Benvenuto Cellini et Jean de Bologne
Benvenuto Cellini a écrit sa vie de façon à ôter toute idée de la raconter après lui aux biographes des hommes célèbres et aux historiens de l’art. Ce serait, comme on dit, refaire l’Iliade après Homère. Qui tenterait l’amplification ou l’abrégé de la Vita ? Qui voudrait se substituer à ce diable d’homme? Qui serait téméraire au point d’opposer sa prose à ce style emporté, plein de feu et de mouvement, sa narration à ce vivant récit où Cellini se montre comme en un miroir avec son ardente passion pour l’art, son ivresse d’orgueil et ses accès de folie furieuse? Vasari lui-même, son contemporain, s’y est refusé. « Je ne parlerai pas davantage de Benvenuto Cellini, dit-il, car il a écrit sur sa vie avec beaucoup plus de méthode et d’éloquence que je ne saurais peut-être le faire. » Après avoir écrit le dernier chapitre de ses Mémoires, cet
[1] aventurier de génie a pu dire à sa plume les paroles que Cervantes disait à la sienne : « Tu vas rester pendue à ce crochet et à ce fil de laiton, ô ma petite plume bien ou mal taillée, je ne sais! Là tu vivras de longs siècles, et si de présomptueux et malandrins historiens te détachent pour te profaner, tu leur diras : « Halte-là, félons! que personne ne me touche, car cette entreprise à moi seule était réservée. »
Il faudrait être plus présomptueux que Benvenuto lui-même pour se faire son biographe. Mais s’il est défendu d’écrire sa vie, il est permis de commenter ce qu’il en a écrit, d’en éclaircir les points obscurs, de vérifier et de contrôler les assertions qui s’y trouvent. L’historien n’a rien à dire de Cellini; le critique peut encore parler de lui. Déjà Francesco Tassi, dans son édition des Mémoires, M. Milanesi, dans les notes des Traités de l’orfèvrerie et de la sculpture, le marquis de Laborde, dans la Renaissance des arts à la cour de France, MM. Bertolotti et Campori, dans des mémoires sur le séjour de Cellini à Rome, avaient mis en lumière nombre de documens importans ou curieux. Il y avait encore de nouvelles recherches à faire, de nouvelles pièces originales à découvrir; il y avait à rassembler tous ces documens épars: il y avait enfin adresser le catalogue de l’œuvre de Cellini. Cette tâche a tenté M. Eugène Pion, dont on n’a pas oublié les remarquables débuts comme historien de l’art[2] et qui, imprimeur, libraire et écrivain, continue les belles traditions des Estienne. Il a scruté les archives de Rome, de Florence et de Paris ; il a étudié dans les musées et les collections particulières de l’Europe tout objet pouvant être attribué au grand orfèvre, en sorte qu’il nous donne à la fois de curieux paralipomènes à la vie de Cellini et le catalogue complet de ses œuvres, de celles qu’on peut lui attribuer et de celles dont l’attribution est due aux rêves des collectionneurs. Ce livre, nous tenons à le répéter à l’honneur de M. Eugène Pion, n’est point l’histoire de la vie de Benvenuto Cellini; c’est le commentaire de cette histoire au moyen de documens originaux. M. Eugène Plon ne l’a point écrit pour qu’il supplée aux Mémoires, mais pour qu’il les complète.
Le livre de M. Abel Desjardins sur Jean de Bologne a un intérêt différent, bien que non moins sérieux. Autant la vie de Benvenuto Cellini est connue en tous ses détails, autant est ignorée celle de Jean de Bologne. Le nom même sous lequel il est célèbre dans la statuaire n’est point tout à fait le sien. Vasari l’appelle le Bologna, les historiens de la sculpture, les lexicographes, les voyageurs et les critiques le nomment Jean de Bologne. Si bien que le nom paraissant italien, les œuvres se trouvant en Italie et le style du sculpteur ayant le caractère italien, on prendrait volontiers le maître de Douai pour un Italien. Son vrai nom est Jean Boulongne ou Jean Boulogne. En écrivant sur Jean Boulogne, M. Abel Desjardins avait donc à traiter un sujet à peu près neuf. Il a raconté la vie du sculpteur comme un historien qui connaît bien l’Italie du XVIe siècle, et il a parlé de ses statues comme un homme qui aime l’art et le saurait apprécier à l’occasion, mais qui se défie en esthétique de ses idées personnelles et juge trop souvent d’après les autres. C’est que si M. Abel Desjardins a sa réputation établie comme historien, la critique d’art est nouvelle pour lui. Le catalogue de l’œuvre de Jean Boulogne n’avait point l’utilité de celui de l’œuvre de Benvenuto Cellini. L’œuvre de Jean Boulogne n’est point disséminé et peu de pièces s’en sont perdues ; il suffit d’aller à Florence, à Pise et à Bologne pour le retrouver presque dans son entier. Quoi qu’il en soit, une monographie de Jean Boulogne manquait à l’histoire de la sculpture. M. Abel Desjardins a été bien inspiré de faire un livre des nombreux documens amassés si patiemment par M. Foucques de Vagnonville, qui était de Douai et ainsi concitoyen rétrospectif de Jean Boulogne. — Que si maintenant, surpris de ces énormes livres consacrés à des maîtres de second ordre, on se demandait, non sans quelque anxiété, où s’arrêtera la bibliothèque de l’histoire de l’art, il faudrait répondre que cette bibliothèque, en effet, promet ou menace d’être considérable. Il y a moins à s’en plaindre qu’à s’en féliciter. L’avenir fera son choix. La postérité, qui sait classer les maîtres, saura bien aussi classer les livres.
Grâce aux documens de toute sorte retrouvés dans les archives d’état et de paroisse de l’Italie, de la France, de l’Espagne, on peut contrôler chaque livre, chaque page des Mémoires de Cellini. L’orfèvre dit, par exemple, qu’à son premier séjour à Rome, un certain Gian Giacomo l’enrôla comme cornet dans la musique du saint-père ; or le compte de la trésorerie du pape porte les sommes payées à ce Giacomo pour l’année 1523. L’évêque de Salamanque, contre les gens duquel Cellini soutint un véritable siège en pleine rue de Rome, est cité dans l’inventaire des trésors de Notre-Dame-del-Pilar à Saragosse. Benvenuto conte ses prouesses comme canonnier pendant la défense du château Saint-Ange ; on trouve dans un registre de mandats le nom du bombardier Benvenuto et ceux de plusieurs autres capitaines et soldats cités par les Mémoires. Les archives d’état donnent tout au long l’instruction contre le faux monnayeur Maccheroni, affaire dans laquelle l’artiste florentin, alors graveur des coins de la monnaie pontificale, fut injustement compromis. Il est dit dans la Vita que l’emploi de maître de la monnaie fut retiré à Cellini peu de temps avant la mort de Clément VII; le registre des mandais fait foi que l’orfèvre reçut son dernier paiement le 17 janvier 1534, c’est-à-dire huit mois avant l’avènement de Paul III. A mesure que l’on avance dans la vie du sculpteur, à mesure les documens qui en confirment les faits importans deviennent plus nombreux. On a la procédure d’enquête commencée contre Cellini, assassin de Pompeo, le sauf-conduit qui lui fut plus tard délivré afin qu’il pût rentrer à Rome, le motu proprio rendu par Paul III pour mettre définitivement le meurtrier à l’abri de toute poursuite, l’interrogatoire qui suivit son arrestation quand il fut accusé de détournement de pierreries ; on a retrouvé aussi diverses pièces se rapportant à sa captivité au château Saint-Ange et à son audacieuse évasion, où il devança par l’industrie et la hardiesse les baron de Trenck et les Latude. Voici encore les lettres de naturalisation octroyées par François Ier l’acte de donation du château du Petit-Nesle, les rescrits, suppliques, mémorandums, consultations et autres actes relatifs au don de la maison de Florence et aux travaux de sculpture et d’orfèvrerie exécutés pour le duc Cosme.
Nous pourrions ne pas nous arrêter dans ce dénombrement de pièces originales. C’est assez. Nos citations suffisent à indiquer l’importance du livre de M. Eugène Pion au point de vue documentaire. Aussi bien, les archives ne nous apprennent-elles sur Benvenuto que ce que nous savions déjà. Il en est ainsi de beaucoup de documens inédits. Inédit ne signifie pas nécessairement nouveau. Les documens originaux corroborent les assertions des historiens et donnent parfois quelques détails de peu d’importance qui leur ont échappé ou qu’ils ont volontairement négligé de mentionner, mais il est rare qu’ils soient de nature à changer l’opinion reçue sur les grands événemens et les grands personnages de l’histoire. Comme nous disait un des maîtres de la critique historique, désormais le siège de l’histoire est fait et bien fait. Si les hommes et les choses ne sont peut-être pas tout à fait à leur vraie place et sous leur vrai jour, il faut s’en prendre aux historiens et non à l’insuffisance des documens. Quand, à l’aide des papiers d’archives et de chancellerie, on nous montrera un iconoclaste en Léon X et en Philippe II un sceptique, quand on nous prouvera que Marignan a été une défaite pour les Français et Pavie une victoire, alors nous croirons aux documens nouveaux. Cellini a cessé d’écrire ses Mémoires à la fin de 1562; il mourut en 1571 : c’est neuf années de sa vie sur lesquelles on est peu renseigné. De plus, le huitième livre des Mémoires, qui va de 1552 à 1562, ne paraît pas aussi complet que les précédens ; les archives de Florence révèlent certains faits qui ont été omis par le narrateur. Les documens inédits relatifs à ces deux périodes ne sont donc pas sans intérêt.
On voit au dernier livre de la Vita que Benvenuto se trouvait déjà dans une situation assez pénible, aux prises avec des inquiétudes et des difficultés de toute sorte. Il a lassé le duc Cosme par ses exigences et ses caprices. « Benvenuto, disait le duc, veut toujours faire le contraire de ce que je désire. » C’étaient ses façons accoutumées avec ses protecteurs, avec le pape Clément VII, qui fut obligé de le faire emprisonner pour avoir un calice qu’il lui avait commandé, comme avec François Ier, qui, tout irrité, l’interpellait ainsi : « Vous devriez être plus obéissant, moins orgueilleux et moins entêté. Je vous ai commandé des statues d’argent, c’est tout ce que je voulais de vous; mais vous avez jugé à propos de faire une salière, des vases, des bustes, et quantité d’autres choses. Si bien que je suis confondu en voyant que vous avez laissé de côté tout ce que je voulais, pour ne vous occuper que de ce qui vous plaisait. » A agir ainsi, Benvenuto gardait son indépendance, ce qui était bien, mais il perdait la bonne grâce des souverains, ce qui était fâcheux ; car, si mauvais courtisan qu’il fût, il aimait les cours, prisait les éloges des papes et des rois, et ne dédaignait pas les témoignages de leur munificence. La fortune qui si longtemps avait comblé Cellini l’abandonna. Il se vit réduit à une quasi-pauvreté, repoussé du palais ducal, presque persécuté par la coalition des nombreux ennemis qu’il s’était faits. On sait quelle persévérance, quelle énergie, il lui fallut pour achever la statue de Persée au milieu de l’hostilité générale. On le laissait manquer d’argent pour payer ses ouvriers, et chaque fois qu’il voyait le duc, celui-ci, soufflé par le Bandinelli ou par d’autres artistes de son entourage, lui prédisait qu’il ne viendrait jamais à bout de fondre sa statue. Benvenuto n’eut pas une heure de doute ni de découragement. Enfin il triompha. Caché derrière un rideau, il entendit les acclamations du peuple de Florence quand le Persée fut exposé pour la première fois au milieu de la Loggia. Mais ce beau bronze fut à peine payé. Cellini n’avait pas voulu en fixer le prix, s’attendant à une libéralité spontanée du duc Cosme. Or le duc lui demanda combien il voulait pour sa statue. Benvenuto, déçu et irrité, dit qu’il ne serait pas assez payé avec 10,000 écus d’or. Le prince se fâcha et chargea Bandinelli de l’estimation du Persée, Bandinelli, l’ennemi acharné de Cellini ! L’auteur du groupe de Cacus voulut d’abord se récuser à cause de leurs démêlés, mais, contraint d’obéir, il eut le bon goût d’évaluer la statue à 16,000 écus. Le duc n’eut garde d’écouter Bandinelli ; d’un autre côté, Benvenuto refusa 5,000 écus que la duchesse se proposait de lui faire obtenir. Enfin un commissaire des Bandes, agréé comme arbitre par les deux partis, rendit cette décision dont le texte a été retrouvé à l’Archivio delle revizioni. «... Bien que le Persée soit chose admirable et rare, et peut-être unique en Italie, il me paraît que Son Excellence doit donner 3,500 écus d’or, qui représentent largement la peine de l’artiste. Or c’est la peine qui doit être payée et non la figure. Quant à Benvenuto, il est très content, comme personne fort discrète et qui estime plus l’honneur que l’argent. » Trois mille cinq cents écus, c’était peu, encore ne furent-ils payés qu’à grand’peine. On voulut d’abord défalquer de cette somme les fournitures qui avaient été faites à l’artiste, cire, étain, bronze, et jusqu’au transport de la statue, de l’atelier à la place de la Seigneurie. Benvenuto réclama dans une lettre conservée aux mêmes archives. « Tant que je pensais devoir être traité en artiste, je n’avais pas à m’inquiéter d’être débité de ces choses. Mais aujourd’hui que vous me payez en manœuvre, déclarant ne me devoir que le prix de ma peine, je ne puis avoir à supporter les dépenses matérielles. » Cosme avait donné l’ordre que l’argent fût versé par acompte de 100 écus par mois jusqu’à parfait paiement; mais bientôt le mandataire du prince réduisit ces acomptes à 50, puis à 25 écus, que Benvenuto ne pouvait pas même toucher à date fixe. En 1567, douze ans après l’arbitrage du commissaire des Bandes, il n’était pas encore complètement payé !
Quand Cellini revint à Florence, il avait été convenu, du moins à en croire une note de Cellini lui-même, conservée à la Biblioteca Riccardiana, que le duc lui paierait toutes les œuvres qu’il ferait « selon ce qu’elles seraient; » en outre, le duc lui assurait une pension annuelle de 200 écus d’or et lui donnait en toute propriété une maison située Via del Rosaio. Ces conditions n’étaient pas excessives, surtout si l’on songe que Cellini arrivait de France, où il touchait 1,000 écus d’or par an sur la cassette royale et où il possédait, de par une largesse de François Ier, une demeure princière, le Petit-Nesle. Le duc Cosme tint mal ses engagemens. La « provision » de 200 écus, comme l’appelle Cellini, cessa de lui être payée dès 1565. Pour la maison, bien que la propriété lui en eût été assurée en 1545 par un rescrit du duc, et qu’en 1561 l’acte de donation eût été rédigé dans la forme légale et dans les termes les plus flatteurs pour le donataire, Cellini fut néanmoins menacé en 1566 d’être jeté dehors. Des difficultés de procédure s’étaient produites, et les mandataires du duc ayant mis à les lever une négligence peut-être intentionnelle, la donation était pour ainsi dire demeurée lettre morte.
Mal récompensé des travaux qu’il avait faits, Cellini avait mille peines à obtenir de nouvelles commandes. Il avait donné l’idée de mettre au concours le groupe du Neptune. Bien que son modèle fût supérieur à celui de l’Ammanato, le bloc de marbre fut donné à celui-ci. Cellini avait proposé aussi de sculpter des bas-reliefs pour la grande porte de Santa Maria del Flore, puis des chaires pour la même église. Ces demandes furent discutées et finalement repoussées. Benvenuto ne trouvant plus à s’occuper pour les Médicis travailla pour lui-même. Il sculpta un grand crucifix de marbre; il voulait que ce Christ fût placé sur un tombeau qu’il avait l’intention de se faire construire dans l’église de Santa Maria Novella. Le chapitre accepta l’œuvre avec empressement, mais pour la question du tombeau, il demanda à en référer aux marguilliers. C’était une formalité toute simple et assez naturelle. Mais Cellini, toujours irascible, s’emporta et déclara que jamais Santa Maria Novella n’aurait son crucifix. L’aventure vint jusqu’aux oreilles de Cosme et de la duchesse Éléonore. Ils allèrent trouver Cellini dans son atelier, virent le marbre et en firent de grands éloges. Benvenuto très flatté offrit le crucifix à titre de don. Le duc l’accepta et le refusa tour à tour, réfléchit, tergiversa et enfin le fit transporter au palais Pitti; mais sa dignité ne lui permettant pas d’accepter un tel présent d’un pauvre diable, de sculpteur, il dit qu’il paierait le Christ « ce qu’il valait. » Il fallut à Benvenuto cinq ans et une infinité de démarches et de suppliques pour toucher les 1,500 écus auxquels le marbre avait été estimé. Cellini disait très bien dans ses lettres à son auguste débiteur : «J’ai eu la déconvenue que le présent ait été refusé; il est donc juste qu’au moins je sois payé. »
Découragé, manquant d’argent et de travaux, abandonné du duc, qui lui refusait l’entrée de son palais et le laissait emprisonner pour on ne sait quelle peccadille[3], hésitant à entreprendre les grandes œuvres dont il avait le projet, l’artiste qui, au milieu de ses violences et de ses débordemens, avait une piété exaltée (il eut une vision pendant sa captivité au château Saint-Ange) forma le dessein d’entrer dans les ordres. On a retrouvé cette note de lui, datée du 2 juin 1558 : « Souvenir qu’à ce jour, moi, Benvenuto Cellini, j’ai pris la tonsure, c’est-à-dire les premiers ordres de prêtrise, du révérendissime monseigneur de Serristori, dans sa maison du Borgo Santa Croce, avec toute la solennité et toutes les cérémonies accoutumées. » Ce diable n’était pas encore assez vieux pour se faire ermite. Il écrivait deux ans plus tard : u En 1560, ayant le désir d’avoir des enfans légitimes, je me suis fait relever de mes vœux et ai repris ma liberté. »
À cette époque, Benvenuto avait déjà eu quatre enfans naturels. Du premier, né à Paris, il ne s’occupa guère. « Je confiai, raconte-t-il, l’enfant à une de ses tantes avec une somme dont elle se contenta. Depuis je n’en ai jamais entendu parler. » Les trois autres, nés à Florence de différentes liaisons, moururent en bas âge. En 1562 ou 1563, le sculpteur se maria, et sa femme lui donna deux filles et un fils. Cellini avait passé soixante ans au moment de son mariage. Il se maria comme on se marie souvent à soixante ans : il épousa sa dernière maîtresse. Cette femme, qui s’appelait la Pierra, était depuis deux ou trois ans servante et modèle chez lui ; elle l’avait soigné avec dévoûment quand il avait été empoisonné. Cellini d’ailleurs n’avait jamais été très recherché dans ses amours. Il sacrifiait aux sens, le cœur n’était pas pris. La femme tient peu de place dans la vie de Benvenuto. Elle n’est point pour lui un être charmant et délicat, une chère compagne ou une despotique amante; c’est une chose dont il se sert à trois fins : comme servante, comme modèle et par suite comme maîtresse soumise et commode. Toutes les femmes avec qui il vécut, la Catherine, Jeanne, cette sauvage fillette qu’il appelait scozzone (casse-cou), la Dorotea, la Pierra et tant d’autres eurent en lui moins un amant qu’un maître.
Il fallait élever ces enfans, faire vivre cette femme et lui-même. Or la pension n’était plus payée, les commandes manquaient, les placemens d’argent n’avaient pas été avantageux. Cellini revint à son premier métier. Il s’associa en 1568 avec trois jeunes orfèvres, les frères Gregori, et acheta à réméré une boutique pour s’y installer. L’association n’eut pas une longue durée puisque Cellini mourut en 1571. Il avait été souvent malade dans ses dernières années. En 1564, la maladie l’avait empêché de concourir à la décoration de San-Lorenzo pour les funérailles de Michel-Ange et même d’assister à ses obsèques, où il devait figurer comme un des quatre représentans des arts, avec Bronzino, Vasari et l’Ammanato. Un an plus tard, il eut encore la déconvenue de ne pouvoir entreprendre aucun travail quand, à l’occasion du mariage du fils aîné de Cosme, François de Médicis, avec la princesse Jeanne d’Autriche, on fit appel à tous les artistes de Florence pour élever des monumens et des arcs de triomphe. c’est sans doute dans les accalmies que lui laissaient la goutte et autres maux qu’il écrivit ses Traités de la statuaire et de l’orfèvrerie, qui parurent en 1568. Pour ses Mémoires, on sait qu’ils étaient terminés en 1562, et il semble peu probable qu’il ait jamais projeté de les publier de son vivant.
Le testament de Cellini est daté du 18 décembre 1570. Quelques phrases où l’on retrouve l’originalité de style et de pensée des Mémoires sont curieuses à citer : « Comme dans cette vie il n’y a rien de plus certain que la mort, que rien n’est plus incertain que son heure et qu’il appartient au sage de scruter attentivement le temps où elle doit venir ; voilà pourquoi l’homme célèbre Benvenuto, fils de maître Giovanni des Cellini... » « .. Et d’abord, l’âme étant considérée comme plus noble que le corps et l’étant en effet, dès maintenant et lorsqu’elle sera contrainte de quitter le corps, il la recommande au Dieu tout-puissant, à Jésus-Christ notre rédempteur et à Marie la Vierge reine. » Benvenuto Cellini mourut d’une pleurésie, le 13 ou le 14 février 1571. Il fut inhumé dans la sépulture de l’Académie du dessin, au couvent des Servi della Nunziata. L’académie se rendit en corps à la maison mortuaire, ainsi que la communauté. Quatre académiciens portèrent le cercueil jusqu’au couvent où la cérémonie religieuse fut célébrée avec grande pompe. On sait qu’un moine prononça l’oraison funèbre; mais quelle épitaphe eut l’homme qui avait gravé sur le socle de son Persée cette inscription menaçante : Te, fili, si quis lœserit, ultor ero ?
On répète volontiers que, par ses merveilleuses qualités comme par ses abominables défauts, Benvenuto Cellini représente et personnifie les artistes de la renaissance italienne[4]. C’est pousser loin l’esprit de synthèse et les procédés de simplification. Cellini, certes, ne fut pas une exception dans ce XVIe siècle, qui vit des papes débauchés et sanguinaires, des cardinaux empoisonneurs et des bandits lettrés protecteurs des arts. Toutefois, même à cette époque où domina la violence, Cellini fut un être à part parmi les artistes. Comparez-le avec les peintres et les sculpteurs de son temps. Trouvez-vous chez eux cette irritabilité farouche, ces flux de colère, cette promptitude à frapper du poing et de l’épée? Raphaël eut dans sa vie la grâce suave de son génie. Chez Léonard, on aime la noblesse de caractère, l’aménité, le désintéressement. En mourant, ce grand homme demandait pardon à Dieu et aux hommes de n’avoir pas fait pour son art tout ce qu’il aurait pu faire. Il n’avait rien d’autre sur la conscience. Corrège et André del Sarto poussaient jusqu’à la faiblesse la modestie et la douceur. Ceux-là ne réclamaient pas le prix d’un tableau, la main à la garde du poignard. Bramante, Jules Romain, Paris Bordone, sont renommés pour leur bienveillance envers les artistes, Vasari rapporte du Primatice de beaux actes de générosité et dit que ceux qui l’avaient approché « le chérissaient et le respectaient comme un père. » Giorgione aimait la musique, les gaies réunions d’amis, les fêtes galantes. Sa vie semble une page du Décaméron. Il mourut de la peste peu après la maladie de sa maîtresse, qu’il n’avait pas voulu abandonner durant son agonie. Jaloux des succès du Titien, il ne marqua cette jalousie qu’en s’abstenant de voir son rival. ne grand seigneur, Titien avait les belles manières, l’esprit, le charme; il passait pour le plus habile courtisan de son temps. Brunelleschi s’avoua vaincu d’avance dans un concours avec Ghiberti. « Il serait plus honteux, dit-il, de lui disputer la victoire qu’il n’est généreux de la lui céder. » Donatello, à qui Pierre de Médicis avait donné des terres dont les revenus étaient considérables, pria bientôt le prince de reprendre ce domaine : « Je préfère mon repos, lui dit-il, aux ennuis dont m’accablent les fermiers en venant se plaindre à moi tous les trois jours, tantôt de la pluie, tantôt de la sécheresse, tantôt de la maladie des bestiaux. J’aime mieux mourir de faim que d’être importuné de toutes ces choses. » Benvenuto n’eût pas eu cette philosophie. A coups de bâton, sinon à coups d’arquebuse, il eût fermé la bouche à ses fermiers. Botticelli se plaisait à jouer des tours à ses élèves et à ses amis, mais il les en tenait quittes pour la peur; Verocchio avait la repartie mordante, mais il ne joignait pas le geste à la parole. Michel-Ange passait pour insociable, brutal et atrabilaire; cela empêche-t-il que la vie de ce grand homme, tout entière consacrée au travail, ne doive être donnée en exemple? Il en est de même de l’existence calme et laborieuse de Jean Boulogne.
Les meurtres, les violences, les rivalités farouches de Cellini évoquent de moins beaux souvenirs et de moins nobles caractères. On pense à Bandinelli vaniteux, cupide, colérique, calomniateur, qui se vantait de n’avoir jamais dit de bien de personne et qui par basse envie détruisit des cartons de Michel-Ange. On pense au Rosso, qui s’empoisonna de remords après avoir accusé de vol un de ses amis et requis la question contre lui; à Pietro Torrigiano, qui, discutant avec son condisciple Michel-Ange, lui brisa le nez d’un coup de poing et, banni de Florence, courut l’Italie, l’Angleterre, l’Espagne pour aller mourir dans un in-pace de l’inquisition. Il avait sculpté une statue de la Vierge qui lui fut payée beaucoup moins qu’il ne s’y attendait. Transporté de colère, il prit son marteau et brisa le marbre. La statue, destinée à une église de Séville, venait d’être bénite; Torrigiano fut condamné comme sacrilège.
Benvenuto Cellini est un possédé d’orgueil et de colère. Il dit un jour à Sansovino : « Les hommes de talent qui font de bons et beaux ouvrages sont beaucoup mieux appréciés quand ils sont loués par les autres que quand ils chantent eux-mêmes leurs louanges. » C’était parler d’or. Malheureusement, Cellini ne se souvient pas de ses paroles quand il est question de ses propres œuvres. Fait-il une médaille, « c’est la plus belle de la chrétienté. » Présente-t-il au pape le modèle d’une monture de bijou, qui est fort admiré, il assure qu’en l’exécutant, « il fera cent fois mieux encore », et « que si elle n’est pas dix fois mieux, il consent à n’être pas payé. » Montre-t-il à François Ier la cire de sa fameuse salière, il attribue cette exclamation au roi : « Quel homme merveilleux! cet ouvrage est cent fois plus divin que je ne l’aurais imaginé. » L’outrecuidance est chez lui à l’état aigu, l’hyperbole à l’état chronique. Quand il parle du bouton de chape qu’il fit pour le pape Clément VII, il se compare à Phaéton, « à cette différence que Phaéton se rompit le cou dans son entreprise, au lieu que lui, Cellini, en retira infiniment d’honneur et de profit. » Idolâtre de ses propres œuvres, il semble que leur éclat l’aveugle quand il regarde celles des autres. Sauf Michel-Ange, aucun artiste n’est digne de lui être opposé. Tous sont de gauches praticiens ou d’infimes barbouilleurs. Écoutez-le parler de Bandinelli, de l’Ammanato, de Sansovino, de Primatice, écoutez-le condamner le « mauvais goût et le mauvais style de tous les artistes de France » alors que ces artistes comptaient parmi eux Jehan Cousin et Jean Goujon. Les antiques mêmes ne supportent pas la comparais n’avec ses statues. On exposa le même jour à Fontainebleau, dans la galerie des fêtes, le Jupiter de Cellini et six figures de bronze reproduisant les plus beaux marbres du Vatican, l’Apollon du Belvédère entre autres. Le roi, daignant à peine s’arrêter devant les antiques, ne trouva d’éloges que pour le Jupiter. « Il faut, dit-il, tenir Benvenuto en haute estime, puisque ses ouvrages non-seulement égalent, mais encore surpassent ceux des anciens. »
Appelé «mon ami » par les rois et les princes régnans, Benvenuto mio par les papes, décrété homme unique et infaillible par Paul III qui dit: « Les hommes uniques dans leur profession, comme Benvenuto, ne doivent pas être soumis aux lois, et lui moins qu’aucun autre, » l’orfèvre sculpteur se croit de bonne foi un être en dehors de l’humanité. Il ne lui suffit pas d’avoir aperçu, étant enfant, une salamandre, « animal qu’aucune autre personne n’a jamais vu. » Un prodige n’est rien, il lui faut un miracle. Il a une vision dans son cachot. « Qu’on sache, dit-il, qu’après cette apparition il m’est resté sur la tête une lueur miraculeuse qui a été parfaitement vue par quelques amis à qui je l’ai montrée. On l’aperçoit le matin pendant deux heures à compter du lever du soleil, et le soir au crépuscule. » Statuaire supérieur aux anciens, médailleur hors de pair, orfèvre sans rival, Cellini a bien d’autres gloires encore. Il joue du cornet de façon à faire dire à Clément VII « qu’il n’a jamais entendu de musique plus suave et plus harmonieuse; » il devance Cormontaigne dans l’art des fortifications ; il est un foudre de guerre. A l’entendre, c’est lui qui a défendu à lui tout seul le château Saint-Ange contre les Impériaux. Dans ce siège, il se multiplie : arquebusier, il tue le connétable de Bourbon; canonnier, il coupe en deux un colonel espagnol, il blesse grièvement le prince d’Orange et il fait tant de mal à l’ennemi « que les troupes assiégeantes essayèrent à diverses reprises de se mutiner. » Que Benvenuto Cellini ait été le merveilleux artiste et le vaillant soldat qu’il dit, ce n’est pas la question, car la vie de Raphael, la vie de Bayard, ces deux gloires pures de l’art et de la guerre, racontées par eux-mêmes et sur ce ton, seraient insupportables.
Les violences de la colère l’emportent encore chez Cellini sur les bouffissures de l’orgueil. On peut prendre en pitié son outrecuidance et sa vanité, on s’indigne aux crimes et aux méfaits que lui font commettre ses accès de fureur. Cette existence de soixante-dix ans se passe dans les querelles, les rixes, les ressentimens farouches et les sauvages vengeances. Le bienvenu est né enragé. A seize ans, il en est à sa deuxième rixe; dans une discussion, il donne un si furieux coup de poing sur la tempe de son interlocuteur qu’il l’étend sans connaissance. Condamné à l’amende, il demande à un de ses parens éloignés de se porter caution pour lui. Sur son refus, Cellini court chez lui, frappe son fils d’un poignard et menace de tuer toute la famille réunie autour de la table. On se jette à genoux, et Cellini consent à rengainer sa dague. Pendant son premier séjour à Rome, il faut renoncer à dénombrer les soufflets, les coups de poing et les coups de poignard qu’il donne : affaires d’amour, rivalités de métier, simples querelles de camarades. Ce ne sont encore que peccadilles. A son second séjour, les choses empirent. Le frère de Cellini tombe dans une rixe, frappé d’une balle d’arquebuse; Benvenuto croit devoir le venger en assassinant traîtreusement celui qui l’a tué à son corps défendant. Dans une discussion avec un ami nommé Benedetti, le Florentin lui jette à la tête une motte de terre qui l’étend comme mort. « Il y avait, dit ingénument Cellini, un caillou anguleux dans cette motte de terre. » Pompeo, joaillier du pape, l’a desservi auprès du pontife ; il le guette, fond sur lui la dague à la main et « le pique exactement au-dessous de l’oreille. » « Je n’avais jamais eu l’intention de le tuer, conclut Cellini, mais, comme l’on dit, on ne mesure pas ses coups. » Cellini ment affreusement, car deux lignes plus haut, il a spécifié avoir donné deux coups de poignard. Or quand on frappe un homme de deux coups de poignard au cou, ce n’est point seulement pour lui faire peur. À Sienne, autre aventure tragique. Une discussion s’engage avec un maître de poste au sujet de quelque réclamation. Injures et menaces de part et d’autre. Cellini a une arquebuse à la main, le maître de poste saisit un esponton. Benvenuto, qui est à cheval et n’est point après tout sérieusement menacé par une demi-pique, abaisse son arme ; l’homme tombe raide mort. « L’arquebuse était partie d’elle-même. »
Il n’y a pas toujours mort d’homme dans les colères et les vengeances de Benvenuto. Il est parfois bon prince et se borne à « de petites vendettas. » Un hôtelier de Chiogina s’obstine à être payé d’avance. « J’en fus si irrité, raconte Cellini, que je ne pus fermer l’œil de la nuit, rêvant une vengeance exemplaire. » Il songea d’abord à mettre purement et simplement le feu à la maison, ensuite à égorger quatre bons chevaux que l’hôte avait dans son écurie. Plein de mansuétude cette nuit-là, il se contenta de découper avec un petit couteau a affilé comme un rasoir » les couvertures, draps, matelas, courtines de cinq ou six lits. « Je fis, dit-il. pour plus de cinquante écus de dégâts. » Quand François Ier lui donna le Petit-Nesle, il commença par acheter « quantité d’armes de hast » comme si Paris fût en état de siège. Il allait s’en servir. Dans les dépendances de ce château demeuraient des gens de différentes professions, un imprimeur, un parfumeur, un fabricant de salpêtre. Il leur enjoignit de déguerpir dans les trois jours. Ces individus, qui se croyaient des droits, refusèrent. Alors Cellini arme ses ouvriers, démolit les maisonnettes et jette à la rue les meubles en fort mauvais état. L’un de ces hommes eut le mauvais goût de lui intenter un procès. Cellini l’alla trouver et le frappa de tant de coups, en prenant soin cependant de ne pas le tuer, a qu’il en resta estropié des deux jambes. » Ces argumens véritablement ad hominem arrêtèrent le procès. Benvenuto avait un élève de quatorze ans, Ascanio, « qui était le meilleur serviteur du monde. » Cet enfant lui ayant répondu de travers, il se jette sur lui et l’assomme de coups de poing et de coups de pied. Un autre petit apprenti commet quelque sottise ; il lui donne un tel coup de pied qu’il l’envoie rouler à plus de cinq mètres, jusque sur François Ier, qui entrait en ce moment dans l’atelier « et qui s’amusa beaucoup de la chose. » Sa maîtresse, la belle Catherine, le trompe avec un de ses élèves, nommé Pagolo. En premier lieu, Cellini veut les tuer tous les deux, mais il médite une vengeance autrement raffinée et qu’il pourra savourer plus longtemps. Le poignard sur la gorge, il force les deux coupables de s’épouser. Idée de comédie. Le drame commence après le mariage. Au su du nouveau marié, il force Catherine, sous les plus terribles menaces, à venir chaque jour dans son atelier comme modèle à tout faire. « Je la faisais poser nue des heures entières dans les attitudes les plus pénibles et les plus fatigantes, ce qui la faisait souffrir autant que cela me divertissait. » Lorsque la malheureuse osait se plaindre, il la battait jusqu’à la laisser morte sur place. C’est lui qui parle : « Je la saisis par les cheveux et la traînai par la chambre en la rossant de coups de pied et de coups de poing jusqu’à ce que la fatigue m’obligeât de m’arrêter. Quand je l’eus bien rossée, elle était couverte de tant d’écorchures, de contusions et d’enflures que je pensai qu’il faudrait la faire soigner au moins pendant quinze jours. » La Catherine guérie, il la rappela et recommença la même cérémonie. « Les mêmes scènes se renouvelèrent plusieurs fois! Elles se ressemblèrent comme les épreuves qui sortent d’un même moule et ne variaient que du plus au moins. « Il est de bon ton de trouver tout cela très drôle, comme François Ier, qui s’amusait fort du maître coup de pied donné au petit élève. Pour nous, nous ne voyons pas qu’il y ait tant à rire.
Et remarquez que ce batailleur si aise de donner des coups ne risque pas volontiers d’en recevoir. Il n’est certes pas poltron. Toutefois, il aime mieux frapper un homme par derrière que de l’attaquer de face. A un adversaire il préfère une victime ; le guet-apens lui paraît plus sûr que le combat ; le duel ne lui déplaît pas, mais l’assassinat l’enchante. Il brutalise les faibles, les femmes, les enfans. Pour assommer de coups la Catherine, il choisit un endroit « où nul ne peut venir à son secours. » Quand il tue Pompeo, il se glisse dans la foule et poignarde son ennemi comme il sortait de la boutique d’un apothicaire. Il agit de même pour tuer l’arquebusier. Après le repas du soir, cet homme prenait le frais sur le seuil de sa porte. Benvenuto longe la muraille, s’approche de lui et le frappe de son coutelas pour lui trancher la tête. L’arme dévie et blesse à l’épaule le soldat qui s’enfuit. Cellini se met à sa poursuite, l’atteint, le terrasse et lui enfonce le coutelas entre la nuque et les os du cou — « avec tant de violence, dit-il, que, malgré tous mes efforts je ne pus retirer l’arme de la plaie. » Ce malheureux, il est vrai, avait tué le frère de Cellini: mais de quelle façon? Dans un combat, d’un coup d’arquebuse à bout portant, en se défendant contre ses attaques furieuses. Que Cellini voulût venger la mort de son frère, c’était dans les mœurs du temps. Mais n’aimerait-on mieux pas qu’il eût chargé cet homme l’épée à la main, au lieu de l’assassiner après l’avoir « lorgné comme une maîtresse » pendant trois semaines? Ce furibond fait patienter sa colère, ce violent sait attendre l’heure, ce fier-à-bras est un coupe-jarrets.
Une grande amertume perce dans certaines pages des Mémoires de Cellini et dans ses dernières lettres. Cet homme était injuste envers la destinée. S’il ne l’eût gâtée par les écarts de son intraitable caractère, la vie eût été pour lui un conte de fée. Dès ses vingt ans, il fut partout accueilli avec bienveillance. Tout lui sourit. Pas une heure son talent ne fut méconnu. Il eut la renommée et la fortune. Les papes, les empereurs, les rois, les chefs de république se disputèrent ses œuvres et en usèrent avec ce prince de l’art comme avec un égal. Mais ses exigences, ses caprices, ses rodomontades, ses aventures tragiques, ses emportemens finirent par lui aliéner tous ses protecteurs. Ils se lassèrent de ce personnage qui entrait au Vatican et au Louvre comme un sanglier et qui traitait Rome et Paris en villes conquises. Était-ce à lui de s’étonner de ses disgrâces? A la vérité, il subit à Rome un emprisonnement immérité; il avait toutefois deux assassinats sur la conscience. Cosme fut injuste pour le sculpteur du Persée et le laissa mourir dans l’abandon et la gêne. Mais pourquoi Cellini avait-il quitté la cour de France? A Paris, il avait un palais et mille écus d’or de pension, et François Ier n’eût pas tardé à lui donner le revenu d’une abbaye comme au Primatice ou le bénéfice d’un canonicat comme au Rosso. Sans doute, Cellini eut des envieux et des ennemis. Pouvait-il en être autrement? Sa superbe n’était pas faite pour désarmer l’envie que provoquaient ses succès, ses propos blessans, et ses allures de matamore ne devaient point lui attirer l’amitié des artistes et des courtisans. Aujourd’hui trois siècles ont passé ; nous n’avons pas à souffrir des incartades du maître orfèvre, ni à craindre ses brutalités. Il n’en faut pas moins reconnaître que, pour les gens qui avaient affaire avec lui, Benvenuto était le diable en personne.
« Tout homme qui a fait quelque œuvre de mérite devrait écrire sa vie. » Il faut ajouter à ces paroles de Cellini : à la condition que cette vie vaille qu’on la raconte. Jean Boulogne, qui certes « a fait des œuvres de mérite, » n’a pas eu la pensée d’écrire ses mémoires. Et qu’y eût-il dit? Son existence ne fut qu’une longue journée de travail. Ce sont ses œuvres qui racontent sa vie. Ses œuvres emplissent une ville, sa vie tiendrait dans une colonne de dictionnaire.
Jean Boulogne naquit dans les Flandres, à Douai, vers 152’. Il appartenait à une famille d’artisans, et son père rêvait pour lui la considération de « l’homme de plume, » c’est-à-dire qu’il voulait le voir notaire ou procureur. Le jeune homme, qui aimait à dessiner et à modeler, vainquit les résistances paternelles ; à seize ans, il partit pour Anvers où, dit Guichardin, « il y avait trois cents maîtres peintres, sculpteurs et graveurs. » Jean Boulogne prit pour maître Jacques Dubroeck. Ce sculpteur, qui avait vu l’Italie, avait conservé le souvenir de ses chefs-d’œuvre ; il conseilla ce voyage à son élève comme complément de ses études. Cent cinquante ans avant la fondation de l’Académie de France, les avantages du séjour de Rome, que nient aujourd’hui certains critiques au nom de la liberté dans l’art, étaient déjà reconnus par tous les artistes. Que l’on prît la voie de mer, bien longue, ou la voie de terre, bien coûteuse et présentant mille dangers, il est aisé de s’imaginer ce qu’était alors un tel voyage. Jean Boulogne dut attendre jusqu’en 1551 pour l’entreprendre. Il partit avec deux compagnons dignes de lui, les frères Floris : Cornille, sculpteur et architecte qui devait plus tard construire l’Oosterhuys et la maison de ville d’Anvers, Franc, le peintre qui allait faire école. Jean Boulogne resta deux ans à Rome, travaillant d’après l’antique et d’après Michel-Ange. Il voulut connaître le grand sculpteur. Il lui présenta un jour une petite figure de cire qu’il avait finie avec le plus grand soin. Michel-Ange prit la cire, la repétrit, la modela à nouveau dans une autre forme et la rendit au Flamand en lui disant : « Apprends d’abord à ébaucher, tu finiras ensuite. » Il paraît que Jean Boulogne prit cette leçon pour un encouragement.
En 1553, après être resté deux années à Rome et y avoir gagné plus de science que d’argent, le jeune sculpteur reprit le chemin d’Anvers. Cette fois, il passa par Florence. C’était la destinée qui le conduisait là Il fit la rencontre d’un riche Florentin nommé Bernardo Verchetti, familier de la cour et grand amateur d’art. Celui-ci, moins difficile que Michel-Ange, fut émerveillé des études et des copies que Jean Boulogne rapportait de Rome. Il l’engagea à retarder son retour dans son pays et à demeurer quelque temps à Florence, où il y avait tant de chefs-d’œuvre statuaires. Mais, comme dit Baldinucci, « l’état de dénûment du jeune homme demandait plutôt des secours que des conseils, aiuti più che consigli. » Bernardo Verchetti lui proposa de l’entretenir dans son propre palais pendant deux ou trois ans. Quel coup de fortune ! Jean Boulogne accepta et se mit au travail avec acharnement. Désireux de ne pas être trop à charge à son généreux protecteur, il s’employa, tout en continuant ses études, à la décoration de plusieurs édifices. Il sculpta des balustres, des consoles, des autels ; il fit aussi quelques ouvrages de cire qui commencèrent sa réputation. Toutefois on disait dans Florence qu’on ne pourrait le juger que sur une statue de marbre. Jean Boulogne se sentait assez de talent pour tenter l’épreuve, mais le marbre était cher. Il s’en ouvrit à Verchetto, qui lui donna un bloc; le jeune Flamand fit sa Venus, dont le succès fut grand. Verchetto présenta le sculpteur au fils de Cosme, François de Médicis, qui allait bientôt être associé au gouvernement. Le prince acquit la Vénus et peu de temps après il attacha l’artiste à sa personne, le logea au palais et lui donna un traitement de treize écus d’or par mois. Il va sans dire que les travaux de Jean Boulogne étaient payés en dehors de cette pension, qui fut élevée plus tard à vingt-cinq écus par mois.
Le sculpteur flamand avait désormais droit de cité parmi les grands artistes italiens. Sa renommée était fondée à Florence, il allait l’étendre dans toute l’Italie, en France, en Allemagne. Sa position était assurée, et il n’était pas homme à la compromettre par des incartades à la Cellini. Dès lors l’histoire de sa vie se confond avec l’histoire de ses œuvres. En 1559, il fait le Samson terrassant les Philistins; en 1560, il prend part avec Cellini, l’Ammanato, et Vincenzio Danti de Pérouse au fameux concours du Neptune; en 1563, il va se fixer à Bologne, avec le consentement du prince sollicité par le pape Pie IV, et y commence le Neptune de la grande fontaine; en 1565, il sculpte le groupe de la Fiorenza. Les années se succèdent et les œuvres s’accumulent. C’est le Mercure volant, c’est la décoration de la chapelle des Grimaldi à Gênes, ce sont les statues de la chapelle de Lurques, puis l’Enlèvement de la Sabine, le colossal Jupiter pluvius de Pratolino, l’Hercule terrassant le Centaure, les statues équestres de Cosme Ier, de Ferdinand de Médicis, de Philippe III d’Espagne, de Henri IV, les portes de bronze du dôme de Pise, les bas-reliefs de la chapelle de la Nunziata. Les journées n’ont point assez d’heures pour que celui qui, depuis la mort de Michel-Ange, est devenu, comme l’appelle Vasari, « le prince des sculpteurs » puisse fondre tous les bronzes et tailler tous les marbres qu’on lui demande. « Il a en main mille choses, écrit l’archiprêtre Simone Fortuna au duc d’Urbin, qui l’avait chargé de demander une statue à Jean Boulogne, et plut à Dieu qu’il pût suffire à satisfaire à toutes ces demandes qu’on lui adresse! C’est cependant un homme surprenant, qui ne perd jamais une heure, ni jour ni nuit, et qui supporte une fatigue excessive sans prendre de repos. » Non-seulement François de Médicis, devenu grand-duc en 1574, et son frère Ferdinand, qui lui succéda en 1587, employaient leur sculpteur à décorer les édifices, les places publiques, les jardins de Florence, mais cédant aux requêtes et aux sollicitations des princes étrangers, ils mettaient diplomatiquement son ciseau à leur service. C’est ainsi que l’artiste fit pour Rome le monument de Bologne, pour l’Espagne la statue équestre de Philippe III, pour la France celle de Henri IV qui fut détruite pendant la révolution. D’ailleurs les Médicis, fort jaloux des travaux de Jean Boulogne, lui interdisaient d’accepter aucune commande de quelque importance sans leur assentiment. Il dut décliner les propositions de Catherine de Médicis, du duc d’Urbin et des empereurs Maximilien et Rodolphe II.
Jean Boulogne mourut à quatre-vingt-quatre ans, le 13 août 1608. Sa vieillesse fut enviable, car elle fut active et glorieuse. Jusqu’à ses derniers jours, l’artiste put prendre le crayon et manier l’ébauchoir. Jean Boulogne aurait trouvé dans le travail seul le contentement de chaque jour; il eut par surcroît la renommée, les honneurs, la richesse. Il était reconnu pour le plus grand sculpteur de son temps. L’Académie du dessin l’élut au nombre de ses membres, le pape le nomma chevalier de l’ordre du Christ, l’empereur Rodolphe lui conféra la noblesse héréditaire. Il vécut fastueusement, sans jamais compter, habitant un palais, entretenant des chevaux, dépensant plus de six mille écus d’or pour se faire construire dans l’église de la Nunziata le monument funéraire où il fut inhumé, et il laissa avec son titre un bel héritage à un neveu qu’il avait fait venir des Flandres et adopté. La vie de Jean Boulogne fut aussi régulière, aussi calme, aussi fortunée que celle de Benvenuto Cellini fut aventureuse, tourmentée et traversée d’épreuves.
L’artiste qui a été consacré de son vivant gagnerait parfois à ce que ses œuvres disparussent avec lui. La gloire de son nom en serait plus éclatante. Benvenuto Cellini était sculpteur et orfèvre. Ses statues nous sont presque toutes parvenues, et il est très discuté comme sculpteur ; au contraire, la plupart de ses ouvrages d’orfèvrerie sont perdus, et il passe pour le plus grand orfèvre de la renaissance. Non-seulement il prime dans l’opinion tous les orfèvres de son temps, mais il les écrase sous sa célébrité, il les annihile en lui, il les identifie avec sa propre personne; leur talent et leurs œuvres profitent à sa renommée. Admire-t-on dans un bijou du XVIe siècle l’originalité un peu cherchée de la composition, la grâce hardie de la monture, l’éclat des émaux, la délicatesse du travail, est-on frappé de la belle exécution, de la richesse ornementale, du galbe élégant d’une aiguière, d’un nautile ou d’un calice, aussitôt on s’écrie : Cellini. Pour Jean de Pise, Orcagna, Ghiberti, Donatello. Brunelleschi, Estienne de Laulne, Grechetto, Bernardi, Woeriot, Virgile Solis et tant d’autres merveilleux artistes qui firent aussi des fermoirs de pluvial et des médailles de bonnet, des gardes d’épée et des crosses abbatiales, des bassins et des reliquaires, des bagues et des colliers, on ne s’avise pas de songer à eux. Le nom de Cellini vient tout de suite à la pensée et s’y impose. C’est ainsi qu’il y a plus de deux cents objets de joaillerie et d’orfèvrerie attribués à Benvenuto et qu’il en est un seul qui soit bien authentiquement sorti de ses mains : la salière d’or émaillé de François Ier conservée au musée de Vienne.
Le catalogue qu’a dressé M. Eugène Pion avec une critique circonspecte et une abondance de recherches qui lui font honneur est la partie la plus intéressante de son livre. C’en est d’ailleurs le vrai sujet et le motif; les recherches sur la vie de Cellini n’en sont que le prétexte et le complément. Pour ce catalogue, l’auteur a adopté une excellente méthode : il le divise en deux parties, la première consacrée exclusivement aux œuvres mentionnées dans les Mémoires de Cellini, dans ses Traités de l’orfèvrerie et de la sculpture ou dans les documens du temps; la seconde comprenant toutes celles qu’à tort ou à raison, plus souvent à tort qu’à raison, on attribue au grand orfèvre florentin. Il va sans dire que cette seconde partie est de beaucoup plus considérable que l’autre. M. Eugène Pion cite cinquante-cinq pièces d’orfèvrerie et de joaillerie que l’on sait avoir été exécutées par Cellini. Sauf une seule, toutes ont disparu. Du médaillon d’Hercule qu’admirait si fort Michel-Ange, du lis de diamans de la belle Porzia Chigi, de l’Atlas portant le monde qui attira l’attention de François Ier sur Cellini, du gobelet de la duchesse Éléonore, de l’aiguière du cardinal de Ferrare, de tant d’autres œuvres célèbres et précieuses, il ne reste que le souvenir. Le fameux fermoir de pluvial du pape Clément VII existait encore à la fin du siècle dernier; il fut fondu avec d’autres bijoux par le gouvernement pontifical pour payer une contribution de guerre du général Bonaparte. On voyait à Mantoue jusqu’en 1848 le reliquaire de Ferdinand de Gonzague ; pendant l’occupation de cette ville, des soldats autrichiens le dérobèrent et sans doute le brisèrent pour le vendre au poids de l’or. On ne peut donc juger Cellini orfèvre et joaillier que sur une seule œuvre authentique, peut-être sur deux: la salière de François Ier et le camée de Léda du cabinet de Vienne.
Cette salière monumentale, dont Benvenuto avait eu la première idée à Rome et qu’il fit au Petit-Nesle pour François Ier, se compose de deux figures nues, hautes d’une demi-brasse, assises en face l’une de l’autre, les jambes entre-croisées, le corps très incliné en arrière : Neptune tenant son trident, la Terre pressant son sein. Les deux figures reposent sur un champ de sculptures représentant, du côté de Neptune, la mer avec des chevaux marins et des poissons nageant sur la crête des vagues, du côté de la Terre, le sol parsemé de fleurs, de fruits et d’animaux. Sur les eaux vogue une nef destinée à contenir le sel ; sur le sol s’élève un édicule ionique servant à mettre le poivre. Le groupa est supporté par un socle décoré de figures couchées sculptées en haut-relief : l’Aurore, le Jour, le Crépuscule, la Nuit. Le Neptune et la Terre sont d’or, le navire et le temple sont relevés d’émaux, les accessoires, animaux, draperies, fruits, fleurs, diadèmes, sont émaillés en plein. Tout cela est fort ingénieux, trop ingénieux même quand Ton songe que, dans l’idée de Cellini, les jambes entrelacées des grandes figures faisaient allusion « à ces bras de mer que l’on voit pénétrer dans l’intérieur des terres. » Pour faire un chef-d’œuvre, il n’est pas besoin de tant d’esprit. Mais si grande que soit sa réputation, ce groupe est loin d’être un chef-d’œuvre. Tout d’abord on est choqué de la disproportion des figures avec la nef, le temple et les animaux ; ce sont des jouets d’enfant. De plus, la composition n’est point heureuse. L’attitude renversée du Neptune et de la Terre n’est ni dans la vérité ni dans la grâce. On comprend vite que, par ce mouvement forcé, l’artiste a cherché à éviter la rigidité des lignes qu’eussent présentée deux personnages assis tout droits. Il n’a réussi qu’à trouver la raideur. Les figures se raidissent pour conserver leur équilibre, sinon elles tomberaient inévitablement en arrière. Ces critiques faites, il faut reconnaître que le choix des formes à la fois robustes et élégantes est excellent, que l’alliance de for et des émaux habilement assortis produit le plus bel effet et que l’exécution fine, délicate et en même temps pleine d’accent justifie la renommée du maître.
On a nié l’identité du camée de la Léda au cygne du cabinet de Vienne avec l’enseigne de bonnet représentant le même sujet dont parle Cellini. La description de Cellini, dit-on, ne se rapporte pas très bien au bijou de Vienne. On remarque aussi que c’est un camée antique dont la tête a été refaite et que Benvenuto n’a point sculpté en pierre dure. Or M. Eugène Plon, qui, sans se prononcer d’une façon absolue, penche pour le bien fondé de l’attribution, prouve que Cellini n’a pas toujours décrit ses œuvres avec la dernière exactitude. D’autre part, il rappelle que le Florentin recherchait les gemmes antiques et il établit, d’après un document inédit, qu’il fit pour le duc Cosme une série de huit têtes d’animaux en pierre dure. On serait donc porté à admettre ce bijou comme nue œuvre authentique. Le fait est que ce camée sur fond d’or, relevé d’émaux d’un éclat incomparable et encadré d’arabesques ornées de fleurs de lis émaillées portant comme pistils des diamans et des rubis, est un admirable joyau qui serait digne de servir d’agrafe à la ceinture de Cypris ou de fermail au collier de la reine des fées.
Pour toutes les autres merveilles de l’orfèvrerie, de la joaillerie et de l’armurerie de la renaissance qu’on admire dans les musées et dans les collections particulières, il est permis d’en attribuer quelques-unes à Cellini, mais c’est affaire au caprice, à l’intuition de chacun. Les points de comparaison manquent, la critique ne peut décider. D’autres pièces, au contraire, bien que cataloguées comme œuvres de Benvenuto, ne souffrent point cette attribution. Ou le style en est antérieur ou postérieur à celui du milieu du XVIe siècle, ou l’on y reconnaît un travail français, allemand, espagnol. Quant à celles qui portent le caractère florentin, rien n’autorise à nier qu’elles soient de la main de Cellini, comme rien n’engage à le croire. Certainement Benvenuto Cellini n’a point parlé de tous les menus ouvrages[5] qu’il a faits et qu’il a fait faire sous ses yeux par ses élèves. Bien des œuvres sont citées dans la Vita, qui ne le sont point dans les Trattati, et réciproquement; enfin les archives de Florence mentionnent des pièces de Cellini dont il n’est point question dans ses écrits. Pour conclure, ces joyaux et ces orfèvreries de fabrication manifestement florentine, qu’ils soient ou non de Cellini, donnent l’idée de sa manière, et il est juste de lui en faire honneur. S’il n’était pas supérieur aux autres orfèvres de son temps, au moins leur était-il égal. En admettant même que la plupart ne soient pas de lui, ces bassins au repoussé, mondes en abrégé où l’œil se perd dans les théogonies, les titanomachies et les amours des dieux, ces aiguières au col svelte, au bec découpé en feuille de lierre, à l’anse frêle que forme une sirène ou un ægypan, ces coupes décorées de figures et de mascarons, ces nautiles de nacre ou de cristal de roche aux montures cherchées et fantasques, ces cassettes qui, bosselées d’ornemens en relief, brillent comme des iconostases, ces pendans, ces agrafes, ces médaillons où courent les nielles les plus délicates et les plus fines ciselures, où s’entrelacent en bordures ajourées les rinceaux d’or et les guirlandes de perles, où mêlent leurs feux les diamans et les rubis, où les corps des déesses se détachent dans la pâleur rosée des camées sur le fond éclatant des émaux, témoignent de l’habileté de main, de l’esprit inventif, de la fantaisie charmante et géniale de Benvenuto Cellini. Cellini avait quarante ans passés quand il commença la sculpture. Encore dut-il souvent interrompre ses travaux de statuaire pour d’autres ouvrages que lui demandaient ses protecteurs. Et d’après certains passages de la Vita, il semble que cet homme, qui avait l’imagination si vive pour composer un sceau, la main si prompte à faire sortir une théorie de nymphes de la panse d’une aiguière, les doigts si agiles à chiffonner une guipure d’or autour d’une gemme, était plus lent s’il fallait concevoir et exécuter les grandes figures de bronze et de marbre. Les œuvres statuaires de Cellini sont donc en petit nombre. Le Jupiter colossal de Fontainebleau, que malheureusement l’artiste avait fondu en argent, a été mis au creuset; c’est la destinée de toutes les statues de métal précieux. Il ne reste de Benvenuto que la Nymphe de Fontainebleau, haut-relief de bronze placé maintenant au Louvre, les bustes de Cosme de Médicis et du cardinal Bindo Altoviti, le grand crucifix de marbre de l’Escurial et le Persée de la Loggia de Florence.
La Nymphe de Fontainebleau a été jugée avec trop de sévérité. Sans doute, il faut se garder de la comparer avec la Diane de Jean Goujon, cette statue simple et grande comme une figure de Raphaël et qui évoque à elle seule, par un miracle d’art, toute la renaissance française. Et pourtant il y a dans la sculpture très inférieure du Florentin des qualités d’exécution qu’on serait heureux de trouver dans l’admirable chef-d’œuvre de Jean Goujon. La nature y est mieux rendue, l’anatomie mieux étudiée, la chair plus souple. Les seins sont en proportion avec le torse, les bras sont modelés d’après le modèle vivant. Le faire magistral des sangliers, des chiens et de la tête du cerf, révèle en Cellini un animalier du plus grand mérite. Jean Goujon n’avait pas ce don-là; il est aisé de s’en apercevoir en regardant son cerf et son lévrier. Par quoi pèche la Nymphe, c’est par la longueur démesurée des jambes; ce qui lui manque, c’est la grâce des lignes, la noblesse naturelle de l’attitude, la vénusté adorable qu’on admire dans la Diane de Jean Goujon. Les bustes de Bindo Altoviti et du duc Cosme sont deux bons morceaux de sculpture iconique telle que l’entendaient les Italiens de la fin de la renaissance; dans ces bronzes traités d’une façon quelque peu superficielle et décorative, il ne faut pas chercher la psychologie puissante des bustes de Germain Pilon et de Barthélémy Prieur.
Le grand crucifix, œuvre étrange d’un grand savoir et d’une exécution remarquable, étonne et saisit; mais on a hâte d’en détourner les yeux. Il importe de se rappeler dans quelles circonstances cette figure a été conçue. Benvenuto était prisonnier depuis plusieurs mois dans un cachot du château Saint-Ange. Blessé, malade, épuisé par la fièvre et par la douleur, attendant la mort comme une délivrance, il eut une vision où Jésus lui apparut attaché sur la croix. Il fit vœu, s’il recouvrait la liberté, de reproduire l’image divine telle qu’il l’avait vue dans son rêve d’halluciné. Vingt ans se passèrent avant que Cellini accomplit ce vœu ; il sculpta le Christ à Florence dans les dernières années de sa vie. L’inspiration est d’un chrétien et d’un visionnaire. L’art de la renaissance représentait Jésus selon l’idéal païen. Benvenuto revint à la tradition hagiographique. Son dieu crucifié est celui qu’avait conçu la foi ardente du moyen âge et qu’on retrouve dans les ivoires, les miniatures et les orfèvreries. Les jambes sont grêles et amaigries, les bras décharnés; le torse accuse l’ostéologie comme le squelette même. La tête, émaciée, penchée sur l’épaule droite, semble garder jusque dans la mort le sentiment d’une infinie douleur. La lividité marmoréenne de cette figure qui se détache sur le noir luisant du marbre de la croix ajoute encore au caractère funèbre. Le hasard a fait que le crucifix sculpté par Cellini pour une église de Florence décore l’église de l’Escurial. Ce fantôme de marbre est bien à sa place dans ce palais sombre et morne comme un tombeau.
Où triomphe Cellini, où ce statuaire de hasard a donné la mesure de son grand talent et mis sa marque d’artiste tout à fait original, c’est dans le Persée de la Loggia de Florence. La pose de Persée est simple et calme, d’une harmonieuse pondération. On est frappé du charme de ce visage aux traits purs et expressifs; on admire la noblesse de dessin du torse, supérieurement modelé. La recherche se manifeste dans la forme bizarre du casque, travaillé par détails comme une pièce d’orfèvrerie et dans l’attitude ramassée de la Gorgone, qui tord ses membres convulsés sous les pieds du héros. Nous n’aimons point »non plus ces bouillons de sang qui s’échappent de la tête et du tronc du monstre. C’est là un effet dont un sculpteur antique se fût abstenu. Cicognara déclare que le Persée est trapu, Théophile Gautier en vante la sveltesse. L’historien de la sculpture et l’auteur du Voyage en Italie ont raison l’un et l’autre. Cellini avait conçu le Persée comme un éphèbe grec. Le petit modèle de cire conservé au Bargello est de formes tout à fait élancées; peut-être même est-il un peu grêle. A l’exécution, le sculpteur modifia son idée première, accusant davantage le système musculaire et diminuant la longueur des jambes. La figure en est un peu alourdie: elle garde cependant un aspect de grâce juvénile et de superbe élégance. Une statue sans défaut peut être détestable, une autre provoquer bien des critiques et donner malgré cela l’impression d’un chef-d’œuvre. Il en est ainsi du Persée. Sans doute ; on ne saurait comparer Benvenuto Cellini, qui a fait trois ou quatre statues, à Jean Boulogne, dont l’œuvre est si considérable; mais est-il un marbre ou un bronze de Jean Boulogne dont on voudrait avoir le moulage chez soi de préférence à celui du Persée?
Jean Boulogne qui n’est peut-être pas un artiste supérieur à Cellini occupe dans l’histoire de la sculpture une place tout autrement importante. Il prit l’ébauchoir à quinze ans et le tint d’une main ferme jusqu’au jour de sa mort. Tandis que Cellini dépensait ces heures qu’on ne retrouve pas à de menus travaux, quand il ne les perdait pas dans les aventures, Jean Boulogne ne sortait pas de son atelier. Ses œuvres sont innombrables. Florence les montre sur les places publiques, sous la Loggia, au fond des églises, dans les musées, dans les palais, dans les jardins, dans les villas suburbaines, et on retrouve le sculpteur à Pise, à Bologne, à Lucques, à Orvieto, à Gênes, à Arezzo, à Madrid, à Valladolid, au musée du Louvre, au musée de Douai. Colosses, statues équestres, groupes, bustes, figurines, bas-reliefs, Jean Boulogne a tout fait, donnant la forme au bronze et la vie au marbre. C’est un don enviable que la fécondité quand elle ne s’allie pas à une trop grande facilité. La facilité est un des caractères de la sculpture de Jean Boulogne. Il a surtout les qualités d’un décorateur de génie. Ses conceptions sont ingénieuses et mouvementées; il cherche l’effet plus que le style, le pittoresque plus que le beau. Jean Boulogne apparaît comme un praticien savant et habile qui n’ignore aucune des ressources de son art, mais dont l’exécution, si remarquable qu’elle soit, n’a pas l’accent des grands maîtres. Ses têtes sont banales ou vulgaires. « Regardez à la tête, » disait Préault en entendant louer une figure de Pradier. La critique portait juste. Les sculpteurs grecs, que ceux qui les connaissent mal représentent comme sachant seulement rendre la forme, mettaient le type et l’expression du visage en harmonie avec la beauté du corps; c’est en imprimant à la face humaine le beau typique et la physionomie individuelle, en l’ennoblissant par la pensée ou en l’animant par le sentiment, que les maîtres de la sculpture moderne ont achevé leurs statues et leur ont donné le rayonnement suprême.
Les principales œuvres de Jean Boulogne sont le Mercure volant, les quatre grands groupes : Samson et les Philistins, la Vertu enchaînant le Vice, l’Enlèvement d’une Sabine, Hercule et le Centaure, enfin la statue équestre de Cosme Ier et les bas-reliefs de la chapelle del Seccorso à l’Annunziata et des portes du dôme de Pise. Ses autres ouvrages, la Vénus, son premier marbre, qu’il voulait, dit-on, racheter au grand-duc pour le détruire, le lourd Neptune de Bologne, l’Abondance, la Baigneuse, la Junon, l’Océan, le Jupiter pluvieux, de Pratolino, colosse de 25 mètres de hauteur, le Groupe de Ferdinand Ier, la Madone au tabernacle et tant de marbres et de bronzes qu’on pourrait encore citer, sont d’un mérite inférieur. La création la plus originale et la plus parfaite du maître de Douai est peut-être le Mercure volant. Pur de formes, élégant de dessin, léger de mouvement, il semble en vérité qu’il va quitter le socle où il ne touche que par l’extrémité du pied gauche et prendre son vol vers l’Olympe, a Que ceux qui veulent le voir se hâtent! » a dit Dupaty avec un lyrisme de bel esprit. On n’a pas tant à se hâter : le bronze ne vole pas et il est même inutile qu’il paraisse posséder cette aptitude. En saine esthétique, ne peut-on point reprocher à Jean Boulogne d’avoir cherché dans cette figure un effet en dehors de la statuaire? Nous n’apprécions point non plus l’invention du socle : une tête de Borée exhalant de sa bouche entrouverte un souffle de métal sur lequel repose toute la statue; on ne saurait pousser plus loin la recherche précieuse : c’est un concetti de bronze. Mais devant la grâce charmante du Mercure, il ne faut pas se laisser aller à des critiques de détails et à des critiques de tendance.
Les quatre grands groupes que nous avons nommés montrent dans Jean Boulogne la préoccupation constante des sujets où dominent les attitudes violentes et les actions instantanées. Ce sont des scènes de lutte ou de rapt d’un mouvement fougueux et emporté. Le sculpteur groupe les figures avec un curieux sentiment décoratif et équilibre les masses avec une science profonde. Toutefois, s’il est vrai que la modération du mouvement et la sobriété du geste soient des lois statuaires, nul n’y a contrevenu plus audacieusement que Jean Boulogne. La statue équestre de Cosme Ier fait certainement bonne figure au milieu de la place du Grand-Duc, mais est-ce là le grand caractère, le style mâle, l’exécution simple et forte du Gattamelata de Donatello ou du Coleoni de Verocchio? Encore que, dans ses bas-reliefs de la chapelle del Soccorso et des portes du dôme de Pise, il y ait un peu trop de bras agités en l’air et de jambes lancées en avant, ces sculptures sont des merveilles d’invention et de travail que l’on peut admirer sans réserve. Pour trouver l’effet, il faut à Jean Boulogne le mouvement des lignes, l’imprévu des gestes et des attitudes, la complication des groupes. Ce don du pittoresque, qu’il possédait au plus haut degré, mais dont il faut user avec ménagement dans la statuaire, Jean Boulogne pouvait librement le prodiguer dans l’art mixte du bas-relief.
On attribue ces paroles à Michel-Ange : « Mon style fera des maîtres ignorans. » Non, les sculpteurs qui s’inspirèrent de Michel-Ange, autrement dit tous les Italiens de la fin de la renaissance, sauf, à certains égards, Sansovino et Cellini, ne furent point des ignorans. Ils eurent, au contraire, trop de savoir ; ce qui leur manqua surtout, ce fut la naïveté. Ils substituèrent à l’étude directe et quotidienne du modèle une pratique savante acquise par de longues études, et au lieu de voir la nature dans sa belle simplicité, comme l’avaient vue les Grecs et les maîtres du XVe siècle, ils la virent à travers les conventions d’un art raffiné et recherché. Eblouis par le style de Michel-Ange, ils admirèrent et imitèrent le titan de la sculpture sans pénétrer son génie. Ils furent surtout frappés par le côté pour ainsi dire extérieur de ses œuvres, l’expansion de la force, la puissance du mouvement, le développement de la musculature, et beaucoup moins par la grandeur de la pensée et le profond pathétique du sentiment. Ils ne remarquèrent pas qu’il y a deux hommes en Michel-Ange, le peintre du Jugement dernier et le sculpteur de la chapelle de San-Lorenzo, et que, si le peintre s’abandonne à toute sa fougue, le sculpteur sait la dominer. Ses plus belles statues ont un caractère imposant de stabilité ; par la puissance musculaire alliée à la sobriété du geste, elles expriment la force qui se contient. Regardez le Pensiero, le Moïse, la Pietà, l’Aurore, la Nuit enfin, qui a ces mots inscrits sur son piédestal : « Dormir est doux, et encore plus être de pierre. » Bandinelli, Tribolo, Montorsoli, Vincenzio Danti, l’Ammanato, s’imaginèrent égaler Michel Ange en brutalisant la forme et en outrant les attitudes. Jean Boulogne n’eut pas l’énergie de résister à l’entraînement. Sans doute il reste le plus souvent fidèle à l’élégance du dessin et il ne tombe pas dans la boursouflure anatomique des aveugles imitateurs de Michel-Ange, mais il cherche avec eux les effets pittoresques, les poses tourmentées, le groupement théâtral, l’emphase du geste, la tournure. Dans les œuvres du maître flamand naturalisé florentin, il y a tous les signes d’une décadence prochaine. La sculpture italienne alla du style grandiose de Michel-Ange au style pompeux de l’Algarde et du Bernin. Ce fut Jean Boulogne qui prépara la transition.
HENRY HOUSSAYE.
- ↑ Benvenuto Cellini, orfèvre, médailleur, sculpteur. Recherches sur sa vie, sur son œuvre et sur les pièces qui lui sont attribuées, par Eugène Plon, 1 vol. in-4o avec 90 eaux-fortes et héliogravures; Paris, 1883. E. Plon, éditeur.
La Vie et l’œuvre de Jean Bologne, par Abel Desjardins, d’après les manuscrit» inédits de M. Foucques de Vagnonville, 1 vol. in-folio, 22 planches en héliogravures et nombreuses vignettes; Paris, 1883. A. Quantin, éditeur. - ↑ Voyez, dans la Revue (no du 1er juin 1868), l’étude de M. H. Delaborde à l’occasion du premier livre de M. Eugène Plon : Thorvaldsen, sa vie et son œuvre.
- ↑ Divers documens révèlent que Cellini subit deux mois de prison en 1556. Le fait n’est pas signalé dans les Mémoires et on ignore les motifs de l’emprisonnement. M. Plon suppose que le sculpteur s’était sans doute porté à quelque acte de violence envers un favori du duc qui l’aurait desservi auprès de lui. Peut-être avait-il parlé de Cosme en termes offensans. Dans un sonnet, il l’accuse de « lui prendre tout ce qu’il est en son pouvoir de lui prendre. »
- ↑ L. Leclanché, Préface aux Mémoires de Cellini; H. Taine, Philosophie d« l’art en Italie ; Paul de Saint-Victor, Hommes et Dieux.
- ↑ Les attributions des belles armes, boucliers, casques, cuirasses, semblent cependant tout à fait douteuses, car d’ouvrages aussi importans Cellini eût certainement parlé, et il n’en est pas question dans les Mémoires ni dans le Traité de l’orfèvrerie.