Betzi ou L’Amour comme il est : Roman qui n’en est pas un ; précédé d’Entretiens philosophiques et politiques
A.-A. Renouard (p. 179-358).



BETZI,


OU


L’AMOUR COMME IL EST ;


ROMAN


QUI N’EN EST PAS UN.



Ah ! Nought is pure. It cannot be denied that virtue stille some tincture has of vice, and vice of virtue.
Thomson.





PRÉFACE.




Mais ce n’est pas un roman.

— Le titre vous l’annonce.

— C’est tout-au-plus le fragment d’une peinture assez libre, assez vive, assez singulière.

— Si la peinture était vraie, serait-il sans intérêt, ce nouveau fragment du chapitre de l’histoire du cœur humain, le plus inépuisable, le plus obscur peut-être, quoique le plus souvent lu, le plus éloquemment expliqué ?

— Votre morale trouve-t-elle une pareille lecture sans danger ?

— Elle ne peut intéresser que des ames susceptibles d’un sentiment honnête ; elle doit ennuyer infailliblement les autres.

— Et ce sont les ames honnêtes que vous ne vous faites aucun scrupule de corrompre ?

— Comme les unes sont fort au-dessous de ce genre de séduction, les autres sont à une hauteur où de telles impressions ne peuvent les atteindre.

— Pour quelle classe avez-vous donc écrit ?

— Pour une classe très-nombreuse : pour les caractères faibles, légers, sensibles, mais que leur sensibilité, leurs faiblesses même peuvent ramener, d’un instant à l’autre, au sentiment de leur devoir, à l’amour des vertus les plus touchantes.

— De quelle tâche vous êtes-vous chargé là ?

— Si dans la condition des femmes où se trouve placée mon héroïne, vous eussiez rencontré l’être du monde le plus séduisant et le plus aimable, si vous deviez à cet être une grande partie du bonheur dont vous avez joui sur la terre, que vous inspirerait votre reconnaissance ?

— Je serais fâché que ce fût un mauvais roman.

— Mais ne penseriez-vous pas alors mériter un peu l’indulgence que je vous demande ?

— Je ne sais.

— Laissez-moi quelques momens encore à ma douce illusion ; elle ne s’évanouira sans doute que trop tôt.


LIVRE PREMIER.



CHAPITRE PREMIER.


Fin du Roman.




Il avait à peine trente ans, le bon Séligni, qu’il croyait déjà la sensibilité de son cœur entièrement épuisée par une passion dont l’objet n’était plus. — Voilà un roman qui commence comme la plupart des romans pourraient finir. — C’est justement pour cette raison que le bon Séligni pensait lui-même être à la fin du roman de sa vie. Ce qu’il craignait le plus, c’était de se laisser séduire par de nouvelles illusions. Il avait aimé de si bonne foi ; l’être qu’il adorait encore méritait cet hommage à tant de titres, avait eu tant de vertus et de charmes, l’avait rendu tour-à-tour si parfaitement heureux et si parfaitement malheureux, que son âme remplie de souvenirs délicieux et de regrets déchirans, eût regardé l’idée seule d’un autre amour comme une sorte d’impiété, s’il l’eût imaginé possible.

La passion qui, jusqu’à ce moment, avait enchaîné toutes les facultés de son être, serait difficile à comprendre pour ceux qui l’auraient connu moins que moi ; ce n’était point la fougue passagère d’un délire amoureux, c’était tout-à-la-fois le sentiment le plus vif, le plus tendre et le plus profond ; il était devenu la vie de sa vie, l’ame de son ame. Je n’ai guère vu de jeune homme dont le caractère fût naturellement plus ambitieux ; il cessa de l’être, parce que celle qu’il aimait eût craint que toute espèce d’éclat ne trahît un secret nécessaire à son repos, à son bonheur. Je n’ai guère vu un jeune homme plus jaloux de son indépendance, et ses moindres desirs étaient soumis sans réserve aux volontés adorées de l’être, à la vérité, le plus sensible, le plus généreux, le plus aimable, mais aussi le plus exigeant, le plus impérieux. Olympe avait trop de lumières, trop de bonté naturelle, pour ne pas céder à l’ascendant d’une raison supérieure, à la force d’un sentiment noble et juste ; mais elle se vengeait, pour ainsi dire, de la nécessité d’obéir à cet empire, en tâchant d’en étendre les limites, d’en accroître elle-même la puissance, d’en former un autre empire à sa fantaisie, et d’y soumettre celui qu’elle aurait voulu rendre le plus heureux des hommes, à la seule condition qu’il ne le fût que pour elle et par elle. Si toutes les richesses du monde eussent été dans sa main, c’est à son amant qu’elle les aurait prodiguées ; si tous les genres de gloire n’eussent dépendu que de son suffrage, c’est lui qu’elle en aurait comblé : mais plutôt que de lui voir tenir ces avantages d’une autre main que la sienne, elle eût préféré de vivre avec lui dans la retraite la plus obscure, dans la plus extrême médiocrité, quoiqu’elle eût contracté de bonne heure le goût ou du moins les habitudes du faste et de l’opulence.

Lorsqu’Olympe fut enlevée à son amour, le bon Séligni crut lui-même avoir cessé de vivre. Il ne savait que faire d’une volonté qui n’était plus celle qu’il avait préféré si long-temps à la sienne. Il se trouvait isolé partout : il était embarrassé de son existence, de l’esprit, de la sensibilité, de toutes les ressources dont il jouissait seul. Quel usage en faire encore, lorsque celle à qui son amour avait

tout abandonné n’était plus !


CHAPITRE II.


Regrets.


Should I survive to see the day
That tears me from myself away !




Séligni disait souvent à ses amis, se disait plus souvent à lui-même : Je sens que mon être dépendait tout entier d’un autre être ; il n’est plus ! comment n’ai-je pas cessé d’exister en même-temps ? Si le sort me condamne à lui survivre, tâchons au moins de consacrer à son souvenir le peu de jours qu’il me faut encore vivre ainsi séparé de moi-même. Eh bien ! avant de mourir tout entier, tâchons de faire chérir sa mémoire et la mienne ; essayons d’entreprendre quelque ouvrage utile, et qui puisse nous recommander tous deux, si ce n’est à la reconnaissance, du moins à l’intérêt de la postérité. — Entraîné par cette pensée, Séligni reprit insensiblement le goût de l’étude et du travail ; ses premiers essais furent trop bien accueillis pour ne pas entretenir la seule espérance qui pût le rattacher encore à la vie.

Ne serait-ce pas souvent un malheur d’avoir trop de santé, trop de jeunesse, un cœur ou des sens trop susceptibles ? Combien de projets sublimes ont été détruits par la seule influence de ces dons si précieux, mais quelquefois si funestes ! La profonde douleur de Séligni n’avait pu éteindre le feu de ses desirs. La solitude même où ses regrets et ses méditations l’avaient retenu plusieurs mois de suite, n’avaient servi qu’à rendre, à cet égard, la disposition de son cœur et de ses sens plus pénible et plus dangereuse. Devenu moins sombre, mais plus triste, plus inquiet, plus impatient, il éprouvait tantôt les agitations les plus vives, et tantôt il paraissait languir comme ces fleurs dont la tige penchée aux premiers rayons d’un jour d’été, succombe doucement sous le poids d’une

rosée trop abondante.


CHAPITRE III.


Grande Résolution.




La logique de nos passions et de nos préjuges est fort singulière, et la manière de transiger avec nos besoins et la nature même des choses, ne l’est pas moins sans doute. Nous avons dit que Séligni fuyait toute idée d’un nouvel attachement comme le plus grand crime ou comme le plus grand malheur ; cependant, il ne pouvait cesser d’être aimant et sensible. Son ame expansive et tendre ne pouvait se replier sans cesse sur elle-même, et ne pas souffrir de l’isolement dans lequel son chagrin la tenait ensevelie. Avec une imagination un peu plus ardente, avec un esprit un peu moins juste, un peu moins éclairé, peut-être était-il dans la disposition la plus desirable pour devenir un fanatique, ou si vous voulez un saint ; je ne répondrais pas même que cela ne fût arrivé, si malheureusement l’objet de sa première passion ne l’avait rendu trop étranger à ce genre de rêverie et de bonheur. Il se trouva donc réduit à chercher des consolations plus simples et plus naturelles ; et voici celles que lui vint offrir un jour sa nouvelle philosophie.

L’âge des illusions est passé sans retour ; plus de sentimens exclusifs ; leur puissance absorbe et consume tout notre être ; les félicités que nous en pouvons attendre sont achetées trop cher : n’ayant plus que des affections générales, c’est assez pour occuper notre sensibilité, pour remplir nos devoirs, sans risquer de troubler sans cesse le repos de notre intérieur. Évitons avec un soin extrême le malheur de faire de la peine à qui que ce soit ; ne négligeons aucun moyen d’exercer notre bienveillance envers nos semblables ; mais ne faisons jamais dépendre d’aucun d’eux le sort de notre existence et de notre tranquillité ; aimons enfin, puisqu’il faut aimer mais n’aimons qu’autant que le veut la nature pour jouir et pour faire jouir l’être aimable que la destinée livre à l’attrait impérieux de ses propres desirs et des nôtres… Imitons l’abeille qui ne cesse d’errer de fleurs en fleurs, et ne s’y repose que pour en recueillir le miel[1].

Au moment même où Séligni venait de faire ces profondes réflexions il se trouve à la petite porte du Vauxhal faubourg St.-Germain. Quelques-uns de ses anciens camarades l’apperçoivent, l’abordent et l’entraînent dans la salle.


CHAPITRE IV.


Rencontre.




Écartez quelques idées de vice, de bassesse, de perfidie que l’on rencontre trop souvent ailleurs comme ici, nous serons forcés de convenir que c’est un spectacle assez doux que celui de ces rassemblemens de la jeunesse des deux sexes, où l’un et l’autre viennent se montrer avec tous leurs avantages, au jour séduisant et magique d’un grand nombre de lumières répandues avec art dans un amphithéâtre dont la distribution ingénieuse présente ici des sallons de verdure, là des allées circulaires, plus loin des bosquets de myrthes et de roses ; dans le centre un bal d’enfans dont l’innocence et les graces ingénues semblent offrir à l’amour un culte d’autant plus touchant qu’elles en ignorent encore le dangereux mystère.

C’est là que Séligni vit pour la première fois la charmante Betzi ; ce fut le chevalier de R… qui le présenta. Sur l’éloge brillant qu’il fit de la douceur et de la sensibilité de son mélancolique ami, ce dernier obtint sans peine la permission de l’aller voir le lendemain, et se promit bien lui-même en secret de ne pas en profiter. Eut-il tort ou

raison ?


CHAPITRE V.


Portrait.




Après avoir lutté toute la nuit contre le charmant fantôme qui s’étoit emparé de son imagination depuis qu’il fut sorti du Vauxhal, Séligni ne put s’endormir que vers le matin, et fut bientôt réveillé par un songe plus vif, plus séduisant encore que tous les souvenirs qui n’avaient pas cessé de le poursuivre avant ce léger sommeil. Il se leva brusquement, s’habilla de même et sortit dévoré d’incertitude et d’impatience. Sa philosophie lui sut persuader enfin qu’il fallait écarter le singulier fantôme qui troublait son repos, comme on écarte tant d’autres fantômes en les approchant avec beaucoup de résolution et de sang-froid. Cette belle idée le conduisit presque machinalement à la porte de Betzi. — Madame est-elle visible ? — Elle est encore couchée. — Demandez-lui si elle ne veut pas recevoir la personne à qui elle a promis hier au Vauxhal un moment d’entretien. — Il fut admis. Ne serait-ce pas ici la meilleure occasion de vous faire le portrait de Betzi ? — Mais ce ne sont pas des traits qu’il faudrait peindre, c’est le charme répandu sur toute sa personne, ce regard plein de volupté, mais l’exprimant moins qu’ils ne l’inspire ; l’accord enchanteur de ces yeux si brillans et de cette bouche si fraîche, dont le sourire suffirait seul pour caractériser l’image du printemps ; dans toute sa physionomie ce mélange ravissant de la joie la plus naïve, de la douceur la plus simple, de la confiance la plus ingénue, de la grace la plus naturelle. Aucun de ses traits n’était régulièrement beau ; mais tous étaient agréables : son front petit, ses cheveux d’un châtain clair, ses sourcils mollement arqués, ses yeux bruns presque à fleur-de-tête, son nez légèrement retroussé, ses joues larges, mais arrondies comme celles d’Hébé, sa bouche un peu grande, ses lèvres un peu fortes, mais dessinées cependant avec finesse et vermeilles comme la rose, ses dents d’une forme et d’une blancheur éblouissante, l’ensemble de la taille parfait, même aux yeux d’un artiste ; la poitrine haute et bien placée, le tour de l’épaule d’une perfection idéale, comme celui qui servit de modèle à l’Érigone du Guide. Ajoutez à cela le teint le plus frais, et tous les enchantemens de la plus brillante jeunesse. Hé bien, Séligni, dans ce moment, n’appercevait rien de tout ce que j’essayai vainement de vous peindre. Il avait résolu de ne voir dans la charmante Betzi, qu’une prêtresse ordinaire de l’amour à qui l’empire de ses sens le forçait de rendre

hommage.


CHAPITRE VI.


Conversation.




Cependant la sensibilité de son cœur, la délicatesse naturel de ses procédés ne l’engagèrent pas moins à cacher cette disposition sous les formes les moins propres à blesser le caractère même le plus susceptible. Le singulier contraire de son intention et de ses discours ne pouvait manquer sans doute de donner à cette conversation une tournure assez bizarre. — Ah ! c’est vous monsieur ? À votre air d’hier au soir, je ne m’attendais pas à recevoir votre visite de si bonne heure. — Vous la trouvez peut-être fort indiscrète. J’ai été si tourmenté toute la nuit de votre image… — Que c’est auprès de l’original que vous venez chercher à l’oublier ? — Le pourriez-vous penser ? non, mais un peu de consolation, un peu de pitié. — Ne m’avez-vous pas dit hier que la chose que vous craignez le plus désormais c’est de rencontrer une femme capable de vous attacher ? — Hé bien, n’êtes-vous pas trop jolie, trop aimée, trop volage pour me faire courir ce risque ? — Qui peut en répondre ? — Vous-même. Après m’avoir laissé croire que vous pourriez m’aimer une heure ou deux, vous m’assurerez tout franchement que vous ne m’aimez plus ; et tout sera dit. — Oui, mais si cet aveu vous mettait ensuite au désespoir, que pourrais-je faire pour vous consoler ? — M’aimer encore une fois une heure ou deux. — Et si vous preniez l’habitude de ce besoin de consolation, cela ne laisserait pas de vous embarrasser vous et moi. — Vous comptez un peu trop sur les apparences de ma manière d’être. — On n’est pas toujours aussi légère qu’on le paraît. — Ah ! si vous étiez aussi sensible que vous êtes aimable ! — Que deviendrait votre philosophie et la mienne ? Nous nous en passerions à merveille. — Je ne sais ; mais soit raison, soit caractère, je suis franche ; vous m’inspirez assez d’estime pour ne point vouloir vous tromper ; je respecte un cœur qui paraît avoir tant souffert, et ne veux point le rendre plus malheureux encore. Vous trouverez beaucoup de femmes plus séduisantes que moi mais je vous en avertis, il est bien difficile de m’aimer une fois et de ne pas vouloir m’aimer encore ; soyez sur vos gardes. — Cette leçon fut accompagnée, et si naturellement, du regard le plus propre à la faire oublier, que la tête du pauvre Séligni, quelque résistance qu’elle eût méditée, fut bientôt perdue. L’avenir et le passé disparurent à ses yeux ; l’ivresse du moment absorba toutes les facultés de son être, et rien ne put l’empêcher de s’exposer au terrible danger d’être le plus heureux des hommes. Il crut jouir en effet d’une volupté qu’il n’avait jamais éprouvée avec le même délire. Il était arrivé chez Betzi, bien décidé à ne pas la revoir une seconde fois ; il ne la

quitta qu’après avoir obtenu la promesse d’oser la revoir tous les jours.


CHAPITRE VII.


Douce illusion.




Séligni fut assez long-temps en possession de tout ce qui peut enchanter la vie ; ses sens étaient réveillés sans cesse par les plus douces jouissances, son imagination se sentait entraînée par le plus vif intérêt, et son cœur n’éprouvait aucun trouble. Il avait une maîtresse et n’avait point de liens, du moins ne pouvait-il encore les appercevoir ; il ne voyait l’aimable Betzi que pour lui porter du bonheur ou pour le retrouver chez elle ; aucun engagement ne les liait l’un à l’autre ; ce n’était, pour ainsi dire, que le nœud de la veille qui semblait en former un nouveau pour le lendemain. Il devait lui supposer d’autres liaisons que la sienne, mais il ne s’en occupait guère, car elles ne nuisaient jamais à son plaisir ; et cette idée, dont l’impression n’était encore que très-fugitive, ne servait qu’à le rassurer contre le danger d’une passion trop sérieuse. Lui-même se permettait assez souvent de légères infidélités, mais dont le souvenir ou le regret devenaient toujours un nouvel hommage à la préférence que méritait Betzi. Distrait par ses études ; rappelé quelquefois aux sublimes rêveries de son premier roman, quelquefois même inquiet des suites de ses nouvelles habitudes, il arrivait chez elle triste et mécontent, mais n’en sortait jamais sans avoir l’esprit plus serein, le cœur plus léger, l’humeur plus douce et plus gaie. La voir, l’aimer lui semblait chaque fois une jouissance nouvelle, et d’autant plus piquante, qu’elle n’en était pas moins la même. Je n’ai jamais vu personne, me disait-il, alors dans les épanchemens de sa confiance, je n’ai jamais vu personne se donner avec plus d’abandon et conserver plus de prix à ses moindres faveurs. Je n’ai jamais vu personne d’une humeur plus égale, varier davantage l’effet et le pouvoir de ses charmes, les varier d’une manière plus facile et plus sûre avec un sentiment plus naïf, avec une ingénuité plus touchante, plus éloignée de toute fausse coquetterie. En s’occupant de tout ce qui peut exalter votre ivresse, elle a l’air de ne songer qu’à soi, de ne vouloir jouir que du bonheur d’être mieux aimée et de vous aimer davantage à son tour ; ses bouderies ne sont jamais longues, n’ont jamais rien d’amer ni d’indiscret ; ses caprices même, si l’on peut les appeler ainsi, ne servent guère qu’à couvrir, ou plutôt à réparer les torrs dont l’amour le plus passionné, le plus fidèle n’a jamais été, dit-on, tout-à-fait

exempt.


CHAPITRE VIII.


La Folie du Bonheur, ou le Bonheur de la Folie.




Séligni s’applaudissait chaque jour davantage du trésor qu’avait rencontré sa sagesse. Me voilà, disait-il, rentré dans l’ordre de la nature, également loin d’une froide indifférence et de cette exaltation qui devient plus souvent le supplice et la mort de notre sensibilité, qu’elle n’en est le charme et la vie. J’ai tout l’intérêt, toutes les jouissances d’un goût vif et naturel sans éprouver aucun des tourmens d’une grande passion ; nulle chaîne ne contraint ma liberté ; le lien qui m’attache s’étend ou se resserre au gré de mes desirs, au gré de ma raison ; et ce lien si doux tient tout le pouvoir avec lequel il me captive, des fleurs nouvelles dont il se compose chaque soir ou chaque matin. J’aime comme la nature l’a voulu. L’empire des préjugés, les vains caprices de l’opinion n’ajoutent rien à mon bonheur, et l’altèrent moins encore ; je jouis, mais avec cet heureux abandon que ne donne pas toujours la plus haute philosophie, sans rien prétendre, sans rien pressentir, sans rien regretter. J’aime comme aimeraient les sauvages si, sans cesser de suivre les mouvemens de leur instinct naturel, ils avaient pu comme moi développer les facultés de leur esprit et de leur imagination, perfectionner leurs sens, former leur goût, le rendre susceptible de toutes les nuances de volupté qui me touchent et me ravissent. Je vis dans le tourbillon de la société comme le commun des hommes, je respecte les faiblesses et les folies auxquelles ils ont érigé des trônes et des autels. Mais dans ce monde insensé, seul avec moi-même, plus seul encore quand je suis avec ma Betzi, je ne consulte que la nature ; et pour jouir du secret d’être heureux, je n’en crois que son cœur et le mien.

La manière d’être de Séligni ne lui permettait pas de voir sa douce amie avec autant de liberté qu’il l’aurait desiré. L’existence de Betzi malheureusement était trop connue dans le monde, et sa figure trop jolie, trop séduisante, pour ne pas la faire remarquer par-tout où elle paraissait. Des liaisons qu’il respectait encore, cet empire de l’opinion auquel il pensait qu’on doit un hommage public, même lorsqu’on ne peut se dispenser d’en mépriser le joug, l’obligeaient à beaucoup de précautions assez gênantes, mais que les ressources d’un séjour tel que Paris rendaient cependant plus ou moins supportables. Il ne se passait guère de jour qu’il ne parvînt à la voir, si ce n’était chez elle ou chez lui sous un déguisement ou sous un prétexte quelconque, du moins à la promenade, et plus souvent encore au spectacle ; un clin d’œil, un mot, un à-propos heureusement saisi, le plaçait presque toujours près d’elle. On avait l’air de se rencontrer souvent pour la première fois, et c’était en effet avec tout le plaisir d’une première fois, ou plutôt avec un plaisir mille fois plus vif et plus doux encore. Très heureusement pour lui Séligni ne savait, ne s’était peut-être jamais demandé pourquoi Betzi le charmait et l’attachait tous les jours davantage ; mais on peut comprendre que le sentiment de préférence qu’il avait obtenu d’elle tenait sur-tout à l’extrême différence qu’elle devait remarquer entre ses hommages et tous ceux qu’elle avait reçus jusqu’alors : les beaux projets de la philosophie de Séligni n’avaient pu faire perdre à son cœur cette habitude de soins tendres et délicats, inséparables d’une sensibilité comme la sienne. Betzi, quelque essai qu’elle eût déjà fait du pouvoir de ses charmes, quelque accoutumée qu’elle fût de se voir entourée d’empressemens et de desirs, pouvait bien croire cependant inspirer pour la première fois tout l’attachement d’un véritable amour : elle était pour Séligni l’objet d’une volupté toute nouvelle ; il était pour Betzi celui d’un sentiment tout nouveau. Sans avoir donc ni l’un ni l’autre un cœur neuf à se donner, ce qu’ils éprouvaient mutuellement l’un pour l’autre n’en tenait pas moins des douces illusions d’un premier sentiment. Nos affections morales semblent souvent étouffées par le tumulte de nos sens ; mais lorsqu’elles se mêlent, lorsqu’elles se confondent par hazard avec les impressions du plus impérieux de tous, elles leur prêtent, elles en reçoivent tour-à-tour une force nouvelle que leur durée ne manque pas d’accroître encore : quoiqu’on ait cru voir souvent le contraire ; le moral de l’amour l’emporte presque toujours sur le physique, quand, ce qui n’est pas si commun, il en a l’énergie, la candeur et la vérité.

Jusqu’à ce moment le pauvre Séligni ne se doutait nullement de la véritable situation de son cœur. Il s’était persuadé qu’on ne pouvait jamais éprouver qu’une grande passion dans sa vie, que les premiers symptômes de tout sentiment profond devaient toujours être les mêmes, qu’il n’existait enfin sous l’empire de l’amour qu’une manière de perdre sa raison et sa liberté, tandis qu’il en est mille, ou plutôt que personne n’en saurait assigner le nombre. Il était loin sut-tout de calculer le prodigieux ascendant que prend sur une âme sensible un goût vif heureux, lorsqu’il est soutenu de tout le charme de la confiance, de tout le pouvoir d’une douce habitude ; mais il commenta bientôt à s’en appercevoir à la première contrariété qui vint traverser trop sérieusement

le paisible cours de ses plaisirs.


CHAPITRE IX.


Première épreuve.




Plusieurs jours de suite Séligni ne put parvenir à rencontrer Betzi chez elle. Il la chercha vainement aux promenades, aux spectacles qu’elle fréquentait de préférence ; il ne l’y voyait point, ou lorsqu’il croyait l’avoir apperçue, elle échappait aussitôt à ses regards avec autant d’attention qu’elle en avoit prise jusqu’alors pour les fixer. Il écrivit plusieurs fois, point de réponse. Au bout de huit ou dix jours une personne inconnue lui remit un billet écrit au crayon : « Plaignez votre pauvre amie et ne la jugez point ; elle n’ose encore ni vous voir, ni vous écrire ; mais elle n’existera que lorsqu’elle aura pu vous expliquer toute sa conduite. »

On conçoit aisément que ce billet ne diminua guère l’inquiétude et l’agitation de l’homme sensible qui peu de jours auparavant se croyait encore le plus sage et le plus heureux des mortels. Il revit enfin Betzi. L’empressement avec lequel il fut reçu ne pouvait être plus tendre ; mais ce doux accueil n’avait jamais été si sérieux, si mêlé d’embarras et de tristesse.

Qu’avez-vous pensé de moi, mon ami ? Qu’en penserez vous encore quand je vous dirai que depuis notre dernière entrevue je me suis trouvée moins malheureuse d’être séparée de vous que de la crainte de ne pouvoir échapper à vos poursuites ? vous imaginiez bien avoir quelques rivaux, et vous ne vous en tourmentiez guère ; vous vous croyiez dispensé de toute jalousie par votre manière de m’aider, et votre cœur n’était peut-être si tranquille en effet que par la jouissance intime, quoique ignorée de vous-même, de mes sentimens pour vous. Rien n’a changé, mon ami, que ma situation ; mais elle est la plus pénible et la plus cruelle que vous puissiez imaginer. Un Anglais, à qui je dois tout ce que je possède, et peut-être encore le peu que je suis, m’avait quittée quelques mois avant l’époque de notre connaissance pour aller terminer dans sa patrie des arrangemens de fortune dont il comptait revenir jouir dans ce pays-ci. Quoiqu’il m’eût promis de me donner exactement de ses nouvelles, je en ai jamais reçu ; ses torts, que je dois croire involontaires, n’excusent pas les miens, je le sais ; mais ce n’est pas vous, mon ami, qui me les reprocherez ; mon bienfaiteur a reparu brusquement chez moi le lendemain du jour que je vous vis pour la dernière fois. Depuis, je n’ai pas cessé d’en être obsédée, et si ses affaires ne l’avaient pas forcé de faire une absence de plusieurs jours, je n’aurais pas encore osé risquer de vous recevoir aujourd’hui. L’homme à qui j’ai de si grandes obligations a quelques-unes des vertus de mon ami : son ame est noble et généreuse. Avant de m’adorer comme sa maîtresse, il m’a chérie avec tout l’intérêt du plus tendre des pères ; il ne s’est pas contenté de m’assurer une petite fortune indépendante de ses bienfaits, il m’a procuré les moyens d’envoyer des secours à ma famille. Ces connaissances, ces talens agréables qui ne vous ont pas moins attaché peut-être que ma jeunesse et mes folies, je ne les dois qu’à ses instructions et aux maîtres qu’il m’a donnés ; mais quoique assez jeune encore, son caractère paraît aigri par les injustices et par les perfidies dont il fut la victime. Son humeur est plus amère et plus sombre qu’elle n’est triste et mélancolique : il est défiant, soupçonneux, jaloux et la bonté naturelle de son ame ne l’empêche pas toujours de se livrer aux derniers emportemens de la haine et de la violence. Voilà, mon ami, l’homme à qui mon cœur n’a pu s’empêcher de vous préférer, et voila l’homme à qui vous me voyez forcée de vous sacrifier dans ce moment. S’il n’était que votre rival, il m’en coûterait peu de l’éloigner. En respectant encore en lui le plus généreux des bienfaiteurs, si sa fortune n’avait point changé, je ne balancerais pas à lui faire l’aveu de mon inconstance ; mais il ne m’a point caché l’extrême embarras de sa position : toutes les ressources sur lesquelles il devait compter viennent de lui manquer par un enchaînement de fatalités inouïes ; la seule qu’il espère pouvoir sauver est encore très-incertaine. Dans ces cruelles circonstances, aurai-je courage de l’abandonner lui-même, ou lui proposerai-je froidement de lui rendre tout ce que je tiens de lui, tout ce qu’il sut me faire accepter avec tant de délicatesse et de générosité ? non, ce n’est point le sensible, le bon Séligni qui voudrait me conseiller un procédé si barbare, quand même il aurait pour sa Betzi tout l’amour et toute la jalousie de son rival.

Betzi n’eut la liberté de parler si long-temps de suite que parce que le malheureux Séligni se trouva dans l’impossibilité la plus absolue de lui répondre ; chaque trait de son discours brûlait son cœur et le glaçait tour-à-tour. Quand elle eut cessé de parler, Séligni profondément absorbé dans le sentiment de la surprise et de l’admiration la plus douloureuse, soutenait avec peine sa tête appuyée sur ses deux mains pour cacher ses larmes et pour étouffer ses sanglots ; Betzi la releva doucement et la pressant contre son sein : est-ce encore à moi, lui dit-elle, de te consoler, à moi la plus malheureuse ! quels que soient mes devoirs, mes résolutions, puis-je cesser d’être pour toi tout ce que je suis ? Non, ce n’est point un autre amour, c’est le destin, c’est la mort qui veut t’arracher ta douce amie ; mais elle est encore dans tes bras, ne peux-tu l’y retenir encore, la serrer contre ton cœur, la faire mourir pour toi seul, ou mourir avec elle ? — Ah ! oui, lui dit Séligni tout éperdu, mourons ensemble. — Leurs baisers et leurs larmes se confondirent, et jamais amans heureux ne goûtèrent de transports plus vifs et plus tendres ; loin de s’éteindre, c’est aux ardeurs même du feu qui semblait devoir les consumer que leurs désirs renaissaient sans cesse et prolongeaient leur ravissant délire, tant il est vrai que la tristesse est la disposition de l’ame la plus propre à faire fermenter l’amour, tant il est vrai que ce sont les sentimens en apparence les plus opposés l’un à l’autre qui se prêtent mutuellement une si douce puissance, une si merveilleuse énergie.

Revenus enfin de cette longue ivresse du plus tendre désespoir, de la plus touchante volupté, nos deux amans n’en retombèrent que plus douloureusement sur le sentiment de leur étrange destinée. Je n’entreprendrai point de vous dire toutes les distinctions subtiles auxquelles on eut recours pour échapper aux reproches de perfidie ou d’ingratitude, tous les projets romanesques conçus et détruits par le même motif ; mais quelque legère que parût la tête de Betzi, son cœur naturellement juste et droit ne voulut jamais se persuader que des paroles pussent payer des services réels, ni même qu’il suffît de la restitution la plus entière des bienfaits reçus, pour dispenser un être honnête et sensible des devoirs les plus sacrés, de ceux qu’imposent la reconnaissance et la pitié. — Quand je dois l’honorer, disait-elle, oserais-je l’humilier ? quand il n’eut jamais plus besoin de consolation, me pardonnerais-je de l’affliger du sentiment le plus pénible ? Serait-ce lui rendre en effet les services qu’il m’a prodigués avec tant de confiance et d’amour que de lui proposer de les accepter, à la seule condition qui l’obligerait à les dédaigner, à les haïr ? Non, les dettes du cœur, c’est le cœur seul qui peut les acquitter ; si je suis malheureuse, je ne le serai pas du moins par le remord de n’avoir pas adouci l’infortune d’un homme qui m’a comblée de biens, qui seul m’a rendu capable du sacrifice que je vais lui faire. — Oh ! comme je m’applaudis aujourd’hui, mon cher Séligni, de ce qui m’a souvent désolée, du beau systême qui vous a toujours défendu de m’aimer avec plus d’abandon !

Séligni rougit. — Hélas ! il n’avait jamais moins mérité cette espèce de reproche. La noble simplicité des sentimens que venait de découvrir Betzi, même en le désespérant, l’avait rempli de respect et d’admiration : de ce moment elle ne fut plus pour lui ce qu’elle avait été jusqu’alors ; il n’osa plus combattre que faiblement ses généreuses résolutions ; mais il lui peignit sa tendresse et ses regrets avec tant de chaleur, de force et de vérité, que l’accomplissement de ces résolutions dut sans doute lui paraître beaucoup plus difficile qu’elle ne l’avait pensé ; leurs adieux furent répétés plus d’une fois et toujours avec de plus vives douleurs, avec de nouveaux transports. Enfin Betzi lui fit promettre de la manière la plus solemnelle qu’il ne chercherait point à l’arracher à ses engagement, qu’il respecterait sa propre faiblesse et la malheureuse situation de son rival ; sur-tout qu’il ne l’exposerait point aux fureurs d’une jalouse trop bien justifiée, et ne la recevrait sous aucun prétexte que lorsqu’elle-même croirait pouvoir le rappeler auprès d’elle ; ce qu’elle lui fit espérer avec plus de confiance

qu’elle n’en éprouvait alors elle-même.


CHAPITRE X.


Réflexions philosophiques.




Il est certain que Séligni n’avait jamais été plus amoureux de Betzi qu’il ne le fut à ce moment de leur séparation. — Que de sentimens de tendresse et d’estime venaient d’exalter un amour qui suivant les conseils de sa haute sagesse ne devait jamais être que le plus sage et le plus aimable de tous les goûts ! Les dernières épreuves que son cœur venait de subir troublèrent étrangement son heureuse sécurité. — Il sentit le poids de la chaîne qu’il croyait si légère, elle embrassait déjà tous les liens de son existence ; la douleur et la vivacité de ses regrets lui révélèrent ainsi le secret de sa passion ; l’objet de ses plus vifs desirs était devenu plus fortement encore celui de toutes ses pensées, de tous ses vœux, de tout son attachement : mais, inévitable destinée du cœur humain ! il ne fut pas plutôt véritablement amoureux qu’il fut aussi défiant, inquiet et jaloux.

On observera sans doute qu’il avait quelques raisons de l’être ; il serait difficile de ne pas en convenir : nous oserons remarquer cependant qu’il n’en eut peut-être jamais moins. Il n’avait pas ignoré les liaisons qu’avait entretenues Betzi ; dans le nombre en était d’assez aimables, et son goût pour elle ne s’en était guère inquiété ; jamais il n’avait reçu de Betzi des preuves de constance plus sensibles et plus touchantes ; si l’on venait de le sacrifier à son rival, la nature même de ce sacrifice pouvait-elle lui laisser quelque doute sur la préférence décidée qu’il n’en conservait pas moins dans le cœur de son amie ? Avait-il jamais été plus aimé, plus heureux ? Ne lui restait-il pas encore plus d’une espérance que son exil ne serait pas éternel ? Séligni ne fut donc pas jaloux, parce qu’il avait plus de raison de l’être mais uniquement parce qu’il était plus amoureux qu’il ne l’avait jamais été.

Quelque simple et quelque sublime que lui parût d’abord le procédé de Betzi pour son malheureux bienfaiteur, le sentiment funeste qui s’était emparé de son ame lui fit soupçonner bientôt que ce généreux étranger n’avait pas cessé de lui plaire, que son infortune même pouvait le rendre encore plus aimable à ses yeux ; il venait d’éprouver lui-même sur quel charme elle savait faire oublier les plus vives peines : mille idées, mille images plus cruelles les unes que les autres, assiégèrent en foule son imagination ; elles le poursuivaient au milieu des études et des amusemens de la journée ; elles troublaient son repos dans le silence de la nuit, et le sommeil ne fermait ses paupières que pour le tourmenter par des songes plus déchirans encore que les rêveries de la veille ; notre sage en un mot se sentait dévoré de tous les poisons de la

jalousie.


CHAPITRE XI.


Ces Réflexions, suivant l’usage, produisent un mauvais effet.


Quite lost to life as lost to love !




Effrayé de sa propre situation, comment n’aurait-il pas cherché les moyens d’en sortir ? Je ne sais si je dois dire celui qui parut quelque temps lui réussir le mieux ; les distractions, les fantaisies plus ou moins dangereuses auxquels il essaya de se livrer avec autant de persévérance que de légéreté, calmèrent du moins le trouble de ses sens et de son imagination ; mais les efforts singuliers qu’il fit pour se persuader bien réellement qu’une jolie femme était au fonds comme une autre, qu’il n’en était aucune qu’il ne fût très-doux de désirer et tout aussi facile d’oublier, ces efforts quoique plus séduisans et moins difficiles à Paris qu’en aucun lieu du monde, ne purent jamais effacer de son cœur le souvenir de celle qui dès-lors avait cessé pour lui d’être une femme comme les autres.

Je suis loin de vouloir approuver la conduite de Séligni, je ne tenterai pas même de l’excuser ; mais il m’est impossible de ne pas revenir ici sur une réflexion qu’on ne saurait trop répéter, c’est qu’il est peu de travers, peu de vices même auxquels ne nous entraîne facilement l’inquiet, le dévorant besoin de sensations vives, lorsqu’une fois on en a contracté l’habitude, et que l’ame et l’imagination sont devenues trop distraites ou trop paresseuses pour y suppléer par l’admirable pouvoir de leurs ressources fictives et réelles ; si l’homme est encore plus fait, comme je le crois, pour sentir que pour penser, il n’est pas moins certain que c’est la pensée qui développe notre sensibilité, l’éclaire et l’exalte ; il est aussi très-certain que c’est la pensée dont l’inépuisable activité multiplie sans cesse les impressions qu’elle en reçoit, les renouvelle, les prolonge, nous ménage des intervalles de repos et les remplit plus ou moins heureusement. La pensée est l’aliment qui nourrit le feu qu’alarme la sensibilité ; la pensée est aussi le principe qui le modère et l’épure : un être doué d’une sensibilité profonde aurait bientôt tari toutes les sources de son bonheur, s’il n’était pas en même temps un être pensant et moral : c’est à ces dernières facultés qu’il doit la plus longue durée de sa vie et de ses jouissances. Il n’y a point de félicité sans passion ; mais il n’y a point de passion sans moralité : c’est le sentiment qui fixe l’éclair de nos sensations : c’est le sentiment qui les lie et leur donne une sorte de consistance ; il est le véritable enchanteur de nos sens, et lorsque leur puissance risque de s’éteindre, c’est lui qui le ranime ou qui sait lui préparer de nouvelles illusions : c’est donc l’épicuréisme même qui nous conseille de mêler du moins à nos plaisirs sensuels autant de raison, de morale et de délicatesse qu’il en faut pour nous en assurer l’endure et la meilleure jouissance.

Quoique Séligni parut avoir oublié ces utiles maximes ; quoiqu’il eût même un moment l’intention de les démentir par sa propre expérience,

un sentiment plus fort que sa philosophie ne tarda pas à les lui rappeler.


CHAPITRE XII.


Retour à la Raison.




Tous les amusemens frivoles que notre philosophe avait poursuivis avec une résolution si sérieuse, après l’avoir étourdi quelque temps, ne lui laissèrent bientôt qu’une impression pénible de dégoût et d’ennui ; il en portait l’empreinte sur tous les traits de son visage. Un matin, en s’échappant de la petite porte du sanctuaire d’une des plus célèbres Phrynés du jour, il fut rencontré par Betzi qui passait dans cet instant tout près de là pour aller aux nouveaux bains du Palais royal ; elle n’était accompagnée que de son domestique, et dans un costume dont l’extraordinaire simplicité l’aurait pu rendre tout-à-fait méconnoissable à d’autres yeux qu’à ceux de Séligni. Elle-même le devina plutôt qu’elle ne le reconnut ; mais en précipitant ses pas pour l’éviter, elle ne put s’empêcher de jetter sur lui un long regard de douleur et d’intérêt, de mépris et de compassion. Il en fut tellement frappé qu’il voulut la suivre et n’en eut jamais le courage. Quelque fugitive qu’eût été cette entrevue, elle n’en laissa pas moins dans le cœur de Séligni la trace la plus profonde : l’apparition réelle d’une intelligence céleste n’eût pas produit sur son âme un effet plus merveilleux. De ce moment il vit tous les torts de sa propre conduite et, ne se permit plus d’en supposer à celle de Betzi. Ne se croyant plus sacrifié qu’au sentiment le plus généreux, il rougit tout à-la-fois de ses soupçons, de son ingratitude et des distractions honteuses auxquelles il s’était livré pour essayer d’oublier celle qu’il lui semblait alors plus doux de regretter toute la vie. L’espèce de déshabillé dans lequel il l’avait revue, elle pour qui l’élégance semblait être un véritable besoin, lui fit présumer avec trop de raison l’embarras où pouvaient l’avoir engagé les sacrifices que sa reconnaissance avait cru devoir à l’infortune de son bienfaiteur ; il apprit en effet qu’elle avait changé de logement, qu’une partie de ses meubles et de sa garderobe était vendue, l’autre engagée, et que plusieurs spéculations entreprises par l’Anglais pour réaliser d’une manière quelconque des fonds qui lui restaient en Amérique, avaient échoué. Il fit guetter le domestique de Betzi, l’honnête Francisque, qui ne pouvant résister au vif intérêt avec lequel il lui parla de sa jeune maîtresse, confirma bientôt, les larmes aux yeux, la vérité des tristes rapports qu’il avait déjà reçus. Il lui remit sur-le-champ le billet ci-joint, qui en renfermait un autre de la caisse d’escompte de 200 louis : « Vous êtes dans l’embarras, et vous oubliez qu’il vous reste un ami ! »

Le lendemain ce même billet lui fut rapporté par la même main, mais avec la réponse que voici.

« Je l’eusse accepté peut-être dans tout autre moment, mais je connais votre fortune ; et la manière dont je vous rencontrai l’autre jour me prouve que vos ressources vous sont plus nécessaires que jamais. Si je n’ai plus le droit de vous faire aucun reproche, comment recevrais-je encore de vous un tel sacrifice ? »

Séligni n essaya point de se justifier aux yeux de sa malheureuse amie, il ne fit point de nouvelles tentatives pour lui faire accepter ce qu’elle venait de refuser avec tant de délicatesse et de fierté ; mais il changea tout-à-coup de conduite, renonça brusquement à tous les plaisirs qu’il avait recherchés avec tant d’empressement, se renferma dans son cabinet et reprit avec une sorte de passion ses études et ses goûts solitaires. Il ne sortait que pour se promener, et dans les lieux les moins fréquentés ; ses promenades se dirigeaient souvent dans la campagne vers les cabanes du pauvre ; le cœur oppressé d’un sentiment habituel de tristesse, il ne respirait jamais avec plus de liberté que lorsqu’en payant le lait ou les fruits que lui cédait une modeste indigence, il trouvait l’occasion de rendre à de bonnes gens quelque service réel, et d’égayer un moment leurs rustiques loyers par l’intérêt et les égards d’une douce bienfaisance. Il craignait de se rappeler trop vivement le souvenir de Betzi ; mais sans projet, pour ainsi dire, comme sans espérance, il cherchait à réparer ses torts, à se refaire une âme digne de la sienne, à mériter le bonheur d’oser l’aimer encore.

Je ne vous dirai point si Betzi fut informée alors des nouvelles dispositions qu’elle venait d’inspirer à Séligni ; ce qu’il lui fut aisé de savoir au moins, c’est que depuis long-temps il n’avait plus approché le seuil de la maison d’où elle l’avait vu sortir avec tant de chagrin, et qu’il n’avait remplacé cette liaison par aucune autre du même genre. Th***, qui le regrettait et qu’elle rencontrait quelquefois au spectacle, se plaignit à elle d’un abandon auquel rien n’avait dû la préparer, et le lui peignit comme l’être-le plus singulier qu’elle eût jamais connu, le composé le plus bizarre de froideur et de passion, de

tendresse et d’inconstance, de douceur et de caprice.


CHAPITRE XIII.


Seconde épreuve.




Au bout de quelques mois Séligni reçut un matin de Betzi quatre mots qui ne contenaient qu’une priere très-instante de venir la voir. Elle occupait alors un fort petit appartement près de la comédie italienne ; il s’y rendit d’abord, mais troublé par je ne sais quels pressentimens de crainte et de joie dont il ne pouvait se rendre compte à lui-même. Le billet ne disait rien, mais l’extrême précipitation avec laquelle on l’avait écrit devait faire présager sans doute quelque événement tout-à-fait imprévu.

En entrant chez elle il la trouva près d’une table, la tête appuyée sur ses deux mains jointes, et dans une espèce de stupeur qui lui permit de s’approcher tout près d’elle avant d’en être apperçu. Lorsqu’elle l’eût reconnu, sans lever les yeux elle lui tendit une main qu’il saisit en tremblant, et la pressant doucement dans la sienne, ce ne fut qu’après quelques instans de silence qu’il osa lui demander enfin ce qui pouvait l’avoir jetée dans un si profond abattement. — Vous le comprendrez assez en lisant cette lettre. — La lettre était ouverte à côté du bras sur lequel sa tête était restée appuyée ; voici cette lettre :

« Ô ma Betzi ! que je bénis le ciel et la douce obstination qui m’épargne avant de mourir le plus noir de tous les crimes ! Eh bien ! oui, je te l’avoue en ce moment où je n’ai plus rien à dissimuler, quand je te pressais hier au soir avec tant d’instance de me suivre dans mon hôtel, c’était pour t’immoler, mais t’immoler au plus tendre amour. Je ne puis plus vivre puisqu’il ne me reste plus aucun espoir de te rendre heureuse ; l’idée de me séparer de toi m’était aussi cruelle que ta mort me semblait désirable. Je voulais que la même heure, le même instant terminât ma destinée et la tienne ; j’avais tout arrangé pour m’assurer cette dernière félicité, la seule dont mon ame pût concevoir encore l’idée, c’était le plus ardent de mes vœux : hélas ! il existe toujours au fond de mon cœur ; j’en frémis ! un éclair de ma faible raison m’en découvre l’injustice : maître de mon existence, j’en puis disposer à mon gré ; je n’ai pas le même droit sur la tienne ; la coupe de la vie n’est pas encore épuisée pour toi. Je crus long-temps que c’était à moi seul qu’il était réservé le bonheur de la remplir sans cesse de nouvelles délices ; le sort qui me persécute m’en ôte désormais toute espérance. Mais jeune et sensible, aimable et bonne, sensée et légère, que de ressources ne conserves-tu point encore ! mon infortune seule t’en ravissait la jouissance. Mes bienfaits passés ne t’enchaîneront plus à ma misère actuelle ; il est temps de te rendre à toi-même, au doux charme de ton âge, de ses brillantes illusions, que sais-je ? peut-être même à de nouvelles chaînes, à de plus heureux engagemens, dont j’osais exiger et dont tu crus me devoir le sacrifice. Un amour comme le mien voit tout, devine tout, souffre de tout, même lorsqu’il n’ose s’en plaindre. Ah ! comment oser me plaindre de celle qui ne m’a point abandonné dans la situation la plus pénible de ma vie ! mais comment supporter l’affreuse idée d’être à charge même au plus sensible, au plus généreux de tous les êtres ! Comment la supporter l’affreuse idée de faire partager sans cesse et ses tourmens et ses chagrins à celle à qui l’on eût voulu donner à chaque instant tout le bonheur de sa vie entière ! L’heure fatale va bientôt sonner ; quand tu recevras cette lettre je ne serai plus. Cependant, ce moment même, je crois encore te serrer contre mon sein ; ce n’est pas de la vie, c’est de ce sein adoré qu’il est difficile de s’arracher. Adieu ! Pense que jusqu’au dernier instant tu fus la seule consolation de ton malheureux ami, tout le charme de sa pensée ; que c’est à toi seule, au repos, à la sûreté de ta vie qu’il s’immole. Je l’ai déjà tenu dans ma main, l’instrument fatal ; que dis-je ? l’unique, la plus précieuse, la plus sûre de toutes les ressources du malheureux ! Avec quel frémissement tu le vis encore l’autre jour sur le chevet de ce lit ; je te tourmentai pour le presser contre tes lèvres. — C’est ton dernier baiser, je vais le recueillir dans mon cœur. Adieu, ma Betzi… Je ne regrette que toi, toi seule, et c’est pour toi que je meurs. Pardonne, et donne encore quelques larmes à ma mémoire : Good night and for ever. »

À cette lettre était joint un testament par lequel il lui léguait la seule fortune dont il pouvait disposer encore, une très-petite ferme en Angleterre, avec quelques fonds à la Jamaïque qu’un de ses parens s’était chargé de réaliser pour lui. Le domestique qui servait l’infortuné Crafford avait reçu de lui ce paquet la veille avec l’injonction très-expresse de ne le porter à Betzi que vers les dix heures du matin. Il venait de s’acquitter de ce triste devoir en lui racontant comment son malheureux maître était rentré le soir dans un abattement extrême, mais les yeux égarés et tout en feu ; tandis que son service le retenait dans sa chambre, il l’avait vu tour-à-tour se tenir immobile devant la fenêtre ou devant la cheminée, et puis marcher à grands pas avec des mouvement presque convulsifs. Enfin Milord lui avait ordonné d’un air doux et tranquille de le laisser seul, et de venir le retrouver au bout d’une heure ; qu’alors il s’était mis à écrire avec beaucoup de précipitation. Depuis l’anti-chambre il l’avait entendu plusieurs fois, tantôt se parler à lui-même avec une sorte de rage, tantôt, comme s’il eût invoqué le ciel, prononcer quelques mots en anglais d’une voix presque étouffée par les sanglots, en y mêlant toujours, avec l’accent de la plus tendre douleur, le nom de Betzi. Entre minuit et une heure il l’avait sonné, lui avait remis le paquet cacheté ; et après lui avoir répété deux fois l’ordre dont nous avons déjà parlé, il avait ajouté : Charles, laissez-moi votre montre, et gardez la mienne. Quand je serai parti, celle-ci vous rappellera le pauvre Anglais. Bon soir. Je n’aurai guère besoin de vous demain dans la matinée, car je me propose de dormir fort long-temps. — Avant cinq heures tout l’hôtel était en alarme ; on avait entendu tirer deux coups de pistolet. La première chambre vers laquelle on avait couru d’abord était celle de l’Anglais ; il ne l’avait point fermée à clef ; après avoir frappé à la porte, on l’avait ouverte Il avait déjà cessé d’exister. À côté du lit sur lequel il était tombé, la tête brisée d’un double coup, on avait trouvé quelques lignes écrites et signées de sa main, par lesquelles il suppliait le magistrat de n’inquiéter personne à son sujet. Cet écrit finissait par ces mots : Je ne voulais plus être à charge à mes semblables par le malheur de ma vie ; que je cesse au moins de l’être à l’instant même de ma mort. Le seul bien qui me restait à faire à mes amis comme à mes ennemis, c’était de les délivrer de moi. Puissé-je obtenir encore des premiers quelques regrets, inspirer aux

autres quelque utile remords.


CHAPITRE XIV.


Suites singulières de la seconde Épreuve.




Suivant la marche commune des Romans, l’on ne manquera pas sans doute de présumer qu’ici l’histoire de notre héros est bien près de toucher à sa fin ; que le seul obstacle qui s’opposait à son bonheur écarté subitement, plus amoureux que jamais, Séligni ne tardera pas à consoler Betzi de l’ami qu’elle vient de perdre, et que leur réunion sera bientôt d’un bonheur trop parfait pour ne pas risquer d’endormir l’historien et ses lecteurs, si l’on ne se hâte pas d’en terminer promptement le récit.

Ce qu’il y a de vrai dans cette conjecture, c’est que depuis le premier instant de leur liaison, Séligni n’avait jamais été plus sérieusement épris des charmes de sa maîtresse ; que tout homme sensible, l’eût-il vue ce jour-là pour la première fois, en eût sans doute été touché comme lui. Il n’est rien qui n’ajoutât dans ce moment à la séduction naturelle de tout son être : ces cheveux épars dans le désordre le plus touchant, cette robe blanche si négligée, mais en même temps si simple et si décente ; l’expression de la pitié la plus tendre, de la douleur la plus profonde, mais d’une douleur qui n’avait rien à se reprocher : ne pouvait-elle pas s’applaudir en effet de tous les sacrifices obtenus de son cœur pour prévenir la résolution funeste dont elle-même avait failli d’être la victime ? Le danger si près de l’atteindre semblait répandre un nouvel intérêt sur ses jeunes destinées. Et ce dernier hommage, le dernier dévouement d’un homme si généreux, si passionné, s’immolant tout entier à son amour pour elle, prêtait encore à tous ses traits un caractère de dignité, qui sans les rendre moins doux, y mêlait je ne sais quoi d’imposant et de céleste.

Quelque vives et quelque profondes que fussent toutes ces impressions sur le cœur de Séligni, j’ai lieu de penser que, pour l’instant du moins, elles suspendirent le trouble de ses sens. Peut-être n’avaient-ils jamais éprouvé près d’elle le même calme, ou si vous voulez, la même stupeur. N’est-il pas des circonstances qui dans tes liaisons les plus intimes inspirent plus de procédés que de sentiment, où les sentimens font évanouir le charme des sensations les plus vives ? Séligni ne pouvait refuser à la confiance de Betzi tout l’intérêt de l’estime et de l’admiration la plus tendre ; mais en secret ne s’y mêlait-il pas quelques soupçons de jalousie, excités plutôt peut-être par la violence des transports qui venaient de décider du sort de son rival, que par la franchise même des aveux et des regrets de Betzi ? N’est-il pas encore assez naturel de supposer que, sans se l’avouer peut-être à lui-même, noire philosophe fut épouvanté dans ce moment du terrible empire que pouvait exercer l’amour sur les ames les plus fortes ? Ces différentes suppositions me semblent assez probables, et la réalité de l’une n’exclut point du tout la réalité de l’autre. Rien de plus commun dans les romans, rien de plus rare dans la nature que des affections simples et parfaitement déterminées ; il y a toujours dans les mouvemens les plus vrais de notre sensibilité quelque chose de vague et d’implexe qu’on altère plus ou moins en voulant le définir.

Le résultat le plus clair de toutes les agitations secrètes de l’ame de Séligni, fut de lui persuader assez long-temps que rien au monde n’était plus aimable que Betzi, mais que pour ne pas se rendre encore une fois le plus malheureux des hommes, il devait tâcher désormais à ne plus prétendre d’elle aucune préférence exclusive ; à se borner paisiblement à devenir, à rester le plus tendre et le plus vrai de ses amis. Il s’empressa donc d’abord de lui rendre tous les bons offices dont elle pouvait avoir besoin dans une circonstance si dangereuse et si difficile. Il chercha tous les moyens de la consoler et de la distraire. Il la voyait presque tous les jours, mais il évitait les occasions de la voir seule, la quittait souvent avec une sorte de brusquerie ou de distraction à laquelle la franchise et l’ingénuité de Betzi ne

pouvaient rien comprendre.


CHAPITRE XV.


Apologie des Mœurs du Siècle.


Of all the ills that may attend me
From marriage, mighty gods, defend me !




Après avoir tâché vainement de rappeller à son tour dans l’ame de Séligni la confiance et la sérénité dont elle recommençait à jouir, grace à son heureux naturel, et que, cependant elle croyait ne devoir qu’aux soins assidus de l’amour le plus tendre, elle voulut s’assurer enfin du véritable motif d’une réserve si bizarre et si mystérieuse. Sans se laisser décourager par quelques tentatives inutiles, elle parvint bientôt à se ménager avec lui l’explication que nous allons rapporter à nos lecteur avec une infidélité sur laquelle nous espérons qu’il ne leur sera pas permis de conserver le moindre doute.

B. Vous n’êtes plus le même, et vous êtes toujours mon ami.

S. C’est en vain que j’essayerais de m’en défendre.

B. Vous m’aimez et vous me fuyez.

S. Peut-être parce que je vous aime plus que jamais.

B. Au moins parce que vous craignez plus que jamais de m’aimer. De cruelles et pénibles épreuves vous ont appris qu’on pouvait s’attacher fortement à la malheureuse Betzi ; que sous plus d’un rapport du moins elle pouvait mériter un pareil attachement, et vos systêmes, votre philosophie d’opinion, vous persuadent qu’un lien de ce genre serait suivi de mille remords et de mille regrets.

S. Si vous savez tout, vous savez aussi que mon cœur n’en est pas moins à vous.

B. Oui, mais vous vous efforcez de le reprendre, et vous cherchez à le déshabituer insensiblement de tout ce qui fit le, charme des premiers temps de notre liaison.

S. Et si ce que je craignais le plus était le malheur de vous perdre ?

B. Ah ! je serais toujours encore la plus heureuse des femmes.

Séligni s’élança dans ses bras et la serra tendrement contre son cœur. Après un moment de ravissement et de silence, il reprit presque à demi-voix :

Tu le pardonneras à ma franchise, car tu le sais, si je puis jamais avoir le pensée de te blesser ; mais qu’est-ce qui doit m’assurer de ta constance ? L’habitude de ta première jeunesse, puis-je l’oublier ? Et comment retrouverai-je auprès de toi ce sentiment de sécurité dont la passion même que tu m’inspires m’a rendu le cruel besoin ?

B. Et qu’est-ce qui peut pondre de l’amour, si ce n’est l’amour lui-même ? Je ne prétends point dérober à vos yeux les faibles et les caprices de notre imagination ; je ne veux excuser ni dissimuler aucune de nos erreurs ; je me garderai de rappeller même dans ce moment tout ce qu’on sait sur la vertu des femmes qui prétendent avoir tant de droits à nous mépriser, et qui nous méprisent cependant au fond bien moins que tous ces grands hommes, ces vieux enfans qu’elles sont obligées de tromper sans cesse. À beaucoup d’égards, je l’avouerai, nous sommes femmes comme elles, mais à beaucoup d’autres nous devons, ce me semble, l’être un peu moins.

S. Il est certain que la liberté dont vous jouissez…

B. Doit vous soumettre un peu plus sûrement à la loi que nous nous imposons nous-mêmes.

S. Ce n’était pas là tout-à-fait ma pensée.

B. Séligni, vous êtes sensible et bon, mais vous n’êtes juste ni envers les femmes auxquelles l’opinion publique accorde le plus d’indulgence, ni envers celles à qui cette opinion paraît en accorder le moins. Avez-vous jamais réfléchi sur l’influence de l’espace de nécessité qui détermine les femmes que vous êtes convenus d’appeler exclusivement femmes honnêtes, dans le choix de leurs amans comme dans celui de leurs mari ? Grâce aux circonstances qui les entourent et les enchaînent de toute part, ce choix est-il jamais libre ? Si c’est presque toujours la convenance des familles qui leur donne un époux, n’est-ce pas encore celle de la société qui décide en faveur de l’ami qu’elles ont à préférer ? Lors même que leur penchant a pu se trouver un moment d’accord avec le hazard de tous ces rapports de convenance et de convention, si le premier sentiment fut une erreur, que de ménagemens à garder, que d’obstacles à vaincre pour en revenir, que de raisons et de motifs pour en cacher le supplice ! Ah ! combien de nouvelles erreurs, combien de nouvelles faussetés un état si pénible ne rendrait-il pas excusables !

S. Avec quel art vous en faites l’apologie !

B. Si j’entreprends de les défendre, je n’en suis pas plus généreuse, ce n’est que pour vous accuser…

S. D’être trop exigeant ou trop sévère ?…

B. Oui, trop sévère dans votre estime, trop léger dans votre mépris. La science à laquelle l’amour-propre des hommes a peut être le plus de prétention est la connaissance de nos faiblesses ; et peut-être est-il peu de prétentions plus malavisées. Les hommes en général ne se doutent guère ni de nos vices ni de nos vertus ; ils sont loin de concevoir toute notre énergie et toute notre fragilité ; toute notre prudence et toute notre folie ; tout notre courage et toute notre timidité ; ce qu’ils savent encore moins, c’est à quel point nous sommes tour-à-tour constantes et légères. Je suis convaincue enfin qu’il n’y a jamais eu de femme au monde qui n’ait passé pour être ou beaucoup plus coupable, ou beaucoup plus innocente qu’elle ne l’était en effet.

S. Quoi qu’on puisse dire, je pense, à-peu-près la même chose des hommes ; je veux bien croire aussi qu’on l’a dit encore avec plus de vérité des femmes… Cependant, de grace, par quel détour mystérieux cette triste découverte servirait-elle à rassurer un cœur trop défiant ou du moins trop inquiet ?

B. Et qu’est-ce qui peut guérir de la défiance ? L’amour heureux moins encore, hélas ! qu’aucun autre. Et peut-être est-ce là l’avantage le plus réel que vos femmes honnêtes ont sur nous, tant qu’elles sont assez prudentes pour le conserver. Mais je n’eus jamais l’intention de combattre par le raisonnement un sentiment involontaire ; je n’en veux aujourd’hui qu’à l’erreur de votre esprit. Comment ne voyez-vous pas que l’existence dont on nous laisse jouir dans le monde, loin de nous rendre plus susceptibles d’inconstance ou de perfidie, nous en doit garantir plus sûrement qu’aucune autre ?

S. Voilà, je vous l’avoue, un paradoxe digne de toute l’éloquence d’Aspasie. Je vais vous écouter avec le plus profond recueillement.

B. Dites-vous bien d’abord, mon cher Séligni qu’il est une trempe d’ame et de caractère sur laquelle les chaînes de vos institutions sociales peuvent peser plus ou moins, mais dont elles n’altèrent cependant l’énergie ni en bien ni en mal. Une ame sensible et fière demeurera sensible, quelque imposant que puisse être le lien qui voudrait l’empêcher de l’être ; elle demeurera fière, quelque accablant que soit le préjugé qui voudrait l’avilir. L’état dans lequel on se trouve jetté par la destinée, et le sentiment que l’on porte au fond du cœur, se forment bientôt une existence isolée, lorsque l’un ne peut se concilier avec l’autre, lorsqu’ils ne peuvent se dégrader ou s’honorer mutuellement. N’a-t-on pas vu des femmes de la plus haute naissance choisir leurs valets pour amans, et la maîtresse obscure d’un soldat, devenue la compagne d’un grand homme, s’asseoir dignement sur le premier trône de l’univers ? Sans nous arrêter à de tels exemples, regardez autour de vous : que de vertus, que de sentimens généreux et sublimes ne découvrirez-vous pas jusque dans les conditions les plus malheureuses et les plus avilies ? Les habitudes attachées à l’emploi de ces conditions si dignes de pitié, quoique d’une nature vicieuse, cessent en quelque sorte d’être des vices ; ce qu’on fait par habitude et par état, n’a rien de commun, pour ainsi dire, avec la nature même de nos sentimens. Telle fille publique qu’une destinée déplorable livre indistinctement aux desirs du premier venu, ne partage aucune des jouissances qu’elle prodigue ainsi par devoir ou par nécessité, et réserve toute la tendresse de son cœur, toute la volupté de ses sens pour l’amant qu’elle préfère. Il est plus d’une prude et plus d’une dévote dont l’honnête époux est loin de pouvoir compter, je ne dis pas sur le même bonheur, mais sur la même franchise d’attachement, de constance et de fidélité.

S. Vous ne serez pas surprise cependant si je n’envie pas plus le sort de l’un que celui de l’autre.

B. Et si vous étiez forcé de choisir ? Mais vous cherchez à me distraire ; laissez-moi reprendre la suite de mes idées. Ce que j’ai dit jusqu’à présent n’est pas plus contraire à votre opinion qu’à la mienne ; ce que j’ai dit prouve seulement que l’on n’est pas plus loin de la vertu dans un état de la vie que dans l’autre, et que dans le dernier de tous on retrouve souvent le genre même de vertu qu’il semble comporter le moins. Je crois qu’en y réfléchissant vous serez encore force de convenir que s’il est une manière d’être dans la société qui puisse garantir la durée et la vérité de nos sentimens, c’est celle où m’a placée le bonheur ou le malheur de ma destinée. Quoi qu’en dise la malignité des hommes, ou leur ridicule vanité, quelque mobiles que nous ait formées la nature, nous avons en général plus de dispositions que vous à la constance, plus de ressources et de motifs pour nous attacher à notre premier choix, pourvu qu’il n’ait trompé (quand je parle à mon ami, je parle sans détour) pourvu qu’il n’ait trompé ni notre cœur ni nos sens. Les hommes qui se plaignent le plus de notre légèreté sont toujours ceux qui méritent le plus de l’éprouver. La fin de leurs illusions a presque toujours précédé la nôtre ; et nous ne leur enlevons guère que ce qu’ils avaient déjà perdu. De quelque indépendance qu’on nous laisse jouir (ainsi l’a décidé la nature de nos rapports), nous nous exposons toujours à plus de danger, à plus d’inconvéniens que vous, en laissant errer à leur gré nos vœux et nos desirs ; et ce n’est sans doute qu’à cette circonstance que beaucoup d’amans et beaucoup d’époux doivent le prix de la fidélité qu’ils n’attribuent volontiers qu’à l’étoile de leur mérite personnel.

Si notre confiance ne dépend que du bonheur de notre choix, où ce bonheur peut-il se rencontrer plus facilement que dans la position où je me trouve ? Quelle femme pourrait choisir avec plus de liberté ? Quelle femme pourrait éprouver encore l’objet de son choix avec plus de confiance et de sécurité ? La douce illusion dont votre constance et la nôtre ont tant de besoin, qui sait encore mieux l’entretenir, qui sait mieux la rappeler que nous ? Aux attentions, aux soins que nous ne cessons de prendre pour conserver, pour renouveler nos charmes, ne joignons-nous pas encore, d’habitude & d’instinct, l’art le plus heureux de les faire valoir, d’en varier l’effet, d’en prolonger la puissance ? Les hommes croient avoir moins de raisons de se rapprocher des femmes de notre état que des autres ; nous devons en connaître mieux leur force et leur faiblesse ; et le desir que nous avons de nous assurer de leur constance ne nous en donne-t-il pas mille moyens dont vos grandes dames sont loin de se douter, lorsqu’elles ne nous ressemblent pas, et dont elles abusent plus indignement encore lorsqu’elles s’avisent par malheur, de vouloir nous prendre pour modèles ?

S. Comme vous les peignez ! Et qui vous apprit à les si bien connaître ?

B. Ah ! ne me rappeliez pas dans ce moment leur malheureuse victime ! Revenons à nous, mon cher Séligni. Quelque méconnue que puisse être l’étrange position où le ciel a placé votre pauvre Betzi, son ame est trop pure et trop sensible pour ne pas s’indigner également de se voir engagée à se comparer avec certaines femmes d’un rang que l’opinion a mis si fort au-dessus du sien, comme avec celles de la classe que cette même opinion a placées encore au-dessous, et peut-être avec la même justice ; oublions les vices des unes et le malheur des autres. Pour connaître le véritable prix de mes sentimens, n’écoutez que mon cœur et le vôtre. Qu’est-ce qui vous garantira ma franchise, si ce n’est ma franchise même ? Qu’est-ce qui nous assurera le bonheur que nous pouvons espérer encore, si ce n’est le bonheur même dont notre amour nous a fait jouir jusqu’à présent malgré tant d’obstacles, et sur-tout malgré l’influence funeste de vos cruelles préventions ? Quand tu l’aurais voulu, (hélas ! tu ne l’as voulu que trop sûrement), comment t’aurait-il été possible de douter du cœur de ta Betzi ? Au moment même où tu crois t’en défier, ce n’est que dans ce cœur que le tien retrouve son repos et sa vie. Auprès de quelle femme éprouvas-tu jamais de plus brûlans transports, un abandon plus tendre, une plus douce ivresse ? Est-il quelque félicité nouvelle qui manque encore à tes vœux ? En est-il une que mon amour ne puisse te donner ?

Bientôt Séligni. — Je pense qu’en effet, pour le moment du moins, il ne lui resta plus aucun doute sur la

réalité de son bonheur.


CHAPITRE XVI.


Conclusion du premier Livre.




Depuis cet entretien leur liaison redevint plus intime et plus suivie qu’elle ne l’avait encore été. Les raisonnemens de Betzi, bien plus sûrement encore le charme de ses caresses et l’irrésistible pouvoir du sentiment dont leurs cœurs ne cessaient de s’enivrer mutuellement, semblaient l’avoir emporté sur tous les principes et sur toutes les préventions de Séligni ; mais par une contradiction bizarre, et peut-être cependant assez naturelle, plus Séligni se trouvait heureux de cette manière d’être, moins elle contentait aujourd’hui les vœux secrets de Betzi, quelque motif qu’elle eût d’ailleurs de s’applaudir de la tendresse de son amant, et quelque disposée qu’elle fût à reconnaître le bonheur de son choix. La philosophie de Ninon avait l’air d’avoir converti l’amour ; mais l’amour avait converti bien plus sérieusement la philosophie de Ninon. Betzi, grâce aux charmes de son esprit et de son caractère, était parvenue à se faire aimer avec tant de confiance, avec une passion si vraie, que pour répondre à tous les sentiment dont il avait rempli son cœur, elle se désolait souvent en secret de n’avoir pas été le premier objet de son amour ; elle se désolait encore plus qu’il n’eût pas été le premier, l’unique objet du sien ; elle eût enfin voulu n’avoir jamais aimé que lui. Sa raison, souvent aussi la crainte de blesser ou d’attrister son amant, l’engageait à renfermer tous ces mouvemens au fond de son ame, à les traiter elle-même de chimères romanesques ; mais elle y retombait sans cesse, et presque toujours avec une sorte de complaisance qui n’altérait que sa gaîté naturelle, sans nuire à la douceur de son caractère, au charme de ses entretiens. Les jours qu’elle regardait comme les plus heureux de sa vie étaient ceux qu’elle passait avec Séligni dans la plus parfaite solitude, dans son ménage ou dans le sien, et sur-tout à une petite campagne qu’elle avait louée près du peur bois de Romainville, dans cette jolie contrée où quelque près qu’on soit de Paris on croit en être si loin. Son âme se plaisait à s’y concentrer toute entière dans la jouissance d’un sentiment tout nouveau pour elle, de ce sentiment à qui ses vœux eussent sacrifié volontiers les plus doux souvenirs du passé, les plus brillantes espérances de l’avenir, s’il eût dépendu d’elle d’oublier et de faire oublier à son ami tout ce qui n’était pas elle, tout ce qui n’était pas lui.

Pourquoi le bonheur est-il souvent si près de l’homme, et pourquoi l’homme en est-il toujours si loin ? Tantôt ce sont de faux calculs, tantôt une fausse sensibilité, qui nous empêchent de l’appercevoir ou de le saisir ; c’est un jour l’entraînement tumultueux de la surprise, un autre l’empire languissant de l’habitude. Le sentiment pur & vrai qu’exige la jouissance du bonheur semble, pour ainsi dire, incompatible avec la nature de l’homme ; celui qu’il éprouve le plus communément n’est jamais dans la juste mesure de la vérité ; lorsqu’il cesse de s’élever au-dessus de cette juste mesure, il ne tarde pas à retomber au-dessous : il ne désire que ce qu’il espère, n’espère que ce qu’il desire encore ; il laisse échapper tout ce qu’il possède, et ne jouit que de ce qu’il imagine ; peut-être même en doit-il rendre grace au ciel qui le plaça dans un ordre de choses où le domaine de l’espérance est sans bornes, où celui des réalités a tout aussi peu d’étendue

que de durée.


LIVRE SECOND.



CHAPITRE PREMIER.


Confessions de Betzi.




Si vous avez daigné prendre quelque intérêt à ce que j’ai pu vous confier jusqu’à présent sur l’étrange destinée du bon Séligni, sur les dispositions les plus secrètes de son cœur, peut-être ne serez-vous pas moins affligé que moi lorsque vous apprendrez aujourd’hui qu’il y avait déjà quelques années que Betzi en était séparée. Elle habitait alors une jolie ferme à plus de cinquante milles de Londres sur la route de Bath, non loin des bords de a belle et rapide rivière de Kennel, au fond d’un petit vallon dont l’antique tour du poète Chaucer dominait la paisible et riante perspective. C’était à l’entrée d’une de ces brillantes nuits d’été qui semblent faites pour dédommager l’Angleterre du peu de beaux jours dont la laisse jouir son climat nébuleux, qu’assise dans un berceau de son jardin, Betzi faisait à sa plus jeune sœur, arrivée depuis peu de la Martinique, le récit qu’on va lire.

« Je vous ai peint Séligni, ma chère Henriette, tel qu’il était : bon, généreux, sensible, aimant, mais craignant de livrer son âme à toute la force, à toute la faiblesse de sa sensibilité naturelle. Il m’aimait avec passion ; et cependant il semblait redouter également le sacrifice de ma propre liberté comme celui de la sienne. Moi je n’étais plus la même personne sous aucun rapport. L’extrême changement qu’avait éprouvé tout mon être était d’autant plus singulier, qu’il avait été produit le plus insensiblement du monde, sans projet, sans réflexion, sans effort et qu’il m’eût été très-impossible à moi-même d’en marquer l’époque. Mes liaisons avec Craffort avaient développé mon goût naturel pour les choses aimables ; je leur devais le peu d’esprit et de talens que je pouvais avoir ; ma liaison avec Séligni servit sans doute à seconder encore mes progrès dans ce genre ; mais l’influence qu’elle eut sur mon bonheur dérivait d’une autre source : sa manière de m’aimer, sans le vouloir, m’avait donné le sentiment d’une existence absolument nouvelle, d’une existence dont je fus profondément ravie, et qui finit par me rendre odieux jusqu’au souvenir des plus douces distractions de ma vie passée. Je trouvai bientôt dans le fond de mon âme un instinct supérieur à tous ceux qui m’avaient guidée jusqu’alors, un instinct qui m’avertissait chaque jour plus impérieusement que je devais appartenir à un ordre de choses tout-à-fait différent de celui dans lequel j’avais vécu, dans lequel je me voyais encore forcée de vivre. La délicatesse de l’ame de Séligni semblait avoir passé toute entière dans la mienne, peut-être même avec des scrupules qu’il n’avait plus, avec des préjugés que mon intérêt, ou plutôt celui de sa passion, avait trop bien su combattre ; en un mot, je me sentis élevée au-dessus de moi-même, et par-là même humiliée de ce que j’étais encore à mes propres yeux, quoique j’eusse déjà cessé, je crois, de l’être aux yeux de mon ami. Pour m’arracher aux liens qui me devenaient de jour en jour plus insupportables, je proposai plus d’une fois à Séligni de renoncer à tout autre engagement, à tout autre projet, de me choisir une retraite ignorée du monde et de n’y vivre que pour lui : soit qu’il ne crût point assez à la constance d’une pareille résolution, soit qu’il redoutât pour sa propre liberté la chaîne des devoirs que lui pourrait imposer l’étendue d’un pareil sacrifice, soit qu’enfin son ame douce et généreuse n’eût point assez de confiance dans les moyens qu’il avait de s’acquitter envers moi de ce que je n’aurais pas plus fait en ce moment pour lui que pour moi-même, il employa toute l’éloquence de son esprit et de son amour à me persuader que, d’après mes propres principes, notre manière d’être était la plus heureuse qu’il fût possible de se procurer dans ce monde ; seulement pour l’assurer encore davantage, il me pria de lui laisser le soin de faire en ma faveur des arrangemens de fortune qui devaient me rendre la plus indépendante de toutes les femmes, n’étais-je pas déjà la plus sensible et la plus aimée ? Il fallut céder et la crainte de l’éloigner, de le refroidir, ou d’altérer son bonheur, m’engagea même à lui cacher autant qu’il me fut possible le secret de mes peines, celui des vœux et des regrets dont lui seul avait rempli mon ame.

Je ne sais quel espoir m’en donna la force et le courage. Nous vécûmes ainsi quelques années sous le charme d’une heureuse insouciance, et si vous en exceptez le seul rapport dont je souffrais intérieurement, je devais me trouver en effet une des créatures les plus fortunées de la terre : j’étais entourée de soins et d’hommages ; dans toutes les circonstances importantes de la vie, j’étais guidée par les meilleurs conseils, soutenue par les secours les plus délicats et les plus empressés ; sans donner et sans porter aucune chaîne, j’exerçais autour de moi le plus doux et le plus puissant de tous les empires : on s’exagérait le prix de mes moindres faveurs ; et l’ami qui jouissait avec transport de la préférence qu’il méritait à tant de titres, s’attachait tous les jours davantage à l’être que son amour même rendait tous les jours plus digne de lui. Nous nous faisions quelquefois la confidence de nos caprices, de nos folies, de nos complaisances ; les aveux indiscrets n’étaient pas toujours exempts de peines, de regrets, de jalousie ; mais les délices de ce bonheur suprême que nous ne trouvions plus que dans le sentiment intime qui liait nos cœurs l’un à l’autre, nous faisaient tout oublier, nous rassuraient bientôt contre toutes nos craintes ; et ce charme était tel en effet qu’il devait dissiper jusqu’au plus léger ombrage. Un des plus grands malheur de Séligni, peut-être encore plus le mien, c’est que sa manière d’exister et les considérations de convenance auxquelles il était attaché ne lui permettaient pas de me voir aussi librement qu’il l’aurait voulu ; ses fréquentes absences me donnaient en quelque sorte le besoin habituel d’une autre société, soit pour me distraire, soit pour m’accompagner dans les promenades et dans les lieux publics où la réserve de son caractère et la sévérité d’anciennes lisons l’empêchaient de me suivre et de s’afficher avec moi ; sans nous intéresser même beaucoup, nos alentours de toutes les heures et de tous les momens exercent bien plus de pouvoir qu’on ne pense sur nos sentimens les plus intimes, sur nos plus fortes résolutions. Mon ami disait que c’était comme notre atmosphère morale : l’influence en est très-puissante, quoique le plus souvent

très-imperceptible.


CHAPITRE II.


Situation singulière.




Dans le nombre des hommes qui formaient alors ma société, je négligeai même assez long-temps de remarquer plus particulièrement le comte d’Eglof. Ses soins plus assidus peut-être, semblaient moins empressés que ceux de beaucoup d’autres. Il avait une figure douce et distinguée qui devait même avoir été fort belle, mais que de profonde chagrins avaient déjà fort altérée, quoiqu’il fût de quelques années au moins plus jeune que Séligni ; étranger, il ne parlait pas très-facilement notre langue ; son esprit, sans avoir rien de fort séduisant dans la conversation, y répandait pourtant un intérêt aimable ; tout annonçait en lui les avantages d’une excellente éducation. Il avait du goût et quelques talens agréables, celui du dessin et de la peinture ; bientôt ces talens ne furent plus employés qu’au service de ma toilette, à la décoration de mon boudoir ; sa fortune était au-dessous du médiocre, mais il savait y suppléer par beaucoup d’ordre, une intelligence très-active, infiniment de réserve et de modestie. Ce qui le caractérisait de la manière la plus remarquable, c’était l’opiniâtreté de volonté la plus décidée, quoique la plus douce et la plus patiente ; dans l’abattement même où le plongeaient souvent le souvenir de ses malheurs passés et l’embarras de sa situation présente, beaucoup de constance, de noblesse et de dignité. Victime des vengeances et de la lâcheté d’un favori de son maître, il s’était vu forcé de s’expatrier, et condamné, pour ainsi dire, aux pénibles incertitudes d’une vie errante. Quelques amis puissans qu’il avait retrouvés en France s’étaient empressés à lui chercher plusieurs ressources qui pouvaient lui convenir ; mais il trouvait toujours de fortes raisons pour se refuser à celles qui l’auraient à jamais séparé de moi. La plus légère espérance de pouvoir subsister dans les lieux que j’habitais ne tardait pas à l’y ramener, quelques avantages que pussent lui promettre encore pour l’avenir les projets qui l’en avaient éloigné. Ces absences forcées interrompaient souvent l’espèce de liaison qui s’était formée entre nous ; elles empêchèrent sans doute aussi Séligni d’en observer les commencemens avec une attention fort jalouse. Je lui en avais parlé d’abord comme d’un ami dont les complaisances m’étaient fort agréables, mais dont les soins ne devaient lui donner aucune inquiétude ; et je disais alors parfaitement vrai. Vous savez déjà qu’il n’en fut pas toujours de même ; la liberté dont me laissait jouir ma manière d’être avec Séligni, le danger de ses systêmes, et peut-être encore plus l’exemple trop imprudent de quelques-unes de ses inconstances, finirent par me rendre plus attentive que je ne l’avais encore été jusqu’alors aux tendres empressemens de son rival, à la délicatesse de ses sacrifices. Je me crus heureuse de pouvoir l’en récompenser sans cesser d’être pour Séligni ce que j’avais toujours été. Je me garderai bien de décider si les principes d’une morale pure nous permettent de faire en même temps le bonheur de deux êtres qui nous paraissent le mériter également ; je prononcerais peut-être aujourd’hui contre moi-même ; mais ce que j’ai bien éprouvé, c’est la fausseté de principe romanesque d’après lequel on assure qu’il n’est pas même possible d’aimer avec la même tendresse, avec la même bonne foi, deux hommes auxquels on peut se livrer tour-à-tour avec le même charme, avec la même confiance. On ne partage point son cœur, on le donne tout entier au moment de la plus douce jouissance ; et l’on conserve plus sûrement encore deux amans que l’on ne conserve deux amis, parce que l’intérêt qu’inspire l’amour a des soins, des attentions, un instinct de prévoyance et de délicatesse, que n’atteint guère l’intérêt de l’amitié la plus vive. Quelque différence qu’il y eût d’ailleurs entre Eglof et Séligni, quant à l’esprit, au caractère, aux habitudes de la vie, leurs manières de m’aimer avaient des rapports si doux, une vérité si parfaite et si touchante, qu’en les connaissant, bien loin de s’étonner que j’eusse pu les aimer tous deux à-la-fois, on aurait beaucoup plus de peine à comprendre comment il m’eût été possible d’aimer l’un sans aimer l’autre, sans les aimer tous deux également. Ce qu’ils craignaient le plus l’un et l’autre, c’était d’obscurcir par le plus léger nuage l’heureuse sérénité de toutes mes pensées et de toutes mes affections ; c’est à moi, c’est à moi seule au monde qu’ils rapportaient l’un et l’autre l’emploi de toutes les ressources de leurs facultés, de leur travail, de l’emploi de leur fortune ; ce n’est que pour ajouter à l’agrément de ma vie que l’un desirait de conserver et d’augmenter sa fortune, l’autre d’en acquérir. J’étais le premier objet de tous leurs efforts, de tous leurs vœux, de toutes leurs espérances ; la sensibilité de l’un et de l’autre avait été profondément éprouvée, ce n’est que dans mon sein qu’elle retrouvait du calme et du bonheur, j’en étais devenue le repos et la vie. Eglof, avant que je me fusse donnée à lui, connaissait tout mon attachement pour son rival ; loin de chercher à m’arracher à ce premier engagement, la crainte de me faire perdre un ami tel que Séligni, un ami dont lui-même jugeait la tendresse si nécessaire à mon bonheur, l’engagea de la meilleure foi du monde à me conseiller de dérober encore à ses yeux l’intimité de notre liaison : il m’en coûta beaucoup de suivre ce conseil ; je comptais bien plus sur la franchise de mon caractère, sur la sincérité de ma tendresse, que sur des efforts de prudence ou de dissimulation qui n’étaient guère à mon usage. Je cédai cependant avec regret à l’ascendant d’une raison que je devais croire supérieure à la mienne : mais heureusement, ou malheureusement, je me trouvai bientôt débarrassée d’un rôle trop pénible pour mon humeur, pour mes principes,

et sur-tout pour la naïve candeur de tous mes sentimens.


CHAPITRE III.


Heureuse Indiscrétion.




L’indiscrétion d’un billet, oublié sur ma cheminée, ne laissa plus de doute à Séligni sur le mystère de cette nouvelle liaison, et quelque violence qu’eussent d’abord les reproches de sa jalousie, ce ne fut point par d’adroits détours, par de perfides désavœux que je tentai de désarmer son ressentiment. Je lui peignis la situation de mon cœur telle qu’elle était véritablement. Je ne lui disputai point le droit d’être plus sévère envers moi que je ne l’avais été plus d’une fois envers lui-même. Sans lui cacher combien j’avais été touchée d’un amour que je ne pouvais comparer qu’au sien, je ne lui prouvai pas moins vivement sans doute combien je serais malheureuse de le perdre. La vérité, lorsqu’elle est vérité, quelque nouvelle ou quelque étrange qu’elle puisse être, conserve toujours un caractère irrésistible. Mes larmes coulaient de mon cœur, elles pénétrèrent jusqu’au sien, l’attendrirent et l’enflammèrent d’une ardeur plus vive peut-être que toutes celles qu’il eût jamais éprouvées. Je partageai le délire de ce sentiment inexprimable avec le plus tendre abandon : comment eût-il pu douter encore que je ne fusse toujours la même ? Je n’avais jamais été plus entièrement à lui que je ne l’étais dans ce moment ; je ne l’avais jamais été, je crois, avec les transports d’un bonheur plus pur et plus céleste. Il semblait que nos ames élevées au plus haut degré de confiance se fussent approchées de plus près encore, que leur union en fût devenue plus tendre, plus ardente et plus intime. Revenue de cette délicieuse ivresse, je tâchai de considérer avec plus de calme les nouveaux rapports dans lesquels je me trouvai engagée ; je dis à Séligni : J’ai deux amis, deux amans dignes de toute la tendresse de l’être le plus sensible. Que ne puis-je être deux fois moi-même pour être tout entière à chacun de vous ; car aujourd’hui ne serais-je pas trop malheureuse de me séparer ou de l’un ou de l’autre ? L’imagination d’Eglof est plus calme, plus asservie au lien qui vous enchaîne tous deux. Séligni, combien mon ame était attachée à la tienne, lorsqu’il tâcha de partager un cœur qu’il avait trop bien jugé qu’il était impossible d’enlever à ton amour, ses desirs et sa tendresse ! Sa tendresse fut toujours fort au-dessus de ses desirs ; sa tendresse et ses desirs n’eurent jamais l’illusion à laquelle la plupart des hommes mettent un si grand prix. Tu sus m’aimer toi-même, Séligni, sans jouir d’abord du charme de cette erreur ; mais à force de m’aimer tu crus bientôt le retrouver dans la douce étreinte de mes embrassemens, et la délicatesse de ton ame aimante et sensible te le fit retrouver en effet. Je t’aimai comme je n’avais jamais rien aimé ; je me crus aimée comme je ne l’avais jamais été. Peut-être même… Mais tes préventions d’habitude, les destinées jalouses d’un bonheur parfait sur la terre, ne l’ont pas voulu. Cher Séligni, que du moins je conserve tout ce qu’elles me donnent, tout ce qu’elles m’ont laissé ! Tu vois que je déteste toute dissimulation, toute perfidie. Je sais combien ton imagination est ardente et susceptible ; le seul art que tu dois me pardonner, c’est de la ménager autant que je puis, en conservant avec toi ma franchise habituelle : Eglof t’estime, te chérit ; mais il redoute tes regards, ta présence. Je redoute moi-même l’impression que la sienne pourrait faire..... sur ton esprit, sur ce sentiment aussi nécessaire que jamais à mon repos, à mon bonheur. N’attribue qu’à ces seules craintes les soins que je prendrai pour éviter que mes deux amis, je dirais volontiers mes deux autres moi-mêmes, ne se rencontrent, ne s’affligent, ne se blessent mutuellement. Séligni le promit. J’obtins la même promesse d’Eglof. Et grâce a cette heureuse adresse, que le plus tendre intérêt me rendait si facile, si naturelle, je continuai sans effort et sans fausseté de faire tour-à-tour le bonheur de deux êtres qui je devais également toute la sensibilité de mon cœur et toute la félicité de mon existence. Ils ne me parlaient guère l’un de l’autre ; mais je leur parlais quelquefois de ce qu’ils m’inspiraient tous deux ; insensiblement j’accoutumai l’espèce de jalousie, dont je n’avais pu les guérir entièrement, à se rendre l’un à l’autre cette justice d’estime et de bienveillance qu’aucun autre sentiment ne pouvait leur refuser. En effet, si vous en exceptez le singulier rapport qui les attachait à moi, qu’aurait pu leur reprocher la morale la plus rigide ? Au lieu de dégrader leur caractère, la douce émulation avec laquelle ils se disputaient à l’envi l’avantage de me rendre la plus heureuse des femmes, semblait donner tous les jours à leurs talens, à leur vertu un nouveau degré de chaleur et d’activité. J’étais loin d’exiger rien d’eux qui pût leur nuire, ni dans l’opinion des hommes, ni bien moins encore au jugement de leur propre conscience ; leur rivalité généreuse augmentait, pour ainsi dire, tout à-la-fois et le prix de mon indépendance et le charme de mon dévouement ; c’est parce que j’étais en quelque sorte plus à moi, que je me donnais plus librement ; qu’à leurs yeux du moins, en me donnant sans cesse avec le même amour, je paraissais toujours me donner pour la première fois : sans que mon cœur y perdît rien, en ménageant avec moins d’art que de délicatesse et de sensibilité les hommages et les sacrifices que leur passion se plaisait à me prodiguer, j’en jouissais, et je savais les en faire jouir avec une illusion toujours nouvelle. Loin de les captiver dans les chaînes d’une méprisable mollesse, le seul desir de répandre plus d’agrémens sur ma vie suffisait pour soutenir leur application, pour animer les ressources de leur esprit, de leur industrie et de leur travail. Eglof avait renoncé à l’état militaire pour se livrer à des spéculations de commerce, peut-être uniquement dans l’espoir de me rendre plus indépendante de tout autre engagement. La fortune de Séligni le dispensait déjà du soin de chercher à l’augmenter pour son propre compte ; mais il trouvait tant de plaisir à me rendre plus riche qu’il ne l’était lui-même ! c’était assez pour continuer avec ardeur les travaux littéraires auxquels il devait toute l’aisance dont il jouissait. Pour lui faire entreprendre, achever un ouvrage, je n’avais souvent besoin que de lui donner l’impatience de satisfaire une de mes fantaisies ; ah ! plus souvent de lui montrer un intérêt plus digne de son cœur et du mien, celui de soulager un malheureux ; de rendre à l’indigent quelques nouveaux moyens de gagner sa vie, de préserver un enfant aimable de l’affreux danger du mépris et de la misère. Comme j’aimais à l’entendre louer par quelque organe intéressant de la voix publique ! et combien cette louange acquérait de prix à ses yeux lorsque c’était de la bouche de son amie qu’il la recueillait ! quel plaisir ne trouvais-je pas encore à raconter à l’un des deux le bien qu’avait fait l’autre, ou le succès qu’il avait obtenu ! Eglof savait par cœur tous les vers que Séligni faisait pour moi ; qu’il est heureux, me disait-il, qu’il est heureux de dire si bien tout ce que je sens peut-être encore mieux que lui ! Je le répétais à Séligni qui me répondait : Il faut bien que je l’aime pour l’amour de toi ; car si je l’aimais moins je le haïrais trop.

Ne devais-je pas penser qu’il n’était point d’existence au monde plus fortunée que la mienne ? deux êtres intéressans ne respiraient que pour la félicité de ma vie ; j’en recevais les secours les plus importans, et chaque instant de ma journée était encore marqué par quelques soins de l’attention la plus douce et la plus délicate. En développant tout ce que la nature avait mis en moi de sentimens honnêtes, de dispositions heureuses, l’amour et l’estime de mes deux amis m’élevaient à mes propres yeux comme aux leurs. Sous l’influence propice de ce double intérêt, il me semblait que mon existence morale ne cessait d’acquérir de nouvelles forces, une force plus vive et plus susceptible. Séligni suivait ce progrès avec autant de complaisance que de surprise et d’admiration : c’est ainsi, disait-il, c’est ainsi qu’on voit la beauté d’une rose s’épanouir doucement sous la double influence des rayons brûlans du jour et de l’haleine caressante des zéphirs. Le charme du sentiment que j’éprouvais ne pouvait être exprimé

par une moins douce image.


CHAPITRE IV.


Des Peines attachées au développement de notre Moralité.


T’is said of widow maid and wife
That honour is a woman’s life.




C’est à la moralité de notre être que nous devons même ce que les jouissances de nos sens ont de plus délicieux et de plus enivrant ; mais peut-être est-ce à cette même moralité que nous devons aussi nos plus vives peines, nos plus cruels tourmens ; elle nous fait payer bien cher nos moindres erreurs, et lorsqu’elle prête sa puissance à quelque illusion de nos habitudes ou de nos préjugés, elle peut la rendre bien dangereuse et bien funeste.

Les développemens de notre existence morale nous transportent bientôt hors de nous mêmes, nous enlèvent aux simples mouvemens de notre instinct naturel, et nous entraînent comme malgré nous dans le torrent de la société ; l’empire de cette enchanteresse nous modifie alors, sans que nous puissions nous en défendre, au gré de ses besoins, de ses caprices, de ses conventions les plus tyranniques comme les plus sages. J’avais vécu long-temps dans le monde sans regarder autour de moi ; ma raison plus éclairée, ma sensibilité plus active, plus susceptible, me fit appercevoir, et dans le monde et dans les livres qui m’avaient amusée jusqu’alors, des nuances de vices et de vertus, de sentiment et de principe dont j’avais retenu le mot, mais dont j’étais loin d’avoir pénétré l’idée. Je fus sur-tout cruellement saisie en découvrant à quel point l’existence d’une femme dépendait de l’opinion de tout ce qui l’entourait ; quelque injuste et quelque bizarre que me parut cette opinion, je compris toute la rigueur des sacrifices qu’on lui faisait et qu’on était sans doute obligé de lui faire. Je fus frappée du bonheur et du besoin d’être considérée ; je reportai tristement mes regards sur moi-même, et cette cruelle réflexion désenchanta, pour ainsi dire, en un moment le séjour céleste où je vivais avec tant de sécurité, mais qui n’existait que par le prestige de la passion la plus tendre et la plus heureuse. Je tombais souvent dans une rêverie dont rien ne pouvait me distraire ; je me refusais souvent aux amusemens pour lesquels j’avais témoigné jusqu’alors le plus de goût ; je saisissais avec empressement le prétexte de me renfermer chez moi, de me livrer à des occupations solitaires, à la lecture, à la musique, aux petits ouvrages de notre sexe. Ce changement dans ma manière d’être inquiéta Séligni. Je n’eus pas la force de lui en révéler le mystère ; je craignais de le blesser, de l’affliger inutilement, peut-être encore plus de me montrer trop inconséquente à ses yeux. D’Eglof qui me voyait plus assidûment, pénétra plutôt le véritable motif des nouvelles dispositions de mon ame, de mon humeur et de toute ma conduite. Il s’en alarma moins, et se flatta peut-être dès-lors, sans se l’avouer encore à lui-même, que sa patience et son amour sauraient en profiter. Je n’osais l’en accuser ouvertement, mais en secret mon cœur faisait un crime à Séligni de ne pas mieux deviner le sentiment même que je m’efforçais de lui cacher, ou dont je ne laissais du moins échapper devant lui que de trop légers indices pour arrêter fortement son attention, ou pour ne pas lui laisser mille moyens de le combatte et de se rassurer. J’étais dominée par la persuasion que rien au monde ne pourrait l’engager à prendre avec moi d’autres liens que ceux qui depuis long-temps faisaient tout le charme de sa vie et de la mienne ; j’étais contente de lui, de son amour ; je craignais de le perdre, mais j’étais mécontente de moi ; je l’affligeais et m’affligeais moi-même ; chaque instant me rappellait combien je devais me trouver heureuse, et chaque mouvement de mon cœur me faisait sentir d’une manière pénible ce qui m’empêchait de l’être : les peines les plus vives, les privations les plus douloureuses n’avaient guère altéré jusqu’alors la douce égalité de mon humeur. Depuis que je me vis comme déplacée dans l’ordre de la nature, au moins de celui de nos institutions sociales, mon imagination se couvrait souvent du voile le plus sombre ; j’avais des accès de caprice et de chagrin auxquels il m’était impossible de résister. On me crut malade, je le devins en effet ; mais je ne cessai pas d’être l’objet des attentions les plus assidues et les plus délicates. Attendrie par tant d’amour, par tant de constance et par tant de bonté, je m’écriai souvent : Ah ! pourquoi ne puis-je être deux, ou pourquoi le sont-ils ? Quelquefois je desirai de mourir. Quelquefois je formai le vœu cruel de me voir abandonnée de l’un d’eux : mais je sentais trop que c’était me séparer de moi-même, et l’idée de la mort me semblait

alors la plus douce et la plus consolante.


CHAPITRE V.


Incident bizarre.




Il n’était que trop aisé d’irriter la jalousie de Séligni. Je l’éprouvai de plus d’une manière ; je risquai même de lui laisser entrevoir les projets dont l’amour d’Eglof m’avait entretenue plus d’une fois ; mais le spectacle de sa profonde douleur, quelque effort qu’il fît pour la dévorer intérieurement, m’affectait bientôt au point que je me hâtais de me jeter dans ses bras, de le presser contre mon cœur, et de détruire ainsi moi-même mon cruel ouvrage. Ah ! je n’oublierai jamais l’impression céleste qu’il éprouva dans un de ces momens de ravissement que ma tendresse avait fait succéder au plus vif désespoir. Lorsqu’en arrosant mon sein de ses larmes, et me répétant avec toute la passion qui le consumait : N’est-ce pas, Betzi, n’est-ce pas, tu ne m’abandonneras jamais ? Je lui répondis, pénétrée du même sentiment, par ces vers qu’il m’avait adressés peu de jours auparavant :


Ô Dieu d’amour écoute ma prière ;
Jusqu’au tombeau ce sont mes derniers vœux,
Laisse ce cœur, brûlant des mêmes feux,
L’aimer encore à mon heure dernière !


Dans cet instant Betzi et sa sœur crurent entendre, tout près de l’ombrage sous lequel elles étaient assises quelques sanglots étouffés, dont elles furent tellement saisies, que d’un mouvement involontaire elles se levèrent toutes deux à-la-fois, et sans oser s’interroger s’enfuirent précipitamment vers la porte de la ferme qui n’était pas éloignée ; on envoya, quelques momens après, les domestiques pour voir d’où pouvaient être partis ces sons si déchirans ; mais avec quelque attention qu’on cherchât par-tout, on ne put rien découvrir. N’était-ce qu’une vaine illusion ? ou le malheureux avait-il disparu ? Avant de chercher à deviner la cause mystérieuse des sanglots dont les deux sœurs avaient été si vivement émues, avant de décider si leur émotion avait eu quelque sujet réel, si ce n’était que l’erreur d’une imagination tristement affectée ou l’apparition de quelque revenant, comme on en voit tant dans nos romans la mode, ne desirez-vous pas d’apprendre la fin du récit de Betzi ? Il me semble que rien

ne peut nous dispenser de l’entendre.


CHAPITRE VI.


L’Événement le plus remarquable de la vie de Betzi.




Revenues de leur première épouvante, assises dans l’embrasure d’une fenêtre, Betzi reprit ainsi, quoique intérieurement encore assez troublée, la narration que l’accident du jardin avait interrompue d’une manière si bizarre et si sombre.

Toujours plus aimante, toujours plus aimée, et j’ose le croire, toujours plus digne de l’être, je devins aussi l’objet d’une rivalité plus vive et plus inquiète. Les soupçons, les défiances, les reproches, les plaintes ouvertes ou cachées auxquelles cette rivalité ne cessait de donner lieu, ne manquèrent pas d’animer encore le sentiment qu’une puissance suprême semblait avoir au fond de mon cœur, le sentiment imprévu qui me disait sans cesse que ma manière d’exister, quelque innocente et quelque douce qu’elle m’eût paru jusqu’alors, ne pouvait se concilier avec cette estime des autres et de moi-même dont j’éprouvais un si vif besoin. Je me trouvais jetée comme hors de l’ordre général des êtres avec qui je me sentais destinée à m’associer, par je ne sais quel rapport inexprimable, mais aussi par les plus pures affections de mon ame, par les plus nobles élans de ma pensée. Je fus extrêmement frappée de cette lettre que tu m’écrivis de la Martinique, où tu me peignais avec tant d’intérêt et tant de simplicité le calme heureux dont tu jouissais au sein de ton ménage, quoique l’époux qui faisait ton bonheur n’eut pas été le choix de ton amour, mais celui de ta raison : moins fortunée que moi, me disais-je, elle est plus estimable, elle est plus estimée, elle est plus contente. L’inquiétude sombre et pénible que me donnaient ces réflexions, je ne pouvais pas toujours la dissimuler aux yeux de Séligni ; quelquefois même je la lui montrais à dessein ; mais loin d’en voir la véritable cause, il n’y trouvait qu’une raison de se croire moins aimé, m’affligeait, m’humiliait sans le vouloir, me tourmentait et se désolait lui-même. Je ne pus m’empêcher de lui dire plus d’une fois : Ah ! si vous me tourmentez ainsi, vous m’engagerez à prendre une résolution qui nous coûtera peut-être bien des regrets. Malgré tout ce qu’il put me dire, malgré tout ce qu’il ne cessait de faire pour m’attacher tous les jours davantage au lien qui nous unissait, je la pris enfin cette grande résolution, je la pris, ou plutôt d’Eglof sut me persuader que je l’avais prise. Dans l’impossibilité de faire désormais à mon gré le bonheur des deux amis à qui je devais tout le mien, je me crus obligée de choisir entre eux ; et celui que je voyais le plus disposé par son caractère, par sa situation, par ses principes, à me donner ce bien, ce vain nom peut-être dont la privation m’était devenue si sensible, obtint la préférence. Que de combats cependant ne fallut-il pas essuyer dans mon intérieur avant de me prononcer irrévocablement ! Tous deux réunissaient tant de qualités aimables à tant d’amour ! Sans me faire une illusion trop flatteuse il m’était impossible de ne pas sentir combien j’étais devenue nécessaire au bonheur de l’un et de l’autre. Je n’examinai point lequel mon cœur eût préféré si le choix n’avait dépendu que de mon penchant ou de son caprice ; j’examinai plutôt auquel des deux je devais le plus de reconnaissance et le plus de pitié : Séligni n’avait-il pas tout fait pour mon bonheur ? Mais n’avais-je pas obtenu d’Eglof de plus grands sacrifices ? Plus heureuse la maîtresse de l’un, je crus que je le serais plus sûrement l’épouse de l’autre. Pour me rassurer sur le mal que j’allais faire à Séligni, je tâchai de me rappeler toutes les ressources qui lui restaient encore ; je les exagerais sans doute à mes propres yeux, comme je m’efforçais de les exagérer aux siens. J’avais quelque droit en effet de croire à l’empire qu’il avait acquis sur lui-même, grace à la profondeur de ses méditations, à la variété de ses goûts, aux cruelles leçons d’une plus longue expérience ; mais j’oubliai combien peu l’énergie des idées, ou l’étendue des lumières influe sur le mouvement impétueux de nos passions ; la sensibilité des ames forts ne connaît d’autres limites que celles de sa propre puissance, ou plutôt elle ne voit ni terme, ni limite… Il n’existe pour elle ni veille ni lendemain. Il n’en exista point pour moi le jour où je me décidai tout-à-coup, quoiqu’après plusieurs semaines d’une lutte également longue, également pénible, à m’éloigner enfin de Paris pour aller consacrer, par des sermens éternels, un lien qui devait me séparer à jamais de Séligni. Ne fus-je entraînée que par mon propre sentiment ? Le fus-je encore plus par les instances pressantes d’Eglof ? Je l’ignore. Ce même jour l’infortuné que j’abandonnais ainsi sur la foi des protestations les plus tendres et même les plus sincères, comptait encore retrouver dans mes bras le bonheur dont il avait joui tant de fois. Au moment qu’il allait sortir pour venir me voir, il reçut la nouvelle de ma fuite. D’une main tremblante et fondant en larmes, je lui avais écrit ce peu de lignes, que le trouble même qui me les avait dictées a gravées dans ma mémoire : « Ta Betzi trahit l’amour et l’amitié ; mais elle suit une destinée irrésistible. Ah ! si son ingratitude doit la rendre odieuse à tes yeux, puisses-tu l’oublier ! Non, non, tu seras indulgent et pitoyable ; elle ne saurait supporter ta haine, quand même tu ne pourrais lui refuser ton estime. »

Je sus par le domestique qui lui remit ce billet, et qui nous suivit quelques jours après, qu’il l’avait lu avec une apparence de calme dont lui-même avait été confondu : mon cœur l’avait pressenti ! Qu’elle soit heureuse ! furent les seuls mots que laissèrent échapper les gémissemens étouffés de son désespoir. — Le lendemain on sut que tous ses arrangemens étaient déjà pris pour quitter un séjour dont personne n’avait été plus idolâtre que lui, d’où d’imminens dangers et toutes les horreurs d’une révolution que chaque instant rendait plus atroce, n’avaient pu l’arracher jusqu’alors. J’appris dans la suite qu’il était parti pour Londres. Je connaissais le banquier chargé de ses affaires ; je lui écrivis plusieurs fois sous cette enveloppe, je n’en reçus jamais aucune réponse ; et jusqu’à ce moment-ci tous mes soins, toutes mes recherches, n’ont pu découvrir aucune trace de sa destinée.

Ce fut à Lille que j’épousai d’Eglof, avec les simples formalités prescrites par les nouvelles loix : toutes simples qu’elles sont, elles n’en furent à mes yeux ni moins imposantes ni moins solennelles. Rien ne pouvait alarmer ma confiance dans les sentimens et dans les procédés de l’homme à qui je faisais si librement le sacrifice de ma liberté. Sous combien de rapports n’avais-je pas éprouvé l’honnêteté de son caractère, la sensibilité de son ame ! Et ne me donnait-il pas dans ce moment même la plus forte preuve de son amour et de son dévouement ? L’acte public par lequel il associait sa destinée à la mienne ne me rendait-il pas, dans l’ordre de la société, la place qui m’avait été ravie par l’inexpérience de ma première jeunesse, et que depuis long-temps je ne pouvais me consoler d’avoir perdue ? Cependant ce cœur trop foible n’oubliait rien, il se serrait douloureusement au souvenir des peines et des regrets du pauvre Séligni. Quelque libre que je fusse de disposer de moi-même aux yeux de la loi, je me sentais comme retenue encore par les chaînes que je venais de rompre ; il m’en avait tant coûté ! L’agitation d’une jeune personne élevée dans les principes de l’honnêteté la plus pure, ne peut guère être plus vive en se livrant à son amant sans l’aveu d’une famille qu’elle est forcée d’honorer, de chérir, dont elle sent qu’elle était l’idole et qu’elle va plonger dans la douleur et le désespoir.

Depuis mon mariage, vous avez eu souvent, ma chère Henriette, de mes nouvelles ; vous savez avec quelle constance de soins et d’attentions d’Eglof ne cessa de s’occuper de mon bonheur ; vous savez aussi que je ne négligeai rien pour justifier le choix dont il m’avait honorée. Il suivit ses spéculations de commerce avec autant de succès que d’intelligence ; nous jouissions à Bruxelles et à Ostende, où l’appelait tour-à-tour le genre des affaires qu’il avait entreprises, de l’estime de tout ce qui nous entourait ; nous y vivions dans le sein de la plus douce aisance. J’avais éloigné de ma maison toute espèce de faste et de luxe ; mais j’avais tâché d’y réunir avec goût les commodités les plus essentielles de la vie. Mon économie était vigilante, mais elle n’était ni pénible ni minutieuse ; beaucoup d’ordre la rendait simple et facile.

Fière des devoirs d’épouse, j’eusse été plus heureuse encore d’y joindre ceux de mère ; mais cette félicité ne fut point accordée à mes vœux.

Je savais que d’Eglof avait eu un fils d’une actrice avec laquelle il avait été lié pendant quelques années à… Je lui proposai de le faire venir, de l’adopter et de partager avec lui les soins de son éducation ; vous avez vu ce charmant enfant, et vous n’avez pu vous défendre vous-même de la plus tendre émotion, en observant

de près la grace intéressante et l’heureuse ingénuité de sa physionomie.


CHAPITRE VII.


Souvenirs mélancoliques.




Que de motifs pour bénir ma destinée, si de cruels souvenirs ne m’avaient reproché trop souvent que j’en jouissais aux dépens de l’être le plus sensible, le plus généreux, de l’être à qui je devais une grande partie de mon bonheur, et sur-tout le charme céleste des sentimens qui m’en avaient rendu susceptible ! Dans la solitude, au milieu des distractions les plus aimables, dans mes rêves, dans le ravissement même des plus douces jouissances, elles retombaient sur mon cœur avec un poids brûlant, ces paroles répétées tant de fois : « N’est-ce pas, Betzi, tu ne m’abandonneras jamais, jamais ! »

D’Eglof, auquel aucun mouvement de mon ame ne pouvait échapper, s’apperçut avec douleur des remords et des regrets qui troublaient encore trop souvent le repos de mon cœur, la tranquillité de ma vie ; mais il n’avait pas le droit de s’en plaindre, car les reproches que je me faisais intérieurement ne s’adressaient jamais à lui, et ma sensibilité répondait à tous ses soins par le plus juste et le plus tendre retour. Son indulgente amitié me pardonnait ces souvenirs mélancoliques, et ne se refusait pas même de les partager avec moi. Si je ne jouissais pas d’un bonheur sans mélange, j’étais contente ; et je tâchais de mériter les faveurs de ma destinée par la sagesse de ma conduite, par la modération de mes desirs, et sur-tout par le sentiment habituel de la plus vive et de la plus douce reconnaissance.

Pourquoi cet état de bien être où mes sentimens et mes actions, l’estime dont j’avais besoin pour moi-même, et celle que je desirais encore d’obtenir dans l’opinion des autres se trouvaient enfin d’accord, pourquoi cet état de bien être ne devait-il pas avoir plus de durée, ou devoit-il me coûter de nouveaux regrets, de nouvelles larmes ?

Il y a quatre mois environ que je crus remarquer une altération très-sensible dans l’humeur et dans les dispositions de d’Eglof. Ce fut à-peu-près à la même époque où je reçus de toi cette lettre si touchante où tu m’annonçais la perte de ton époux, et la résolution que tu avais prise de revenir en Europe, et d’employer tous les moyens possibles pour retrouver l’unique fruit d’un premier attachement qui t’avait été enlevé peu de temps après sa naissance par la jalousie de son père, et qui devenait aujourd’hui le seul objet qui pût t’attacher encore à la vie. D’Eglof ne cessa point d’être pour moi l’ami le plus tendre ; mais triste, inquiet, silencieux, soit qu’il fût en compagnie ou seul avec moi, je le voyais tomber souvent dans la plus sombre rêverie. Je soupçonnai d’abord quelque embarras fâcheux dans ses spéculations de commerce ; il m’assura que non. Je crus devoir attribuer enfin une altération si singulière au dérangement de sa santé ; je le pressai de consulter un médecin en qui il paraissait avoir pris beaucoup de confiance. Celui-ci lui conseilla les eaux de Spa ; je m’arrangeai pour l’y accompagner, mais il chercha sous différens prétextes à m’en détourner. Comme j’insistais toujours, il finit par me dire d’un air chagrin et soucieux que je risquais d’y trouver des personnes dont la société pourrait m’embarrasser. Craignant alors de lui déplaire, je cédai. Il me promit que son absence ne serait pas longue ; le moment de notre séparation n’en fut pas moins douloureux : j’étais loin cependant de prévoir

qu’elle dût être éternelle.


CHAPITRE VIII.


Catastrophe imprévue.




Peu de jours après son arrivée, il me manda qu’il était moins bien qu’à son départ. Une seconde lettre accrut encore mes inquiétudes ; malgré sa défense, rien ne pouvait plus m’empêcher de le suivre, lorsque je reçus la nouvelle atterrante de sa mort et ces dernières lignes écrites de sa main. Je les ai toujours portées sur mon cœur ; les voici, mes larmes ne les ont point encore effacées.

« Tout est fini pour moi, ma chère Betzi. Je ne méritais peut-être pas le bonheur que le ciel me ravit. Je mourrais inconsolable si l’ami tendre et généreux auquel j’osai t’enlever n’existait pas encore, n’était pas toujours le même pour toi. C’est pour lui que je te conjure de vivre, au nom même de notre amour ; ta haine reposerait éternellement sur ma tête, si tu refusais de croire aux dernières paroles d’un mourant : je suis sûr qu’un destin favorable doit vous rejoindre ; dispose tout à l’instant pour passer en Angleterre. Par des raisons qui ne tarderont pas à t’être expliquées, n’y parais que sous ton nom de famille ; emmène avec toi l’enfant que tu daignas adopter. La ferme que t’a laissée Crafford est arrangée pour te recevoir ; c’est là que tu reverras ta sœur chérie ; c’est là… Je me meurs… Au nom du ciel, si tu m’as jamais aimé, respecte ma dernière volonté, ma seule espérance ». Les larmes de Betzi l’avaient empêchée de lire et de prononcer distinctement tous les mots de cette cruelle lettre. Henriette y jeta les yeux et pâlit de surprise et d’effroi ; mais trop émue elle-même pour distinguer l’émotion subite de sa sœur, Betzi ne la prit que pour l’effet de sa tendre pitié. Toutes deux avaient besoin de solitude et de repos ; après s’être embrassées, elles se retirèrent chacune dans

son appartement.


CHAPITRE IX.


Le double Rêve.




Tous les regrets, tous les souvenirs, tous les sentimens douloureux qu’avait renouvellés plus vivement encore dans l’ame de Betzi le récit qu’elle venait de faire à sa sœur, ne lui permirent guère de goûter les douceurs d’un sommeil tranquille. Assoupie de fatigue, elle avait encore été agitée par les rêves les plus extraordinaires. Les sanglots étouffés qu’elle avait cru entendre dans le berceau du jardin, frappèrent encore en songe son imagination troublée. À ces sons lugubres avaient succédé les accords de l’air le plus tendre et le plus mélodieux. Un autre songe lui avait présenté le fantôme d’Eglof revêtu d’une longue robe blanche, le front ceint d’un couronne de roses, le flambeau de l’hyménée dans ses mains, et ce même fantôme conduisant ensuite vers elle celui de Séligni. Les images les plus bizarres et les plus contrastantes n’avaient cessé de s’offrir à sa pensée et d’en augmenter le trouble. Pour échapper aux tourmens d’un sommeil si cruellement agité, elle s’était levée de très-bonne heure, et elle alla respirer dans son jardin l’air pur et frais des premières heures du jour.

Il y avait dans ce petit jardin un bosquet de chevrefeuilles et de lilas dont elle avait fait sa retraite favorite ; deux saules pleureurs placés à l’entrée du bosquet le couvraient presque tout entier du mélancolique ombrage de leurs rameaux mobiles et doucement inclinés. Sous ce dôme de verdure elle avait trouvé deux obélisques de marbre noir, d’une forme simple mais antique, et surmontés chacun d’une belle urne de marbre blanc. Elle avait gravé de sa propre main sur la face de l’un de ces obélisques ces mots : À l’ami que j’ai délaissé ; sur l’autre ceux-ci : À l’ami que j’ai perdu.

Jugez de sa surprise, lorsqu’en entrant dans ce bosquet elle apperçut à ces heures un étranger le front appuyé sur le premier de ces obélisques. Saisie d’une frayeur religieuse, elle demeura quelques instans sans mouvement, incertaine si elle avancerait, ou si elle se retirerait avant d’avoir été apperçue. Enfin se décidant à s’éloigner au moins de quelques pas, le bruit que fit sa robe en agitant des branches auxquelles elle s’était accrochée tira l’étranger de sa profonde rêverie. Dans ce moment Betzi jeta les yeux sur lui, le reconnut et s’écria : c’est lui, c’est Séligni ! À peine eut-il le temps de se précipiter vers elle et de la soutenir dans ses bras pour l’empêcher de tomber évanouie.

Lorsque l’un et l’autre furent un peu revenus de l’extrême accablement d’une émotion si violente et si subite, Séligni dit à Betzi : l’heure, Madame, à laquelle ma destinée m’offre à vos yeux, après une si longue absence, vous prouve sans doute assez que je n’avais pas l’intention de vous surprendre. Depuis hier au soir que j’ai découvert pour la première fois que vous habitiez ces lieux, c’est pourtant déjà la seconde fois que, sans le vouloir, j’ai le malheur de vous causer un mortel effroi. Des avis dont vous connaissez peut-être le mystère mieux que moi m’ont appelé ici ; en attendant qu’ils me fussent expliqués, j’ai voulu parcourir ces environs si paisibles et si rians. Il était déjà fort tard lorsque j’ai passé devant la petite porte de cette charmante retraite qui donne sur le grand chemin ; je l’ai trouvée ouverte et n’ai pu me défendre d’y entrer. En approchant du berceau où vous étiez assise, quel son de voix a frappé mon oreille ! Comment ne l’aurais-je pas reconnue, lorsque malgré le long intervalle de temps, de lieux et des plus cruels obstacles qui m’avaient séparé de vous, cette voix si douce n’a pu cesser de retentir au fond de mon cœur ? Pardonnez ma témérité ; je me suis approché davantage pour m’assurer que ce n’était pas une vaine illusion. Dans ce moment vous vous rappelliez quelle circonstance du plus tendre et du plus malheureux amour !… L’excès de mon émotion l’a trahie malgré moi ; je vous ai vu fuir comme frappée de quelque présage sinistre ou de quelque apparition funeste. La frayeur que vous aviez communiquée à ceux qui me cherchaient m’ont facilité le moyen d’échapper à leurs recherches. Depuis, j’ignore quelle puissance aurait pu m’éloigner jusqu’à ce moment de ces lieux.

Betzi tâchait de retenir ses larmes, et son cœur en était plus oppressé. — Avec des souvenirs si vifs et si tendres, lui dit-elle enfin, comment est-il possible que Séligni n’ait jamais répondu à aucune de mes lettres ?

— Et qu’aurait-il pu vous répondre qui n’eût augmenté ses peines et troublé votre bonheur ? J’osai tenter tout ce qui dépendait de moi pour vous détourner d’une résolution qui devait me rendre le plus malheureux des hommes. Mais lorsque je sus qu’elle était prise irrévocablement, dans l’impossibilité de vous oublier, de vous aimer autrement que je ne vous avais toujours aimée, quel parti me restait-il pour vous cacher mes regrets, mon désespoir, que celui de vous dérober autant qu’il était en moi tout souvenir de mon existence ? Ce n’était pas seulement pour votre repos, pour le mien ;… où mon cœur en pouvait-il trouver encore ! c’était pour sauver du moins ce que ma douleur m’avait laissé de courage et de raison, que je me vis réduit à cette nécessité cruelle. Long-temps encore après l’instant de la séparation la plus déchirante, il suffisait d’un son analogue à celui de ce nom que j’avais si tendrement adoré pour me faire éprouver des tressaillemens de fureur, de rage, pour me faire craindre de tomber dans les accès d’une aliénation d’esprit absolue. C’est encore à vous-même, femme adorable, que je dois le plus doux soulagement dont ma situation pouvait être susceptible. Quoique séparé de ma Betzi par un abîme que mes espérances n’osaient plus franchir, il me fut impossible au bout de quelque temps de ne pas rechercher toutes les traces de sa destinée. J’en recueillis les rapports les plus touchans avec moins de surprise que d’admiration, avec plus de tendresse et d’amour que de dépit et de jalousie. L’estime qu’elle sut se concilier dans son nouvel état attendrit insensiblement mes regrets, et les rendit moins amers, moins accablans ; j’osai jouir en quelque sorte de tout ce qui vous honorait aux yeux du monde. Je me félicitais en pleurant de ne vous avoir pas empêchée du moins d’acquérir une récompense si digne des vertus que j’avais reconnues depuis long-temps en vous, et qui ne m’avaient pas moins attaché que vos charmes.

— Et ces vertus, à qui les dois-je plus sûrement qu’à l’ami que j’ai délaissé ?

— Pour un autre qui méritait sans doute plus d’amour.

— Mon cœur ne sut point prononcer entre eux lorsqu’ils vivaient encore l’un et l’autre. Comment l’oserait-il quand l’un n’existe plus ?

— D’Eglof n’est plus, Betzi ! D’Eglof n’est plus !

— Il y a plus de trois mois que je pleure sa perte.

— Quelle main peut donc m’avoir écrit la lettre que je reçus avant-hier, à peine de retour du voyage que je venais de faire en Écosse, cette lettre mystérieuse et pressante par laquelle on m’engage au nom de tout ce qui me fut jamais sacré (rien me le fut-il autant que votre bonheur ?) à me rendre ici pour me confier un secret également intéressant pour vous, pour d’Eglof et pour moi ?

— C’est un mystère qui ne me confond pas moins que vous. Allons trouver ma sœur : vous ne l’avez pas oubliée peut-être, ma chère Henriette[2]

Dans ce moment un domestique qui cherchait par-tout Séligni, l’ayant apperçu, vint lui dire que l’étranger qui desirait lui parler était arrivé, et l’attendait avec la plus vive impatience à l’auberge indiquée dans la lettre.

Quoi qu’il en pût coûter à Séligni de quitter sitôt celle qu’il avait retrouvée, avec si peu d’espérance d’oser même la revoir jamais, il ne crut pas devoir différer d’un instant une entrevue sollicitée par un intérêt d’une

si grande importance pour son cœur.


CHAPITRE X.


Nouvelle surprise, mais pas la dernière.




Depuis quelques instans, mon cher lecteur, je vous conduis de surprise en surprise ; mais ce n’est pas ma faute. Si vous en êtes fatigué, vous pourrez vous reposer bientôt. En attendant, ne partagerez-vous pas, avec quelque compassion, l’extrême surprise que dut éprouver le bon Séligni lorsque dans l’étranger qui l’attendait à l’auberge indiquée, il reconnut le rival heureux dont il venait de voir pleurer la mort à Betzi ?

D’Eglof s’approcha de lui d’un air également modeste, également touché. Ce n’est pas moi, lui dit-il, je le vois bien, que vous comptiez retrouver ici. Vous devez me haïr plus que vous ne me haïssez peut-être ; mais daignez m’écouter avec patience.

Je suis plus coupable envers vous que vous ne l’imaginez ; c’est à force d’adresse et de persévérance que j’ai su parvenir à vous enlever l’objet chéri de vos plus douces affections : je n’ai rien négligé pour émouvoir sa généreuse pitié ; j’ai profité, le plus adroitement du monde, du desir que vous seul aviez fait naître dans son cœur, du desir de s’arracher à des liens qui l’humiliaient. Sans le lui dire, j’ai trouvé le moyen de lui persuader, par toutes sortes d’artifices, qu’elle tenterait inutilement d’obtenir de vous ce qui manquait à son repos, à la dignité de son caractère, et que moi j’étais prêt lui offrir avec tout le dévouement de l’amour le plus tendre. Vous pouvez avoir, Séligni, des qualités fort supérieures aux miennes, mais j’ai du moins sur vous deux avantages qui donnent à celui qui les possède un prodigieux ascendant, beaucoup de patience pour attendre, et beaucoup de promptitude pour me décider ; c’est, grace à ce double avantage, que mon amour l’emporta sur toute la puissance et sur tous tes droits du vôtre. Je m’applaudis quelque temps de mon succès ; mais quand je m’apperçus que malgré tous mes soins, toutes mes attentions, malgré toutes les vertus nouvelles que je découvrais chaque jour dans l’ame de Betzi, rien ne pouvait vous faire oublier, rien ne pouvait la consoler du mal qu’elle vous avait fait, je commençai à m’affliger de ma victoire, à me reprocher les moyens par lesquels je l’avais obtenue, et les remords que toute sa délicatesse pour moi ne pouvait m’empêcher de lire dans son cœur, réveillèrent les miens ; je tombai, malgré tous les efforts de mon caractère et de ma raison, dans un état habituel de tristesse et d’inquiétude qu’aucune distraction, qu’aucun sentiment de bonheur ne pouvait adoucir. La situation de mon âme devint mille fois plus critique encore lorsque dans une lettre que Betzi reçut de sa sœur, je découvris que cette sœur avait été l’objet de ma plus vive passion, qu’elle venait d’être rendue à sa liberté par la mort de son époux, et que dans sa douleur, isolée dans sa famille et loin de sa patrie, toutes ses espérances se portaient vers un seul objet, la consolation de retrouver l’unique fruit d’un premier amour : c’était l’enfant que j’avais eu le bonheur de conserver, et que je venais de mettre sous la garde même de sa sœur chérie. Comment révéler un pareil mystère ? comment le cacher ? comment concilier tous les sentimens divers, tous les intérêts opposés qui remplissaient mon cœur, et le livraient aux plus pénibles combats ? Je feignis sans peine une indisposition assez grave pour justifier l’absence dont j’avais besoin sous tant de rapports ; je recueillis mes pensées, je méditai mes projets, j’en hâtai l’exécution : il ne dépend plus que de vous, Séligni, d’en assurer, d’en justifier le succès. Je ne vis point d’autre moyen de réparer le mal que je m’étais fait à moi-même et celui que je me reprochais encore plus d’avoir fait aux êtres à qui je devais le plus d’estime et de tendresse, de reconnaissance et de dévouement ; je n’en vis point d’autre que celui de mourir, de mourir du moins pour vous et pour Betzi ; je me suis rendu cette justice suivant toutes les formes prescrites par la loi. C’est à vous aujourd’hui de voir si vous voulez me faire revivre pour mon Henriette et pour son enfant. En vous enlevant Betzi, je vous ai prouvé qu’aucune femme au monde n’était plus digne qu’elle de l’honorable titre d’épouse et de mère. En la rendant, par ma mort, à toute la liberté de ses sentimens, je suis sûr de ne lui avoir laissé aucun doute sur la préférence qu’elle vous avait accordée et que vous méritez, je le reconnais à plus d’un titre ; je vous restitue tous les droits que j’avais usurpés : me rappelerez-vous à la vie ? Séligni se jeta dans les bras d’Eglof, et l’embrassa pour la première fois, mais avec toute la joie et toute l’émotion que pourraient éprouver deux amis qui se seraient connus depuis leur plus tendre jeunesse, et se retrouveraient enfin après la plus longue et la plus douloureuse

absence.


CHAPITRE XI.


Conclusion et résultat moral de toute l’histoire.




Ici finissent mes mémoires. Pour les compléter, il suffira d’ajouter que tout ce qu’avait arrangé d’Eglof s’exécuta sans beaucoup de difficulté. Henriette ne put qu’imputer au malheur des circonstances la trahison par laquelle son amant fut forcé de l’abandonner ; quels torts n’eût-elle pas encore pardonnés aux tendres soins qu’il eut pour son enfant, au bonheur de le retrouver au moment où il devenait son unique consolation, sa plus douce espérance ! Elle ne put refuser à son enfant de lui rendre un père qu’elle n’avait jamais cessé d’aimer. Après avoir encore passé quelques mois auprès de sa sœur, elle suivit d’Eglof dans sa patrie où, sous le nouveau règne, on venait de lui rendre tous ses titres et tous ses droits.

Séligni, plus sûr qu’il ne l’avait jamais été des sentimens de Betzi, ne disputa plus contre son propre cœur ; en lui faisant l’éternel sacrifice de sa liberté, en lui consacrant tous les jours de sa vie, il crut recommencer tout le bonheur de son existence. Betzi savait, que, même malheureux, il n’avait pas cessé de garder à son souvenir la constance la plus parfaite : comment se serait-elle défiée encore de l’ascendant des préventions dont il avait tant souffert, du danger de ses principes et de la légèreté de ses anciennes habitudes ? Il justifia toute sa confiance. Satisfait de la fortune qu’il avait acquise par ses travaux et par son économie, (elle se montait à dix ou douze cents pièces de rente, placées le plus solidement possible), il ne voulut point quitter l’asyle fortuné dans lequel il avait retrouvé sa Betzi. Le plus heureux des époux ne tarda pas à devenir encore le plus tendre et le plus heureux des pères ; chaque jour, chaque année lui prouvait davantage la vérité de cette maxime si simple et si profonde : qu’il ne faut jamais ambitionner une manière d’être particulière à sa fantaisie, un bonheur à soi, qu’il n’en est point de vrai, de tranquille, de durable, que celui qui se concilie également avec l’ordre de la nature et celui de la société.


O con quant’arte
E per che ignote strade egli conduce
L’uomo a esser beato.
Tasso.


  1. Une Dame anglaise prit l’enfant d’une Bohémienne à l’âge de six ou sept ans, assez formée déjà pour sentir la différence d’avoir tout à souhait, bon lit, bon dîner, etc., ou de manquer de tout. Quand la petite brune eut atteint seize ans, elle dit à sa bienfaitrise qu’elle voulait retourner auprès de sa famille pour errer avec elle. La Dame prêcha, et entre autres belles leçons lui répéta le proverbe : a rolling stone gathers no moss. (Une pierre en roulant n’amasse point de mousse ). — No, reprit l’enfant, but a rolling bee gathers honey. (Non, mais l’abeille en voltigeant recueille du miel).
  2. Hélas ! nous ne pouvons dissimuler encore qu’il avait bien des raisons pour ne l’avoir pas oubliée. Dans un temps où cette jeune personne se destinait au théâtre, Séligni lui donna les premières leçons de déclamation. Ces leçons lui furent payées comme elles le sont communément.