Bernard Palissy, étude sur sa vie et ses travaux/Chapitre XIII

CHAPITRE XIII

Idées de Palissy sur l’agriculture ; — Sur la physique du globe. — Le Jardin Délectable. — Palissy satirique. — Son plan d’une forteresse de refuge. — Ses projets de publication. — La déclaration des abus est-elle de lui ? — Palissy à Fontenay-le-Comte. — Sébastien Collin.

La première partie de la Recepte véritable, comme l’a remarqué Faujas de Saint-Fond, est consacrée à l’agriculture. L’auteur y émet d’excellentes idées sur les engrais et la manière de les employer. Il faut restituer à la terre par les engrais les sucs que la végétation lui enlève ; autrement l’humus, bientôt appauvri, deviendrait complètement stérile. Employez les détritus des végétaux, les matières animales. Rien n’est plus propre à accroître le développement des plantes.

Ce sont des idées que nos agriculteurs modernes savent parfaitement mettre à profit. Se doutent-ils qu’ils les doivent à Bernard Palissy ?

Il recommande expressément de bien recueillir les eaux pluviales qui, passant à travers les fumiers, sont chargées des principes les plus fertilisants, et qu’on laisse perdre au grand détriment des récoltes, et aussi de la santé publique. Aujourd’hui les agronomes intelligents reçoivent avec beaucoup de soin, dans des réservoirs spéciaux où des fosses disposées ad hoc, le purin des étables et les eaux des fumiers ; ils en connaissent tout le prix. Mais dans combien de nos villages ne voit-on pas ces cloaques infects, ces mares fangeuses et stagnantes, où vont s’amonceler les débris du ménage et les litières des animaux, et d’où s’exhalent des miasmes fétides et empestés, foyer permanent d’épidémies et d’épizooties ! L’exploitation des forêts, la coupe des arbres l’occupent, et ici je ne résiste pas au désir de citer quelques lignes remarquables et par le style et par le sentiment.

« Va, dit-il (page 26), va à vn chirurgien et luy fay vn interrogatoire, en disant ainsi : Maistre, il est advenu à ce iourd’huy, que deux hommes ont eu chacun d’eux vn bras couppé, et y en a vn d’iceux à qui on l’a couppé d’vn glaive tranchant, d’vn beau premier coup tout nettement, à cause que le glaive était bien esguisé ; mais à l’autre, on luy a couppé d’une serpe toute esbrechée, en telle sorte qu’il luy a falu donner plusieurs coups, devant que le bras fust couppé : dont s’ensuit que les os sont froissez et la chair meurtrie, et lambineuse, ou serpilleuse à l’endroit où le bras a esté couppé. Ie vous prie me dire, lequel des deux bras sera le plus aisé à guérir. Si le Chirurgien entend son art, il te dira soudain, que celuy qui a eu le bras couppé nettement par le glaive tranchant est beaucoup plus aisé à guérir que l’autre. Semblablement ie te puis assurer qu’vne branche d’arbre couppée par science, la playe de l’arbre sera beaucoup plus tost guérie que non pas celle qui par violence sera inconsidérément froissée. »

Dans la seconde partie, que Faujas de Saint-Fond, intitule Histoire naturelle, Palissy entre dans d’intéressants détails sur les sels végétaux qu’on peut extraire par combustion ou par enfouissement ; et il émet sur l’action des sels dans la végétation, une idée féconde et hardie, dont la pratique servira dans la suite. C’est là qu’il essaye de montrer que la terre « produit continuellement des pierres. » Plus tard, dans ses conférences, il traitera plus longuement cette question. Mais il ne réparera pas son erreur ; et son génie, trompé lui-même par l’énorme quantité de pierres chaque jour détruites, gâtées, réduites en poussière, et croyant que la nature doit fournir sans cesse à l’immense destruction de l’homme, trompera dans la suite un de ses compatriotes, Jean Bitaud, de Saintes, puis Étienne de Clave, docteur en médecine, et Antoine de Villon, dit le Soldat philosophe.

Leurs thèses devaient être soutenues à Paris, le 24 août 1624. Mais les partisans d’Aristote, de Paracelse et des cabalistes s’émurent. La faculté de théologie de Paris présenta requête au parlement contre les auteurs, le 18 août. La cour décida que les écrits des trois aspirants au bonnet de docteur seraient déchirés ; que de Clave, Bitaud et Villon quitteraient Paris sous vingt-quatre heures ; défense leur fut faite d’habiter ou d’enseigner dans les villes ou lieux du ressort. On voit que l’erreur était poursuivie avec presque autant d’ardeur que la vérité.

Cependant Étienne de Clave, après avoir vu déchirer ses thèses, le 8 septembre 1624, reparut quelques années après. On se radoucit à son égard. En 1635, il publia Paris, avec l’agrément du garde des sceaux, Seguier, zélé protecteur des lettres, ses Paradoxes ou traités philosophiques des pierres ou des pierreries contre l’opinion vulgaire. « Il était obscur dans ses écrits, ajoute Gobet après ces détails ; mais ses sentiments sont les mêmes que ceux de Palissy, qu’il ne cite point, quoiqu’il paraisse que lui et ses compagnons aient été ses disciples. »

Ensuite Palissy explique l’origine des fontaines, et examine avec détail les pierres calcaires, cherche comment se forment les cristaux, les pierres précieuses, les métaux, et disserte un peu sur les marnes. Tout cela se suit sans beaucoup s’enchaîner. Maître Bernard laissait un peu, comme madame de Sévigné, sa plume courir, la bride sur le cou.

C’est dans ce premier essai que se trouvent en germe ses principales découvertes, en minéralogie, en chimie, en physique. La réflexion et l’expérience les mûrirent et leur firent porter des fruits.

« Bernard Palissy, dit M. Chevreul, est tout à fait au-dessus de son siècle par ses observations sur l’agriculture et la physique du globe. Leur variété prouve la fécondité de son esprit, en même temps que la manière dont il envisage certains sujets, montre en lui la faculté d’approfondir la connaissance des choses. Enfin la nouveauté de la plupart de ses observations témoigne de l’originalité de sa pensée. »

L’amour de la nature, le goût de la solitude, une certaine mélancolie causée par ses malheurs et ses souffrances, lui inspirèrent le dessin d’un Iardin délectable ; et c’est la description de ce chef-d’œuvre qui occupe la troisième partie de son livre.

« Ie veux, dit maître Bernard (page 58), ériger mon iardin sur le Pseaume cent quatre, là où le prophète descrit les œuvres excellentes et merveilleuses de Dieu, et en les contemplant, il s’humilie devant luy, et commande à son âme de louer le Seigneur en toutes ses merveilles. Ie veux aussi édifier ce iardin admirable, afin de donner aux hommes occasion de se rendre amateurs du cultivement de la terre, et de laisser toutes occupations, ou délices vicieux, et mauvais trafics pour s’amuser au cultivement de la terre. »

Ce psaume CIV, sur lequel Palissy revient souvent, se lit dans le psautier de Clément Marot et de Théodore de Bèze ; c’est le CIIIe des recueils catholiques, un des plus beaux de ces chants, qui le sont tous :

BENEDIC, ANIMA MEA, DOMINO ; DOMINE, DEUS MEUS, MAGNIFICATUS ES VEHEMENTER

On y retrouve toutes les merveilles de la création : le ciel, tente d’azur ; les nuées, char rapide ; les vents, messagers prompts ; les bêtes sauvages qui viennent étancher leur soif dans les sources des vallons ; les oiselets qui « font résonner leur voix sur les arbrisseaux plantez aux bords des ruisseaux courans ; » les ruisseaux qui « passent et murmurent aux vallons et bas des montagnes, les chevres, daims, biches et chevreaux des dites montagnes, les conils iouans, sautans et penadans[1] le long de la montagne. » Mais c’est dans les vers de Marot qu’il faut chercher les expressions dont se sert Palissy :

Tu fis descendre aux vallées les eaux,
Sortir y fis fontaines et ruisseaux,
Qui vont coulant, et passent, et murmurent
Entre les monts qui les plaines emmurent.

Et c’est afin que les bestes des champs
Puissent leur soif estre là estancbans,
Beuvant à gré toutes de ces breuvages,
Toutes, je dis, jusqu’aux asnes sauvages.

Dessus et près de ces ruisseaux courans
Les oiselets du ciel sont demeurans,
Qui, du milieu des feuilles et des branches,
Font résonner leurs voix nettes et franches.

Par ta bonté les monts droits et hautains
Sont le refuge aux chèvres et aux daims ;
Et aux conils[2] et lièvres qui vont vistes
Les rochers creux sont ordonnez pour gistes.

La strophe de Marot est la paraphrase du verset de David ; le jardin de Palissy en veut être la traduction vivante.

Il règne dans toute cette description, un charme indéfinissable. L’écrivain qui dessine son jardin en comprend toutes les beautés. Pendant que sa main en trace les allées, son cœur s’émeut à la vue des arbres et des animaux. « l’aperceu, dit-il (page 84), certains arbres fruitiers, qu’il sembloit qu’ils eussent quelque cognoissance : car ils estoient soigneux de garder leurs fruits, comme la femme son petit enfant, et entre les autres, i’apperceu la vigne, les concombres et poupons qui s’estoient fait certaines feuilles, desquelles il couvroyent leurs fruits, craignans que le chaud ne les endomageast... lesquelles choses me donnaient occasion de tomber sur ma face et adorer le viuans des viuans, qui a fait telle chose pour l’utilité et service de l’homme... Ie sortois du iardin, pour m’aller pourmener à la prée, qui estoit du côté du Sus ; ie uoyois iouër, gambader et penader certains agneaux, moutons, brebis, cheures et cheureaux, en ruant et sautelant, en faisant plusieurs gestes et mines estranges ; et mesmement me sembloit que ie prenois grand plaisir à voir certaines brebis vieilles et morueuses, lesquelles sentent le temps nouveau, et ayant laissé leurs vielles robbes, elles faisoyent mille sauts et gambades en la dite prée. »

Dans ce jardin seront neuf cabinets, ornés d’ouvrages en terre cuite et émaillé. Les dispositions naturelles du sol y seront encore embellies par des plantations d’arbres, et l’architecture y jettera ses merveilles. Partout des inscriptions, tirées de l’Écriture, y rappelleront la pensée du Créateur, au milieu des œuvres de l’homme ; car il ne faut pas que, dans ce nouveau paradis terrestre, l’exilé puisse oublier la patrie véritable.

« Le jardin de Palissy, ajoute M. Duplessy, est une véritable œuvre d’art..... c’est le rêve d’un sensualisme grandiose et délicat, et qui, de la nature tant admirée, ne fait à l’âme qu’un marchepied pour s’élancer jusqu’à Dieu. »

Le rêve se fit-il réalité ?

Palissy ne demandait pas mieux que d’exécuter sur le sol le plan de son jardin si poétiquement tracé sur le papier. Il proposa au maréchal de Montmorency de lui en construire un à Écouen ; il offrit à Catherine de Médicis d’aller lui transformer en jardin délectable son parc de Chenonceaux. On dit que les jardins du château de Chaulnes, en Picardie, furent dessinés sur le modèle de celui de Bernard. M. Duplessy prétend, mais sans preuve, qu’il en fut tout ensemble « le dessinateur et l’entrepreneur. » Les allées du parc de Chaulnes ont été chantées par Gresset au début de sa Chartreuse :

Je ne suis plus dans ces bocages
Où, plein de riantes images,
J’aimais souvent à m’égarer...

Elles virent aussi rimer l’abbé de Boismont, prédicateur du roi. Il ne leur manque plus que d’avoir été tirées au cordeau de Palissy.

Maître Bernard semble avoir ambitionné tous les genres de gloires. Jardinier ici, il va devenir là presque phrénologue. Après avoir devancé Le Nôtre, il annoncera Lavater, Gall, Spurzheim et le docteur Broussais. En ce génie se réunissent les contrastes les plus surprenants. Nous avons entendu l’idylle : écoutons maintenant la satire ; Lucien après Théocrite ; Juvénal après Virgile. Tout à l’heure il admirait la nature ; il va s’emporter contre les hommes. Peut-être avait-il tant de compassion pour les animaux qu’il ne lui en restait plus guère pour ses semblables.

La première tête qui lui tombe sous la main est celle d’un Limousin un peu fripon. Il achetait trente-cinq sous la livre de bon poivre à la Rochelle, et la vendait dix-sept à la foire de Niort, et encore gagnait-il beaucoup à ce petit commerce. Ce n’est donc pas d’aujourd’hui que des sophistications se pratiquent. Peut-être ne serait-il pas mal, disait le spirituel auteur des Guêpes, ne fût-ce que pour être en progrès, de revenir à la vieille méthode ; à savoir, de laisser faire le vin aux ceps, l’eau-de-vie au vin, le pain au blé, le moka au caféier, le lait aux vaches et le miel aux abeilles. Qui sait si, comme autrefois, elles ne s’en acquitteraient pas aussi bien que nous ?

Le Limousin trompait sur la qualité de la marchandise ; mais c’était uniquement pour devenir riche : car il prétendait « que les pauures n’estoyent en rien prisez, et qu’il ne vouloit estre pauure, quoi qu’il en deust aduenir. »

Palissy semble aussi avoir entrevu nos travers de costumes. Quelle élégante ne pourrait-on pas reconnaître dans cette femme d’un sénéchal de longue robe à qui il reproche d’avoir « prins une verdugale pour dilater ses robes en telles sortes, que peu s’en faut qu’elle ne monstrast ses honteuses parties. »

Dans son Discours sur l’extrême cherté, Jean Bodin écrivait : « En matières d’habits, on estimera toujours sot et lourdeau celui qui ne s’accoustera à la mode qui court. Laquelle mode nous est venue d’Espagne, tant ainsi que la vertugade que nous avons empruntée des Mauresques, avec tel avantage que les portes sont trop étroites pour y passer ; qui est bien loin de l’ancienne modestie de nos pères qui portaient des accoustrements unis et pressés sur le corps, rapportant la beauté et la proportion des membres. » On voit combien le publiciste ressemble au critique.

L’expérimentateur prend ensuite en main la tête du mari, et la palpe : voleur et pillard ! d’un jeune homme : vaniteux et insensé ! d’un chanoine : hypocrite et gourmand ! d’un juge : cupide et prévaricateur ! Tous passent par l’étamine. Palissy est bien le contemporain de Rabelais : il a sa malice, sa haine des moines et sa bonhomie gauloise.

Or, après avoir vu la folie et la méchanceté des hommes, et avoir montré les persécutions que les calvinistes eurent à subir à Saintes au commencement, il imagine un plan de ville et forteresse où ses coreligionnaires pourraient se retirer en cas de danger. C’est la quatrième partie de son travail.

Cette forteresse imprenable ne nous paraît qu’une bicoque. Nos canons rayés feraient bon marché de ces murailles construites à si grands frais d’imagination sur le papier. Rien n’est brutal comme un boulet ; il renverse l’échafaudage des plus belles inventions et emporte, hélas ! sans pitié les rêves du pauvre utopiste, parfois l’utopiste lui-même.

Cette première publication se termine (page 122) par ces lignes qu’il faut citer : « Si ie cognois, ce mien second liure estre approuué par gens à ce cognoissans, ie mettray en lumière ce troisième liure que ie feray cy après, lequel traittera du palais et plate-forme de refuge, de diuerses espèces de terres, tant des argileuses que des autres : aussi sera parlé de la merle (marne) qui sert à fumer les autres terres. Item, sera parlé de la mesure de vaisseaux antiques, aussi des esmails, des feux, des accidents qui surviennent par le feu, de la manière de calciner et sublimer par divers moyens, dont les fourneaux seront figurez au dit liure. Après que i’auray érigé mes fourneaux alchimistals, ie prendray la ceruelle de plusieurs qualitez de personnes, pour examiner et sçavoir la cause d’vn si grand nombre de folies qu’ils ont en la teste, afin de faire vn troisième liure, auquel seront contenus les remèdes et receptes pour guérir leurs pernicieuses folies. »

Voilà où en était de ses projets littéraires maître Bernard en 1563.

Ce livre sur la plate-forme de refuge, destiné à compléter son traité de la ville de forteresse, nous est inconnu. L’opuscule sur la mesure des vaisseaux antiques n’a pas vu le jour, non plus que celui qui devait indiquer les manières de sublimer et de calciner. Enfin les recettes, qu’il devait révéler pour guérir la folie dûment constatée par l’examen des cervelles, se sont bornées aux quelques paroles dont j’ai donné un résumé succinct. En retour, nous avons son travail sur la marne et les terres argileuses dans les Discours admirables.

Ce n’est pas le compte de Gobet. Ce « mien second livre, » qui n’est autre chose que le traité de la Ville de forteresse, complètement indépendant de la Recepte véritable, a induit en erreur l’éditeur de 1777. Il a réuni en un ces deux opuscules, puis s’est mis en quête du premier livre. Il l’a cru rencontrer dans un pamphlet intitulé :

Déclaration des abus et ignorances des Médecins, composé par Pierre BRAILLIER, marchand apothicaire de Lyon ; pour réponse contre Lisset Benancio, médecin à Lyon, pour Michel Jove.

Cet assez médiocre ouvrage est dédié, le 1er janvier 1557, à « noble seigneur Claude de Gouffier, comte de Caruaz et de Mauleurier, seigneur de Roisy et grand écuyer de France, » nommé aussi marquis de Cararaz, d’où le dicton populaire : Marquis de Carabas. Claude Gouffier est un des constructeurs du magnifique château d’Oiron, où son père, Artus Gouffier, et sa mère Hélène de Hangest, tous deux protecteurs intelligents des arts, avaient établi cette célèbre fabrique d’où sont sortis ces splendides pièces nommées improprement faïences de Henri II. C’est peut-être ce goût éclairé des Gouffiers, et en particulier de Claude, qui appelait alors à son château d’Oiron, pour le décorer, tous les artistes, sculpteurs, peintres, céramistes, qui aura fait établir entre lui et Bernard Palissy des relations, probables mais non prouvées, et qui aura donné l’idée d’attribuer au potier saintongeois un opuscule dédié au comte de Maulevrier.

Il y a entre la Déclaration et la Recepte des ressemblances typographiques qui peuvent d’abord faire illusion : mêmes caractères italiques ou romains, mêmes vignettes, mêmes manières d’imposer les sommaires et les fins de matières, même papier. En faut-il plus pour montrer que Michel Jove n’est que Barthélemi Berton, et que Lyon est mis pour la Rochelle ? Le nom de l’auteur Pierre Braillier est une nouvelle supercherie ; P. B. sont les initiales de Bernard Palissy, interverties pour mieux dérouter les recherches et ajouter créance au pseudonyme.

Gobet n’a pas remarqué les différences entre les deux ouvrages. Qu’importent quelques analogies dans la forme ! Les ressemblances matérielles, qui sont incontestables, prouveraient une origine commune. Mais de ce que les deux livres sont sortis des mêmes presses, faut-il en conclure qu’ils sont du même auteur ? Palissy est vif, serré, pressant. Braillier est lourd. Le style et les idées sont tout à fait contraires. Bernard ne s’en rapporte qu’à l’expérience, et veut voir pour croire ; Pierre admet comme démontrés les phénomènes les plus apocryphes. Un lecteur habile, un observateur attentif ne se trompera pas ; il rendra bien à Palissy ce qui lui appartient, et à Braillier ce qui est à Braillier, où à quelque autre.

Si ces preuves ne suffisaient pas, il en existe d’autres. Au commencement du traité Pour trouver cognoistre la terre nommée Marne (page 325), Palissy met dans la bouche de Théorique ces paroles :

« Il me souuient avoir veu vn petit traité que tu fis imprimer durant les premiers troubles, auquel sont contenus plusieurs secrets naturels, et mesme de l’agriculture ; toutefois combien que tu ayes amplement parlé des fumiers, si est-ce que tu n’as rien dit de la terre qui s’appelle marne : bien scay ie que tu as promis par ton liure de regarder s’il s’en pourrait trouuer en Xaintonge et autres lieux. »

Ce petit traité imprimé durant les premiers troubles n’est autre chose que la Recepte véritable, publiée en 1563, après le massacre de Vassy, 1562, d’où l’on fait dater les guerres de religion, et la prise de Saintes par les huguenots, à laquelle peut-être il fait allusion. Reculât-on, avec le président Hénault, les premiers troubles jusqu’à l’année 1558, sous Henri II, ce qui va contre l’opinion commune, la Déclaration des abus, qui est de 1557, n’aurait pu dire qu’elle a été imprimée durant les troubles de 1563 ou même de 1558, date extrême. Ensuite, dans le premier ouvrage de l’auteur et d’après lui, il est question d’agriculture et d’engrais. La Déclaration n’en parle pas. Ce « premier ouvrage » promet encore de chercher de la marne en Saintonge. La Déclaration n’en souffle mot. Tout cela, au contraire, se trouve dans la Recepte véritable.

En 1557, Palissy vient de trouver l’émail ; il s’occupe de perfectionner son art et de gagner un peu d’argent pour réparer ses pertes. Il travaille pour le connétable. En outre, il fait de la propagande calviniste, réunit chez lui ses prosélytes et dirige les pasteurs. A-t-il le temps, a-t-il la liberté de se lancer dans une polémique étroite, dans une guerre de libelle, dans une discussion de boutique ?

Qu’est-ce que cette dispute ? Un médecin de Fontenay-le-Comte, en Poitou, imprime une diatribe sanglante contre les apothicaires et barbiers de sa contrée. Il signe Lisset Benancio. Grand émoi chez les apothicaires ! L’un d’eux, Pierre Baillier, de Lyon, répond et attaque les médecins. Pour preuve de sa victorieuse réplique, son imprimeur, Michel Jove, nom imaginaire, se représente sous la figure d’un Jupiter lançant le tonnerre.

L’année suivante, Jean Surrelh, de Langeac, en Auvergne, médecin, apothicaire lui-même, publia à Lyon une Apologie des médecins contre les calomnies et grands abus de certains apothicaires, qu’il dédia à Jacques de Puy, châtelain de Saint-Galmier. Réplique foudroyante sous ce titre : Les articulations de Pierre Brailler, apothicaire de Lyon, sur l’APOLOGIE de Jean Surrelh, médecin de Saint-Galmier. Ce Pierre Brailler est-il l’auteur de la Déclaration des abus ? Il se disait « élève du Collége de Monsieur maître Iean de Canapes » l’un des plus renommés médecins de Lyon. Peut-être était-ce Jean de Canapes lui-même. Qu’importe ? Quelle place y avait-il pour Bernard Palissy dans cette querelle de ménage ? « Purgon et Fleurant, dit M. Duplessy, ont fondé une maison anonyme pour l’exploitation en commun du public, cet Argan universel, dupe facile et éternelle des charlatans. Tout à coup l’un des deux, entraîné par je ne sais quel caprice jaloux, s’avise de rompre ce touchant accord, et de dévoiler les fourberies de son associé. » Le complice use de représailles, et dénonce son collaborateur. La colère les emporte l’un et l’autre ; et pour se porter des coups réciproques, ils foulent aux pieds leurs véritables intérêts. Qu’on lise, si l’on peut, cette élucubration qu’on ose attribuer à Palissy, et l’on verra qu’elle ne peut être sortie que de l’officine d’un apothicaire.

À trois reprises différentes Pierre Braillier parle de la pharmacie comme de « l’estat où Dieu l’a appelé. » Palissy aurait pu peut-être dissimuler, mais non mentir. Lui qui d’ailleurs ne ménage guère les apothicaires, eût-il pu prendre ici leur défense ? Et puis il dit qu’il ne médira pas des médecins : car il en existe plusieurs à Saintes, et notamment Lamoureux, à qui il a de grandes obligations. S’il n’a pas voulu dire du mal des médecins à cause de Lamoureux, pouvait-il publier un pamphlet contre le médecin Collin ; qui, à son titre de docteur, pouvait ajouter celui d’ami de maître Bernard ? On a cru, parce que Sébastien Collin avait publié à Poitiers un opuscule : Bref dialogue contenant les causes, jugements, couleurs et hypostases des vrines, lesquelles adviennent le plus souvent à ceux qui ont la fièvre, que c’était lui que désignait maître Bernard par ce médecin charlatan qui se vantait de découvrir le mal du patient à l’examen de ses déjections. On sait que le médecin aux urines était Baptiste Galland, de Luçon ; ce qui montre sur quels fragiles fondements les éditeurs ont construit leur hypothèse.

Sébastien Collin, médecin, s’adonnait à l’étude des simples. En 1557, impatienté de l’ignorance et des fraudes des apothicaires et barbiers, il fit imprimer chez Enguilbert de Marnef, à Poitiers, bien que le livre indique Tours et Mathieu Chercelé, une diatribe sanglante intitulée : Déclaration des abuz et tromperies que font lez apothicaires, fort vtile et nécessaire à vng chascun studieux et curieux de sa santé, par Maistre Lisset Benancio.

Lisset Benancio est l’anagramme de Sébastien Collin ; on peut s’en assurer.

Curieux et savant comme Palissy, Collin était en outre calviniste comme lui et comme lui lié avec Antoinette d’Aubeterre, dame de Soubise, à qui il dédia en 1558 son ouvrage imprimé par Marnef : L’ordre et le régime qu’on doit garder en la cure des fièvres. Des relations amicales s’établirent bientôt entre eux. Maître Bernard était allé en 1555 à Fontenay-le-Comte, à l’époque où la foire célèbre de la Saint-Jean y rassemblait la foule de toutes les provinces de l’Ouest. Sans doute, il y allait pour vendre ses faïences, qui étaient alors une nouveauté. On sait positivement qu’il y fut alors caution d’un certain Pierre Regnaud, marchand à Saintes. Il rencontra à Fontenay le sénéchal Michel Tiraqueau, fils du célèbre André Tiraqueau, et grand amateur d’objets d’art, d’histoire naturelle et d’antiquités. Il se lia avec lui et, quelques années plus tard, reçut l’hospitalité dans sa belle demeure de Belestat. Sébastien Collin, dans les entretiens qu’il eut avec le potier saintongeois, songea sans doute à l’imiter et à profiter de sa découverte.

« Palissy, dit M. Fillon[3], impénétrable pour tous quand il s’agissait des secrets de son industrie, fit-il une exception en faveur de Collin, ou se contenta-t-il de lui transmettre des procédés déjà répandus parmi les potiers des environs de Saintes ? Toujours est-il que le médecin fontenaisien se mit à la tête d’une fabrication de vaisselle de terre. » L’acte d’association, passé à Fontenay-le-Comte le 28 septembre 1558, montre « sire Benoist Durand, maistre potier en terre, et sire Gilles Cardin, maistre tanneur, pleige et caution dudict Durand ; Abraham Valloyre, potier d’estaing et Didier de Maignac, painctre verrier, natif de la paroisse de Bourganeuf, en la Marche, et de présent estably audict Fontenay, d’une part, et honorables hommes, M. Sébastien Collin, docteur en médecine, et Jacob Bonnet, physicien, d’autre part. » Nous y trouvons encore le notaire, Nicolas Misère, comme dans l’acte transcrit aux pages 13 et 14.

Est-il possible que Palissy, hôte probablement de Collin en 1555, ait, en 1557, attaqué son ami, soit coreligionnaire, un médecin, peut-être son élève ? Non sans doute. La Déclaration des abus ne peut donc être de l’écrivain saintongeois.


  1. Penadans, penader, prendre ses ébats. Ce mot s’est transformé en panader au siècle suivant.
    Puis parmi d’autre paon tout fier se penada,

    dit la Fontaine du geai. Le verbe a encore changé au dix-neuvième siècle ; mais les geais se pavanent toujours.

  2. Conil, counil, du latin CUNICULUS, lapin vulgaire.
  3. Art de terre chez les Poitevins, page 135.