enlèvement, et ses lettres ne nous entretiennent que des nombreuses et inutiles démarches poursuivies par lui près de la seigneurie en faveur de la fugitive.
  2. François, comme son père, avait la passion de l’alambic ; c’est lui qui le premier a su produire par imitation de la porcelaine chinoise.
  3. Scritture diverse riguardanti il matrimonio della Bianca Capello col gran duca Francesco I e l’inganno da essa fattogli fascendo credere che don Antonio fosse suo figlio. Au nombre de ces pièces, où figure en première ligne cette consultation, se trouve un rapport du médecin Pietro Capelli exposant ses doutes à l’endroit de la naissance de don Antonio, et racontant les mines de Bianca pendant qu’elle jouait sa comédie. On lit aussi, parmi ces papiers, la lettre anonyme d’un prêtre de Bologne au cardinal Ferdinand, curieux morceau où sont rapportés les gestes et discours de Giovanna Santi devant le tribunal d’enquête.