(pseudonyme non identifié)
Librairie artistique et Édition parisienne réunies (p. 1-15).


CHAPITRE PREMIER


Madame Cérisy fit jouer au soleil le saphir de son médius, puis, coquette, allongea sur la nappe sa main potelée et blanche. Cette vue sans doute entraîna un enchaînement d’idées agréables et elle sourit.

— Betty, le tapissier viendra cet après-midi, tu resteras dans ta chambre.

La fillette baissa les paupières :

— Oui, petite mère !

Un rire hypocrite passa sur ses lèvres rouges, mais elle se tut, conservant pour soi ses réflexions amusées.

La bonne apporta le café. Madame Cérisy le but à petites gorgées gourmandes, la mine rêveuse.

Sa fille le front bas, la surveillait, épiait cette songerie qui lui semblait cacher tout un monde.

Entre elles, n’existait qu’une sympathie relative, faite plutôt de l’habitude de se voir chaque jour. Mais chez l’enfant, il y avait une admiration profonde et puérile pour la femme élégante, dont les toilettes étaient brillantes, les bijoux nombreux.

Chez la mère, par contre, ne s’éveillait qu’un peu d’embarras d’une maternité gênante.

Les trente-cinq ans de Madame Cérisy s’épanouissaient en une opulence de chair rigide qu’une hydrothérapie bien conduite entretenait encore. La chevelure épaisse passée au henné avait des reflets de cuivre ; le visage régulier s’épaississait au menton d’un bourrelet naissant et les rides précoces disparaissaient sous la crème et les poudres. Le rouge cerise avivait les lèvres charnues et un peu de koheul cernait les paupières

Cependant de toute cette personne de bourgeoise replète sourdait une attirance voluptueuse et ardente qui influençait même la fillette dont les sens s’éveillaient. En réalité, au fond de l’être, il y avait une soif violente de sensualité qui cherchait à s’apaiser avant l’extinction définitive des désirs qui était proche.

Et pour l’enfant Madame Cérisy n’était plus « maman », mais « petite mère », la belle veuve, sur laquelle se posaient les regards enflammés des hommes.

Ses quatorze ans avaient une curiosité morbide, attirée par toutes les choses de l’amour, parce qu’elle vivait dans l’atmosphère de la grande ville, toute chargée d’éréthisme.

Déjà elle savait que la femme par son sexe peut se procurer tout ce que réclame sa coquetterie ou sa vanité. Ce n’était point là chez elle une opinion vague, imprécise, mais une certitude qui s’appuyait sur des faits concrets notés par sa perspicacité silencieuse.

Du temps de son père, anodin chef de bureau en une compagnie de chemin de fer, l’existence s’écoulait plate et monotone, où tout était compté, même la menue monnaie parcimonieusement économisée.

Et puis, à peine le chef de bureau mis en terre, tout avait changé, comme par magie. Un tapissier était venu, puis un autre. Madame Cérisy eut des bagues qui étincelèrent, des solitaires à ses oreilles nacrées.

Décidément le père avait dû être un empêcheur de danser en rond ; la fillette ne le regrettait point, lui conservant juste un souvenir poli.

L’ami de la maison, Protée mystérieux, variait, tantôt tapissier, tantôt docteur ou masseur, il n’en restait pas moins un banquier inlassable.

Betty en arrivait à la conclusion simpliste que l’homme ne pouvait être le pourvoyeur de tous les besoins qu’à la condition d’être changé souvent. Elle ne se moquait point du mâle, du moins pas encore, n’ayant eu le temps de le mépriser.

Et Madame Cérisy vivait, ingénuement, se répétant :

— Betty, c’est une enfant,… elle n’a pas de malice, la pauvre petite.

Le café dégusté lentement, Madame Cérisy se leva et pensive demanda :

— Tu ne préférerais pas aller te promener avec Léontine ?

La fillette se défendit aussitôt, le cœur serré.

— Oh ! non, petite mère… il fait si chaud !

Elle disait cela avec une mine coquette, craintive.

La mère sourit et s’éloigna, nullement inquiète.

Sournoise, Betty baissait le nez, suivant cependant des yeux la silhouette onduleuse de la femme qui disparaissait dans un frou-frou musical de soie et de dentelles.

Derrière son dos, elle eut une grimace mutine, exprimant sa joie d’avoir dupé encore une fois un être plus fort, c’est-à-dire un supérieur.

Madame Cérisy s’était réfugiée dans le minuscule cabinet transformé en boudoir par une tenture de liberty bleu clair à ramages. C’était là qu’elle recevrait le tapissier du jour, dans la pénombre complice qui masquerait le relâchement de son ventre, la flaccidité des seins retenus avec sévérité par un soutien-gorge énergique.

Seule, elle s’étudiait à des poses gracieuses, un coude sur le dossier du sopha, l’autre main étendue au milieu de la soie de la robe d’intérieur. Et toujours les bagues scintillaient, glissant des lueurs fugitives d’étincelles électriques.

En face d’elle, une haute glace descendant jusqu’au sol, lui renvoyait une image plaisante de Parisienne soignée, que les artifices d’une toilette savante rendaient jolie malgré tout.

Orgueilleuse, elle sourit et attendit avec plus d’impatience l’amant qu’elle s’apprêtait à charmer. Assurément il lui ouvrirait sa bourse, c’était là sa principale qualité, mais aussi elle souhaitait ses caresses, jamais repue des baisers. Cas très rare, il réunissait donc l’agréable à l’utile.

Betty avait entendu la porte du boudoir se fermer ; alors elle se leva à son tour. Une ride plissa son front et une songerie passa dans ses grands yeux noirs.

Déjà elle savait bien des choses, mais voulait en apprendre davantage. Sa science manquait encore de précisions, elle ignorait des détails qui l’intriguaient fort aux minutes de rêveries.

Son apparence néanmoins restait paisible, le feu qui la dévorait demeurait tout intime et de bonne heure, elle avait appris à voiler ses sentiments, se jugeant faible.

Évidemment, elle ne pouvait confier les idées saugrenues qui se bouleversaient en sa jeune cervelle, mais elle n’était point retenue en cela par une naïve pudeur, plutôt par une timidité qui lui faisait craindre de commettre une erreur.

Et au fond de son cœur, les désirs continuellement enfermés bouillonnaient en tumulte.

À la pendule, deux heures sonnèrent ; un rire silencieux glissa sur son joli visage aux très réguliers. Elle murmura, cynique et railleuse :

— Le tapissier va rappliquer !

Son regard à cette idée se fit plus noir, un halètement souleva sa poitrine.

À la réflexion, elle se demanda pourquoi sa mère employait cet euphémisme discret : on ne reçoit pas un tapissier dans un boudoir. C’était ridicule et elle haussa les épaules.

Mais Madame Cérisy se croyait en règle avec la morale, du moment qu’elle avait menti. En sa fille, elle possédait une confiance illimitée, ayant toujours arrêté les épanchements candides de la gamine par un désintéressement complet et une sévérité à contre-temps.

Pensive, Betty gagna sa chambre, mais se colla derrière la porte afin de ne manquer l’arrivée du visiteur.

Le timbre de l’entrée retentit ; elle tressaillit, son cœur se mit à battre violemment. Il semblait qu’un grand bonheur se préparait pour elle.

Elle se rejeta en arrière, fébrilement, repoussa d’une main tremblante les longs cheveux noirs qui lui descendaient sur le front et, coquette, jeta un coup d’œil à la glace. Mais elle se vit blême, les yeux brillants, noircis d’un cerne large.

Aucun bruit ne lui échappait, son imagination vive lui faisait voir en tableaux rapides les différents mouvements de tous : sa mère d’abord qui, sur le divan, prenait une pose abandonnée, s’essayant à sourire ; Léontine, le souillon hirsute et railleur, qui s’en allait ouvrir.

Des pas résonnaient dans l’antichambre, suivis d’un chuchotement de voix. Pourquoi ces gens parlaient-ils bas, s’ils ne commettaient une mauvaise action ?

Cette idée accrut sa nervosité, son cœur sauta dans sa poitrine, un peu de salive épaisse monta à ses lèvres.

Puis tout se tut, Léontine avait regagné sa cuisine, indifférente au tango voluptueux de madame.

Alors doucement Betty ouvrit sa porte et se glissa au dehors. Elle avançait avec précaution, les genoux pliés, les pointes des chaussures effleurant le tapis.

Devant le boudoir elle s’immobilisa, les yeux plus brillants, le teint plus blafard.

L’éclat d’un baiser lui arracha un frisson qui lui tordit la taille, sa bouche se crispa, s’ouvrant à demi.

Angoissée, elle se pencha et approcha un œil de la serrure.

Elle ne riait pas, au contraire un grand sérieux était en elle, parce que le mystère se révélait lentement, mettant en elle autant d’effroi que d’étonnement.

Sa jeune imagination s’enflammait : à en juger par l’extase maternelle, ses exclamations exagérées, elle attribuait au péché des délices extraordinaires.

Elle ne pouvait deviner que la femme flattait le mâle. Celui-ci pour être mieux retenu avait besoin, outre le plaisir, d’une satisfaction de vanité qui le faisait se priser davantage.

Or, elle ne comprenait pas pourquoi semblable bonheur surhumain lui était refusé. Son âge ne l’inquiétait guère, puisque le désir était en elle. Pourtant une vague crainte subsistait encore ; sa connaissance mitigée du grand secret en était la cause. Cependant l’attrait du plaisir, chassait bien vite toutes les frayeurs.

Affolée, elle restait là, les reins brisés, s’étonnant de mille détails qui choquaient sa délicatesse d’enfant. Mais de minute en minute, elle se pourrissait un peu plus le cœur, détruisant l’instinct de la pudeur par le désir exalté.

En même temps son admiration pour sa mère augmentait, elle considérait comme la suprême habileté de se procurer le luxe tout en ayant la joie affolante des sens.

Toutefois la désinvolture de la dame auprès du compagnon l’étonnait, mais elle se dit qu’il devait en être ainsi et qu’elle ferait de même, plus tard, lorsque ces jeux lui seraient permis.

Il lui fallut se sauver, Madame Cérisy étendant la main pour appeler la bonne. Pourtant elle aurait bien voulu, examiner de près la figure maternelle après ces instants d’activité.

Lorsque Léontine accourut, la mine ahurie comme à son ordinaire, elle se cacha précipitamment sous une portière. Ainsi par l’huis entr’ouvert, elle put distinguer sa mère. Celle-ci était calme, élégante, comme s’il ne se fut rien passé. Elle en conclut qu’elle n’avait point de honte et plutôt de l’orgueil.

L’acte lui parut alors tout simple, comme tant d’autres que l’on exécutait dans le courant des journées. Cette idée s’imprima profondément dans son jeune cerveau.

La bonne s’éloigna pour revenir les bras chargés d’un plateau de laque supportant des rafraîchissements.

Cela ne lui parut pas logique : Pourquoi buvaient-ils au lieu de recommencer, puisque la distraction était si agréable.

Le calme étant revenu, plus rien ne l’intéressait là ; silencieusement elle regagna sa chambre et un instant s’immobilisa soucieuse, au milieu de la pièce. Une foule de pensées s’agitaient dans sa tête, mais elle hésitait.

Devant l’armoire à glace, elle tira une chaise longue et s’y assit, élégamment, comme sa mère s’était assise sur le sopha du boudoir.

Son regard se fit plus noir, une ride sillonna son front, d’un tic nerveux elle mordilla sa lèvre inférieure.

Puis elle se figura auprès d’elle un personnage fictif : c’était l’homme qu’elle avait entrevu un instant plus tôt. Avec un sérieux imperturbable, elle joua une comédie puérile, mimant les gestes maternels. Elle saluait, souriait, avait des attitudes étudiées.

Mais elle se dévêtit ne conservant que sa courte chemise qui battait ses genoux ronds et charnus. Elle riait de se voir ainsi, en même temps elle s’enflammait, mettait un brasier ardent en son être nubile.

Citadine de quatorze ans elle avait les dix-sept printemps d’une campagnarde plus longue à se mûrir. Sa fragilité nerveuse avait encore avancé l’heure de la puberté. L’atmosphère lourde de sensualité, l’ambiance viciée avaient fait le reste. Elle était femme physiquement, quoique l’on se refusât à l’admettre. C’était l’époque où il aurait fallu l’éloigner de toute suggestion troublante et, au contraire, elle s’y trouvait plongée, enveloppée. De quelque côté que se tournât son regard, ce n’étaient que voluptés et sensualités. Dans la rue des mots résonnaient à ses oreilles qui laissaient une impression vive, partout étaient exaltées la beauté, la coquetterie de la femme. Pourquoi se serait-elle détournée ?

Des bruits de pas dans l’antichambre la firent sursauter ; très vite elle repoussa la chaise longue.

Aussitôt par crainte d’une surprise, elle reprit sa mine hypocrite et indifférente. C’était là encore le meilleur moyen de duper le prochain.

Néanmoins, elle eut le temps de se remettre, sa mère accompagnait le visiteur jusqu’à la porte et le saluait d’un retentissant : Au revoir, cher Monsieur !

La fillette ne put maîtriser un rire moqueur : à quoi bon toutes ces précautions puisque chacun savait, Madame Cérisy n’aurait-elle point dû dire : mon chéri !

Mais lorsque la porte s’ouvrit sous la poussée de la main maternelle, elle eut immédiatement ce masque immobile et étonné qui jouait si bien l’ignorance.

— Je m’habille pour sortir, fit-elle simplement et la mère jugeant inutile d’être perspicace, se contenta de cette explication.

Elle aurait aimé regarder la dame en face, afin de surprendre dans le brillant de ses yeux, des vestiges du plaisir, pourtant elle n’osa pas.

L’huis se referma, alors elle retomba sur sa chaise longue, en proie à une fatigue insurmontable. Une moiteur était à ses aisselles, une brume flottait devant elle, estompant le spectacle habituel de la chambrette.

Ce n’était exactement la nature qui parlait en elle, mais une sorte d’impatience morbide qu’avait créée une imagination déréglée et sa nervosité surexcitée.

Mais brusquement elle se redressa et s’habilla avec une fébrilité mécontente. Il lui tardait d’être au dehors, il lui semblait que là elle trouverait ce à quoi elle aspirait inconsciemment tout au fond d’elle-même. La rue, c’était pour elle les frôlements suspects, les gestes lascifs des femmes, les regards brûlants des hommes, les grossièretés qui retentissaient à chaque coin de trottoir.

Une fois prête, elle courut rejoindre sa mère, non point poussée par l’affection tendre, mais plutôt par une curiosité inquiète et une coquetterie instinctive, qui la faisait se complaire parmi les frous-frous soyeux des dessous élégants.

Madame Cérisy la reçut en chemise, sans gêne et l’attitude indifférente, la fillette épiait. Vaguement elle espérait découvrir encore des traces palpables des jeux de l’après-midi.

Dans le cabinet de toilette aux parfums émouvants, elle s’attardait, se complaisant dans cette atmosphère viciée qui fleurait le rut et la prostitution. Tout l’intriguait, sous chaque instrument, elle croyait deviner un secret, un mystère de sensualité. Et cela suffisait pour mettre le feu à son jeune sang, parce qu’elle se persuadait que la volupté restait l’unique joie véritable.

Sa sournoiserie acquise lui permettant de conserver toujours une apparence paisible, la mère ne remarquait rien. Au reste, elle préférait qu’il en fût ainsi, n’aimant point à se tracasser.

En réalité, la fillette ne se montrait pas autrement que la majorité des gamines de son âge que la nubilité exaspère, le hasard toutefois l’avait placée dans une situation particulière qui lui facilitait le moyen de s’instruire. Ce n’est jamais qu’au logis, au sein de la famille que l’enfant se déforme moralement, les impressions du dehors sont fugitives ; celles du home, plus prolongées, mieux raisonnées laissent une marque indélébile. Le père plaisante, glissant des sous-entendus grivois ; la fille écoute, retient et réfléchit ; d’un cheveu son imagination fait un câble et son cœur immédiatement a perdu un peu de son ingénuité et de sa pudeur. Mais l’autorité des parents engendrant l’hypocrisie, on ne devine rien autour d’elle, dans l’impossibilité de découvrir la gamine naissante sous le masque tranquille.

Sa toilette minutieuse, madame Cérisy la terminait insoucieusement sous l’œil vigilant de l’enfant. Nul détail n’échappait à sa clairvoyance ; chaque mouvement lui révélait un secret qui, s’agglomérant à ceux acquis déjà, formait un tout important.