Berryer d’après ses derniers historiens

Berryer d’après ses derniers historiens
Revue des Deux Mondes4e période, tome 142 (p. 592-622).
BERRYER
D’APRÈS SES DERNIERS HISTORIENS


I

Berryer, ses contemporains le proclament à l’envi, est un des premiers orateurs, peut-être le premier orateur de son siècle : il a tous les dons physiques de l’éloquence, visage noble et épanoui, charme de la voix, geste qui colore, fortifie la parole, et qui, par sa variété animée, est comme une seconde voix. Si son discours manque le plus souvent de pensées originales, de conceptions puissantes, s’il est un magnifique orateur de lieux communs, il a l’action, cette qualité suprême, la riposte rapide, foudroyante : toute sa personne est oratoire, il met la passion dans les chiffres et les chiffres dans la passion. Son aménité, son obligeance lui concilient mille sympathies, le font aussi aimé qu’aimable : « Vous êtes Mirabeau honnête homme », dira celui-ci. — « Vous devez avoir un trésor d’amour caché quelque part », lui écrit Odilon Barrot, étonné que Berryer n’ait pas un ennemi. Mais, par cela même qu’il est l’enfant gâté de la gauche, l’avocat sublime et le ténor de son parti, il crut trop volontiers au pouvoir universel de la parole ; tombant, lui aussi, dans cette méprise si fréquente qui fait qu’on voit les choses à travers soi-même, ses passions, son talent, il se persuadait et répétait trop volontiers que la parole était l’arme des temps nouveaux. Ce fut là une des grandes illusions de Berryer, illusion d’autant plus excusable d’ailleurs que, pendant la plus belle partie de son existence, les hommes d’État de la Restauration, de la monarchie de Juillet paraissaient gouverner à la tribune

Que la voix publique, complice de ce prestige oratoire, fait proclamé chef des légitimistes en France, il n’y avait certes là rien d’extraordinaire ; mais que le comte de Chambord, qu’un état-major de grands seigneurs l’aient agréé jusqu’en 1831, cet hommage au talent peut sembler assez original dans un parti où Pierre Berryer n’avait pas l’avantage de la naissance. Il n’était pas noble, il appartenait à une famille bourgeoise, ce qui sans doute contribua à sa popularité, car il combattait au rebours de ses intérêts apparens, d’autant mieux écouté qu’on ne pouvait lui opposer cette boutade d’un démocrate marseillais. « Les blancs seront toujours marquis. » Né en 1790, il a pour père un des premiers avocats du barreau de Paris, qui honora grandement sa profession par son attitude courageuse pendant les heures tragiques de la Révolution, lorsque, l’ordre des avocats ayant été remplacé par l’institution des défenseurs officieux, et celle-ci rendue dangereuse par la nécessité d’un certificat de civisme, il continua, sous mille déguisemens, à donner des consultations et à recevoir les confidences de ses cliens presque au pied de l’échafaud. Plus tard, il aimait à rapporter le trait suivant : Mme Berryer se présenta un jour devant Fouquier-Tinville auquel son mari avait autrefois rendu service, et se hasarda à lui demander la grâce d’un détenu. Fouquier-Tinville contempla cyniquement cette belle jeune femme qui tenait par la main son fils Pierre, à peine âgé de quatre ans, comme pour grouper autour d’elle toutes les raisons de respect et de pitié. « Sais-tu, dit-il enfin, que ta tête serait charmante à voir rouler sur l’échafaud ? » De cette mêlée confuse des hommes et des choses dans ce drame prodigieux de la Révolution, Berryer père avait rapporté quelque scepticisme, le besoin de ne s’engager dans aucune secte, de conserver avant tout son indépendance personnelle. « J’ai connu, observait-il sagement, des hommes de tous les partis, et, dans tous les partis, j’ai rencontré des hommes de bonne foi. » Est-ce dans le même esprit que son fils s’écriait un jour à la tribune : « Je remercie la Convention d’avoir sauvé l’intégrité du territoire » ?

Pierre Berryer, l’aîné de ses trois fils, avait sept ans lorsqu’il entra au collège de Juilly 30 juillet 1797). Son principal biographe et son ami, M. Charles de Lacombe, reconnaît[1] qu’il s’y montra élève étourdi, espiègle, travaillant à ses heures, par saccades, avec des dons très rares qui perçaient derrière son insouciance, déjà le plus aimé de tous les élèves, rachetant des mois de paresse par des traits d’esprit et des élans de cœur qui attendrissaient ses maîtres. L’homme fait a tenu les promesses de l’enfant : il a beaucoup donné au travail et aussi au plaisir, il a été l’esclave de sa foi, le serviteur d’une vive et mobile imagination curieusement aimantée vers tous les semblans de bonheur.

Parmi ses condisciples il compta Jérôme Bonaparte, frère de Napoléon, futur roi de Westphalie, dont le séjour valut à l’Oratoire la visite du premier consul. Il arriva un jour, escorté de ses frères Joseph et Louis, de ses sœurs Elisa, Caroline et Pauline : 250 élèves, sous la conduite des Pères de l’Oratoire, vinrent au-devant de lui. « Général, dit le Père Lombois, les maîtres qui ont formé Desaix, Casabianca et Muiron ont l’honneur de vous présenter leurs élèves. — Ils sont en bonnes mains », dit Bonaparte. Berryer rappelait ce mot devant la Chambre des députés, trente ans après, lorsqu’il défendit la cause des congrégations. En 1847, l’ancien roi de Westphalie invoquait l’appui de son camarade de Juilly pour obtenir la fin de son exil ; Berryer lui prêta son concours chaleureux. Un peu plus tard, la fortune a changé, Louis-Napoléon est devenu président de la république, et les chefs de la majorité vont le voir à l’Elysée. Berryer y rencontre Jérôme Bonaparte, entouré de courtisans qui le traitent de Sire et de Majesté. « Bonjour, Berryer, fait-il d’un ton protecteur. — Bonjour, général », répond simplement le royaliste, et il continue son chemin, laissant le prince et ses amis stupéfaits.

En 1806, Berryer quitte Juilly pour suivre pendant deux ans les cours du lycée Bonaparte. Voulant détruire les légendes qui exaltaient ses dons naturels aux dépens de son savoir, il fit, vers la fin de sa vie, dresser et certifier l’état de ses succès scolaires : en 1807, il obtient le troisième accessit de discours latin, le deuxième accessit de discours français, de version grecque, de vers latins, de poésie française, le deuxième prix de version latine ; en 1808 il remporte le premier prix de chimie et de physique. Il est assidu aux conférences de l’abbé Frayssinous à Saint-Sulpice (la chaire alors était la seule tribune), se persuade un instant que Dieu l’appelle à la vie religieuse, comme ses amis Nicod et Christian de Chateaubriand. Cette exaltation une fois dissipée, il n’hésita plus sur sa véritable vocation. Ses parens désiraient qu’il entrât au Conseil d’État ; Cambacérès, Regnault de Saint-Jean-d’Angely assuraient une admission facile. On tint une sorte de conseil de famille où l’on n’avait oublié qu’une chose : consulter l’intéressé. Aux premières ouvertures il signifia tout net qu’il serait avocat. « Je ferai comme mon père », dit-il. Au lieu d’un grand prédicateur ou d’un jurisconsulte, on eut un grand orateur et un grand avocat.

Il avait étudié la botanique, la minéralogie au Jardin des Plantes avec Desfontaines et Haüy, il suivait des cours d’éloquence au Collège de France, prenait des répétitions de droit avec un ancien député à l’Assemblée constituante, et, soit dans l’étude de M. Normand, avoué auprès du tribunal de la Seine, soit dans le cabinet de son père, il expédiait à lui seul la besogne de quatre clercs. Je rappelle ces détails parce qu’ils font comprendre ce qui se cache derrière les facultés d’improvisation qu’on lui prête, à lui et à ses émules. Un coup de bistouri, un coup d’archet ne représentent-ils pas trente ans de clinique, d’expérience accumulée ? « Savez-vous le secret des improvisateurs, écrivait-il à une amie : c’est qu’ils n’improvisent pas du tout. Bien pénétrés d’une pensée, d’un sentiment longuement médité en leur cervelle, ils se sont dit vingt fois, cent fois la même chose, et, l’occasion venue où ils l’expriment à haute et intelligible voix, ils n’ont de mérite dans la vivacité de l’expression, que par la maturité de la réflexion. Voilà le secret des gens qui parlent en public. Pour moi, qui suis du métier, je ne saurais dire ce que je n’aurais jamais pensé. » Plaidoyer ou discours, Berryer prépare fortement le fond, sinon la forme, car celle-ci laisse singulièrement à désirer : ses conversations, ses agendas, ses notes, les lettres qu’il recevait et classait avec soin, nous édifient pleinement sur sa méthode de travail. Il commence par chercher dans cette sorte de fonds commun, dans l’arsenal de son érudition, tout ce qui a trait au sujet ; puis, faisant appel aux spécialistes, aux documens particuliers, il précise, se concentre, construit le plan de son discours, jette sur le papier ses idées : de-ci, de-là quelques morceaux à effet, souvent la péroraison, jamais l’exorde. Est-ce pour ce motif qu’au début sa parole semblait hésitante, que souvent les phrases se traînaient, lourdes, décolorées ? Et cependant, il aurait cru, s’il avait écrit l’exorde, avoir aux pieds des semelles de plomb, et il lui fallait des semelles de liège. Ainsi armé, Berryer monte à cette tribune qu’il n’aborde jamais sans une émotion profonde. « Je ne monte jamais ces huit marches sans avoir la fièvre. » Et sans doute il y aura de brusques échappées ; un incident de séance, une interruption feront jaillir l’éclair inattendu, détourneront parfois l’orateur de sa ligne (plus d’un apprit à ses dépens ce que valaient le coup de corne de Berryer, le coup de dent de Dufaure), mais il sait où il va, par quelles routes il doit passer, et, s’il prend un chemin de traverse, soyez sûr que celui-ci figurait dans son itinéraire.

Sa forte jeunesse, qui se prolongea jusque dans l’âge mûr, se prend à tout ; elle se rue impétueusement dans les distractions les plus diverses, et le livre aux entraînemens d’une âme ardemment épicurienne[2]. Il semble que ces lignes de Bossuet soient écrites pour lui : « Vous dirai-je ce que c’est qu’un jeune homme de vingt-deux ans ? Quelle ardeur, quelle impatience, quelle impétuosité de désirs ! Cette force, cette vigueur, ce sang chaud et bouillant, semblable à un vin fumeux, ne lui permet rien de rassis ni de modéré... Cette verte jeunesse, n’ayant encore rien de fixé ni d’arrêté, en cela même qu’elle n’a point de passion dominante par-dessus les autres, elle est emportée, elle est agitée tour à tour de toutes les tempêtes des passions. » Ainsi chaque chose l’a tout entier : il rime des chansons, et, Dieu me pardonne, une ode à Napoléon (car il fut, comme tant d’autres, ébloui par la splendeur de l’épopée impériale) ; il joue la comédie chez son père à Épinay-sous-Senart, applaudit ardemment les opéras de Méhul, Spontini, le violoncelliste Duport, se lie avec Désaugiers, fréquente chez Delille, Michaud, Louise Contât, Talma dont il reçut des leçons de déclamation, où il puisa sans doute ce sentiment des proportions, cette perfection de l’accent et du geste, cette simplicité dans le pathétique qui arrachaient ce cri à Rachel : « Ah ! si je jouais comme Berryer parle ! » Agé de vingt-deux ans à peine, il épouse Mlle Gautier, fille d’un directeur de l’administration des vivres, gracieuse et spirituelle : mariage d’inclination dont M. de Pontmartin prétend que l’amour n’a pas été le seul motif, et dont la fidélité ne fut certes pas le résultat : à cette époque (décembre 1811) la conscription n’épargnait que les gens mariés et les prêtres. Admettons que les fiancés ne songeaient qu’à leur tendresse, que les parens pensèrent à la conscription. Quelque temps après, il refusa le poste d’avocat général, et fit ses débuts au Palais : il avait écrit sa plaidoirie et la récita tant bien que mal, envahi par un trouble croissant qui l’enveloppait comme un épais brouillard, au point qu’il ne voyait plus que le président qui l’encourageait de ses signes d’approbation : s’il avait eu en face de lui un magistrat prévenu, peut-être eût-il jeté le manche après la cognée. Avis aux présidens ! observait-il plus tard, lorsqu’il racontait ce médiocre début.

Il n’attendit pas, au surplus, pour se retirer de l’Empire, que la fortune se fût retirée de l’Empereur. L’opposition de son père, la lecture des procès-verbaux de la Constituante, les violations perpétuelles du droit, ce procès du maire d’Anvers que l’Empereur ordonna de recommencer en arrêtant au besoin avocats et jurés eux-mêmes, la conspiration du général Malet qui révéla le défaut de sécurité et la fragilité de l’institution impériale, avaient refroidi son enthousiasme et petit à petit engendré un sentiment voisin de la haine. Avec quelle bonhomie puissante il faisait plus tard devant la Chambre l’aveu de cet engouement passager : « J’étais bien impérialiste à dix-huit ans ; jetais bien impérialiste à vingt ans. Oh ! la gloire de l’Empire ! Je suis sorti du collège au bruit du canon d’Iéna, et quelle tête n’eût pas été enivrée alors ! Mais j’ai réfléchi, j’ai étudié... J’ai senti le despotisme, et il m’a été odieux, disait-il en 1851 devant l’Assemblée législative. Je n’ai pas attendu sa chute, j’ai ici de mes amis d’enfance : ils savent qu’avant la chute de l’Empire, je leur disais : « Vous ne vous rendez pas compte de votre gouvernement, il est odieux, il est intolérable ! La gloire ne couvre pas cela ! » Et dans un élan familier qui portait au paroxysme l’admiration de l’auditoire, il interpellait M. de Grandville, son vieil ami : « Tu m’es témoin ! »

Vienne donc la Restauration, Pierre Berryer l’accueillera comme on accueille le bonheur, et désormais, pendant près de soixante ans, il servira avec zèle la cause de la légitimité. De 1814 à 1830, il appartient au parti royaliste sans épithète, presque à l’extrême droite, mais il n’y entre point avec des passions d’un autre âge, et s’il tient pour le droit divin en politique, il est libéral par le caractère ; s’il va vers Louis XVIII et Charles X avec tout son cœur et toute sa raison, il demeure généreux, cordial, expansif, aimant le grand jour, les larges horizons, ennemi des représailles, estimant que le métier du roi n’est pas de relever les blessés du champ de bataille pour les porter à l’échafaud. Et comme la loi d’alors, une loi bien absurde, interdit de devenir député avant quarante ans, il essaiera de servir ses principes au barreau, dans les procès politiques et militaires qui marquent l’avènement de la seconde Restauration.

Dupin et Berryer père avaient été chargés de la défense du maréchal Ney. Avec tous les esprits clairvoyans, Louis XVIII devina les embarras qu’un tel procès susciterait à son gouvernement : on avait fourni au maréchal toutes les facilités d’évasion, un congé illimité, deux passeports. Mais comme s’il courait lui-même au-devant de sa perte, Ney persista à se cacher en France, refusa d’accepter la juridiction du conseil de guerre constitué dans l’intention de le sauver, et réclama celle de la Chambre des Pairs. « Il nous a fait plus de mal en se laissant prendre, observait Louis XVIII, que le jour où il nous a trahis. » Les passions alors éclataient si furieuses que des amis, des confrères de Berryer père se déchaînaient contre lui, déclarant que s’il s’abaissait à plaider pour Ney, ils rompraient toutes relations. Son fils remontait son courage. Loin de trahir son nom, sa cause, c’était son honneur, l’honneur de la royauté qu’il soutiendrait. Il lui persuada d’écrire à Louis XVIII, se présenta aux Tuileries, remit la lettre au roi qui répondit avec bienveillance : « Dites à votre père d’être bien tranquille et de faire son devoir. »

Une fois raffermi par cette approbation, Berryer père se consacra tout entier à son client : son fils, qui l’assistait, était bien tenté de prendre la parole dans ce tragique débat, et, à plusieurs reprises, il soumit à son père ses pensées, les argumens qui tumultueusement jaillissaient de son âme : invoquer l’intérêt de la royauté qui s’honorerait par un acte de clémence, avouer simplement la faute, mais plaider la fatalité, le trouble, la confusion des esprits, le je ne sais comment de Bossuet expliquant les erreurs de Condé. « Tu devrais dire cela ! » répondait Berryer père. L’occasion ne vint point, mais au cours du procès, comme la Chambre des Pairs allait interdire aux défenseurs de parler sur la Capitulation de Paris, le jeune avocat écrivit cette courte protestation qui produisit grand effet, et qui en aurait fait davantage encore si, au lieu de la lire, le maréchal avait paru l’improviser : « Jusqu’ici ma défense a paru libre. Je m’aperçois qu’on l’entrave à l’instant : je remercie mes généreux défenseurs de ce qu’ils ont fait et de ce qu’ils sont prêts à faire ; mais je les prie de cesser plutôt de me défendre tout à fait que de me défendre imparfaitement. Jaime mieux n’être pas du tout défendu que de n’avoir qu’un simulacre de défense. Je suis accusé contre la foi des traités et on ne veut pas que je les invoque ! Je fais comme Moreau, j’en appelle à l’Europe et à la postérité ! »

Pierre Berryer fut plus heureux avec d’autres cliens. Le conseil de guerre ayant condamné à mort le général Debelle, il sollicite une audience du duc d’Angoulême qui avait eu gravement à se plaindre de ce général : « Je vous le promets, dit noblement le prince ; il aura son pardon, car il n’a pas combattu contre la France, mais contre moi. » Et Louis XVIII ratifia aussitôt la parole de son neveu. Peu après Berryer plaide pour le général Cambronne, obtient son acquittement, et n’accepte, comme gage de gratitude, qu’un portrait du général avec sa promesse de ne jamais rien faire contre les intérêts du roi. De son désintéressement, de sa délicatesse, il donna, à chaque époque de sa vie, de nombreux témoignages.

Puis il prêtait son concours au général Canuel, impliqué dans la conspiration ultra-royaliste dite du bord de l’eau, qui, paraît-il, avait pour objet d’enlever les ministres, de forcer Louis XVIII à changer de politique ou à abdiquer ; au général Donnadieu, incriminé d’avoir exagéré l’importance d’une insurrection à Grenoble pour se faire un titre de la répression. Chaque plaidoyer augmente sa réputation, étend le cercle de ses cliens : procès d’intérêt privé, procès politiques, religieux, militaires vont à lui comme les fleuves vont à la mer. Toute injustice rencontre en Berryer un adversaire, tout droit un champion, tout repentir, toute présomption d’innocence un intercesseur. Dès 1824. plusieurs journaux le désignent comme garde des sceaux du prochain ministère : les hommes d’Etat de la royauté lui témoignent de l’amitié ; Villèle le consulte souvent, et. dans plusieurs notes, Berryer lui conseille d’agrandir les cadres de la droite au lieu de les rétrécir sans cesse, de fortifier son autorité en désarmant la critique et l’intrigue, en s’entourant d’hommes considérables, en offrant par exemple l’ambassade de Rome à Chateaubriand, des portefeuilles à MM. de Polignac, de Vitrolles. Chateaubriand ! Berryer l’avait suivi au Conservateur j décidé, lui aussi, à ne pas séparer de la défense de la Charte la défense de la royauté. Il assistait parfois à son travail de journaliste, le contemplait écrivant en quelque sorte « sous la dictée de l’harmonie, mettant dans son geste et sa voix, quand il relisait ses pages, la cadence qui régnait dans son style. » Chateaubriand lui donnait des conseils, le poussait à écrire, il était frappé de cette éloquence impétueuse, éclatante, qui remplissait les conversations comme les plaidoyers de son jeune ami. « Vous avez bien du talent, lui disait-il, vous irez loin, vous serez le premier de votre génération. » Lorsqu’une ordonnance royale du 6 juin 1824 arracha brusquement à Chateaubriand le portefeuille des affaires étrangères, Berryer accourut : tout en lui exprimant son chagrin de cette disgrâce, il lui montra le numéro du Journal des Débats qui renfermait une déclaration de guerre contre M. de Villèle. « J’ai lu cela avec peine, dit-il. — Et pourquoi ? — Mais c’est la guerre ! — Eh bien, oui ! c’est la guerre, nous la ferons, et (brandissant sa plume), avec cela, ajouta Chateaubriand, j’écraserai le petit homme. » Et comme Berryer essayait de l’apaiser, citait l’exemple du duc Mathieu de Montmorency qui, par la dignité de son attitude, s’était élevé dans l’opinion en tombant du pouvoir, il repartit sèchement : « Je vous engage, monsieur, à reporter ces paroles à M. de Villèle, votre protecteur. » Mais Berryer : « Je vous demande pardon, monsieur le vicomte, je ne puis accepter ces expressions. Quoique jeune encore, je suis décidé à n’accepter le patronage de personne, si haut qu’il soit, pas même le vôtre. » Et il se retira. La sortie de Chateaubriand lui était entrée « comme un acier dans le cœur ». Il le revit, le défendit après 1830 ; ils se prodiguèrent les procédés les plus délicats ; mais le charme était rompu, et l’estime, l’admiration, la reconnaissance eurent plus de part à leurs rapports que l’affection.

C’est dans les bureaux du Conservateur que Berryer avait connu l’abbé de Lamennais, et, peut-être en vertu de cet axiome que les extrêmes se touchent, ces hommes si différens au physique et au moral n’avaient pas tardé à se lier d’une étroite amitié. L’âme de Lamennais, cette âme de colère, soupçonneuse, inquiète, dominatrice, s’adoucissait au contact de la sienne ; de son côté, Berryer ressentait profondément la puissante morsure de cette parole : il fallait, disait-il, l’arrêter dès les premières phrases, sinon on était sous le joug. Dans une visite qu’il fit à la Chesnaie en 1822, la conversation se prolongea presque sans interruption pendant deux jours ; passant de l’Eglise militante, de l’Église triomphante, et de l’Église souffrante aux problèmes du magnétisme, aux théories de Swedenborg, Lamennais s’anima, et finit par aller si loin, que son ami lui saisissant le bras, comme pour le retenir au bord de l’abîme, s’écria : « Vous m’effrayez ! Vous me dominez ; mais ce qui m’épouvante, c’est que vous, rien ne vous domine, vous n’avez plus aucune autorité qui vous domine ; vous serez chef de secte ! » Et, en 1835, après les Paroles d’un croyant, il lui rappela la prophétie de 1822 : ils discutèrent pendant de longues heures, Lamennais soutenant qu’une révolution s’était accomplie dans son esprit, Berryer affirmant qu’il n’avait pas renié son caractère, puisqu’il demandait maintenant aux peuples de mettre le pied sur la tête du pape et de ces rois, coupables de ne point adopter ses idées. Comme ils s’étaient montré leurs âmes et qu’il y avait entre eux de l’ineffaçable, l’amitié survécut ; plusieurs fois Berryer prit la parole pour Lamennais devant les tribunaux, mais les entrevues devinrent plus rares à mesure que le prêtre s’enfonçait dans l’orgueil de son schisme. « Il est, soupirait son ami, comme un livre dont on admire toujours quelques pages, en gémissant sur quelques lignes. »

Cette popularité, ce crédit précoce dont jouissait Berryer, il les dut pour une part aussi au rôle qu’il jouait dans la Société des bonnes Lettres et surtout dans la Société des bonnes études, toutes deux fondées par quelques chefs du parti royaliste, afin de grouper la jeunesse dans des réunions scientifiques, littéraires et artistiques, et. par elle, d’opposer, comme on disait dans le style du temps, une digue au torrent des idées libérales et révolutionnaires. Toutes deux se rattachaient étroitement à la Congrégation[3], cette puissance occulte qui n’existait pas moins que le Comité directeur, malgré les efforts des intéressés pour faire croire qu’ils étaient de pures imaginations. La Société des bonnes études offrait d’ailleurs aux familles chrétiennes des avantages assez sensibles : pension, bibliothèque, jeux, prix d’éloquence et de poésie, conférences et cours par MM. de Haller, Abel Rémusat, le docteur Meyriaux. Berryer et Hennequin venaient tour à tour présider les séances bimensuelles ; plus exact, plus égal, mieux préparé dans ses leçons, Hennequin avait plus de succès que son confrère. Pauvre Hennequin ! Son maiden-speech à la Chambre, quelques années plus tard, lui attira un lamentable échec. Il débuta par cette phrase : « Messieurs, je ne puis me défendre d’une émotion profonde en prenant pour la première fois la parole dans cette auguste enceinte. » A cet adjectif, la Chambre partit d’un grand éclat de rire. Hennequin ne s’en releva jamais.

Par le rayonnement de sa bonté, le charme de son accueil, la sagesse souriante de ses conseils, surtout par cette flamme d’enthousiasme qui gagnait les cœurs des jeunes comme des vieux, des hommes comme des femmes, Berryer n’en restait pas moins le président moral de la Société des bonnes études. Autour de lui se pressait une élite d’étudians qui firent honneur à leur pays : Gustave de Beaumont, Alexis de Tocqueville, Augustin de Meaux, de Carné, de Larcy, de Boissieu, de Sesmaisons, de Suriau, Raudot, de Ravignan. Lun d’eux, qui se destinait à la profession d’avocat, ayant frappé Berryer par l’éclat de ses talens et ses défauts mêmes, il lui dit qu’il sentait dans sa parole les plus rares conditions de l’éloquence, une véritable puissance d’action sur les esprits ; en même temps il le mettait en garde contre les défauts de ses qualités : l’exubérance du langage, la témérité de la pensée et de l’imagination. Aussi lui conseillait-il de subir un joug, de se soumettre à une grave et sévère autorité. « Vous seriez, conclut-il, un éminent orateur de la chaire. » A quelque temps de là, Lacordaire débutait dans la chapelle du collège Stanislas, et Berryer entra dans la sacristie pour le féliciter. « Vous le voyez, dit le prêtre, j’ai suivi vos conseils. » Plus tard, le grand orateur de la chaire lui demanda d’être, avec Montalembert, l’un de ses parrains, le jour de sa réception à l’Académie française.

Malgré ses occupations, ses entraînemens de dilettante et de mondain, Berryer ne laisse pas de préparer avec soin certaines de ses conférences à la Société des bonnes études. D’après un plan qu’il a tracé lui-même, il se propose de consacrer tout un cours à l’art de la parole, et voici dans quel ordre il l’annonce : 1° Origine de la parole, puissance, devoir ; 2° divers genres d’éloquence, chaire, barreau, tribune, éloquence académique ; 3° et 4° de l’éloquence parlementaire en France avant la Révolution ; 5° et 6° de ce que fut l’éloquence parlementaire en France lors de la Révolution ; 7° 8° et 9° l’éloquence parlementaire en Angleterre.

Dans les notes et dévoloppemens qu’il jette sur le papier, il cite surtout Bossuet[4], qui fut son maître suprême, son auteur de chevet, puis Pascal, Montaigne, Platon, Cicéron, Pasguier, Séguier, Talon, d’Aguesseau ; et à côté des anciens, trois modernes : de Bonald, Chateaubriand, Lamennais. Il sentait à merveille son insuffisance, et répétait modestement : « Vous pourriez me dire instruit si je savais ce que j’ignore en ignorant ce que je sais..., je ne sais ni lire ni écrire. » Voici un extrait de ces notes qui montre du moins quelle haute idée il se fait de la parole, de l’éloquence politique :

« Le monde fut créé par la parole, et cette parole éternelle y retentit encore de toutes parts ; tout dans l’univers a son langage ; la nature entière parie éloquemment à qui sait l’interroger et l’entendre... Ses beautés régulières et ses magnifiques désordres, l’élégance et la hardiesse de ses formes, l’harmonie des couleurs, les splendeurs du jour et les horreurs de la nuit, ont une expression puissante que le génie peut reproduire. Les arts, enfans de l’homme, ont aussi leurs secrets pour exprimer d’éloquentes pensées ; elles se développent sous le ciseau de Phidias ou de Canova, sous les pinceaux de Raphaël ou de Gérard, aux célestes accords d’Haydn, à la suave mélodie de Cimarosa. Le geste de l’homme, son regard, son sourire, les inflexions de sa voix, sont remplis d’éloquence ; il n’est besoin de longs discours pour que sa puissance éclate dans le langage. Ecoutons-le : un cri de d’Assas, les trois mots de La Rochejaquelein, ces belles paroles d’Achille de Harlay sous le poignard des factieux : Mon âme est à Dieu, mon cœur est au roi, mon corps est aux méchans, nous donnent tous les secrets et toutes les grandeurs de l’éloquence. La science parfaite de l’orateur serait donc la connaissance approfondie de toutes les passions, de tous les sentimens, de toutes les impressions, de toutes les influences, de toutes les volontés. Qui pourrait embrasser cette science, qui pourrait en saisir les rapports infinis, aurait seul droit d’en tracer les règles et d’enseigner cet art divin de la parole... » Oui. c’était assurément se faire une noble idée de la parole ! mais aussi, et peut-être une idée un peu creuse.

Cependant la Restauration se précipitait vers les abîmes : Charles X avait fait appel au prince de Polignac, prélude d’une politique de coup d’Etat. Sur la recommandation de celui-ci, Berryer ayant atteint ses quarante ans depuis le 4 janvier 1830, était désigné comme président du collège départemental ou candidat officiel dans la Haute-Loire. « Il y a longtemps que je guettais ces quarante ans », lui dit gracieusement le roi, en accompagnant ce compliment des plus flatteuses paroles. Puis il développa devant Berryer ses projets d’alliance avec la Russie pour rendre à la France les frontières du Rhin, évoquant les gloires de l’ancienne France, énumérant ses victoires sur l’Angleterre, ses colonies d’autrefois ; et comme Berryer ne pouvait s’empêcher d’observer que l’ancien régime n’était plus qu’un souvenir, n’avait pas même laissé une poussière pour le rebâtir : « Vous êtes jeune, reprit Charles X, vous avez la parole en main ; ce gouvernement de discussion vous convient ; vous me rappelez Cazalès. »

La renommée de Berryer avait pris un tel essor que l’opposition libérale se rallia à la candidature d’un royaliste du pays. A entendre le Constitutionnel, le National, on faisait au Sacré-Cœur des neuvaines pour son élection ; il aurait à coup sûr les sceaux s’il n’optait pour les finances, il était l’orateur désigné du gouvernement. On mena donc contre lui une campagne fort vive, ce qui ne l’empêcha point d’être élu par 59 voix contre 26 données à son concurrent. Du premier coup il justifia les espérances de ses amis, les craintes de ses adversaires. Après son discours dans la discussion de l’Adresse, la droite, le centre droit, une partie de la gauche même s’approchèrent pour le féliciter, et Royer-Collard prononça un de ses oracles : « C’est plus qu’un talent, c’est une puissance. » Le prince de Polignac lui offrit le portefeuille de l’Instruction publique : Berryer refusa, mais en même temps il s’efforçait d’engager le président du Conseil à modifier la loi électorale de telle sorte qu’elle ne représentât plus la société à la surface seulement, mais dans tous ses intérêts, dans sa vie provinciale, municipale, professionnelle. Il aurait voulu surtout qu’il se préoccupât de s’assurer une majorité. « Une majorité ! répondait M. de Polignac, que ferais-je d’une majorité ? » Et cependant ce ministre s’imaginait avoir rapporté d’Angleterre le goût des institutions parlementaires, mais tout d’abord il se croyait appelé à sauver la liberté et la royauté, sans se soucier aucunement des moyens destinés à assurer le succès de son entreprise. « Il me tint des propos incroyables, racontait Berryer en parlant de cette entrevue. Je ne pense pas que je puisse jamais les reproduire. Il me parla de ses visions, de la Sainte-Vierge, des promesses qui lui étaient faites. Quand je lui demandais : « Mais où allez-vous ? Quel est votre plan ? » il me disait : « Soyez tranquille. » Je n’obtins jamais d’autre réponse. » Voyant qu’il ne pouvait convaincre Berryer, le prince lui annonça qu’il aurait à s’expliquer avec le roi, qu’il recevrait le lendemain du premier gentilhomme de la Chambre une lettre d’audience. « Sa Majesté vous persuadera », dit-il. Berryer rentra chez lui en proie à un grand trouble. Résister aux ordres, aux prières du vieux roi, il sentait bien qu’il ne le pourrait pas : il s’attendrirait, il pleurerait, céderait, perdrait ainsi le moyen de servir avec efficacité. Fuir le péril pour n’y point succomber lui parut plus sage. Des procès l’appelaient bientôt en province ; dans la nuit il envoie chercher des chevaux de poste, et quitte Paris à six heures du matin, non toutefois sans avoir laissé une lettre qui avertissait le prince de son départ.

Cette scène se passait dans les premiers jours de juin. Six semaines plus tard Berryer, réélu au scrutin du 3 juillet, et rentrant à Augerville, lit dans le Moniteur, on devine avec quelle angoisse, les fatales ordonnances. Trois jours après, la Révolution de 1830 est consommée : il rentre à Paris, et, la mort dans l’âme, assiste à la séance du 7 août, monte à la tribune pour protester contre la nouvelle révolution de 1688 comme on l’appelle, mais prend part à la discussion d’où va sortir une nouvelle charte, car il ne se croyait pas le droit de s’abstenir, La France restait ; l’abstention était, à ses yeux, l’émigration à l’intérieur, et il voulait demeurer l’homme du pays avant d’être l’homme d’un parti. Ce motif le porta, lui et la majorité des députés royalistes, à subir le serment : le 11 août 1830 il le prêta en ces termes : « La force ne détruit pas le droit. La légitimité du pouvoir est un droit plus précieux pour les peuples que pour les races royales ; mais, quand la force domine dans un État, les particuliers ne peuvent que se soumettre, et les gens de bien doivent encore à la société le tribut de leurs efforts pour détourner de plus grands maux. Dans cette seule pensée, je crois de mon devoir de rester uni aux hommes honorables en qui je reconnais des intentions salutaires à mon pays, et je me soumets à prêter le serment qui est exigé de nous. Je le jure I » Prononcées par lui, lancées de cette voix merveilleuse qui les colorait aussitôt de tous les sentimens qu’elle devait traduire, ces paroles, qui semblaient résumer le drame de Juillet, prophétiser de nouvelles tragédies, et sonner le glas de la société, soulevèrent une émotion intense dans les âmes des vainqueurs et des vaincus.

Et cependant le parti de la retraite avait de quoi séduire Berryer : la chute foudroyante de la vieille royauté, l’effondrement des justes espérances qu’il avait dû concevoir, les conseils de ses amis, de son frère et de son père, tous deux libéraux qui disaient des Journées de Juillet : « C’est pour la liberté une victoire de Denain, et Villars c’est le peuple » ; le souci de ses intérêts privés compromis par son désintéressement non moins que par ses dépenses excessives, la fortune de son père engloutie dans une spéculation commerciale, — tout l’invitait à se renfermer dans le barreau, à abandonner l’ombre pour la proie. Attitude d’autant plus légitime qu’au nom même de la foi politique, de l’honneur, de la religion du serment, pairs, députés, magistrats, fonctionnaires donnaient en foule leur démission, que soixante-six élèves de Saint-Cyr refusaient de servir le nouveau régime, « enrichissant de la noblesse de leur sacrifice le trésor moral de la France. » Qu’il dût au contraire, s’il demeurait sur la brèche, supporter mille tribulations, être en butte à la défiance, à la jalousie, traîner toute sa vie le terrible boulet des embarras financiers, il le savait, on le lui prédisait sur tous les tons ; ses intimes répétaient à Mme Berryer : « Votre mari est un fou sublime. » C’est cependant à ce second parti qu’il s’arrêta : faible dans les petits détails de la vie, il voyait clair et se montrait résolu dans les grandes crises : et, ce qui ennoblit encore son dévouement, c’est qu’il ne pouvait prévoir ni les triomphes, ni la popularité, ni la gloire qui en rejailliraient sur sa personne, qu’il était plus fidèle avec le souvenir qu’avec l’espérance, ayant plus de foi dans la nécessité du principe héréditaire que dans sa résurrection, et, vers la fin surtout, aimant la royauté de droit divin comme on aime une belle légende. M. de Pontmartin raconte que dans un salon du faubourg Saint-Germain, un homme d’esprit s’amusa certain soir à développer cette thèse humoristique que la révolution de Juillet n’avait pas été faite pour Louis-Philippe, mais pour Berryer, Louis-Philippe n’y ayant gagné qu’une couronne problématique, des tentatives périodiques d’assassinat, des bordées d’injures, des calomnies, Berryer une situation idéale, celle de roi à l’intérieur, de favori du peuple et des grandes dames. C’était le beau côté de la médaille, mais quel revers !

Seul légitimiste à la Chambre de 1831 à 1834, entouré plus tard d’un groupe peu nombreux, mais compact, où il ne rencontra qu’un seul dissident, Berryer pratique une politique à longue échéance, et se dégage de la politique des petites chapelles. En même temps qu’il plante l’étendard royal au milieu de la mêlée, il cherche à tirer de dessous les ruines son parti abattu, à le réhabiliter en quelque sorte devant le pays. En le détournant des complicités équivoques avec les entrepreneurs d’émeutes, il s’efforce de démontrer que la royauté légitime est nécessaire en France, et empêche les journaux de provoquer les rancunes par des violences maladroites, de donner le pas aux questions de principes sur les questions personnelles ; car il sait qu’en France « la masse a horreur de ceux qu’elle soupçonne de tendre volontairement ou involontairement au désordre, même à bonne intention. » Dès 1838, il en vient à réclamer la constitution d’un grand parti, le parti des libertés publiques, où tout homme probe et loyal, républicain, dynastique, royaliste, pourrait entrer ; il se flattait que son parti en deviendrait le noyau, le centre et comme le porte-étendard, que l’exercice de la prérogative parlementaire remplirait l’intérim du pouvoir royal. Il pense aussi à une réforme électorale, car le temps lui semble venu de faire une place au peuple. « Les grandes questions sociales ne changent guère avec les siècles, écrit-il en 1839 au duc de Noailles. Elles ne sont que déplacées par le mouvement progressif des hommes et des choses. Il s’agit aujourd’hui de faire à l’égard de la classe moyenne ce que, pendant trois siècles, la royauté a fait en France à l’égard de la féodalité. »

Berryer avait offert aux ministres de Charles X, MM. de Polignac, de Chantelauze, de Peyronnet, de Guernon-Ranville[5], de prendre leur défense devant la Chambre des Pairs : et ils acceptaient tout d’abord. Mais leurs amis pensèrent que son nom était compromis par ses liaisons avec eux, que les juges verraient dans le défenseur un accusé : la princesse de Polignac lui demanda confidentiellement d’inviter le prince à décliner son ministère, de s’imposer un silence qui peut-être ferait douter de son dévouement. Il y consentit. On fut d’ailleurs bien inspiré en recourant à M. de Martignac, chef du précédent cabinet, qui accepta cette mission avec un empressement d’autant plus magnanime qu’il allait y épuiser les restes d’une santé déjà bien atteinte. Ne pouvant intervenir au procès comme avocat, Berryer du moins tenta de l’empêcher, et, dans la séance du 27 septembre, il soutint fortement cette thèse : deux principes sont inséparables l’un de l’autre, l’inviolabilité royale, la responsabilité ministérielle ; la Charte n’ayant pas protégé le roi, on ne pouvait plus l’invoquer contre les ministres. Logique, ce raisonnement l’était sans doute ; juste, on peut en douter. La Chambre ne s’y rendit point ; et d’ailleurs, dans l’état des esprits, elle eût couru le risque d’une nouvelle révolution en l’acceptant, car elle avait à compter, non seulement avec ses propres passions, mais avec celles de la garde nationale et du peuple parisien.

La nature morale de Berryer, son talent, la confiance et l’admiration universelles, le portaient au secours de tous les vaincus de la politique. Et quelle liste que celle de ses cliens de la cour d’assises, des tribunaux, de la Chambre des Pairs ! Le comte de Kergorlay, Chateaubriand, le prince Louis-Napoléon, Ledru-Rollin, Montalembert, Dupanloup, les Montmorency, les d’Orléans, le roi de Naples, le comte de Chambord !... Des gouvernemens et des princes, des ouvriers et des pauvres, des journalistes ! Il eut à se défendre lui-même, lorsque la duchesse de Berry ayant paru en Vendée, au mois de mai 1832, il se rendit auprès d’elle au nom du comité royaliste de Paris, pour la supplier de renoncer à cette équipée absurdement chevaleresque, et de repartir tant que le chemin de la fuite restait ouvert. Il la vit plusieurs fois, lui écrivit les appels les plus pathétiques, l’adjura dans l’intérêt même de la royauté : ce fut en vain. Sa présence à Nantes inquiétait le gouvernement : on crut qu’il était venu pour encourager la princesse à tenter la guerre civile, il fut arrêté, emprisonné près de quatre mois, renvoyé comme complice devant la cour d’assises du Loir-et-Cher.

Un curieux incident avait précédé l’audience. Le procureur général, un de ceux auxquels s’applique le mot vengeur de Tacite : omnia serviliter pro dominatione, vint le voir dans sa prison et lui annonça qu’il soutiendrait l’accusation. « Comment, vous, monsieur le procureur général, reprit Berryer ! ce n’est pas possible ; vous ne viendrez pas ! — Je vous demande pardon ; je viendrai. — Non, vous n’y pensez pas ! — Pourquoi donc ? — Non ; vous n’avez pas oublié que c’est moi qui vous ai fait obtenir votre place de M. de Peyronnet, et que M. Dupont de l’Eure a eu honte de recevoir vos sollicitations. Vous ne voudrez pas que je vous rappelle cela en pleine audience ; je le ferai et je vous en préviens d’avance. Non, vous ne viendrez pas ! » Et, fixant le magistrat tout interdit, « tout pantelant », il ajoute : « Envoyez un avocat général ; mais vous, ne venez pas ! » Et le procureur général obéit.

Lorsque Berryer entra, le 16 octobre 1832. dans la salle de La cour d’assises, où se pressaient le préfet, le général, toutes les autorités de Blois, l’assistance entière se leva. Plusieurs avocats en robe s’étant assis au banc des accusés, et le président les ayant invités à le quitter, l’un d’eux répondit : « Le banc des accusés est si honoré aujourd’hui que nous avions cru nous honorer nous-mêmes en y prenant place. » L’interrogatoire fit tomber une à une toutes les charges ; le principal témoin fut convaincu de mensonge, on avait commis un faux pour pouvoir poursuivre Berryer ; président, jurés, public, tous avaient les larmes aux yeux lorsque l’avocat général se leva pour déclarer que son honneur, sa conscience ne lui permettaient pas de soutenir l’accusation. De longs applaudissemens ayant salué ce mot : « Pas d’applaudissemens, reprit le magistrat ; qui fait son devoir n’en demande pas. » Les défenseurs de Berryer renoncèrent à la parole, le président ne fit point de résumé, le jury aurait voulu trouver un moyen de mettre en relief l’innocence de l’accusé autrement que par la réponse : non, aux questions posées. La cour ordonna sa mise en liberté immédiate, toute la ville lui fit escorte, et de tous les points de la France affluèrent les adresses, les remerciemens de son parti ; plus hautement que jamais il avait en cette circonstance affirmé ses sentimens pour la royauté.

A peine a-t-il appris l’arrestation de la duchesse de Berry ; il se met à ses ordres, lui conseille de ne pas accepter de défenseurs, car elle ne doit, estime-t-il, reconnaître à personne le droit de la juger. Puis il prend la parole sur les pétitions adressées à la Chambre à ce propos, et, agrandissant selon son habitude le débat, met sur la sellette le gouvernement de Juillet, conclut qu’on doit laisser aux ministres la responsabilité tout entière de leurs résolutions, comme la commission d’ailleurs et ceux-ci le réclamaient. Quelque temps après cette discussion, Thiers, ministre de l’intérieur, témoigna à Berryer son désir de conférer avec lui en secret. On conduisit le député royaliste, avec mille précautions, dans la chambre à coucher du ministre ; la table était mise, le dîner tout servi, personne ne parut pendant le repas. Thiers montra à Berryer un portefeuille rouge, plein de lettres qui auraient pu entraîner des condamnations capitales contre soixante à quatre-vingts personnes compromises dans l’échauffourée de Vendée. « Ces lettres-là, dit-il, personne ne les verra, pas même le roi Louis-Philippe. » Vers neuf heures, comme il se préparait à aller aux Tuileries, il ajouta : « Monsieur Berryer, que sortira-t-il de tout cela ? Je n’en sais rien. Mais s’il n’en sort pas une monarchie (il ne disait pas laquelle, remarquait Berryer en contant plus tard l’entrevue), soyez sûr que je n’y serai pour rien. » Un tel procédé les mit en sympathie, et Thiers eut grand soin d’entretenir ce sentiment par mille gracieusetés, faveurs, passeports dans des circonstances délicates, qui rappellent cette réponse de Guizot au protecteur d’un homme de mérite : « Dites-lui de se faire recommander par des députés de l’opposition. » On se combattait à la tribune, on se donnait la main, on échangeait des complimens dans les couloirs de la Chambre ; et, sans doute, Berryer plus d’une fois mit une sourdine à ses philippiques quand il avait en face de lui Thiers premier ministre. Entre la lutte au couteau, le silence bienveillant et l’approbation, il y a tant de nuances ! C’est comme un terrain mixte, une zone neutre où l’amitié, les affinités électives, les influences de salon développent des espèces de contrats innomés, des conventions tacites qui enlèvent aux discordes politiques une partie de leur âpreté, de même que le droit des gens, la courtoisie des chefs autorisent des trêves, des rapports affectueux, des tolérances réciproques entre deux armées ennemies.

Berryer n’ignorait pas quel rôle joue, même dans l’opposition, l’art des compromis et des concordats, et que les amitiés privées facilitent les amitiés politiques. C’était un de ses axiomes qu’on ne doit jamais river un homme à ses erreurs en les lui rappelant toujours[6]. Il semble qu’il devinait l’avenir, qu’il aurait un jour pour alliés ses adversaires : aussi ne craignait-il nullement de négocier avec eux, d’accepter par exemple une entrevue avec le comte Molé dans son hôtel de la rue de la Ville-l’Évêque. M. Charles de Lacombe la raconte en ces termes : Le comte Molé lui témoigna une confiance qui le toucha. « Je voudrais avoir votre avis sur la dissolution de la Chambre, dit-il, que feriez-vous à ma place ? — Mais, répondit-il, je ne puis vous répondre que si je connais vos intentions. Voulez-vous nous combattre ou nous appuyer ? Avec des instructions à vos préfets, notamment à quelques-uns que je vous désignerai, vous pouvez empêcher qu’on ne combatte mes amis ; vous pouvez même les faire appuyer sous main. Je puis en faire élire soixante-dix à la Chambre. Ces hommes-là ne me resteront pas tous fidèles à l’extrême droite ; en certaines circonstances, vous pourrez vous entendre avec eux et je ne vous combattrai pas. Si. au contraire, vous nous combattez, vous m’obligez à chercher un appui à gauche, et, entendez-le bien, je puis faire nommer cinquante-neuf membres de l’opposition. »

Le ministre semblait disposé à entrer dans cette voie ; il parla aussi d’introduire le suffrage à deux degrés, et Berryer promettait son concours sans réserve à cette réforme. Il y eut une seconde conférence, à laquelle prit part le comte de Montalivet, ministre de l’intérieur ; mais Louis-Philippe ne voulut pas entendre parler d’une entente avec les carlistes. Décidément le mot flétri, infligé à un tel homme et à ses amis après le pèlerinage de Belgrave-Square auprès du Comte de Chambord en 1843, dépassait la mesure[7].

Les amitiés du prétoire, la franc-maçonnerie du barreau contribuèrent encore à la gloire de Berryer : il restait l’ami intime des grands confrères qui avaient rebondi du Palais au pouvoir, de Dupin entre autres. Président de la Chambre, celui-ci chauffait ses succès de tribune comme les siens propres, le soufflait au besoin s’il perdait le fil du discours ou s’embrouillait dans ses dates. Un jour qu’il faisait une charge contre les doctrinaires, il le rappela tout haut à la modération, tandis qu’il l’encourageait tout bas en murmurant : « Continue, tu es en verve, tape, tape ! Et n’oublie pas qu’une chemise toute chaude t’attend à la présidence quand tu auras fini ! » Ainsi tous les avocats de France, les républicains, les royalistes, des hommes du gouvernement applaudissaient à ses triomphes oratoires, quelques-uns avec d’autant plus de plaisir qu’il leur semblait un Lablache de la tribune, prenant en politique le chemin des écoliers ou des poètes, plus éclatant qu’efficace, récitant avec des accens superbes la légende ou le roman de la légitimité : et ils répétaient volontiers : « Il serait bien embarrassé le jour où il deviendrait embarrassant. » Aucun grand orateur n’a été, de son vivant l’objet de telles apothéoses. « Avant de vous avoir entendu, écrit Chateaubriand, je ne savais pas ce que c’était qu’un orateur. » Après son discours du 3 décembre 1840 sur la question d’Orient, Armand Carrel écrit dans le National : « La parole est à Berryer, et après lui, elle ne sera plus à personne. La parole lui appartient, comme le marbre appartenait à Michel-Ange, la couleur à Rubens, l’harmonie à Beethoven. La parole, c’est le relief de ses idées, les accens de sa voix, l’énergie de son geste, c’est l’expansion d’une âme qui ne se livre à vous que pour vous mieux pénétrer. La parole, une telle parole, c’est le plus beau don du ciel ; c’est la plus grande puissance de la terre. »

La spirituelle Mme Hamelin, celle qu’on appelait la jolie laide, et qui entretint avec lui une longue correspondance, disait à ses amis : « J’ai entendu Napoléon et Berryer : cela me console de vieillir. » — M. de Salvandy, celui-là même qui se surnommait modestement : le Chateaubriand de la branche cadette, lui écrit en 1851 : « Je n’avais jamais vu la parole humaine arriver à cette puissance : vous avez proclamé, inauguré, couronné le roi à la tribune en pleine république... depuis l’héroïne d’Orléans, jamais sujet n’avait ainsi fait reconnaître le roi. » — X. Doudan observe à la même époque dans sa correspondance : « M. Berryer a eu tout l’éclat d’un beau coup de tonnerre au haut des montagnes. J’eusse mieux aimé que ces foudres vinssent de notre côté que du sien ; je n’aime pas qu’on prêche bien ailleurs que dans ma paroisse. Mais enfin il faut prendre tous les beaux orages en bonne part. » Désiré Nisard, dont le goût est si sévère, si pénétrant, fait quelques réserves, mais il est lui-même sous le charme, et son témoignage n’en a que plus de prix : « J’entendais un magnifique instrument dont toutes les cordes vibraient de concert ; je vibrais à l’unisson. Un moment mes yeux se mouillèrent de larmes ; me penchant alors vers mon collègue Vitet : « Savez-vous, lui dis-je, pourquoi je pleure ? Je vérifie la justesse du mot de Buffon sur l’éloquence : « C’est le corps qui parle au corps. » Cette fascination d’une parole d’autant plus séduisante qu’elle sort de l’âme. qu’elle porte avant tout la marque d’une sincérité profonde, tenait parfois les sténographes eux-mêmes suspendus aux lèvres de l’orateur, comme les chœurs en extase manquèrent un soir la réplique de la Sontag ; et Dieu sait si Berryer rendait leur besogne difficile, avec ses phrases incorrectes[8] dont il ne voulait jamais revoir le texte, bien qu’elles eussent grand besoin d’un peu de toilette. Mais, disait-il, la gloire est une belle dame dont il faut être aimé presque sans le savoir ; on la rend infidèle quand on se vante de ses faveurs.

Parmi ceux qui faisaient pour lui l’opinion publique, rappelons enfin ses fidèles électeurs de Marseille, ces foules qui lui prodiguaient les ovations et l’accueillaient comme s’il rapportait Henri V dans ses bagages, les salons qu’il fréquentait, les amis qu’il recevait une fois par semaine dans son appartement de la rue des Petits-Champs auquel il demeura fidèle soixante ans et plus, où Tamburini, Lablache, Tulou, Batta, Rubini, la Pasta tenaient à honneur de se faire entendre. Ses amis : même entre les meilleurs, il faut encore faire un choix, afin d’épargner au lecteur l’ennui d’une énumération : Rossini, Delacroix. Alfred de Musset, la marquise de La Grange, Mme Jaubert, de Bardonnet. Laurenceau, de Jobal, les Vaufreland, le comte de Falloux, les la Guibourgère, M. de Larcy, Richomme, l’ancien clerc de son père, qui à Augerville s’était attribué le département des mystifications et des farces. Ses salons de prédilection : la duchesse de Duras, si passionnée pour la gloire de Chateaubriand, l’auteur d’Ourika et d’Edouard, qui se dépeignait elle-même dans ce mot : l’amitié est une foi, — et dit à Charles X cette belle parole : « Après tout, sire, la Grèce est la Vendée du christianisme » : la duchesse de Rauzan sa fille, la duchesse de Galliera, la vicomtesse de Vaufreland, la duchesse Pozzo di Borgo...

A ses amis intimes, il offre une charmante hospitalité dans cette propriété d’Augerville[9], achetée en 1825, réparée et embellie par lui amoureusement, où il avait semé les prairies, les bois, les fleurs, les rochers, ménagé les points de vue, rassemblé les meilleurs souvenirs de sa vie, souvenirs matériels et immatériels. Quels concerts que ceux d’Augerville, lorsque la princesse Marceline Czartoryska et Alexandre Batta interprétaient Mozart, Chopin ou Rossini devant une société d’élite qui se montrait Berryer écoutant les mains jointes, les yeux pleins de larmes, et lorsque le morceau était terminé, allant se jeter aux pieds de la princesse pour la remercier ! Car Berryer qui ne comprenait rien à la peinture, s’enivrait de musique italienne, de musique classique, il avait sa stalle au Conservatoire, aux Italiens ; en revanche, il quittait un salon où l’on exécutait de la musique nouvelle, de la musique d’opérette, ou bien il s’y endormait. Et quelles soirées que celles où les petits jeux (il adorait l’honnête loto, l’innocent mistigris)[10] alternaient avec les causeries les plus spirituelles ! Berryer contait à ravir, il récitait par cœur des pages entières de Bossuet, mais il excellait aussi à écouter, à pratiquer ce grand art : ne pas absorber la causerie, l’exciter, la diriger. On donnait aussi la comédie à Augerville, et dans les Femmes savantes, il disait à merveille le rôle du bonhomme Chrysale. La comédie de société l’avait toujours attiré, et il y réussissait mieux que le prince de Ligne ou Mme de Staël. Pendant un voyage qu’il fit en Allemagne en 1836, appelé par Charles X et la duchesse de Berry, il s’arrêta quelque temps à Bade auprès de la grande-duchesse Stéphanie de Beauharnais avec laquelle il avait une alliance de famille : elle tenait une cour assez brillante où l’on remarquait les princesses de Liéven et Troubetzkoï, Mme de Bastillat, de Bastard, Davillier, les princes Emile et Frédéric de Hesse, Mme Sontag, devenue comtesse Rossi. Un petit complot s’organisa pour faire chanter celle-ci (elle avait absolument renoncé à son art) au moyen d’une comédie représentée chez lady Pigott. Berryer tenait l’emploi de père, la comtesse était sa fille, et le sollicitait de consentir à son mariage : il s’y refusait. Tout à coup, il tire un cahier de musique roulé dans sa robe de chambre, et le présentant à Mme Rossi : « Non, non !... Pourtant, si vous chantiez ces variations qui me charment toujours, je ne sais ce que je pourrais faire. — Mais ce n’est pas cela, objecte la comtesse. — Si, si, reprend Berryer, je sais bien ce que je dis. » En même temps un piano se fait entendre, les spectateurs applaudissent, Mme Rossi sent sa volonté fléchir, et chante comme en ses plus beaux jours. Un de ses auditeurs écrivit après cette fête : « Elle m’a produit l’effet d’un rossignol chantant sur un rosier blanc et faisant tomber sur les fleurs une pluie de gouttes de la plus fraîche et de la plus brillante rosée. »

Cette terre d’Augerville qu’il aimait tant, le désordre de ses affaires faillit plusieurs fois l’obliger à la vendre. Son ami M. de Larcy lui demandait comment, avec ses grandes relations financières, il n’avait pas fait de bons placemens : « Tant d’affaires passent devant vous, vous n’auriez qu’à vous baisser. — Oui, mais il faudrait me baisser, » répliqua Berryer. Excellent conseiller pour les autres, il dirige fort médiocrement sa fortune, ne réclame d’autre prix de ses services que la joie de les avoir rendus : un jour par exemple il refusa cinquante mille francs que lui offrait un client sauvé par lui. En outre sa position de chef de parti l’obligeait à une correspondance énorme, à des voyages, l’exposait à mille sollicitations auxquelles il ne sut jamais résister ; il donnait, donnait toujours, sans se soucier du lendemain. Pendant une absence de Berryer, un comité se forme en 1836, sous la présidence du duc de Bellune, avec le patronage du marquis de Dreux-Brézé, des ducs de Fitz-James, de Noailles, de Chateaubriand, d’Hyde de Neuville... pour organiser une souscription, afin de réparer un peu les sacrifices que lui coûtait l’abandon du barreau, et empêcher la vente d’Augerville ; car cette terre vendue, c’était le cens électoral perdu, la privation de l’éligibilité, et cela devenait un événement politique. On rappela le mot de Du Guesclin, prisonnier des Anglais : « Il n’y a pas une femme qui ne file une quenouille pour le rachat de ma rançon. M. Berryer, ajoutait-on, est le Du Guesclin de la tribune. Sa parole nous défend comme l’épée du vieux connétable défendit nos pères. » La souscription n’atteignit pas le chiffre espéré, elle conjura cependant la vente d’Augerville.

Voici venir la campagne des banquets, la Révolution de 1848. Pendant cette tumultueuse séance du 24 février, Berryer écoute, silencieux, les orateurs qui réclament un gouvernement provisoire, il interrompt seulement Ledru-Rollin qui se perd dans des digressions : « Concluez, concluez, nous connaissons l’histoire ! » Lamartine s’approche, l’entretient quelques instans. Quelles paroles échangent-ils ? se demande-t-on. Lamartine lui proposait une place dans le gouvernement provisoire, et Berryer refusait, ne voulant point faire encourir à sa cause de si lourdes responsabilités. Peut-être se rappelle-t-il le mot de son interlocuteur : « Pour prendre la responsabilité d’une révolution, il faut être un fou, un scélérat ou un Dieu. » Le lendemain même, à deux conseillers du comte de Chambord qui l’interrogent sur ce qu’il faut faire : « La réconciliation », répond-il.

Refaire la royauté dans les esprits, calmer les impatiences de ses amis, lutter contre les divisions de la majorité, dissiper les inquiétudes produites par certains actes de son prince, telle fut sa pensée constante, tel son effort de tous les jours : effort d’autant plus méritoire qu’il a lui-même ses heures de pessimisme clairvoyant. « Mon âme est triste jusqu’à la mort, écrit-il un mois avant l’élection du 10 décembre, car les légitimistes n’ont point de candidat, et nous ne pouvons faire qu’une chose inévitablement funeste à la liberté et à la sécurité du pays. » Son entreprise, les faits l’ont prouvé, se heurtait tout au moins à deux obstacles insurmontables : Louis-Napoléon, le comte de Chambord ; mais, en se plaçant au point de vue légitimiste, cette tactique seule était rationnelle. Pendant les quatre ans de la seconde république, il poursuivit courageusement sa noble chimère, toujours écouté, admiré, sinon suivi par ses collègues, acceptant les fonctions de rapporteur du budget, bien que le travail écrit lui répugnât, parce que les finances sont des intérêts permanens, et qu’en les défendant on mérite bien de sa patrie, de son parti ; rendant visite aux princes d’Orléans en Angleterre, conduisant ou envoyant au comte de Chambord, à Wiesbaden, à Venise, les hommes les plus propres à le maintenir dans la ligne parlementaire. A Wiesbaden, le prince avait voulu qu’il logeât dans sa maison même. « J’ai le bonheur de le voir ainsi presque à toute heure du jour. Je l’admire, je l’aime, il m’étonne et m’émeut de plus en plus. » Emotion poussée à l’excès, car Berryer, qui, de loin, prenait les plus mâles résolutions, de près ne savait guère se résigner à contrarier son prince. M. de Falloux le mettait en garde contre ces attendrissemens, et Berryer de lui répondre : « Vous avez probablement raison ; oui, le comte de Chambord a de grosses écailles sur les yeux, mais dès qu’il touchera le sol de la patrie, ces écailles tomberont et vous verrez un beau règne. » Seulement ce n’est pas la même chose de monter à cheval et de se bien tenir à cheval.

A la Chambre, les chefs du groupe fusionniste croyaient traiter avec le roi, quand ils traitaient avec lui ; MM. Guizot, Duchâtel, Molé, Montalivet entraient avec lui dans le comité de direction du journal l’Assemblée nationale. Cent cinquante légitimistes formant à la Législative la majorité de la majorité, soixante fusionnistes, la loi de 1850 sur l’enseignement, l’expédition de Rome, la révision réclamée par 80 conseils généraux, ces résultats obtenus en deux ans attestaient l’efficacité de sa direction. Mais la question capitale demeurait insoluble : comment trouver une majorité dans la Chambre et le pays pour la royauté ? comment opérer la réconciliation des membres de la famille royale ? La reine Marie-Amélie, les princes y inclinaient, Louis-Philippe s’était montré favorable, mais, comme la duchesse d’Orléans s’y opposait, il avait opiné pour l’attente : tenant pour un grand mal la désunion de la maison de Bourbon, il ne voulait pas y ajouter le scandale de la maison d’Orléans. Quant à M. Thiers, qui, à tort ou à raison, passait pour refléter ou inspirer la politique de la mère du comte de Paris, il commençait à répéter dans ses conversations ce mot devenu prophétique : « La République est de tous les gouvernemens celui qui nous divise le moins. »

Le 1er décembre 1851, Berryer rencontra dans la salle des Pas-Perdus un groupe de députés, parmi lesquels Changarnier, Lamoricière, Baze. « Eh bien ! leur dit-il, c’est pour demain ; êtes-vous prêts ? » Ils demeurèrent incrédules ; seul, Lamoricière voyait le péril. « Vous n’êtes pas sur la liste ? répondit-il en riant ; moi, j’y suis. » Aussi bien M. de Persigny ne se gênait guère pour annoncer l’entreprise ; un royaliste lui ayant adressé cette requête semi-ironique, semi-sincère : « Prévenez-nous quand vous ferez votre coup, afin que nous puissions retenir nos places à la diligence. — Vous feriez mieux de les retenir au Sénat », répliqua le confident de Louis-Napoléon.

Le lendemain 2 décembre, Berryer et 220 de ses collègues se rendirent à la salle de la mairie de la rue de Grenelle mise à leur disposition ; il fut l’âme de la séance, proposa aux députés de procéder comme assemblée libre, au nom de la Constitution, de décréter la déchéance de Louis-Napoléon Bonaparte, la mise en liberté des représentans arrêtés, la nomination du général Oudinot au commandement en chef des troupes. Le décret de déchéance est transcrit, signé, Berryer ouvre une fenêtre, l’annonce à la foule indifférente, et la harangue. Il allait apprendre que la parole n’est pas le seul glaive des temps nouveaux, ce que devient une Constitution qui n’a d’autre auxiliaire qu’elle-même, le brutal démenti de la force à l’observation naïvement héroïque du jurisconsulte Valette : « L’acte est nul de plein droit ; ipso jure. » Les portes de la mairie s’ouvrent, des agens de police s’avancent, et, les représentans ayant déclaré qu’ils ne sortiront que par la force, ils les prennent par le bras, les conduisent, entre deux haies de soldats, à la caserne du quai d’Orsay. On sait le reste : les uns, comme Berryer, remis le surlendemain en liberté, d’autres retenus prisonniers, puis expulsés du territoire. En apprenant que leurs maris étaient détenus au Mont-Valérien, la femme d’un représentant dit à sa belle-sœur qui se lamentait ce mot de Romaine : « Où voudrais-tu donc qu’ils fussent ? »

Berryer rentra dans la vie privée. Sa tristesse, ses inquiétudes, ses regrets furent presque sa seule politique ; les salons, la vie de famille, l’amitié, la causerie, le barreau sa consolation. Il eut aussi la joie de sa réception à l’Académie française, où il fut élu le même jour qu’Alfred de Musset, et celle plus grande de la visite du duc de Nemours à Frohsdorf, le 17 novembre 1857, au nom de ses frères et de sa mère, visite suivie d’une rencontre de la reine Marie-Amélie et du Comte de Chambord à Nervi. Il avait refusé la candidature que lui offraient en 1852 les électeurs marseillais. Qu’irait-il faire dans une chambre destituée d’indépendance, d’action publique ? Et puis son propre parti ne lui ménageait guère les avanies : dès avant 1848, M. de Genoude, rédacteur en chef de la Gazette de France, l’appela un jour le Maroto de la légitimité, du nom d’un général espagnol qui trahit don Carlos. Heureux encore quand les légitimistes d’action se contentent de le traiter d’éloquent endormeur, de regretter que pour conduire un régiment on ait choisi un clairon. Après 1852, les royalistes dissidens gagnent du lorrain auprès du Comte de Chambord ; le succès du 2 décembre, accompli en dehors des parlementaires et contre eux, leur fournit un spécieux argument. Avant tout, une organisation militaire, et, quant à l’organisation politique, plus d’influences intermédiaires, une armée prête à marcher sous l’unique direction du roi, en attendant, l’abstention électorale : voilà le système qui triomphe dès le mois de juillet 1852. Comme si les principes politiques étaient faits pour vivre dans les Musées ! C’est vainement que M. de Falloux citera au Comte de Chambord cette pensée de Machiavel : un prince se juge surtout par les hommes qui l’entourent, vainement qu’il répétera que l’inébranlable confiance d’Henri IV en Sully, de Louis XIII en Richelieu honorèrent et servirent ces rois, en vain qu’il rappellera cette réflexion de Bossuet : « Le plus grand dérèglement de l’esprit, c’est de croire que les choses sont parce qu’on veut qu’elles soient. Il est quelquefois fatigant d’être contredit, mais il est dangereux de ne l’être pas. La plus funeste adulation pour un roi serait la médiocrité des Homme avec lesquels il vivrait habituellement en contact, médiocrité qui, lui donnant à lui-même le sentiment d’une supériorité factice, l’habituerait à ne compter qu’avec son propre jugement. » Le Comte de Chambord semble s’appliquer à demeurer le roi de ses amis, à devenir de moins en moins celui de la France, et n’écoute guère que ceux de ses fidèles qui tenaient de son investiture leur importance et leur autorité. « Que pense Berryer ? » demandait-il parfois, et pour la forme ? mais, comme le lui écrivit en juillet 1861 le comte de Falloux : « Depuis dix ans, il n’est pas une question importante qui n’ait été résolue, ou sans M. Berryer, ou contre M. Berryer ; pas une action organisée dans le parti légitimiste qui ne l’ait été, ou sans M. Berryer ou contre M. Berryer. »

Cependant les décrets du 24 novembre 1860 avaient rétabli l’adresse, le compte rendu télégraphique des séances : le travail des événemens et des idées produisait un réveil de l’opinion publique ; dans l’opposition, tous les hommes se prononçaient contre l’abstention, et les royalistes commençaient à discuter cette consigne énervante « cette manière de mourir ». Persévéreraient-ils dans cette politique de léthargie qui les isolait du suffrage universel ? N’auraient-ils pas enfin le courage de leurs doctrines ? Ils l’eurent, des candidatures indépendantes surgirent aux élections des conseils généraux, Berryer accepta de faire partie d’un comité électoral, chargé d’entrer en rapport avec les départemens. C’en était fait de l’abstention, car son exemple rallia les indécis. Il fut élu à Marseille par 14 427 suffrages contre 7 945 donnés au candidat officiel ; Thiers échouait à Aix, mais passait à Paris. Une fois de plus. Berryer sacrifiait le bonheur de plaire à l’honneur de servir.

Et, de nouveau, il fit entendre sa grande voix, os magna sonaturum ; elle retentissait dans l’âme de la nation, elle disait les craintes, les fautes de plus en plus effrayantes, l’expédition du Mexique<ref>, l’abandon du Danemark, l’unité de l’Italie préludant à l’unité de l’Allemagne, une politique d’illusion dont l’auteur, selon le mot de Thiers, confondit trop souvent le verbe rêver avec le verbe réfléchir. Il chercha à faire oublier l’homme de parti, à se poser devant la Chambre comme un médiateur, comme un citoyen passionné seulement pour l’avenir de son pays. Un jour vint où Rouher prononça le mot fameux : « L’Italie ne s’emparera pas de Rome, jamais ! » Ce jour-là (5 décembre 1867), Thiers, et Berryer dictèrent en quelque sorte son langage au ministre d’État. Guéroult, directeur de l’Opinion Nationale, s’écriait dans les couloirs de la Chambre : « C’est Henri V qui mène le gouvernement ! »

Il conservait intacte sa foi politique, mais l’espérance ? Peut-être espérait-il encore avec son cœur, sinon avec son jugement. Quant à la foi religieuse, il l’eut toujours, mais le tourbillon du siècle, les séductions mondaines l’empêchèrent longtemps de pratiquer, et son ami le Père de Ravignan se lamentait de l’entendre ajourner sans cesse à l’année suivante ses projets de retour à la vie chrétienne. « Berryer, écrivait-il en 1837, où allons-nous ? Avec la terre, ses grands et ses petits intérêts, nous ne gagnerons pas le ciel. » L’heure de la contrition vint, et ce fut une joie profonde pour le religieux qui avait dit un jour, peut-être à son ami, ce mot piquant : « La plus grande force du diable, c’est d’être parvenu à se faire nier. »

Toujours clément à Berryer, le destin lui réservait une dernière chance, en lui épargnant la douleur de voir la guerre de 1870, l’invasion, le démembrement, d’assister à la déroute définitive de son idéal. Une grave maladie se déclara dès le mois d’octobre 1868 ; et Nélaton, Ricord, appelés en consultation, constatèrent l’existence d’une tumeur abdominale. Cependant il ne changeait pas son genre de vie, se traînait à table, faisait chaque jour sa promenade en voiture, et, comme les journaux républicains ouvraient une souscription pour élever un monument sur la tombe du député Baudin tué sur la barricade, le 2 décembre 1851, pour la défense de la Constitution, il écrivit au journal l’Electeur :


« Monsieur le rédacteur,

« Le 2 décembre 1851, j’ai provoqué et obtenu de l’Assemblée nationale, réunie dans la mairie du Xe arrondissement, un décret de déchéance et de mise hors la loi du président de la République, convoquant les citoyens à la résistance contre la violation des lois dont le président s’était rendu coupable. Ce décret a été rendu public dans Paris autant qu’il a été possible. Mon collègue, M. Baudin, a énergiquement obéi aux ordres de l’Assemblée ; il en a été victime, et je me sens obligé de prendre part à la souscription ouverte pour l’érection d’un monument expiatoire. Veuillez accepter cette offrande, etc. »


« Jamais, dit M. de Falloux, le droit et la justice n’ont adressé à la violence et à la force un plus fier et plus intrépide regard ; jamais on n’a résumé si brièvement et si solennellement à la fois une situation, une protestation et un appel. »

Cependant les forces du malade déclinaient à vue d’œil ; le 17 novembre Berryer reçoit les derniers sacremens, appelle son notaire et s’enferme longuement avec lui ; la nuit venue, la sœur qui le soignait le voit avec stupeur se lever, ranger des papiers, aller et venir dans son cabinet ; à ses remontrances, à ses prières, il répond avec fermeté : « Non, non, ma sœur, ne m’empêchez pas de faire ce que je dois, il faut que je fasse mes adieux au roi. » Et, d’une main mal assurée, les yeux pleins de larmes, lentement, péniblement, il trace sur le papier ces quelques lignes que Montalembert célèbre comme « un des plus beaux cris qui soient jamais sortis de l’âme humaine » :

« O Monseigneur ! O mon roi ! on me dit que je touche à ma dernière heure.

« Je meurs avec la douleur de n’avoir pas vu le triomphe de vos droits héréditaires, consacrant l’établissement et le développement des libertés dont notre patrie a besoin. Je porte ces vœux au ciel pour Votre Majesté, pour Sa Majesté la reine, pour notre chère France.

« Pour qu’ils soient moins indignes d’être exaucés par Dieu, je quitte la vie armé de tous les secours de notre sainte religion.

« Adieu, sire, que Dieu vous protège et sauve la France !

« Votre dévoué et fidèle sujet,

« BERRYER. »


Mourir à Augerville, y reposer à côté des siens, avait été sa pensée, sa volonté constante. Nélaton ayant permis le voyage, il partit avec une joie fébrile, et, pendant neuf jours encore, il goûta le bonheur de vivre en ce lieu si aimé, entouré de sa famille, de MM, Andral et de Falloux qui ne le quittèrent plus, recevant des visites, son curé, MM. de Rocheplatte, Louis de Chateaubriand, Mgr Dupanloup, contemplant avec délices, quand ses forces le permettaient, ses fleurs, ses arbres, cet horizon plein de souvenirs, gardant, au milieu de ses souffrances, toute sa fermeté d’esprit.

Il entra dans le repos éternel, le 28 novembre 1868, à quatre heures du matin ; les derniers mots qui sortirent de sa bouche furent : « Vive le roi ! Vive le roi ! Vive le roi ! » Ses funérailles attirèrent une foule immense, grands seigneurs, hommes politiques, paysans, ouvriers, académiciens, représentans des princes, élèves de Juilly, délégués des barreaux d’Angleterre, de Belgique et de France, forcés la plupart de rester à la porte de la modeste église de son village. On y remarquait le fils du maréchal Ney, trois magistrats, courtisans d’un grand mort, les seuls qui eussent osé paraître à ces obsèques : MM. de Peyramoni, conseiller à la Cour de cassation ; Georges Picot, juge suppléant au tribunal de la Seine, et Charles Fagniez, juge de paix à Paris. Sur les draperies noires de la chapelle ardente se détachait la devise qu’il avait fait triompher au Palais : forum et jus ; on aurait pu lui donner pour pendant ses deux autres devises : faire sans dire ; donner et pardonner. La levée du corps fut faite par Mgr Dupanloup assisté de ses vicaires généraux, les discours prononcés par MM. de Sacy, Grévy, Marie, le duc de Noailles, le comte de Falloux, MM. de Sèze, Hudleston, Baraguet, Carmaux, Bocher et le marquis de la Ferté. Une souscription ouverte dès le mois de décembre 1868 a permis de lui ériger deux statues : l’une à Marseille en 1875, l’autre à Paris en 1879, dans la salle des Pas-Perdus du palais de Justice, en face du monument de Malesherbes.

Et, royalistes ou républicains, croyans ou sceptiques, tous ont le droit de penser qu’une telle vie, une telle mort eussent été dignes de Bossuet, de ce Bossuet que Berryer admirait par-dessus tout, qu’il appelait : le grand maître de toute parole humaine, qui certes prononça l’oraison funèbre de pécheurs bien plus avérés, de moins bons serviteurs de la France. Que d’événemens formidables, que de catastrophes inouïes, quels écroulemens et quelles résurrections pour servir de cadre à cette existence ! Quelles vertus publiques, quelle générosité d’âme, quel talent et quel don de sympathie pour former un personnage digne de remplir un pareil cadre !


VICTOR DU BLED.

  1. Charles de Lacombe : Vie de Berryer, 3 vol. ; Firmin Didot. — Vicomtesse de Janzé : Berryer, Souvenirs intimes. — E. Lecanuet : Berryer, sa vie et ses œuvres, 1 vol. — Souvenirs de Mme Jaubert. — Comte de Falloux : Mémoires d’un royaliste, 2 vol. — Paul Deschanel : Orateurs et hommes d’État. — Désiré Nisard : Ægri Somnia. — Souvenirs de Berryer père, 2 vol. — Pontmartini : Mes Mémoires, t. II.
  2. Ses admirations féminines lui inspirent cette aimable réflexion : « Il n’y a pas de femmes laides, il y a seulement des femmes qui ne savent pas être jolies. »
  3. « La congrégation existait si bien, observe un écrivain royaliste, M. Armand de Pontmartin, qu’elle a été particulièrement funeste à la monarchie : elle nous apparaissait, dans nos collèges ou sur les bancs de l’École de droit, comme le symboIe de la fâcheuse alliance entre le trône et l’autel, et aussi comme un moyen de parvenir à l’usage des hypocrites et des intrigans... » Armand de Pontmartin, Nouveaux samedis, t. VI.
  4. Un ami le surprend un jour plongé dans l’Histoire universelle : « Je vous dérange, vous êtes en famille, observe-t-il. — Comment cela ? — Eh oui ! Bossuet n’est-il pas votre grand-oncle ? — Oh ! mon grand-oncle, en effet, car je ne suis qu’un arrière-petit, et bien petit-neveu. »
  5. Voir, sur le procès des ministres de Charles X : Mémoires du chancelier Pasquier, t. VI, et Thureau-Dangin, Louis Blanc, de Nouvion, V. du Bled, etc.
  6. Sous l’Empire, Berryer devient le commensal de Thiers. et Thiers va le voir à Augerville. « Voyons, lui disait souvent le royaliste, revenez à nous, qui vous retient ? — Mon cher, repartit son hôte, vous en parlez bien à votre aise. Si Henri V remontait sur le trône, vous seriez garde des sceaux, et moi je serais pendu. »
  7. Le comte Alexis de Saint-Priest se trouvait chez le roi au moment où celui-ci témoignait le plus d’irritation contre ces nobles pèlerins, au rang desquels figurait le général de Saint-Priest. « Mon cher comte, dit Louis-Philippe, il y a des oncles bien compromettans. — Sire, qu’y faire, répliqua le spirituel diplomate ; dans ce monde, les uns ont des oncles, les autres des neveux. »
  8. Il arriva à l’un de ces sténographes de s’écrier plaisamment, dans un moment d’humeur : « On ne parle pas plus mal que cet homme-là. »
  9. Mme la vicomtesse de Janzé raconte que dans un moment où il le savait fort empêché, Napoléon III se souvint de son ancien avocat et voulut lui venir en aide, sans froisser sa dignité ni ses sentimens. M. de Persigny vint trouver Berryer comme de lui-même et lui proposa d’acheter la nue propriété d’Augerville, sous la condition singulière qu’un appartement lui serait réservé. Après quelques hésitations, Berryer accepta, et le prix était même convenu, lorsqu’il apprit que l’Empereur se cachait derrière M. de Persigny. Il rompit aussitôt la négociation.
  10. Je donnerais dix francs pour gagner deux sols, disait-il volontiers.