Berlin depuis l’Armistice

Berlin depuis l’Armistice
Revue des Deux Mondes6e période, tome 54 (p. 846-872).
BERLIN DEPUIS L’ARMISTICE


Berlin, novembre 1919.

Paris aux premiers jours de mars 1871, Berlin au début de décembre 1918, après que quelques semaines ont commencé à dissiper la stupeur produite par l’effondrement, que d’analogie pour qui a vécu les deux moments de l’histoire ! Déception, pertes, privations, fièvre obsidionale, nous retrouvons ici, à des degrés différents, ce que nous avons souffert alors. Le nouvel ordre de choses, en Allemagne comme en France, est issu d’une révolution devant l’ennemi. Les mêmes causes vont-elles produire les mêmes effets ?

La déception en Allemagne était immense. La campagne de bluff et de mensonge menée par l’Etat-Major avait perpétué au delà de toute imagination l’effet réel des succès du printemps de 1918. Après Sedan et Metz, nous n’espérions plus la victoire, nous ne luttions plus que pour l’honneur, tout au plus pour une amélioration des conditions de paix obtenue de la lassitude de l’adversaire. Jusqu’au commencement d’août 1918, toute l’Allemagne croyait encore à notre écrasement. Subitement, sous l’effet des coups répétés d’un ennemi qu’on croyait incapable, de réagir, la colère contre les dirigeants amena ce qu’on n’aurait jamais attendu des Allemands, le balayage en un jour de toutes les dynasties, le renversement de toutes les autorités.

Les pertes en hommes pesaient lourdement sur le moral du pays, si les destructions matérielles étaient négligeables, le territoire national ayant été à peu près complètement épargné. L’effet du court passage des Russes en Prusse orientale était presque complètement effacé. Les destructions y avaient été insignifiantes, vu la conduite exemplaire des troupes du tsar. Quelle antithèse que ce respect du cosaque pour la vie et la propriété civiles en face de la sauvagerie de la « Kultur » teutonne en France et en Belgique ! Les privations, sans être, même de loin, comparables à celles de Paris, avaient cependant été très sérieuses, dans les masses populaires tout au moins, et particulièrement sensibles à ce peuple qui vit surtout pour son ventre. Il avait souffert, au point de vue alimentaire, comme dans un véritable siège, et les esprits étaient surexcités par la fièvre dans ces corps affaiblis.


EN PLEINE ANARCHIE

Gouvernement, armée, population, tout était désemparé. On était en présence d’une véritable anarchie, sans bruit, sans éclat, d’une décomposition de l’autorité. C’était une société amorphe qui cherchait son système de cristallisation.

Le Gouvernement était constitué par un Conseil provisoire qui s’était instauré lui-même. Il se composait de trois socialistes majoritaires : Ebert, Scheidemann et Landsberg, de deux socialistes indépendants : Haase et Dittmann, et du révolutionnaire Barth. Il délibérait sous la tutelle du Comité supérieur des ouvriers et des soldats (Vollzugsrath). Son autorité ne s’étendait guère au delà de Berlin et de sa banlieue. Les communications avec les provinces et les divers États de l’Empire étaient très précaires. Les télégraphes fonctionnaient mal ; les chemins de fer étaient détraqués ; on mettait trois jours là où normalement un voyage en eût exigé un demi. Cette crise de transport était due moins à la pénurie de matériel qu’à l’indiscipline générale : les livraisons à l’Entente étaient à peine commencées et l’Allemagne avait tant raflé de matériel étranger qu’elle n’en a jamais réellement manqué.

Le pis était que ce Gouvernement de fortune ne pouvait s’appuyer sur aucune force organisée. Les troupes qui occupaient Berlin n’avaient plus d’armée que le nom. Composées des plus tristes éléments, fuyards, embusqués, déserteurs, c’est elles qui avaient fait la révolution ; elles ne connaissaient plus aucune règle. Les soldats remplissaient les rues de Berlin de leur foule débraillée, déambulant deux par deux, l’arme à la bretelle, la crosse en l’air, ne montant de garde ou de faction que contre une forte indemnité. On ne voyait aucun officier. Tous n’avaient pas été chassés, mais ceux qui restaient ne sortaient qu’en civil. Leur situation était lamentable. Ils ne recevaient plus aucun traitement que celui que les soldats voulaient bien leur allouer. Dans les corps de garde, où était affiché l’emploi du temps, on lisait des phrases de ce genre : « A telle heure, revue d’armes par le lieutenant X... Les soldats sont invités à ne pas l’injurier. »

Les officiers du Ministère ou de l’Etat-Major, qui avaient du service à l’extérieur, des relations avec des autorités civiles ou les missions alliées, ne pouvaient se mouvoir qu’accompagnés par un gardien, soldat délégué par le Conseil. Tous les ordres émanant du Ministre de la Guerre ou de ses bureaux devaient être contresignés par un membre du Vollzugsrath. De hauts personnages, des officiers supérieurs, le passant dans la rue, suppliaient les officiers de l’Entente d’appeler le maréchal Foch pour rétablir l’ordre.

En province, la situation était meilleure et cela d’autant plus qu’on se rapprochait des armées d’opérations. Comme à Berlin, toute l’autorité y était passée aux conseils de soldats devenus le seul pouvoir d’exécution. Mais ces conseils étaient beaucoup plus sérieux que ceux de Berlin ; ils n’étaient pas anarchistes comme les soviets russes et beaucoup d’entre eux, bien que très jaloux de leur pouvoir, conservaient de l’autorité aux officiers qu’ils « avaient gardés. Le contraste entre les soldats qui venaient de se battre et ceux de l’arrière, se manifesta le 16 décembre, lors de la grande réunion de délégués de tous les conseils de soldats de l’Empire à Berlin. Les propositions discutées lors de la première séance étaient relativement raisonnables et l’ordre du jour était sage. Mais dès le 17, l’assemblée fut envahie par les énergumènes de la garnison de Berlin, qui imposèrent les mesures les p’us folles. Le 18 décembre, le ministre de la Guerre, général von Scheuch, l’Alsacien, donna sa démission ainsi motivée : » Mes ordres n’arrivent plus jusqu’en bas ; des organes ou des personnes irresponsables réussissent à empêcher leur exécution. »


LA BATAILLE DANS LES RUES

Il arriva ce qui devait fatalement arriver. La division de marine composée des éléments les plus mauvais se mutina le 24 et voulut renverser le Gouvernement. Grâce à l’appui de quelques éléments fidèles, celui-ci put résister. On se battit place du Château et sous les Tilleuls devant l’Université. Canons, mortiers de tranchée, bombes à gaz, mitrailleuses entrèrent en jeu. Le Gouvernement, bien que victorieux des matelots révolutionnaires, capitula sur toute la ligne, sacrifia les têtes que les mutins réclamaient et souscrivit à toutes leurs revendications. Mieux encore, il les incorpora dans sa garde !

La population, jusqu’alors calme, sortait de son attitude de stupeur morne. Sous la parole enflammée de Liebknecht et de Rosa Luxembourg, les ouvriers s’excitaient, faisaient grève, s’armaient et débauchaient les soldats gouvernementaux. La capitulation du 24 ne suffit pas à satisfaire l’opposition. Les trois membres avancés du Directoire, Haase, Dittmann et Barth, se retirèrent en déclarant qu’ils ne voulaient pas se solidariser avec la répression de l’émeute. Ils furent remplacés par Noske, Wissel et Lobe, tous trois du parti socialiste majoritaire. Noske s’était signalé en arrêtant en novembre, à Kiel, le mouvement révolutionnaire des marins ; Wissel était député, et Löbe rédacteur en chef d’un journal de Breslau.

Le conseil provisoire était donc homogène. Cette communauté d’opinions, et surtout l’énergie de Noske, que ses collègues eurent la sagesse d’appuyer, devaient sauver la situation. Nous allons le voir, la Commune était évitée, mais les tribulations n’étaient pas terminées.

Ce Directoire était soutenu par la presque totalité du pays, par une grosse majorité à Berlin, au moins 75 pour 100 de la population de la capitale. Celle-ci voulut montrer ses véritables sentiments. Le dimanche 29, avaient lieu les obsèques des marins révolutionnaires tués le 24. Liebknecht avait appelé à manifester tous les éléments avancés. Les gouvernementaux organisèrent de leur côté de grands cortèges qui parcoururent les rues toute la journée. On vit pour la première fois ces longs défilés de plusieurs milliers d’hommes et de femmes qui devaient se renouveler si souvent depuis. Marchant par quatre, alignés, au pas, sans un cri, sans un chant, portant de grands écriteaux sur lesquels étaient inscrits leurs témoignages de confiance dans le Gouvernement, ils défilaient interminablement dans les longues avenues. Il en était d’ailleurs de même des cortèges spartacistes, aussi calmes, aussi ordonnés, aussi silencieux sous leurs bannières rouges. A plusieurs reprises eurent lieu des contacts, des marches parallèles des deux partis. Ils ne donnèrent lieu à aucun trouble, bien que, civils comme soldats, beaucoup fussent armés. Jamais la discipline que ce peuple a dans le sang, ne se manifesta de façon plus caractéristique.

L’accalmie ne devait pas durer. L’affaire du 24 décembre n’avait été que le prologue : le vrai drame allait commencer.

Le préfet de police Eichhorn était nettement favorable aux spartacistes. Il n’appliquait pas les prescriptions du Gouvernement. Révoqué, il refusa de se démettre, se fortifia dans sa préfecture et s’entoura d’une garde de marins. Le 6 janvier, les troupes passées aux révolutionnaires envahirent les immeubles des principaux journaux et les fonctionnaires que le Gouvernement y avait placées firent cause commune avec les assaillants.

La lutte devint générale dans la journée du 7. Le Q. G. révolutionnaire était au Château royal, que les marins avaient choisi pour résidence dès les premiers jours de la révolution et d’où jamais on n’avait réussi à les faire partir ; celui du Gouvernement était au Ministère des Affaires Etrangères. Les révolutionnaires tenaient les principaux établissements, la poste, le Ministère de la Guerre. Toute la journée on se fusilla et se mitrailla. Le soir, l’îlot gouvernemental était fortement réduit.

Le Directoire avait cependant des troupes. Mais il n’osait les employer, ou plutôt, plein du souci d’éviter l’effusion du sang, il ne voulait pas les employer convenablement. Comme dans les mouvements antérieurs, les choses se passaient invariablement ainsi : la troupe, occupant un poste important, voyait les insurgés arriver. Elle était disposée à se défendre ; mais on lui envoyait des parlementaires. Elle les accueillait et, après échange de discours, elle fléchissait et capitulait. Le système des soviets de faire marcher la propagande à l’avant-garde, produirait des résultats merveilleux.

Le 8, la lutte se concentra dans l’avenue Unter den Linden, et ses abords. La porte de Brandebourg était occupée par des mitrailleuses placées sur son faite, entre les jambes des chevaux du quadrige de la victoire. La fusillade était incessante, mais on n’employait pas le canon.

Ce n’est guère que le 9 que le Gouvernement se décida à agir sérieusement. Les armées avaient envoyé des éléments nombreux et relativement sains. Ils ne demandaient qu’à intervenir. Ils avaient encore des officiers à leur tête et surtout beaucoup de ces vieux sous-officiers de carrière, ce cadre incomparable de l’armée prussienne qui convient si bien à la mentalité de ce peuple. À condition de ne pas les laisser énerver par la propagande, on était sur de la fidélité de ces troupes. Mais il ne fallait pas tarder, car les émissaires spartacistes pullulaient dans les cantonnements.

Noske obtint l’autorisation d’agir et la situation changea du jour au lendemain. Le 9, la lutte battit son plein et devint plus meurtrière. Le 10, le quartier des Ministères était dégagé, du Reichstag à l’Université. Des mesures sévères avaient été décidées et appliquées. Le parti de l’ordre l’emportait partout. Le lendemain, eurent lieu de violents retours offensifs des insurgés. Le Gouvernement, déjà lassé de son énergie, faiblissait, hésitait à maintenir ses ordres de la veille, retenait les troupes. Celles-ci menacèrent de se replier en province et d’abandonner Berlin et le Gouvernement. Il n’en fallut pas moins pour remonter le Directoire.

Le 12, les troupes, ayant repris leur liberté d’agir, donnèrent à plein. Les rues étaient parcourues par de nombreuses batteries. Les locaux du journal le Vorwaerts, citadelle des spartacistes, furent attaqués avec des mortiers de tranchée et emportés d’assaut. Le 13, les autres centres de résistance furent canonnés par les obusiers et cédèrent. Le 14, les sièges étaient terminés, la lutte se localisait vers la place Belle-Alliance, sur la Dohnhopfplatz, dans la Leipzigerstrasse, où les insurgés occupaient les toits avec des mitrailleuses, ainsi que dans certains îlots, même sous les Tilleuls, où parfois d’une maison partait une fusillade. Mais c’était l’agonie de la résistance et cette journée en marqua réellement la fin. Eichhorn était en fuite. La répression avait été très énergique ; de nombreux émeutiers avaient été passés par les armes après capture. La troupe avait peu souffert. Le chiffre des pertes ne fut jamais publié.


L’ALLEMAGNE RELÈVE LA TÈTE

La révolte était vaincue. Du jour au lendemain, comme sous le coup d’une baguette magique, Berlin se transforma. La discipline et la bonne tenue des troupes venues des armées, leur énergie dans la répression, le contraste avec les bandes maîtresses de la ville depuis le 9 novembre, ramenèrent la confiance, réveillèrent l’orgueil assoupi. Il y avait donc encore une armée ! Les officiers pouvaient donc reparaître en tenue dans les rues sans être molestés ! On voyait même des soldats les saluer. Mais alors, tout n’était donc pas perdu. L’Allemagne vivait encore. Les caractères se redressaient ; on ne demandait plus l’arrivée des Alliés. On se rebiffait contre leurs exigences. Le ton de la presse devenait plus crâne. Le journal conservateur, Deutsche Zeitung, ouvrait des listes d’inscription pour une adresse à l’Empereur à l’occasion de son anniversaire prochain. L’effigie de l’Empereur était maintenue partout. Les Conseils de soldats des vieilles provinces de Prusse continuaient à délibérer, sous l’effigie du Kronprinz.

Le plus caractéristique était l’attitude du Ministre des Affaires étrangères. Il inaugurait ces notes au ton insolent à l’égard de l’Entente qu’elle devait lui tolérer plusieurs mois, tantôt à propos de l’Alsace-Lorraine, tantôt à propos de la Pologne. On en était revenu au bon temps de l’arrogance d’avant la guerre, aux coups de poing sur la table. La patience de l’adversaire passait pour de la faiblesse.

Les troupes qui revenaient du front étaient reçues en triomphatrices. Arcs de triomphe, rues jonchées de fleurs, discours de réception officiels à la porte de Brandebourg où on leur répétait sur tous les tons qu’ils n’avaient jamais été vaincus, — alors qu’en France, de spirituels écrivains se gaussaient de ceux qui mettaient leurs compatriotes en garde contre ce réveil allemand et les traitaient de pessimistes, de sceptiques, de monomanes, et même d’absurdes criminels. Que n’étaient-ils à Berlin ? L’Allemagne vaincue ! Allons donc ! Elle n’avait jamais eu d’autre idéal que les quatorze points, et du jour où ses adversaires les acceptaient, elle aurait eu mauvaise grâce à ne pas leur offrir la paix. Est-ce que les notes du comte Brockdorff-Rantzau étaient des paroles de vaincu ?

Et ce n’était pas seulement l’opinion de quelques journalistes, d’un paquet de pangermanistes impénitents, c’était la voix intime du peuple, que l’on entendait dans la rue, dans le wagon, à la brasserie. L’Allemand ne se croyait pas vaincu, ou ne voulait pas le croire, ce qui est la même chose. Et il le répétait partout, à ses soldats, à ses enfants. Et ce devait être l’histoire et c’était admirable ! Depuis la répression des mesures spartacistes, la Prusse devenait aussi orgueilleuse, aussi prétentieuse, et plus pangermaniste qu’en 1913.

Mais c’était encore trop tôt.

Si en effet l’émeute était terrassée à Berlin, — et il devait encore y avoir des sursauts, — elle ne l’était pas en province. Munich, Dresde, Leipzig, Brunswick, Dusseldorf, devaient encore voir de mauvais jours. L’armée avait de bons éléments, mais n’était pas réorganisée. Un gouvernement, régulier et fort, n’existait pas encore.


Qu’était devenu, pendant que s’opérait cette transformation de, l’esprit public, le gouvernement provisoire, composé de personnalités sans mandat ?

Les élections pour l’Assemblée constituante avaient eu lieu le 19 janvier. Suffrage universel, comme pour le Reichstag, avec vote des femmes. Les opérations s’étaient passées avec beaucoup de calme. Sur les 421 sièges auxquels l’assemblée était réduite depuis la suppression des 12 députés d’Alsace-Lorraine, les socialistes majoritaires qui composaient le Directoire a eux seuls en avaient obtenu 165. Pour pouvoir gouverner, ils durent s’associer les démocrates dont le parti avait 76 places. Il n’y avait pas à songer à un accord avec les socialistes indépendants, les pires ennemis des majoritaires, qu’ils accusaient de trahison. Ces indépendants étaient au nombre de 24. La scission entre les deux fractions du parti socialiste qui s’était produite au cours de la guerre n’avait cessé de s’accuser, et les rapports s’étaient envenimés de jour en jour. Le Centre catholique avait 88 voix. Les conservateurs, monarchistes camouflés en parti populaire et national populaire, n’avaient pas arboré l’étendard de la restauration monarchique, mais c’était tout comme. Ils étaient au nombre de 60.

En somme, malgré la part faite aux démocrates, puis ultérieurement au Centre, le gouvernement de l’Allemagne était socialiste majoritaire, et devait le rester.

Les démocrates, ou parti des hommes d’affaires, étaient tous d’anciens pangermanistes. S’ils renonçaient provisoirement à la forme monarchique, le masque de démocratie dont ils se sont affublés ne doit pas faire illusion sur leurs véritables sentiments. C’étaient et ce sont toujours les fervents du Deutschland über alles. Leur porte-parole, le comte de Brockdorff-Rantzau, déclarait à toute occasion que l’Allemagne s’opposerait par tous les moyens à ce qu’aucune parcelle de son territoire lui fût arrachée. Le 10 février, il raillait le maréchal Foch qui avait parlé en faveur de la Posnanie. On devait bien voir l’état d’esprit des démocrates, au moment de la signature de la paix.

Mais les socialistes majoritaires étaient à peine moins intransigeants et moins nationalistes que les démocrates. Eux qu’on appelait « socialistes du Kaiser, » avant la guerre, continuaient à mériter ce nom, en tant toutefois que fanatiques de la force, et contempteurs des droits de ceux qui ne pensaient pas comme eux et ne voulaient pas plier leur bon droit sous le sabre et le poing teutoniques.

Caractéristique est à ce point de vue l’attitude de ce parti à l’occasion des affaires des provinces polonaises de la Prusse en décembre 1918. L’effervescence qui s’était manifestée à Posen menaçait de gagner tous ces pays. Le socialiste indépendant Haase, membre du gouvernement provisoire, le sous-secrétaire d’État von Gerlach, s’appuyant sur l’opinion du président supérieur de la Posnanie et du général commandant la région, étaient d’avis d’accorder aux Polonais de ces provinces une part dans l’administration, tout en sauvegardant les intérêts allemands. C’était un devoir de justice et un acte de sage politique. Ils trouvaient dangereux de maintenir le système de compression en vigueur et de laisser la toute-puissance aux hakatistes, ainsi nommés des trois initiales H. K. T., protagonistes des lois d’exception.

Cet avis si raisonnable ne prévalut pas. La majorité du Directoire, notamment Ebert. Scheidemann et Landsberg, décida qu’il fallait montrer jusqu’au bout aux Polonais « la pesanteur du poing allemand. » Elle déclara que les Polonais avaient prouvé depuis des siècles leur incapacité notoire à se diriger, ce qui justifiait l’emploi de la force à leur égard. Les ministres prussiens vinrent à la rescousse et invoquèrent « le prestige de la puissance allemande. » Enfin, l’ » inévitable Erzberger, » suivant l’expression de la presse allemande, « télégraphia lui-même aux conseils populaires des Marches de l’Est, qu’il fallait mobiliser des troupes contre les Polonais. »

La mentalité des socialistes majoritaires se manifesta surtout à ce moment par le premier projet de constitution qu’ils élaborèrent et qui donne l’idée de la nature de leur libéralisme. Dans cette constitution, le président de l’Empire était élu pour sept ans, au suffrage universel direct, et indéfiniment rééligible. Il nommait tous les employés et tous les officiers. Il avait le pouvoir de convoquer le Reichstag, de l’ajourner, de le clôturer, de le dissoudre. De même pour le Conseil des États. Quel beau tremplin pour une dictature !

En revanche, leur conception de l’organisation de la nouvelle Allemagne était toute révolutionnaire. D’après l’article 11 du projet de Constitution, toute fraction d’un des États actuels, à condition qu’elle comprit au moins deux millions d’habitants, recevait le droit de se séparer pour constituer un Etat particulier.

On conçoit l’émoi que cette proposition produisit en Prusse. Cet Etat, formé pour les trois quarts de rapines encore récentes, de provinces annexées malgré elles et que la prospérité de l’Empire avait rendues certainement impérialistes, mais sans les prussianiser profondément, se voyait menacé de dislocation. Et cette menace de démembrement se produisait au moment où l’Assemblée nationale, craignant Berlin trop troublé par l’émeute, se réunissait à Weimar ! Sans doute ce n’était, disait-on, que provisoire. Néanmoins, Berlin se voyait menacé dans sa situation de capitale de l’Empire. Après avoir rêvé d’être la nouvelle Rome d’une Europe entièrement germanique, Berlin se trouvait à la veille de n’être plus que la capitale d’une Prusse encore diminuée.

C’est que le danger pressait. Un ministre, Preuss, avait établi un projet d’organisation fédérative de l’Empire en une huitaine d’États de six à dix millions d’habitants. Les ambitions commencèrent à se faire jour. Le Centre donnait le branle avec ses projets de création d’États rhénans ; les guelfes du Hanovre s’agitaient. En pleine séance du Landtag saxon, le ministre de l’Intérieur affirmait la nécessité de l’agrandissement de la Saxe aux dépens de la Prusse, Sachsen muss erweitert werden. La Prusse, disait-il, va être nécessairement divisée en plusieurs États complètement distincts ; le moment est donc venu d’exposer les revendications saxonnes. Notre pays, continuait-il, est trop exclusivement industriel ; les derniers temps ont bien montré qu’un Etat doit comprendre, pour vivre, une proportion convenable de terrains agricoles. En conséquence, la Saxe doit s’agrandir de la région de forêts et de cultures, et la province de Mersebourg (Saxe prussienne) est tout indiquée. Quant aux petits États saxons de Thuringe, leur fusion avec nous est évidemment désirable pour tous. Cette Prusse, continuait le ministre saxon, qui comprend plus des deux tiers de l’Allemagne, n’est plus admissible dans les circonstances actuelles. Aucun pays, ni l’Amérique, ni la Suisse, n’accepterait cette situation. Tout le monde le reconnaît, concluait-il, « voyez plutôt sur le Rhin. » Et, bien évidemment, une fois engagé dans cette voie, le district de Mersebourg n’eût pas calmé des appétits d’ailleurs légitimes, et les souvenirs de 1815 commençaient à être remémorés.

Le Prussien, tout inquiet, disait bien : « Mais prenez donc les provinces allemandes de Bohème. — Ce serait très bien en effet, reprenait le Saxon ; malheureusement, il y a la Conférence de la Paix qui nous gêne de ce côté, tandis qu’elle nous laissera sans doute nous étendre dans le centre de l’Allemagne actuelle. » En désespoir de cause, en face de tous ces rapaces voulant le dévorer, le Prussien proposait alors cette solution élégante : « Vous trouvez, Allemands, que la Prusse a trop de prépondérance dans l’Empire. Soit, nous le reconnaissons. Le remède n’est pas dans l’émiettement. mais bien dans l’unification. Annexez-vous tous à la Prusse. » Et le plus étrange est que ce paradoxe allait devenir une réalité.

Comment put-il en être ainsi ? Comment, sous l’œil bienveillant de l’Entente, cette Allemagne, qui paraissait en voie de décomposition, se transforma-t-elle en ce Reich, un et indivisible, qui reste si menaçant ? Ce fut l’œuvre du militarisme renaissant.

LA RENAISSANCE DU MILITARISME

Un des premiers soucis de l’Assemblée constituante, réunie à Weimar, fut de voter la nouvelle loi militaire.

L’armée se disloquait à mesure qu’elle rentrait dans le pays. Les hommes se dispersaient et regagnaient leurs foyers, la démobilisation avait été décrétée et Ion ne conservait qu’une classe sous les drapeaux, avec tous les nombreux cadres permanents d’officiers et de sous-officiers. Une foule de corps francs avaient été formés par engagement volontaire pour protéger le pays contre les Polonais et les Tchéco-Slovaques, corps dits de Grenzschütz, ou garde-frontières. Les hommes recevaient une forte paye, et de plus jouissaient parfois, aux termes de leur engagement, du droit d’envoyer à leurs familles des vivres pris sur le pays. On vit rarement un pareil ramassis de brigands. Sans discipline, n’écoutant pas les officiers de l’armée régulière, dont ils faisaient le désespoir et la honte, ils pillaient les habitants dans toutes les régions de l’Est où ils stationnaient, aussi bien les Allemands que les Polonais, comme cela fut constaté à l’Assemblée par le ministre Noske et plusieurs orateurs, mais faisaient de plus subir aux Polonais tous les sévices possibles. C’était une clameur générale.

Il importait de reconstituer au plus tôt une armée régulière ; c’était le but de la loi. L’armée nouvelle, appelée Reichswehr, se composait de brigades mixtes, ayant la composition d’une division ordinaire. Elle était recrutée par engagements volontaires. L’appât de la forte solde, de la discipline adoucie, attira de nombreux éléments. Ils étaient formés de deux catégories bien distinctes : d’abord les sans-travail, qui y trouvaient leur gagne-pain, puis les jeunes gens de bonne famille, qui, poussés par l’esprit militaire et le souci de protéger l’ordre, affluèrent en masse. L’effort des autorités consista à se débarrasser peu à peu des premiers éléments dont le loyalisme était douteux. Dès la fin de mars, la Reiehswehr seule comprenait 200 000 hommes.

La loi prévoyait la disparition progressive des corps francs, mais, contrairement à ce qu’on devait attendre, il y eut une nouvelle floraison de ces corps, que le Gouvernement favorisa, y voyant le moyen de renforcer son armée. Cette floraison fut déterminée par le retour en Allemagne des chefs les plus populaires.

Tout le long des mois de janvier et de février avait continué la rentrée solennelle des troupes à Berlin. Deux ou trois fois par semaine, revenaient de nouveaux détachements. Ils étaient accueillis comme des triomphateurs. Leurs armes, leurs voitures étaient ornées de feuillages ; ils étaient couverts de fleurs par la foule. A leur entrée dans la ville, ils se groupaient sur la Pariser Platz, devant la porte de Brandebourg ; et du haut de tribunes enguirlandées, le Ministre de la guerre les recevait en leur déclarant, de plus belle, qu’ils n’avaient jamais été battus, tandis que les magistrats leur souhaitaient la bienvenue comme à des héros. Le 4 mars en particulier, l’arrivée du corps de Lettow-Vorbeck, revenant de l’Est-Africain, où il avait mené pendant quatre ans une campagne pénible et non sans gloire, fut l’occasion de manifestations exceptionnelles.

Profitant de cette surexcitation patriotique, on utilisa la renommée de certains chefs, Lettow-Vorbeck, Dohna-Schlobitten, le fameux commandant de la Mowe, Reinhardt, von Luttwitz et d’autres, pour lever de nouveaux corps francs désignés par le nom de ces généraux. Particulièrement bien recrutés, ils devaient former la véritable garde de l’ordre.

Outre ces deux éléments, corps francs et Reichswehr, il y avait encore une troisième catégorie constituée par les troupes des provinces baltiques qui, vivant sur le pays, ne comptaient pas dans le budget. Elles devaient devenir célèbres. D’autres corps francs, en dehors du budget, pouvaient encore, d’après le texte de la loi militaire, obscur à dessein, être entretenus par des particuliers ou des sociétés. Si on ajoute enfin les anciens régiments réguliers qui, sous couleur de sections de démobilisation, constituaient encore de puissantes réserves de cadres, puis les gardes diverses formées sous les noms d’Einwohnerwehr, Burgerwehr, etc.. on voit que l’on pouvait encore présenter des forces imposantes. Il faut aussi tenir compte des 1 700 Kriegervereine, sociétés d’anciens militaires, que les autorités militaires avaient avisées d’avoir à se constituer en groupes de cadres organisés et toujours prêts. C’est à l’organisation, au développement, à la mise en mains de ces divers éléments que Noske, avec le concours de l’ancien Etat-Major, consacra toute son activité.

C’est surtout au rétablissement de la discipline qu’il apporta tous ses soins. La loi sur la Reichswehr avait supprimé les Conseils de soldats, en ne maintenant que des hommes de confiance dont le rôle, tout de contrôle sur le bien-être, devait diminuer de plus en plus. Les marques distinctives de grades avaient été rétablies sous de nouvelles formes, les marques de respect et le salut remis en vigueur.

Les progrès accomplis dans la restauration de l’armée eurent l’occasion de se manifester lors de nouveaux troubles qui éclatèrent en mars. Les partis avancés essayèrent une nouvelle insurrection. Elle fut écrasée sans pitié et sans les tergiversations que le Gouvernement avait marquées en janvier. On ne tolérait plus aucune parlementation avec les émeutiers et on n’hésitait pas à faire entrer en jeu l’artillerie et les armes nouvelles.

Cette fois ce fut du délire dans toutes les classes des vieux dirigeants prussiens, et le parti conservateur crut le cauchemar fini. Brockdorff-Rantzau menait la danse avec ses notes de plus en plus cassantes. Ludendorff déclarait que « l’Allemagne devrait sans doute tenter encore la fortune des armes. » Aux conférences de Posen, qui avaient lieu à ce moment, pour établir un modus vivendi dans les questions polonaises, l’État-Major de Hindenbourg imposait son veto aux dispositions arrêtées d’accord entre les ambassadeurs de l’Entente et les délégués civils allemands, et il obtenait gain de cause. Les Hakatistes reprenaient la direction en Haute-Silésie et dans les autres provinces polonaises non encore libérées. Les Allemands exigeaient la soumission des Posnaniens, la rentrée en fonction des fonctionnaires prussiens chassés par eux, la dissolution de toutes les forces locales. Brockdorff-Rantzau déclarait, lorsque le Maréchal Foch parlait de la Pologne allemande, ne pas savoir ce que le Maréchal voulait dire ; que lui, Brockdorff, ne connaissait que des populations révoltées contre leurs maîtres légitimes et que bientôt le renforcement des troupes prussiennes permettrait de mettre Posen à la raison. Heureusement les Polonais veillaient.

Dans l’ordre judiciaire il en allait de même. Le jugement des assassins du capitaine Fryatt, celui des fusillades du camp de Langensalza, n’étaient que des parodies de justice, où l’acquittement était proclamé à peu près sans débats. Même mentalité dans l’ordre administratif. Un citoyen de Bromberg ayant été assailli et brutalisé par des agents de chemin de fer, simplement parce qu’il parlait polonais sur le quai de la gare, le Président de la Direction des chemins de fer de Bromberg, tout en reconnaissant les faits, les excusait ainsi : « Dans les temps où nous vivons, il serait vivement désirable que les Polonais cessassent de s’exprimer dans leur langue en public, dans l’intérêt de leur sécurité. » Et le Gouvernement, qui prétendait avoir aboli les lois d’exception, souscrivait à cette énormité.

En même temps que leurs qualités d’ordre et d’autorité dont l’emploi était indéniablement fécond, les hommes de l’ancien régime, qui reprenaient la barre, apportaient aussi leurs passions. Le gouvernement marchait à leur remorque. Impuissant à se dégager de l’ancienne politique, il gouvernait avec ces hommes. La solide armature prussienne se remettait de son ébranlement passager. Noske pour les militaires et l’ordre intérieur, Brockdorff-Rantzau pour les relations extérieures, étouffaient tous leurs autres collègues, socialistes de parade, rêveurs et discoureurs, tout éberlués de leur ascension si subite et se tenant bien sages au milieu des Comtes et des Excellences qui constituaient le personnel de leurs ministères. Le calme régnait à Berlin. Les soldats y circulaient nombreux et parfaitement tenus ; tous les irréguliers, tous les débraillés avaient disparu. Les officiers reportaient la tenue. L’impression sur l’Allemagne fut profonde.

Pendant tout ce temps, des émeutes avaient éclaté en Bavière, en Saxe, à Dusseldorff, à Brunswick. Partout les troupes prussiennes étaient arrivées et avaient rétabli l’ordre, sans douceur. La forte discipline prussienne avait une fois de plus mis à néant les menées révolutionnaires. Le péril communiste était écarté et la Prusse en recueillait le profit. Les tendances séparatistes en reçurent un coup sérieux. Le gouvernement prussien saisissait le moment d’intervenir. A la Chambre prussienne le 23 avril, le ministre de l’Intérieur Heine attaquait violemment les guelfes du Hanovre qu’il accusait de trahison envers l’Allemagne, voulant oublier que trois mois auparavant c’était un ministre prussien qui avait rédigé un projet de Constitution fédérale de l’Allemagne, dont le Hanovre formait un des Etats. Sans doute le député guelfe Bierter répondait que son pays combattrait malgré la Prusse et contre la Prusse, aussi longtemps qu’il le faudrait pour être délivré du drapeau noir et blanc. Mais sa voix demeurait sans écho.

La Saxe, que nous avons vue la première lever l’étendard de l’indépendance, effrayée des révoltes et des assassinats de Dresde, se taisait. La Bavière était terrassée par la violence du mouvement qui avait suivi la mort d’Eissner et de la répression qui l’avait châtié. L’assemblée de Weimar discutait en ce moment l’article 18 de la future Constitution qui devait remplacer l’article 11 du projet gouvernemental, dont nous avons parlé, et exigeait de telles conditions à remplir pour une séparation de la Prusse, qu’elles étaient pratiquement irréalisables. En outre, rien ne pouvait être proposé dans ce sens avant deux ans. Le mouvement girondin était étouffé ; le jacobin unioniste prussien l’emportait. L’esprit décentralisateur fédéraliste était à l’agonie ; le traité de paix allait lui porter le dernier coup.


DANS L’ATTENTE DU TRAITÉ

C’est aussi dans l’ordre politique intérieur qu’agissait l’attente des conditions de la paix.

Les délégués allemands étaient partis pour Versailles le 28 avril. L’Allemagne attendait anxieuse. Les chefs énergiques et conservateurs qui commandaient l’armée se rendaient compte qu’ils ne pouvaient tenter aucune restauration avant que le sort du pays ne fût réglé. S’ils étaient maîtres de Berlin et auraient pu y proclamer l’Empereur, ils sentaient qu’ils ne seraient pas suivis par le pays. Le sabre du maréchal Foch était encore trop menaçant.

Le jeu des partis conservateurs consistait à galvaniser le pays pour le préparer au refus des conditions trop dures. D’abord, pour faire peur à l’Entente, on agitait le spectre du bolchévisme menaçant. Si la paix était inacceptable, le gouvernement ne pourrait empêcher l’explosion de colère du pays, qui, devant l’impossibilité de reprendre les armes contre les Alliés, se traduirait par la révolte communiste. Mais ce chantage était sans racines profondes et trop évidemment truqué. Le président du Reich, dans son message de Pâques, les ministres dans leur discours de Weimar continuaient bien à déclarer qu’ils ne signeraient jamais une paix de violence, que toute l’Allemagne se soulèverait plutôt. Là encore, ils étaient trop évidemment en contradiction avec le sentiment populaire qui voulait absolument la paix.

Et ce n’était pas seulement du parti socialiste indépendant qu’émanait le désir de la paix. C’était la masse populaire qui l’exprimait elle-même. Du 8 au 16 avril, avait eu lieu la deuxième assemblée générale à Berlin des conseils d’ouvriers et soldats. Elle avait été d’abord d’une modération politique extrême et s’était montrée nettement socialiste-majoritaire, c’est-à-dire gouvernementale. Mais il y avait beau temps que les gouvernants ne portaient plus que l’étiquette de ce parti et s’étaient inféodés aux chefs réactionnaires.

Puis, l’assemblée avait été résolument pacifiste. La motion finale, adoptée à une grande majorité, contre les seuls démocrates, « condamnait la politique d’excitation nationaliste, propre à aggraver les conflits entre les peuples et surtout entre la France et l’Allemagne. » Des orateurs, parmi lesquels se trouvait Kaliski, socialiste majoritaire autrefois influent, avaient pu, aux applaudissements de l’Assemblée et des tribunes publiques, plaider chaleureusement un rapprochement avec la France, déclarer qu’Erzberger calomniait Foch et Clemenceau et reprocher au gouvernement son attitude intransigeante dans la question d’Alsace-Lorraine.

La presse, tenue en laisse comme au bon vieux temps, parlait à peine de ces manifestations. Le gouvernement avait son siège fait. S’il avait été composé d’autres hommes que de ces fantoches, il aurait pu, appuyé sur le sentiment populaire, inaugurer une politique loyale dans ses relations extérieures et franchement républicaine dans l’ordre intérieur. Mais il n’en avait cure. Comme ils avaient été domestiqués au Kaiser et au pangermanisme avant et pendant la guerre, ils l’étaient maintenant à ses représentants.

Et, peut-être, pour la grandeur future de leur pays, avaient-ils raison. Mais cette attitude montre le peu d’honnêteté politique ou le manque de caractère des dirigeants d’alors. Et surtout, il importe que le monde ne se fasse pas d’illusions.


UNE SÉRIE DE MANIFESTATIONS

Les 8 et 9 mai, les journaux publiaient les conditions de paix. A Berlin, en dehors de quelques cercles aristocratiques et pangermanistes l’effet produit fut insignifiant. La fête que menait Berlin depuis le 9 novembre, à peine ralentie aux jours d’émeute, continua à battre son plein. Le 10, qui fut un magnifique dimanche de printemps, toute la ville était en liesse. Dans les lieux de plaisir, bondés plus que jamais, on ne s’occupait que des distractions du jour. En signe de désolation nationale, on avait prescrit une semaine de deuil : jamais on ne vit tant d’affiches indécentes, de cortèges d’hommes-affiches, promenant des images de petites femmes à peine vêtues, de réclames, d’annonces appelant aux maisons de jeux et de distractions souvent mono-sexuelles, que dans cette période dite de deuil. Berlin fut écœurant.

C’est dans l’ordre officiel que se produisirent les manifestations, et dans des réunions en local clos.

Le Parlement se réunit le 12, dans une séance unique a Berlin, pour protester contre les conditions de paix. On entendit des discours enflammés, tant du Président du Conseil que des chefs de groupes, concluant unanimement, sauf les socialistes indépendants, à l’inacceptabilité, à la non-responsabilité de l’Allemagne dans la guerre, et au refus catégorique de signer. Le Président de la Chambre, Fehrenbach, clôtura la séance par le Deutschland über alles. On caractérisera les discours du Parlement et ceux qui furent prononcés au Landtag prussien, en signalant qu’ils obtinrent l’approbation sans réserve du parti national allemand.

La presse adopta la même attitude. On ne parlait plus du bolchévisme. L’épouvantail n’était plus utile. La baudruche était crevée. La thèse était celle de l’Allemagne innocente, ayant bien voulu offrir la paix, aux conditions wilsoniennes et trahie par les négociateurs de Versailles. « On ne signerait jamais cela. Qu’est-ce qu’on risquait ? L’occupation étendue sur la rive gauche du Rhin ? Et après ? Occupez-nous, administrez-nous. Comme nous ne nous défendrons pas, vous ne pourrez nous faire de mal. Entreprenez notre liquidation judiciaire, vous verrez ce que cela rendra. On sait ce que rapporte aux créanciers une faillite où le liquidateur s’est mis. Vous vous lasserez les premiers. Pour la reprise du blocus, nous sommes tranquilles ; jamais l’opinion publique américaine et anglaise ne l’acceptera. On n’affame pas des femmes et des enfants à froid. Puis vos socialistes se remuent. Ils apprécient l’ignominie de votre paix. Ils vont se soulever en notre faveur. Leurs encouragements nous arrivent de toutes parts. Occupez donc l’Ouest ; nous y bolchéviserons vos roupes. Quant à l’Est, nous sommes tranquilles. »

Ah oui ! ils étaient tranquilles à l’Est. La réorganisation militaire avait fait merveille. Les régions orientales étaient bondées de troupes. On exploitait le Polonais à plaisir. L’occupation de l’Ouest aurait été le signal de la ruée sur la Posnanie libérée. Quelle joie de se venger sur ces misérables révoltés ! Quelles semaines de ripaille on allait faire dans ce riche pays ménagé par la guerre ! Cela durerait ce que cela pourrait, mais après, on pourrait signer. Il n’en coûterait ni plus ni moins, mais du moins on aurait eu du bon temps. Tel était l’état d’esprit qui régnait à l’Est de l’Oder, où l’on ne craignait pas l’arrivée des Alliés.

Au cours de la semaine eurent lieu quelques manifestations. Le 14, dans l’après-midi, un cortège socialiste-majoritaire parcourut quelques avenues en silence. Le soir du même jour, une manifestation plus bruyante fut montée par le parti militaire. Le 15, ce furent les écoles et les groupes nationalistes. On y vit arborer l’étendard du Kaiser. Le 16, ce fut le cortège des éprouvés de la guerre, en faveur de la paix. — Il fut reçu froidement par le Président du Reich, Ebert, à l’hôtel duquel aboutissaient toutes ces manifestations qu’il saluait inlassablement de discours intransigeants. Une campagne d’affiches et de brochures, en faveur de la résistance, était menée à grands frais. Les militaires, gradés, de plus en plus nombreux, étaient les plus excités. La ville avait un aspect de réaction accusé.

Mais, parmi les protestations deux sont particulièrement à signaler. Mieux que tous les discours, elles montrent à vif la mentalité allemande qui ne cessera jamais de nous étonner.

Le 24 mai, Helfferich prononçait à la Chambre de commerce de Berlin un violent discours contre les conditions économiques du traité. Il osait, lui qui, Ministre des Finances en 1916, avait déclaré, aux applaudissements unanimes du Reichstag : « L’Empire saura faire trainer des années aux peuples vaincus, le boulet des milliards de l’indemnité de guerre ! » Ainsi, cet ancien porte-parole de la rapacité germanique, avait l’impudence de rappeler par sa présence ces menaces inconsidérées.

Quelques jours plus tard, c’étaient les Universités allemandes qui, dans un manifeste enflammé, se dressaient contre les conditions de paix, en tant que « gardiennes de la civilisation et de la morale, défenseurs de la vérité et de la justice, protagonistes du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. » On croit rêver ! La presse raisonnable allemande en fut elle-même écœurée. Elle rappelle que tous ces docteurs, professeurs, avaient été tout le long de la guerre les annexionnistes les plus forcenés. Oui, c’étaient les mêmes hommes, rédacteurs en 1914 du fameux manifeste des 93, ce monument d’imposture, qui se prétendaient les représentants de la vérité, de la justice et de la morale ! Elles se posaient en défenseurs du droit des peuples, ces Universités qui ont entretenu, développé, généralisé et surexcité dans toute l’Allemagne, la mentalité de proie de la Prusse et des Hohenzollern. Jamais on ne dépassera cette profondeur dans l’hypocrisie et l’inconscience. C’est bien l’ « Eternelle Allemagne. »

Cependant l’Allemagne attendait le résultat de ses contre-propositions et l’approche de la décision amenait du flottement. Si Ebert continuait à pérorer avec incontinence, ce que la presse commençait à trouver abusif, les ministres devenaient plus réservés, et mettaient une sourdine à leurs vitupérations. Le 22 mai, Scheidemann prononçait, en recevant une manifestatation, un discours où, pour la première fois, il demeurait dans le vague, sans articuler un seul mot irréparable ou définitif. Le capitaine de vaisseau Persius attaquait Brockdorff-Rantzau pour son projet de société des nations, qu’il trouvait hypocrite et marqué au coin des anciennes formules où l’on dissimulait les plus énormes armements sous des arguments pacifiques.

Le 22 mai, un cortège considérable parcourait la ville en demandant la paix et du pain. Une réunion d’ouvriers berlinois votait la paix immédiate. Les alliés n’avaient pas besoin en effet d’occuper toute l’Allemagne pour la forcer à signer. Toute demande de modification était un geste inutile, disaient-ils.

Hélas ! Ils se trompaient. Les nouvelles conditions de paix, publiées le 17 juin, allaient leur donner un démenti. Mais si on avait pensé en obtenir de la reconnaissance, on se leurrait étrangement. Toute paix qui ne serait pas la paix blanche ne pouvait les satisfaire, et encore ! Néanmoins, la stupeur dépassa la colère. La note accompagnant la remise du nouveau texte de l’ultimatum imposant le court délai d’acceptation, par son argumentation si énergique et si vraie, les accabla. Sous l’effet de cette « Schimpfkanonade, » cette bordée d’injures, comme ils l’appelèrent, ils tendirent le dos. L’intransigeant organe des démocrates, le Berliner Tageblatt lui-même, battit la chamade ; « Tout homme qui envisage l’avenir, écrivait-il le 18 juin, à la demande brutale s’il faut signer ce traité, ne peut que répondre : non. Mais il appartient à ceux qui ont la responsabilité du calme dans le pays, au moment où nous sommes, de décider si une telle décision peut être prise. Après tant d’années de souffrances, on ne peut imposer au peuple des sacrifices au-dessus de ses forces. »

La surexcitation demeurait grande dans le clan conservateur et à l’aile droite des démocrates. Grands barons industriels de Westphalie et Junkers de l’Est de l’Elbe, docteurs et professeurs, ligue des officiers, faisaient feu des quatre pieds pour empêcher l’acceptation. Telles conditions humiliantes, — reconnaissance de la culpabilité de l’Allemagne dans les origines de la guerre, livraison des criminels, — ne pouvaient passer. Ils ne pouvaient même pas admettre que le gouvernement cherchât à esquiver ces clauses par un engagement de juger elle-même les coupables. Et ils avaient raison. De quel droit un tribunal allemand aurait-il choisi des boucs émissaires ? Où aurait-il cherché des juges pour les condamner ? N’était-ce pas le peuple allemand tout entier, empoisonné par vingt ans de propagande pangermaniste, affolé d’une hystérie des grandeurs à un point jusqu’alors inconnu qui était responsable de la guerre ? N’était-ce pas la doctrine des militaires allemands que le véritable humanitarisme consistait à mener la guerre avec le maximum d’atrocité ? — Conséquents avec eux-mêmes, ces vrais Allemands demeuraient irréductibles.

Cependant il fallut céder et Weimar vota la paix. Le point capital, l’unité de l’Empire, était sauf.


COMMENT ON ÉLUDE LES CONDITIONS DE PAIX

La période qui s’ouvrait à la signature de la paix allait être de tous points semblable à celle qui suivit la conclusion de l’armistice. Maintenant comme alors, une vague puissante de dépression s’abattit sur l’Allemagne. C’était donc possible ! La défaite était donc réelle pour qu’une telle paix dût être acceptée ! Si la ratification avait pu suivre sans délai, on aurait obtenu tout de l’Allemagne momentanément résignée. Toutes les clauses à réalisation immédiate auraient été accomplies sans difficulté : occupation des territoires annexés ou à administrer jusqu’au plébiscite ; entrée en fonction des Commissions de contrôle qui auraient obtenu sans opposition des conditions de travail qu’elles ne pourront plus tard que difficilement arracher ; livraison du matériel ; on pourrait prendre ainsi tous les articles du traité.

Quand les semaines s’écoulèrent sans amener une décision des Puissances, lorsqu’on vit les adversaires démobiliser, rentrer chez eux, que se manifestèrent les prétentions des divers peuples vainqueurs maintenant au courant des conditions de la paix et n’y trouvant pas une satisfaction complète, l’Allemagne recouvra ses esprits et on vit renaître ses espérances. Comme auparavant, elles étaient hors de proportion avec la réalité. Des polémiques de presse, elle concluait à une rupture prochaine entre ses adversaires, et à l’annulation du traité. Naturellement, l’Allemagne n’en observait aucune clause ; mais ce qui est plus grave, c’est qu’elle avait tout loisir pour atténuer les effets de nombreuses dispositions.

Les régions à céder ou à affranchir furent exploitées à fond et vidées de tout ce qui pouvait être emporté. Des ventes fictives, des contrats frauduleux furent passés pour faire disparaître ou dissimuler des gages. Un énorme travail de propagande et d’organisation fut préparé dans les pays à plébiscite en même temps qu’on s’efforçait d’empêcher pour le moment et pour l’avenir la propagande adverse. Les armes furent vendues, dispersées dans toutes les localités, sous couleur d’armer des gardes populaires. L’exploitation des provinces baltiques et l’organisation des troupes d’occupation de ces régions par des troupes allemandes, camouflées en partie en corps de volontaires mixtes, se compléta avec le concours d’aventuriers russes servant de masques. Tout cela devant l’Entente impuissante ou lassée. Sans doute le ton était changé. Ce n’était plus l’insolence hargneuse de Brockdorff-Rantzau, disparu dans la crise de la signature. On n’accordait rien, mais on mettait plus de formes. L’histoire si connue du rappel du général von der Goltz, tant de fois solennellement exigé et toujours inexécuté, est une comédie, assez humiliante pour l’Entente, qui caractérise bien la nouvelle attitude du gouvernement.

Quant à l’esprit public de la capitale, il avait moins à évoluer. Depuis longtemps c’étaient les apôtres du pangermanisme et du militarisme qui avaient repris le haut du pavé. Ils le conservèrent. L’opposition indépendante terrorisée, traquée dans ses chefs, soumise à l’état de siège et à la censure s’exerçant uniquement contre elle, se taisait ou se cachait. La capitulation de Weimar avait surexcité la fureur des partis de droite. Elle se manifesta dans la rue par le rapt et l’incinération des drapeaux français de 1870, sous l’œil bienveillant des gardiens de l’arsenal et des autorités ; puis par des agressions contre les membres des missions alliées, et spécialement de la mission française. Après quelques altercations peu graves, elles se terminèrent par l’assassinat du maréchal-des-logis Manheim, dont le gouvernement laissa les auteurs impunis en négligeant de les rechercher et à l’occasion duquel les représentants du ministère laissèrent les députés de droite affirmer à la Chambre, contre la plus évidente vérité, que la faute était aux victimes.

Les décisions du Parlement étaient bafouées. Le 5 août, à la suite du vote instituant l’ancien drapeau de 1848 aux couleurs noir, rouge et or comme couleurs du nouveau Reich, un tel étendard fut arboré au sommet du palais du Reichstag. Il n’y resta que peu d’heures, et ne reparut jamais. Les jours suivants, en manière de protestation, on vit circuler dans les rues toutes les patrouilles et les détachements avec une profusion de drapeaux noir-blanc-rouge de l’ancien Empire. Trois mois après le vote de la Constitution, on n’a pas encore vu un seul drapeau du nouveau régime arboré par les troupes ou aux bâtiments publics. Les cocardes des militaires, qui doivent être aux couleurs nationales, sont encore à la fin d’octobre les anciennes cocardes, même au poste placé devant l’hôtel du ministre Noske. Pour éviter d’avoir à imposer l’exécution de la loi, au début d’octobre, on aurait, d’après la presse, décidé d’adopter une cocarde composée simplement d’un aigle. Cette concession n’a pas décidé davantage le militaire récalcitrant à abandonner le vieil emblème impérial. Détails, mais dont la multiplication dénote l’état des esprits et l’impuissance ou la complicité des gouvernants.

Car là toujours est la difficulté, de déterminer la part de l’impuissance et celle de la complicité. Pendant six mois, par exemple, toutes facilités ont été données aux organisateurs de l’occupation des provinces baltiques par les Allemands agissant ouvertement comme tels ou sous un masque russe. On leur a fourni armes, munitions, vivres en abondance. On a résisté aux sommations de l’Entente ou on les a éludées et maintenant que tout est préparé, terminé, organisé, le jour où Versailles brandit un épouvantail, on se déclare impuissant à faire rentrer des gens qui n’écoutent pas et qu’il est impossible de réduire par la famine, puisqu’ils ont de tout à profusion. Les trains, les soldats venus d’Allemagne continuent à se déverser en Courlande ; le gouvernement se lamente sur l’impossibilité de garder ses frontières ; von der Goltz, trop compromis, se décide à rentrer. Il lance des proclamations subversives, en opposition avec les ordres reçus de son gouvernement, avec les engagements qu’a pris celui-ci, il ne reçoit même pas un blâme de son ministre, pas un jour d’arrêt. C’est à douter, malgré tout désir contraire, qu’il y ait au gouvernement un seul homme de bonne foi. Sinon, comment peut-il accepter cette situation humiliante ?

Sans doute le gouvernement actuel ne tient que grâce à l’armée et aux généraux et doit leur faire des concessions. Sans l’appui des anciens officiers, il croule sans rémission. Ceux-ci, qui savent qu’une tentative de restauration monarchique serait prématurée, s’accommodent d’avoir provisoirement la puissance sans l’étiquette. Leur jour viendra. Mais combien peu de caractère chez ceux des ministres qui ne sont pas complices ! Dès qu’ils ont la velléité de faire preuve d’un esprit nouveau, ils sont brusquement arrêtés par le veto de l’opposition. Les effets de leurs déclarations ne dépassent pas les murs du Reichstag, siégeant maintenant. à Berlin et qui est le plus souvent un désert, même aux plus importantes séances, car l’Allemagne n’a pas pris au sérieux le parlementarisme.

La constitution de l’armée se perfectionne. Tout se prépare pour l’organisation militaire nationale en marge du traité. Tout cela pourra s’assoupir, se dissimuler pendant la présence des commissions de Contrôle. Elles parties, tout sortira du sommeil.

Ce serait un leurre de croire les Allemands disposés à appliquer les conditions de la paix. Ils l’ont avoué eux-mêmes. « Nous signons le couteau sur la gorge, mais c’est inexécutable. » Il sera curieux de suivre cette application dans l’exécution de ses clauses à réalisation immédiate : le désarmement, la démobilisation, surtout la livraison des coupables. On y trouvera le critérium de leur bonne foi et de leur bonne volonté.

Quant au mouvement fédéraliste, il n’en est plus question nulle part, en dehors des régions occupées. Après avoir sacrifié tous les restes de leur autonomie, les États secondaires viennent de mettre le point final à leur abdication en souscrivant aux projets financiers d’Erzberger et en apportant sur l’autel de l’unification de l’Empire le sacrifice de leurs prérogatives financières. Pour tous ceux qui ont suivi, depuis la fondation de l’Empire, les efforts du pouvoir central en vue de restreindre ces derniers vestiges de la souveraineté, la ténacité avec laquelle les États défendaient la disposition de leurs ressources financières en dehors de la contribution matriculaire, participation aux dépenses communes, rien ne sera plus caractéristique que ce renoncement.


DEMAIN ?

Et maintenant, que nous réserve l’avenir ?

De la tempête sort une Allemagne plus unifiée que jamais. Les nations, comme les humains, s’enfantent dans le sang et dans la douleur. Les événements de 1870 à 1871 n’avaient été qu’un prélude. Il eût été trop beau que quelques jours pussent faire disparaître la trace de divisions millénaires. L’unité germanique n’était que dégrossie. Le particularisme, représenté surtout par les dynasties particulières et leur clientèle, avait laissé de fortes pailles dans le bloc métallique, œuvre de Bismarck. Le puissant forgeron n’avait pu produire qu’une ébauche. Il fallait la tremper. Rien ne vaut dans le creuset, pour cette opération, le deuil et la souffrance. Le bloc germanique né de la révolution du 9 novembre, aujourd’hui encore en travail de refroidissement, va se présenter dans quelque temps comme une œuvre achevée et homogène. Les corps étrangers qui s’attachaient à ses flancs, les nationalités hostiles et irréductibles qui, malgré toute apparence, malgré les paroles de Bismarck sur l’Alsace-Lorraine, dans le martyre de laquelle tous les peuples allemands communiaient, étaient des éléments de faiblesse. Libérée d’eux, l’Allemagne représentera au centre de l’Europe une masse compacte redoutable. L’Autriche ne peut manquer de se souder dans un délai plus ou moins long. Nous l’avons laissée beaucoup trop faible pour qu’elle puisse vivre isolée, au milieu de nations nouvelles ne pouvant oublier ce qu’elles en auront souffert. S’il est vrai qu’aucune disposition écrite n’aurait pu empêcher à perpétuité une Allemagne disloquée de se reconstituer, les traités de 1919 ne font rien pour retarder ce moment, pour assurer un délai qui aurait au moins donné un peu de répit au monde. Personne ne peut se vanter de pouvoir figer l’Europe dans une forme immuable ; mais on ne peut la modeler pour une période dont la longueur dépendra du modelage adopté. La forme choisie ne fut peut-être pas la plus durable.

Quelque paradoxale que cette conclusion paraisse, l’Allemagne va sortir de la fournaise avec des éléments de puissance supérieurs à tous ceux qu’elle a jamais possédés, considérés par rapport à ceux de tous ses voisins. Disposant de tous ses moyens de production intacte, d’une population énergique, travailleuse, disciplinée et surtout prolifique, elle se relèvera facilement et se débarrassera rapidement des charges que le traité lui impose, et dont sa ténacité espère bien obtenir de larges atténuations, grâce à la lassitude et à la division d’intérêts de ses créanciers. Dans trente ans, cinquante peut-être, — un moment dans la vie des nations, — ayant repris le travail d’expansion économique prodigieux, que nous avons vu au cours des années qui ont précédé la guerre, elle peut espérer encore dominer l’Europe pacifiquement et lui dicter ses lois.

Voilà les pronostics ; ils ne sont pas rassurants ; mais sont-ils certains ? Loin de là. Ils supposent pour base une Allemagne sage, provisoirement résignée, ayant su apprendre et oublier. C’est l’Allemagne des rêveurs, socialistes ou poètes. Or ce n’est pas celle-là qui va renaître de ce cataclysme. Au lieu d’une telle Allemagne, nous verrons apparaître une Prusse agrandie, une Prusse monstrueuse, leur Fafner dans toute sa teutonique horreur. Le travail de prussification que nous avons vu au cours de cette étude naître et se développer, va progresser avec d’autant plus de rapidité qu’on ne craindra plus les observations d’un ennemi qui n’existera plus, d’un contrôle essentiellement temporaire. Ulcéré de dépit et de rage, assoiffé de vengeance, le vieux Prussien, immortel, va reforger son glaive, puis va se chercher un maître. La Constitution le lui permet sans qu’il ait à se payer le luxe d’une révolution. L’élection au suffrage universel du Président du Reich lui en donne l’occasion. Ce ne sera peut-être pas la prochaine, c’est encore un peu tôt ; mais la suivante, dont il pourra avancer l’échéance ; ce ne sont pas les scrupules qui l’étouffent. Comme on a le maître qu’on mérite, si ce n’est pas un Hohenzollern que choisit cette race de proie, et le contraire serait fort surprenant, ce sera un rapace du même genre.

Et sous la conduite de ce nouveau seigneur de la guerre, avec l’instrument qu’a préparé Noske, rejeté alors lui-même par ceux dont il ne fut que le paravent méprisé, instrument que des successeurs auront perfectionné, malgré tous les contrôles sans moyen et sans sanction du Conseil des Nations, la Prusse reprendra sa mission de conquête.

Et malheur à ceux de ses voisins qui n’auront pas suivi ces transformations, qui, lassés par les efforts gigantesques de ces dernières années, épuisés par leurs pertes, mal remis de leurs souffrances, absorbés par les luttes politiques et économiques intestines, n’auront pas tenu leur poudre mouillée, puisque telle est la nouvelle recette ! Commenceront-ils, les Prussiens, par la Pologne, ou par les Tchèques, où leurs nombreux congénères auront entretenu le désordre et préparé l’intervention ? Ayant, par l’annexion fatale de l’Autriche, retrouvé une frontière commune avec l’Italie, l’attrait magique de ce beau pays les engagera-t-il à renouveler leurs entreprises séculaires dans la vallée du Pô, sans avoir attendu d’avoir satisfait d’abord leurs rancunes plus directes ? Est-ce le Rhin qui verra de nouveau leurs hordes s’épancher au delà de ses bords occidentaux ? C’est le secret du destin, cela dépend des résistances possibles de l’adversaire à choisir.

Quoi qu’il en soit, tous ceux, et ils sont nombreux, que vise l’ambition teutonique, n’en trouveront jamais les bornes. Refrénée momentanément, nous risquons de la voir bientôt renaître avec plus de prétentions que jamais. Si nous ne voulons pas avoir à renouveler l’effort, le devoir est de veiller et de nous tenir en garde contre cette renaissance. Puissions-nous avoir l’énergie et la volonté de l’arrêter, à temps cette fois, pour que l’Europe entière ne soit pas à nouveau ensanglantée, dépouillée et ruinée par la férocité et la rapacité germaniques !