Les Voix du silenceE. Dentu (p. 173-180).


X

Berthe


 
Les tableaux, d’un éclat soudain,
S’animaient à la voix de Berthe :
Quand l’oiseau fredonne au jardin,
L’air est plus pur, l’herbe est plus verte ;

Plus fraîche est la senteur des bois,
Plus vive est la couleur des roses ;

Et l’on croit entendre une voix
Sortir des fleurs à demi closes.

J’ai vu, lorsqu’elle avait chanté,
J’ai vu les vieux portraits sourire ;
Sa musique avait répété
Ce que le pinceau ne peut dire.

La muse errait dans l’atelier
Sur les pas de la jeune belle ;
C’était le démon familier,
Tout brillait, tout vivait par elle.

Un ciel plus chaud ou plus rêveur
Vibrait au fond des paysages ;
Les madones aux frais visages
Priaient avec plus de ferveur.


Nouveau sur les marbres antiques,
Je ne sais quel air attendri
De la Vénus au front meurtri
Réchauffait les grâces attiques.

La vie entrait de toute part.
Le souffle errant des harmonies
Emportait l’âme et le regard
En des profondeurs infinies.

Moi, dans un double enchantement,
Enivré d’accords et d’images,
J’oubliais la terre, un moment,
Pour m’envoler dans les nuages.

J’allais en de bleus horizons ;
Aux pâles clartés de la lune ;

J’y voyais mes jeunes saisons
Fleurir encore une par une.

Le clavier vibrant sous ses doigts
Achevait l’œuvre bienfaisante :
Mes douces peines d’autrefois
M’allégeaient la douleur présente.

Les voilà ! c’est à m’y tromper,
Ces chers fantômes pleins de charmes.
Mon cœur est prêt à m’échapper,
Et je sens mes yeux tout en larmes.

Qui sait dans quel pays lointain,
Vers quelles fleurs, sur quelle grève,
A la voix du charmant lutin,
Qui sait où m’eût porté mon rêve ?


Si, tout à coup, la vérité
Devant mes yeux n’eût été mise ;
Si mon portrait, quoique flatté,
Ne m’eût montré ma barbe grise.

Si Berthe, sans respect humain,
Au bout de chaque air que je loue,
Quand j’allais pour baiser sa main,
Ne m’eût gaîment offert sa joue ;

Et, comme une simple chanson
Sur la rose ou sur l’hirondelle,
Ne m’eût commandé, sans façon,
Des vers où je parlerais d’elle.

Des vers ! je n’en fais pas un jeu :
On ne ment pas dans ce langage,

C’est celui du cœur qui s’engage ;
Si j’en disais trop ou trop peu.

Elle est femme et je suis poète,
Elle veut et je dois céder.
Que faut-il que je lui souhaite,
Ne pouvant rien lui demander ?

Flatterai-je, hélas ! ces beaux songes
Faits pour durer si peu d’instants ?
N’enivrons pas ce cher printemps
D’espoirs qui seraient des mensonges.

Lui vanterai-je un froid dédain
De tous les bonheurs qu’on envie ?
Doit-on passer devant la vie
Sans rien cueillir dans ce jardin.


Ne faut-il pas que la jeune âme
Ait sa part, même de douleur ;
Qu’elle pleure, puisqu’elle est femme ;
Qu’elle embaume, puisqu’elle est fleur !

Qu’elle ait, sous la verte ramée,
De ces longs soirs qui semblent courts ;
Qu’elle aime et qu’elle soit aimée…
Mais une fois et pour toujours.

Pour se garder de toute injure,
Elle a le culte ardent du beau :
Que l’idéal soit son flambeau,
La sincérité son armure ;

Que son esprit vif et charmant,
Ouvert à d’éternelles fêtes,

Chez les grands morts, chez les poètes,
Se fasse un invisible amant ;

Et qu’aux jours de peine secrète,
Fuyant sur les hauteurs de l’art,
Elle y conserve une retraite
Entre Raphaël et Mozart.