Berniquel
Berniquel (p. 4-25).
BERNIQUEL
Comédie inédite en 1 acte
de Maurice MAETERLINCK
PERSONNAGES

Célestin Berniquel (grand, fort, embonpoint, sympathique).

Hector Dumochel (petit, chétif, assez commun, barbe en pointe, lorgnon d’or).

Titia Berniquel (petite, jeune, grands yeux étonnés et innocente. Pyjama somptueux).

Un salon. Porte au fond, donnant sur une chambre à coucher. Une autre porte à droite.

Entre Berniquel portant un gros paquet.

BERNIQUEL. — Titia ! Titia !… Viens donc voir ce que je t’ai rapporté de Bruxelles !… Où est-elle ?… (Il ouvre la porte de la chambre à coucher. On entend des bruits étouffés, de confuses rumeurs d’affolement, puis la voix de Berniquel disant dans la chambre.) Là ! Ça y est !… (Il rentre en scène.) Voilà !… C’est Hector, Hector Dumochel… Au moins, on est fixé… On sait à quoi s’en tenir… J’aime mieux ça. Ça devait arriver !… J’aurais dû m’en douter… (Allant à la porte de la chambre.) Eh bien ! rhabillez-vous… Voyons, dépêchez-vous… Voulez-vous qu’on vous aide ?… Il n’y a rien à craindre… (Redescendant.) Vous voyez, je prends ça très bien… On dirait que j’ai l’habitude, et pourtant c’est la première fois… C’est curieux… C’est moins dur que je ne pensais… Mais je n’aurais pas cru… D’abord elle est moins ardente qu’un thermos ou un ectoplasme… Mais alors, pourquoi l’a-t-elle fait ?… Je veux bien être cocu, mais je voudrais savoir pourquoi… Et puis avec cet imbécile !… Avec Hector, Hector Dumochel !… N’importe qui, tout ce que vous voudrez, mais pas celui-là !… Il n’est pas jeune, il n’est pas riche, il n’est pas beau, en tout cas, il n’est pas mieux que moi… Ce n’était vraiment pas la peine… (Remontant à la porte de la chambre.) Eh bien ! eh bien ? Où en sommes-nous ? Ça va mieux ?… Il ne vous manque rien ?… Voulez-vous un peigne, des épingles doubles ou un tire-bouton ?… Voyons, voyons, je suis très calme, extraordinairement calme, il n’y a rien à craindre, mais nous avons à causer sérieusement.

L’amant sort de la chambre, piteux, achevant de nouer sa cravate, assez peu rassuré, mais ne voulant pas en avoir l’air et portant beau.

BERNIQUEL, à l’amant, lui montrant la porte. — Toi, tu vas filer !…

L’AMANT, se rebiffant. — Monsieur !…

BERNIQUEL. — Il n’y a pas de monsieur… (Lui ouvrant la porte.) Par là, et plus vite que ça !…

L’AMANT. — Monsieur… Je ne sais si je dois… Je ne permettrai pas…

BERNIQUEL, prenant l’amant au collet et esquissant un coup de pied. — Veux-tu foutre le camp !…

TITIA, sortant de la chambre à coucher, un peu échevelée, mais déjà très calme. — Pourquoi as-tu fait ça ?

BERNIQUEL. — Quoi ? Qu’est-ce que j’ai fait ?…

TITIA. — Je ne te reconnais pas… Ce n’est pas digne de toi ni de nous…

BERNIQUEL. — Quoi ? Quoi ?… Qu’est-ce qui te prend ?…

TITIA. — Je comprends que tu ne sois pas content ; mais ce n’est pas ainsi qu’un homme comme toi devrait agir… J’attendais mieux de toi… Je te mettais plus haut que ça… Je t’ai toujours placé trop haut ; c’est le seul tort et la seule erreur de ma vie et j’en suis bien punie… Tu n’as rien fait de ce qu’il fallait faire…

BERNIQUEL. — Qu’est-ce qu’il fallait faire ?…

TITIA. — Ce que j’aurais fait à ta place.

BERNIQUEL. — Et qu’est-ce que tu aurais fait à ma place ?

TITIA. — D’abord, je n’aurais rien vu.

BERNIQUEL. — Ça, c’était difficile…

TITIA. — J’aurais su m’y prendre. Et puis, il n’y a pas à dire, ce n’est pas très adroit ce que tu as fait là ; en tout cas, ce n’est pas très élégant…

BERNIQUEL. — Tiens ! moi qui croyais avoir été très raisonnable et même un peu trop modéré ; car il y en a beaucoup qui, dans ces circonstances…

TITIA. — Mon pauvre ami !… On voit bien que je n’étais pas là…

BERNIQUEL. — Mais si, tu y étais… Tu n’y étais que trop !…

TITIA. — Baudricourt s’est conduit plus chiquement…

BERNIQUEL. — Qui ?…

TITIA. — Ton ami Gérard Baudricourt.

BERNIQUEL, vivement, avec une certaine satisfaction. — Il est donc cocu ?…

TITIA. — Comment, tu ne savais pas ?…

BERNIQUEL. — Mais non, je n’aurais jamais cru… Ah ! ça, par exemple, c’est assez drôle !… Ce bon Gérard !… Tu es sûre ?…

TITIA. — Mais tout le monde le sait.

BERNIQUEL. — Je croyais que c’était un ménage modèle…

TITIA. — Ce n’est pas une raison… Eh bien ! quand il a su que Jacqueline le trompait avec André…

BERNIQUEL. — André Vercors ?…

TITIA. — Naturellement… Eh bien ! il n’a pas fait d’esclandre, il n’en a rien dit à personne…

BERNIQUEL. — Oui, mais tout le monde l’a su…

TITIA. — Ce n’est pas la même chose…

BERNIQUEL. — Mais tu viens de me dire que tout le monde le sait…

TITIA. — Et je viens te redire que ce n’est pas la même chose quand il n’y a pas d’éclat… Ainsi quand Augustin…

BERNIQUEL. — Quel Augustin ?…

TITIA. — Ton ami Augustin Roquevaire…

BERNIQUEL, presque enthousiaste. — Comment, lui aussi ?… Ah ! celle-là, par exemple !… Il a dû faire une tête, lui qui est si sérieux !… Mais alors tous mes amis le sont ?…

TITIA. — Tu n’es donc au courant de rien ?…

BERNIQUEL. — Mais c’est toi qui ne me tenais pas au courant…

TITIA. — Tu n’avais pas l’air de t’y intéresser…

BERNIQUEL. — Je ne m’y intéressais pas parce que je croyais que ça ne m’intéressait pas encore ; mais maintenant…

TITIA. — Tu devrais prendre exemple sur eux et faire ce qu’ils ont fait…

BERNIQUEL. — Qu’ont-ils fait ?…

TITIA. — Rien du tout.

BERNIQUEL. — Et c’est ça que tu veux que je fasse ?…

TITIA. — Je veux surtout que tu comprennes.

BERNIQUEL. — Mais je comprends très bien ; je ne comprends que trop… Je suis cocu, voilà, c’est tout et c’est assez…

TITIA. — Mais non, mais non, il ne s’agit pas de ça…

BERNIQUEL. — Il ne s’agit pas de ça ? De quoi donc s’agit-il ?… Je ne suis pas cocu ?…

TITIA. — D’abord, je t’en prie, mon ami, n’emploie pas tout le temps ce mot ridicule ; ça n’est pas drôle et ça ne fait plus rire que dans les vaudevilles ; et nous ne sommes pas des personnages de vaudeville… Je t’aime, je te respecte trop pour user de ce vocabulaire malséant… Et c’est tout juste parce que je t’aime et te respecte plus que tu ne le crois et peut-être plus que tu ne le mérites, qu’à mon très grand regret est arrivé ce qui vient d’arriver…

BERNIQUEL. — Ah ! ça, c’est drôle… C’est vraiment très drôle!… Alors c’est parce que tu m’aimes et me respectes plus que je ne le mérite que tu m’as fait cocu ?

TITIA. — D’abord, et une dernière fois, puisque tu tiens à répéter un mot malsonnant dont j’ai horreur, je ne t’ai pas fait cocu.

BERNIQUEL. — Ah ! ça, par exemple !… Tu ne m’as pas fait cocu ?…

TITIA. — Pas le moins du monde…

BERNIQUEL. — Mais alors qui donc est cocu si je ne le suis pas, et qu’est-ce que je suis ?…

TITIA. — Puisque tu y tiens, et pour te faire plaisir, je n’ai pas besoin de t’apprendre qu’un homme n’est vraiment cocu que lorsqu’il ne sait pas qu’il l’est et n’a le droit de se plaindre que lorsque, sa femme le trompe à son insu.

BERNIQUEL, abasourdi. — Il n’est vraiment cocu que lorsqu’il ne sait pas qu’il l’est et n’a le droit de se plaindre que lorsque sa femme le trompe à son insu ?… Qu’est-ce que cela veut dire ?

TITIA. — C’est pourtant clair !… Cela veut dire qu’une femme n’est réellement coupable que lorsque son mari ne sait pas qu’elle a un amant

BERNIQUEL. — Mais je ne savais pas que tu eusses un amant…

TITIA. — Comment !… Tu ne savais pas que j’avais un amant ?…

BERNIQUEL. — Mais non, comment l’aurais-je su ?… Tu ne me l’as jamais dit…

TITIA. — Mais c’est toi qui ne m’as jamais dit que tu ne savais pas…

BERNIQUEL. — Mais on n’a pas l’idée de dire à quelqu’un qu’on sait une chose quand on ne la sait pas… Ah ! écoute, on ne s’y retrouve plus et tu me ferais perdre la tête et dire des bêtises !

TITIA. — Alors, vraiment, tu ne savais pas ?…

BERNIQUEL. — Mais non, voyons, qu’est-ce qui te fait croire ?…

TITIA. — Mais tout le monde croyait que tu le savais…

BERNIQUEL. — Quoi ! Tout le monde sait donc que je suis cocu ?…

TITIA. — Mais non, mais non, tu exagères toujours ; mais on te croyait au-dessus de ces choses… C’est ta faute aussi… Tu n’avais pas l’air de t’en douter, tu fermais les yeux, tu ne manifestais aucun soupçon, tu ne prenais aucune précaution, tu ne me demandais compte de rien, tu me laissais complètement libre…

BERNIQUEL. — Je te laissais complètement libre parce que j’avais en toi une confiance sans limite… J’en suis royalement récompensé…

TITIA. — Tu m’avoueras que cette confiance entraîne certaines responsabilités. Elle pouvait donner le change et m’induire en erreur ; d’autant que plus d’une fois, tu le sais aussi bien que moi, j’ai essayé de te dire la vérité, mais tu n’as jamais voulu m’écouter…

BERNIQUEL. — Je n’ai pas voulu t’écouter quand tu essayais de me dire que tu me faisais cocu ?…

TITIA. — Parfaitement, tu prenais un air ennuyé et tu détournais la conversation… Ainsi, je me rappelle fort bien qu’un soir, comme je voulais préciser, te donner des détails et te dire loyalement tout ce que j’avais sur le cœur, tu m’as vivement rembarrée et très nettement fait entendre que je t’embêtais et que tu ne désirais nullement être mêlé à ces histoires… Si tu l’as oublié, tant pis pour toi, je n’en suis pas responsable ; quant à moi, je m’en souviens parfaitement et comme si c’était hier…

BERNIQUEL. — Je ne désirais nullement être mêlé à ces histoires !… Il me semble pourtant que ces histoires me regardaient un peu ! et que lorsqu’une femme vient dire à son mari : « Mon ami, je te fais cocu », quelque distrait qu’il soit, il ouvre l’œil, tend l’oreille, demande quelques éclaircissements et n’en perd pas tout souvenir ! Ça se grave dans la mémoire, ces petits incidents-là !…

TITIA. — Vraiment, tu n’as jamais rien su ?…

BERNIQUEL. — Ah ! ça non ! Je te le jure !…

TITIA. — Ce n’est pas possible !…

BERNIQUEL. — Et pourtant cela est, il faut t’y résigner !…

TITIA. — Mais alors tout s’explique !…

BERNIQUEL. — Qu’est-ce qui s’explique ?…

TITIA. — Mais tout, tout ce qui vient d’arriver !… C’est un malentendu !…

BERNIQUEL. — Un malentendu ?…

TITIA. — Mais oui, mon pauvre ami, un simple malentendu, et nous n’avons plus rien à nous reprocher !…

BERNIQUEL, ahuri. — Nous n’avons plus rien à nous reprocher !… Un moment, un moment… Tu me mènes si vite, par des chemins tellement compliqués, tellement imprévus que je ne vois plus très bien où nous allons…

TITIA. — C’est pourtant bien simple et bien clair… Entre un homme et une femme suffisamment évolués, entre deux êtres intelligents et qui ne sont pas les premiers venus ; dès l’instant qu’il n’y a pas de mensonge, il n’y a pas de faute… Tu me l’as dit cent fois, ce qui est odieux, ce qui est répugnant dans ces questions où l’intention est tout et l’acte fort peu de chose, c’est l’atmosphère de suspicion, de duplicité, de ruse, de dissimulation, de fourberie, dans laquelle elles nous condamnent à vivre… Dès qu’il n’y a plus mensonge, il n’y a plus trahison, il n’y a plus trompeur ni trompé ; il n’y a plus que de braves gens qui ne sont pas complètement d’accord… Nous sommes tous deux de bonne foi ; nous pouvons nous tendre la main et nous rendre toute notre estime ; car, quoique les apparences soient contre toi, je veux bien admettre ce que tu m’as dit : tu ne le savais pas, c’est entendu ; mais alors il est extrêmement regrettable que tu aies agi comme tu l’as fait envers un galant homme qui n’avait aucun tort et qui, tout au contraire, a pour toi la plus vive sympathie…

BERNIQUEL. — Écoute un peu, Titia, laisse-moi respirer… Je ne peux plus te suivre… Ma pauvre tête éclate… Je demande une minute de répit… Alors, Hector a pour moi la plus vive sympathie… Il est tout à fait gentil…

TITIA. — Il t’adore !… Il t’adore au point que je me demande si ce n’est pas pour se rapprocher de toi qu’il est devenu mon amant… Nous parlons souvent de toi… Au fond, nous en parlons presque tout le temps ; c’est à qui fera ton éloge… Le plus beau rêve de sa vie, ce serait d’être ton ami… Je suis sûre que tu l’aimerais autant que je l’aime, si tu le connaissais comme je le connais… Tu verras, c’est un être exquis !… Il se jetterait au feu pour toi ; et l’autre soir encore, dans un salon, comme un petit imbécile t’attaquait sottement, et s’avisait de se moquer de toi, il aurait fallu voir comme il l’a ramassé… Je ne lui connais qu’un défaut : c’est qu’il est très jaloux. Il est encore plus jaloux que toi…

BERNIQUEL. — Ah !… Il est jaloux ?…

TITIA. — Oui, un peu trop… C’est presque maladif… Mais enfin, c’est assez naturel quand on aime… C’est pourquoi il comprendra fort bien ton mouvement d’impatience et je suis sûre qu’il ne t’en voudra pas…

BERNIQUEL, ironique. — Il ne serait peut-être pas mauvais que je lui fisse des excuses ?…

TITIA, sans saisir l’ironie. — Je ne sais pas… Ça pourrait le blesser… Il est extrêmement susceptible… Il est peut-être préférable d’agir comme s’il ne s’était rien passé… Laisse-moi faire ; je verrai si je peux arranger les choses… Il faut savoir le prendre et je le connais mieux que toi…

BERNIQUEL. — Titia !…

TITIA. — Qu’y a-t-il, mon ami ?…

BERNIQUEL. — Regarde-moi en face et les yeux dans les yeux…

TITIA. — Voilà, je te regarde, mon ami…

BERNIQUEL. — Ai-je vraiment la tête d’un incurable imbécile ?…

TITIA. — Pourquoi me demandes-tu ça ?… Que s’est-il passé ?… Tu n’as pas l’air content ?… Qu’est-ce qui te prend ?…

BERNIQUEL. — Ce qui me prend, c’est qu’à la fin j’en ai assez d’être mécanisé comme je le suis en ce moment !… Je suis cocu, soit ! Ce n’est déjà pas mal, mais ce n’est pas extraordinaire ; il n’y a pas de quoi désespérer ou crier au miracle et tout le monde s’y attend plus ou moins ; mais qu’en outre tu te complaises, tu te délectes, tu te dilates à te moquer de moi, pour rien, pour le plaisir de traiter en idiot, de bafouer et de rendre grotesque à ses propres yeux un pauvre diable qui n’a eu qu’un seul tort dans la vie, celui de croire en toi, de t’aimer trop, de mettre en toi tout son bonheur, voilà qui me dépasse, voilà qui me déchire le cœur bien plus cruellement qu’une trahison qu’on peut comprendre à la rigueur et peut-être oublier…

TITIA. — Mon pauvre ami !…

BERNIQUEL. — Eh bien ! quoi, mon pauvre ami…

TITIA. — Je t’écoute…

BERNIQUEL. — C’est tout ce que je te demande… Il était entendu entre nous qu’on ne se trompait pas… Il était entendu qu’on ne se jurait pas une fidélité éternelle et impitoyable, parce que nous étions tous deux assez intelligents pour comprendre que le meilleur des hommes et la plus honnête des femmes ne peuvent répondre d’un avenir qui ne leur appartient pas. Mais il était entendu aussi qu’en cas de faute, de faiblesse, de surprise des sens et même de coup de foudre, on se dirait loyalement, virilement, en vieux amis qui sont sûrs l’un de l’autre, toute la vérité. C’est ce que j’aurais fait, c’est ce que je te reproche de n’avoir même pas songé à faire.

TITIA. — C’est ce que je suis heureuse et fière d’avoir eu le courage de ne pas faire.

BERNIQUEL. — Ah ! ah ! voilà qui est nouveau, savoureux et inattendu… Je suis curieux de savoir comment tu t’en tireras…

TITIA. — Crois-tu que ce soit pour mon plaisir que je t’ai trompé avec Hector ?…

BERNIQUEL. — Loin de moi cette pensée !… C’est assurément pour le mien !…

TITIA. — Tu ne crois pas si bien dire ; et si ce n’est pas pour ton plaisir, c’est du moins pour ta tranquillité, pour ton bonheur et peut-être pour ton salut… Connais-tu Hector Dumochel ?…

BERNIQUEL. — Heu !… Je le connaissais peu ; mais à présent, il me semble que je le connais trop…

TITIA. — Eh bien ! tu ne le connais pas du tout.

BERNIQUEL. — Il est certain que je le connais moins que toi…

TITIA. — C’est un malade.

BERNIQUEL, sursautant et très inquiet. — Quoi !… Il est malade ?… Mais alors !…

TITIA. — Un déséquilibré.

BERNIQUEL, soulagé. — J’aime mieux ça !…

TITIA. — C’est un malheureux.

BERNIQUEL. — Il a bien de la chance.

TITIA. — Écoute-moi sérieusement. C’est uniquement — et ceci je le jure sur tout ce que tu voudras — c’est uniquement par amour pour toi que j’ai été entraînée peu à peu et malgré moi dans cette triste aventure où j’ai récolté plus de désagréments que de plaisirs ; car ce n’est pas pour m’amuser, je te l’assure, que j’ai été forcée de faire ce que j’ai fait… Mais tu sais ce que c’est, quand on est pris dans l’engrenage de la pitié ; car c’est uniquement la pitié qui m’a fait agir, tu le comprendras tout à l’heure ; seulement, quand j’ai vu qu’elle m’entraînait trop loin, quand j’ai voulu me ressaisir, j’ai constaté tout à coup, avec épouvante, qu’il était trop tard pour m’arrêter ou reculer…

BERNIQUEL. — Tu m’intéresses prodigieusement…

TITIA. — J’avais cru d’abord avoir affaire à un malheureux que le hasard d’une rencontre m’avait permis de retenir littéralement au bord du suicide. Je n’ai pas tardé, hélas ! à reconnaître qu’il s’agissait d’un fou, et d’un fou redoutable qu’emportait une passion insensée, frénétique, qui se transformait peu à peu en une sorte de délire de la persécution et de la jalousie qui mettait ta vie en danger… Tu comprendras sans peine qu’à partir de ce moment, je n’ai plus hésité…

BERNIQUEL. — À me faire cocu ?…

TITIA. — À faire mon devoir, à me sacrifier, car tu ne sauras jamais tout ce que j’ai souffert !… Il est allé jusqu’à me battre !…

BERNIQUEL. — Pauvre enfant !… Si j’avais été là !…

TITIA. — Il ne l’aurait pas toléré…

BERNIQUEL. — Mais tu viens de me dire qu’il m’adorait, que c’était un être exquis, extrêmement sensible et que le plus beau rêve de son existence était de devenir mon ami…

TITIA. — L’un n’empêche pas l’autre, au contraire !… Il t’en voulait à mort parce qu’il m’aimait trop, parce qu’il était persuadé que tu étais le seul obstacle à son bonheur ; mais cet obstacle disparu…

BERNIQUEL. — Tiens ! tiens ! Je disparaissais donc dans la combinaison ?…

TITIA. — Je veux dire l’obstacle évité, il y eut une détente très naturelle…

BERNIQUEL. — Trop naturelle !…

TITIA. — Et l’affection spontanée et très profonde qui l’a toujours porté vers toi reprit aussitôt le dessus…

BERNIQUEL. — Si tu croyais ma vie en danger, tu n’avais qu’à me faire signe, je ne suis pas de ceux qu’une menace effraie, qui se laissent égorger comme des moutons, et je me sens de taille à me défendre…

TITIA. — Pas contre un fou. On ne se défend pas contre une balle dans le dos. Il était capable de tout. Je t’aimais trop pour lui livrer ta vie, et j’ai préféré porter seule, en silence, tout le poids de la faute ; si faute il y a, car je n’arriverai jamais à comprendre qu’on puisse être coupable quand on sacrifie la paix de sa conscience au bonheur de celui qu’on aime… Qu’aurais-tu fait à ma place ?…

BERNIQUEL. — Je t’aurais dit tout simplement la vérité.

TITIA. — Voilà bien les hommes !… Quand ils ont dit la vérité, ils croient avoir tout dit !… Mon pauvre ami, c’est si facile de dire la vérité !… C’est si facile et si peu généreux !… Mais c’est savoir ne pas la dire, quand elle pèse sur le cœur, qui est le sacrifice et la grande preuve de l’amour. Si tu ne le comprends pas, c’est que tu n’as jamais aimé…

BERNIQUEL. — Tout cela ne tient pas debout. Voilà la troisième fois que tu changes ton système… Tu commences par me dire que je ne suis pas cocu parce que tu croyais que je savais que je l’étais ; ensuite, tu m’affirmes que tu ne m’as fait cocu que pour me sauver la vie ; et enfin, tu déclares que tu aimes mieux souffrir toute seule en me faisant cocu sans me le dire que de te soulager en m’annonçant que je le suis…

TITIA. — Mais tu vois bien que c’est toujours la même chose ; qu’il n’y a au fond de tout cela qu’une seule et unique pensée, une pensée généreuse, une pensée de sacrifice qui a guidé toute ma conduite et qui guide toute ma vie ; ne pas troubler un instant le ciel de notre amour, écarter de ton bonheur, de ta tranquillité, jusqu’à l’ombre d’un nuage !… Tout le reste n’est rien, tout le reste ne compte pas pour moi… Tu sais aussi bien que moi qu’on ne trompe que ceux qu’on aime et parce qu’on les aime… Si un être aussi intelligent que toi n’arrive pas à le comprendre, c’est à désespérer de l’amour et de l’humanité…

BERNIQUEL. — Il n’y a pas moyen de discuter avec toi, tu t’échappes toujours par la tangente…

TITIA. — Quelle tangente ?… Je ne cherche pas à m’échapper… C’est moi, tout au contraire, qui te ramène sans cesse au cœur même du sujet, et tu sais bien qu’il n’y a pour moi qu’un seul sujet qui m’intéresse, c’est mon amour pour toi… Tu es injuste, mon pauvre ami, tu es cruellement injuste… Tu cherches à renverser les rôles ; tu ne te rends pas compte que, dans cette aventure, c’est moi qui perds le plus ; c’est même moi qui perds tout. Je vois tout s’effondrer autour de moi ; car si tu ne comprends pas le sacrifice que je t’ai fait, c’est que tu n’es pas l’homme que je croyais…

Premières larmes.

BERNIQUEL. — Ah ! non… Je t’en prie, pas de larmes… Je les connais, ça ne prend plus…

TITIA, subitement tragique. — Quoi, quoi ?… C’est toi, c’est toi qui as dit ça… Mais alors où sommes-nous, qui es-tu ?… Qui suis-je et qu’est-ce que j’ai fait ma vie ?… (Se passant la main sur le front.) C’est à devenir folle. Mais ce n’est pas possible… Je n’ai pas entendu… À qui donc ai-je donné tout ce que j’ai, tout ce que j’aime et tout ce que je suis ?… Il ne me reste rien. Tout croule dans l’abîme… Je me suis trompée, j’ai été trompée toute ma vie… Ce n’est pas ta faute, je le sais. Je ne t’en veux même pas, mais j’attendais du moins un cri du cœur pour me réveiller de ce rêve effroyable et me retrouver enfin dans les bras de celui… Non, non, je ne peux plus, la vie n’est plus possible et j’aime mieux, j’aime mieux…

Suffoquant de sanglots, elle se jette dans les bras de Berniquel.

BERNIQUEL, la caressant et l’embrassant doucement. — Voyons, voyons, ma petite Titia, ne te mets pas dans des états pareils. Voyons, voyons, j’ai tous les torts, c’est entendu ; mais je ne l’ai pas fait exprès… Je ne le ferai plus… Je ne suis pas un cannibale, je ne suis pas un monstre. J’ai été un peu dur, j’en conviens, je l’avoue, mais il faut oublier… Voyons, voyons, ne sanglote pas ainsi, tu vas te faire du mal… Mais puisque je te dis que c’est fini… Dis-moi que tu pardonnes… Tu ne veux pas ?… Voyons, je ne demande rien, pas un mot, un sourire… Un petit signe… Oui, oui ? C’est oui ?… Voilà, voilà !… N’en parlons plus… Je ne le ferai plus… Allons voir ce que je t’ai rapporté de Bruxelles !

Maurice MAETERLINCK.

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