Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 248-256).


GARGILESSE


Grâce à une bonne tendance générale, les artistes et les poëtes commencent à savoir et à dire que la France est un des plus beaux pays du monde, et qu’il n’est pas nécessaire, comme on l’a cru trop longtemps et comme la mode le prétend encore, de franchir les Alpes pour trouver la nature belle et le ciel doux. Si, comme toutes les vastes contrées, la France a de vastes espaces encore incultes et frappés d’une apparente stérilité, ou des plaines uniformes fatigantes de richesses matérielles pour l’œil du voyageur désintéressé, elle a aussi, dans les plis de ses montagnes, dans le mouvement de ses collines, et dans les sinuosités de ses rivières, des grandeurs réelles, des oasis délicieuses et des paysages enchantés. Tout le monde connaît maintenant les endroits pittoresques fréquentés par les savants et les artistes, l’âpre caractère des sites bretons, les splendeurs étranges du Dauphiné, les riants jardins de Touraine, et les volcans d’Auvergne, et les herbages splendides de Normandie, etc.

Le centre de la France est moins connu et moins fréquenté. Le Berry, le Bourbonnais et la Marche sont comme des noyaux qui envoient le rayonnement et ne le reçoivent pas. Une partie de ces populations émigre, et rien n’attire vers elles. Bourges, la ville centrale de la nationalité française, est une ville morte, sans activité expansive, sans autre individualité que la force d’inertie qui caractérise les vieux Berruyers. Il ne semble pas qu’un point central puisse être un point d’isolement. Il en est pourtant ainsi. La stagnation des habitudes et des idées est remarquable dans cette ancienne métropole et dans les populations environnantes.

À part les monuments de Bourges, qui sont d’un grand intérêt, nous ne conseillerons d’ailleurs à personne d’aller chercher par là les délices de la promenade. Si l’on traverse le Berry, il faudra éviter aussi le navrant pays de Brenne et les froides plaines d’Issoudun et de Châteauroux. Ceux qui voyagent en poste ou en wagon ne verront jamais de cette région que ce qu’elle a de morne et de stupéfiant. Pourtant, si l’on se dirige en chemin de fer jusqu’à Argenton, et que l’on veuille descendre, en voiture ou à cheval, le cours de la Creuse pendant deux lieues, on arrivera dans cette partie du bas Berry où il faut nécessairement aller à pied ou à âne, mais dont le charme vous dédommage amplement des petites fatigues de la promenade.

C’est une gentille et mignonne Suisse qui se creuse tout à coup sous vos pieds, quand vous ayez descendu deux ou trois amphithéâtres de collines douces et d’un large contour. Vous vous trouvez alors en face d’une déchirure profonde, revêtue de roches micaschisteuses d’une forme et d’une couleur charmantes ; au fond de cette gorge coule un torrent furieux en hiver, un miroir tranquille en été ; c’est la Creuse, où se déverse un torrent plus petit, mais pas beaucoup plus sage à la saison des pluies, et non moins délicieux quand viennent les beaux jours. Cet affluent, c’est la Gargilesse, un bijou de torrent jeté dans des roches et dans des ravines où il faut nécessairement aller chercher ses grâces et ses beautés avec un peu de peine.

Depuis quelques années, le petit village de Gargilesse, situé près du confluent de ces eaux courantes, est devenu le rendez-vous, le Fontainebleau de quelques artistes bien avisés. Il en attirera certainement peu à peu beaucoup d’autres, car il le mérite bien. C’est un nid sous la verdure, protégé des vents froids par des masses de rochers et des aspérités de terrain fertile et doucement tourmenté. Des ruisseaux d’eau vive, une vingtaine de sources, y baignent le pied des maisons et y entretiennent la verdeur plantureuse des enclos.

Quelque rustiquement bâti que soit ce village, son vieux château perché sur le ravin et son église romane d’un-très beau style, fraîchement réparée par les soins du gouvernement, lui donnent un aspect confortable et seigneurial. La fertilité du pays, la rivière poissonneuse, l’abondance de vaches laitières et de volailles à bon marché, assurent une nourriture saine au voyageur. Les gîtes propres sont encore rares ; mais les habitants, naturellement hospitaliers et obligeants, commencent à s’arranger pour accueillir convenablement leurs hôtes.

Une fois installé chez ces braves gens, on n’a que l’embarras du choix pour les promenades intéressantes et délicieuses. En remontant le cours de la Creuse par des sentiers pittoresques, on trouve, à chaque pas, un site enchanteur ou solennel. Tantôt le rocher du Moine, grand prisme à formes basaltiques, qui se mire dans des eaux paisibles ; tantôt le roc des Cerisiers, découpure grandiose qui surplombe le torrent et que l’on ne franchit pas sans peine quand les eaux sont grosses.

Ces rivages riants ou superbes vous conduisent à la colline escarpée où se dresse l’imposante ruine de Châteaubrun. Son enceinte est encore entière, et vous trouvez là une solitude absolue. Ce serait l’idéal du silence, sans les cris aigus des oiseaux de proie et le murmure des cascades de la Creuse.

Toute cette région jouit d’une température exceptionnelle, et particulièrement le village de Gargilesse, bâti, comme nous l’avons dit, dans un pli du ravin et abrité de tous côtés par plusieurs étages de collines. La présence de certains papillons et de certains lépidoptères qui ne se rencontrent, en France, qu’aux bords de la Méditerranée, est une preuve frappante de cette anomalie de climat, enfermée pour ainsi dire sur un espace de quelques lieues, dans le ravin formé par la Creuse. C’est comme une serre chaude au milieu des plateaux élevés et froids qui unissent le bas Berry à la Marche ; et c’est ici le lieu de dire que la France manque d’une statistique des localités salubres et bienfaisantes qu’elle renferme à l’insu de la Faculté de médecine. On n’a encore trouvé rien de mieux à conseiller aux personnes menacées de phthisie, que le littoral piémontais, où les riches seuls peuvent se réfugier, et où il n’est pas prouvé que l’air salin de la mer, engouffré dans la corniche des hautes montagnes, ne soit pas beaucoup trop violent pour les poitrines délicates.

Jusqu’à présent, les antiquaires, les naturalistes et les peintres ont seuls la bonne fortune et le bon esprit de pénétrer dans ces oasis dont nous parlons et dont nous pouvons signaler au moins une dans le rayon de nos promenades. Combien ne découvrirait-on pas de ces abris naturels dans les différentes provinces ! Est-ce qu’un voyage médical entrepris dans ce but par une commission compétente, et devant amener l’établissement de maisons de santé sur un grand nombre de points de notre territoire, ne serait pas digne de l’attention du gouvernement ? Ce serait une source de bien-être pour ces petites populations, en même temps qu’une immense économie pour les familles médiocrement aisées qui demandent, pour un de leurs membres languissant et menacé, un refuge contre nos rigoureux hivers. Il faut nécessairement que ce refuge soit à leur portée, et certainement chaque province, chaque département peut-être, en renferme au moins un. Mais qui le sait ou qui le remarque ? Il faudrait le trouver et le signaler. L’expérience seule des habitants et des proches voisins les initie à ce bienfait qu’ils ne proclament pas, la plupart ignorant peut-être qu’à quelques lieues de leur clocher le climat change et la vigne gèle, tandis que chez eux elle fleurit et prospère. Nous avons remarqué qu’à Gargilesse on était, cette année, en avance de quinze jours, pour la fauchaille de la moisson, sur des localités situées à très-peu de distance. Quinze jours, c’est énorme ; c’est la différence de Florence à Paris. Et, si nous parlons de l’Italie, nous ferons remarquer que, dans presque toutes ses villes renommées et recherchées, il faut payer un tribut souvent grave, quelquefois mortel, à l’insalubrité ou à l’excitation du climat. Le voyage, long ou rapide, produit chez les malades, ou une fatigue funeste, ou une secousse de trop brusque transition, où les nerfs s’exaltent. Les accès de fièvre de Rome et de Venise sont terribles. Ce qu’on appelle la distraction du déplacement, c’est-à-dire l’émotion et l’agitation, n’est un remède que pour ceux qui ont la force de le supporter. Et, en effet, au physique comme au moral, il n’y a que les natures énergiques qui supportent la transplantation et qui se retrempent en changeant de milieu.

C’est donc risquer le tout pour le tout que d’envoyer les malades en Italie, il faudrait trouver l’Italie à la porte de chaque ville de France, et elle y est, nous en sommes certain. À le bien prendre, l’Italie, c’est-à-dire ce que nous nous imaginons de l’Italie, comme saveur et beauté de climat, est loin d’être partout sur le sol de la Péninsule. On peut même affirmer que, dans cette longue chaîne de montagnes entre deux mers qui forme son territoire, il faut beaucoup chercher pour trouver une exposition qui ne soit ou très-froide, ou brûlée d’un soleil dévorant. Nous avons de ces inégalités de température en France ; raison de plus pour chercher, sur un espace bien autrement vaste et assaini par la culture, les sites heureux où régnent les bénignes influences, la facilité des transports, la vie à bon marché, et le grand avantage d’être à proximité de ses devoirs et de ses affections.


FIN