Benvenuto Cellini (Delaborde)

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Benvenuto Cellini (Delaborde)
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 12 (p. 737-772).
BENVENUTO CELLINI

I Trattati dell’ Oreficeria e della Scultura di Benvenuto Cellini, publiés par M. Carlo Milanesi. Florence 1857.



S’il convenait de juger du goût public d’après certaines opinions et certains écrits, on serait tenté de prendre pour un penchant de notre époque l’esprit d’agression contre les gloires consacrées, de téméraire indulgence pour l’audace aventureuse érigée en génie. Ne s’est-il pas rencontré des historiens qui n’ont voulu voir dans Louis XIV qu’un sot fastueux, imposant seulement par la solennité de l’attitude, et dans Henri IV rien de plus qu’un espiègle politique ? Tout récemment, un grand poète, hélas ! bien mal inspiré ce jour-là, n’essayait-il pas de faucher sur la tombe de La Fontaine le vert laurier qu’avait chanté Alfred de Musset, victime, lui aussi, d’une injustice à peu près semblable ? De telles fantaisies, il est vrai, ne sauraient avoir des conséquences fort graves : chacun, en pareil cas, est plus ou moins en mesure de réviser les décisions de la critique ; mais dans le domaine des arts le contrôle est plus difficile, et l’opinion publique moins bien aguerrie contre les caprices de ceux qui prétendent la réformer. Il faut, pour avoir le droit de répudier sur ce point leur influence, posséder soi-même des connaissances toutes spéciales, une expérience que beaucoup d’entre nous n’ont pu acquérir. Plus le terrain est périlleux, plus il importe cependant que la critique y vienne marquer sa place, en recueillant sur des questions mal comprises, sur des hommes mal jugés, tous les faits propres à éclairer l’opinion. Les difficultés d’une pareille tâche n’ont rien qui doive l’effrayer. Pourvu qu’en protestant contre des renommées usurpées elle évite de compromettre la cause des maîtres véritables, pourvu qu’elle ne pousse pas la sévérité jusqu’au dénigrement systématique, elle peut parler avec confiance, certaine d’obtenir le suffrage des esprits élevés, et de voir toujours en définitive des vérités utiles prévaloir sur de passagères erreurs.

D’ailleurs est-ce le cas d’être timide quand il s’agit non-seulement d’un talent secondaire mal à propos classé parmi les talens supérieurs, mais encore d’un caractère qui nous convie effrontément à observer ses faiblesses, d’une vie qu’ont agitée toutes les passions mauvaises, et qu’on a jugée presque toujours avec une incroyable indulgence ? On rencontre dans l’histoire de l’art de ces noms peu respectables à tous égards, auxquels une vénération traditionnelle reste attachée, et qui semblent avoir le double privilège de la popularité sans cause bien définie et de la gloire sans contrôle. Quel nom d’artiste, par exemple, est plus universellement célèbre que le nom de Benvenuto Cellini ? Les aventures de cet étrange héros, le soin qu’il a pris de nous informer de ses mérites et de nous détailler les moindres événemens qui marquèrent sa vie, — sauf à surfaire singulièrement le tout, — expliqueraient sans doute la notoriété, mais ne suffisent pas, tant s’en faut, pour justifier une aussi vaste renommée. Si l’on examine les œuvres de Cellini, abstraction faite de ce qu’il en a dit lui-même, nul doute qu’il n’y ait beaucoup à rabattre de l’estime qu’on leur accorde en général, nul doute qu’on n’arrive à s’étonner que ce talent, humble en soi, ait pu être exhaussé au niveau des plus grands. Benvenuto Cellini fut tout au plus un artiste de second ordre, un petit maître, comme on dit de certains artistes de l’Allemagne et des Pays-Bas : pourtant, suivant le préjugé commun, il va de pair avec les maîtres illustres. Le roman, le théâtre ont fait d’un industrieux orfèvre un homme de génie, et, — transformation plus radicale encore, — d’un abominable bravo le type des générosités de l’âme, un rêveur, presque un martyr. Rien de moins élégiaque à coup sûr qu’un personnage de cette trempe, rien de moins équivoque que sa physionomie. Il faut essayer de replacer sous son vrai jour et de réduire à ses justes proportions cette figure tantôt affublée, on ne sait pourquoi, de poésie et de mystère, tantôt démesurément grandie.

Si l’on se proposait seulement de contredire l’opinion en ce qui concerne des travaux admirés un peu à la légère, si nous n’avions d’autre dessein que de discuter la valeur de quelques œuvres, l’entreprise pourrait paraître inopportune, en tout cas assez oiseuse. Qu’importe après tout, pourrait-on dire, un nom de plus ou de moins sur la liste des anciens maîtres ou une méprise qui ne ferait de tort qu’à la hiérarchie des talens ? Le grand mal, par exemple, que Carlo Dolci, l’un des plus chétifs peintres de l’école italienne, soit estimé fort au-dessus de son mérite par bon nombre de gens ? Le goût seul est compromis dans une erreur de ce genre, et ceux qui la commettent ne gagneraient à être éclairés qu’un sentiment plus exact des conditions extérieures de l’art. — Soit, mais le nom de Cellini soulève des questions plus hautes. La loi même du beau, inséparable du bien, ce qu’on pourrait appeler la moralité esthétique, est ici directement en cause, et l’étude des travaux de l’orfèvre florentin, combinée avec l’examen des faits biographiques, nous découvre à la fois l’insuffisance de ce talent et l’origine de ses faiblesses. Elle prouve une fois de plus qu’il n’y a ni inspiration sûre sans l’honnêteté du cœur, ni art sérieux sans la dignité de la vie. À ce titre, la publication des écrits de Cellini peut aujourd’hui avoir son utilité, même en dehors de l’Italie. Est-ce en effet seulement à Florence ou à Rome que les artistes contemporains ont besoin d’être prémunis contre les entraînemens de la vanité, contre l’amour des succès faciles, et ne pourrait-on constater plus près de nous les symptômes d’égaremens semblables ? Jamais en France les talens n’ont été aussi nombreux qu’aujourd’hui ni aussi habituellement encouragés, jamais à un certain point de vue l’habileté n’a été plus commune, et cependant l’école française n’est plus à la hauteur où elle se maintenait encore il y a quelques années, parce que l’esprit de spéculation inspire trop souvent ces talens, parce que l’habileté semble bien moins le fruit des recherches studieuses que l’expression d’une vaine adresse. Il y a de notre temps quantité de peintres, de sculpteurs, de graveurs : sauf quelques exceptions qui se signalent d’elles-mêmes, il n’y a plus d’artistes, c’est-à-dire d’hommes pour qui l’art soit mieux qu’un métier, le succès autre chose que le bruit du moment. Sera-t-il inutile dès lors d’invoquer l’exemple même des tristes effets que ; produit dans l’art l’avilissement du sens moral, et, comme autrefois à Sparte, de chercher à dégoûter ceux que tenterait l’ivresse par le spectacle de ses excès ?

On connaît assez généralement la Vie de Cellini, écrite par lui-même ; mais ses Traités de l’Orfèvrerie et de la Sculpture n’ont pas obtenu à beaucoup près la même popularité, bien que ces ouvrages, moitié autobiographiques, moitié didactiques, accusent aussi nettement que le premier les habitudes d’esprit, le genre d’habileté et le caractère de l’auteur. Il est vrai que, depuis l’année où parut la première édition, publiée du vivant même de Cellini, en 1568 ; et aujourd’hui fort rare, les Traités ont été singulièrement modifiés par les éditeurs successifs ; et accommodés plus ou moins adroitement au goût de chaque époque. Bien plus, cette première édition, imprimée pourtant avec le consentement et sous les yeux de Cellini, ne reproduit que sous une forme tantôt abrégée, tantôt ouvertement infidèle, le texte original. L’artiste s’était-il défié de son style ? avait-il demandé à quelque écrivain de profession d’en polir les aspérités, de supprimer les incorrections grammaticales et même certaines vivacités de langage qui pouvaient blesser quelque chose de plus que la syntaxe ? Le fait semble assez probable. Quoi qu’il en soit, les Traités, tels qu’on les avait jusqu’ici, n’existaient qu’à l’état de version incomplète et défigurée. L’un des plus actifs et des plus érudits entre ces écrivains italiens qui se sont associés pour remettre en lumière les documens authentiques sur l’art de leur pays, M. Carlo Milanesi, a restitué le texte conformément aux manuscrits mêmes, et fait revivre ainsi la vérité après trois siècles de méprise ou d’oubli. C’est en partie à M. Milanesi que l’on devait déjà l’excellente édition de Vasari, publiée à Florence dans le cours des dernières années ; son récent travail n’a guère une moindre importance, bien que dans un sens tout opposé. Il nous permet de juger, en regard de la vie des grands maîtres et sur des preuves irrécusables, la vie, la pensée, toute la physionomie morale d’un personnage qui appartient à une autre race, à cette famille des aventuriers de l’art dont Salvator Rosa devait, cent ans plus tard, renouveler le type. Contrôlés les uns par les autres, les écrits de Cellini et les témoignages de son habileté pratique font bien connaître la valeur réelle de ce talent. Le tout nous montre clairement ce que la réputation de l’artiste doit au savoir-faire de l’homme, et dans quelle mesure il convient de ratifier la gloire qu’il s’est décernée à lui-même, ou que d’autres lui ont attribuée de confiance.


I

Si l’on demandait à bon nombre de ceux qui s’intitulent les admirateurs de Benvenuto Cellini sur quels spécimens de sa manière se fonde leur admiration, la réponse ne leur serait pas toujours facile. Les œuvres authentiques de Cellini dans l’ordre d’art qui lui a valu la meilleure part de sa réputation, c’est-à-dire dans l’orfèvrerie, sont des plus rares : tel qui salue en lui le prince des orfèvres n’a peut-être jamais vu un objet ciselé de sa main. Beaucoup de gens connaissent, il est vrai, sa statue de Persée à Florence, mais il est permis de se demander jusqu’à quel point cette œuvre de grande statuaire peut justifier la renommée de l’artiste. Quant aux œuvres moins ambitieuses qui sortaient de sa boutique pour orner les médailliers ou les dressoirs, les habits sacerdotaux ou les costumes de fête, le nombre en est aujourd’hui si restreint que quelques lignes suffiraient pour en dresser le catalogue ; encore faudrait-il parcourir bien des pays, explorer bien des collections, avant d’avoir acquis à cet égard les notions nécessaires. Rien de plus naturel au surplus que cette rareté extrême des ouvrages de Cellini. La valeur intrinsèque ou la fragilité des matières, les variations du goût, tout concourait ici à multiplier les chances de destruction. On n’a guère tenu compte pourtant d’un fait qui commandait au moins quelque scrupule dans le classement des morceaux conservés. Toutes les pièces d’orfèvrerie, tous les bijoux appartenant à l’école italienne et au XVIe siècle, quel qu’en soit d’ailleurs le caractère ou le mérite, ont été sans hésitation attribués à un seul homme. Quiconque a visité l’Italie sait par expérience à quoi s’en tenir sur ce point et quel large impôt la prétendue fécondité de Cellini prélève sur l’attention des voyageurs. Le nom de Cellini est devenu une sorte d’étiquette banale sous laquelle on range pêle-mêle les produits qui ont survécu, à peu près comme on a voulu rendre Jules Romain responsable de toutes les copies, bonnes ou mauvaises, exécutées d’après Raphaël. L’art de l’orfèvrerie est aujourd’hui si complètement identifié avec ce nom, qu’il semble même que rien de sérieux n’avait été fait en Italie avant la venue du maître : erreur formelle qu’il convient d’abord de relever.

L’exemple donné par les orfèvres fut le premier terme des progrès qui s’accomplirent en Italie depuis le moyen âge jusqu’à la fin du XVe siècle. Les sculpteurs, les peintres, les architectes éminens de cette époque ont tous, ou presque tous, fait leur apprentissage dans une boutique d’orfèvrerie, et, pour n’en citer que quelques-uns entre les plus illustres, Jean de Pise, Orgagna, Filippo Brunelleschi, se sont instruits d’abord à cette modeste école. Un peu plus tard, Donatello, Verocchio, vingt autres maîtres diversement célèbres se signalèrent au début par leur habileté à ciseler des vases ou des statuettes, à sertir des pierres précieuses, à nieller des patènes ou des coupes. Lorsque ensuite ils eurent fait leurs preuves dans un ordre d’art plus élevé, il leur arriva souvent de revenir à ces travaux humbles en apparence, mais dignes d’eux encore par le caractère de grandeur qu’ils savaient leur imprimer. Ainsi au moment de terminer les portes du baptistère de Florence, — œuvre fameuse dès le principe et déjà qualifiée par tous d’incomparable, — Ghiberti enchâssait des diamans dans une tiare d’or décorée de figurines que lui avait commandée le pape Eugène IV. Quelques années auparavant, nous le voyons occupé d’un travail semblable pour le pape Martin V et de la monture d’un cachet pour Jean de Médicis, fils de Côme. Enfin depuis le paliotto d’or du Xe siècle qu’on admire dans l’église Saint-Ambroise, à Milan, jusqu’au beau devant d’autel en argent qui orne la cathédrale de Pistoie, et dont l’exécution presque tout entière appartient au XIVe siècle, depuis les médailles jusqu’aux nielles, nombre de monumens attestent avec quelle supériorité l’orfèvrerie était pratiquée en Italie avant que Benvenuto Cellini y appliquât son talent.

Dans la langue moderne, ce mot orfèvrerie a perdu en grande partie sa valeur et presque complètement changé de sens. Il ne sert plus en général qu’à désigner des produits où l’art n’est intéressé que d’assez loin : il est donc nécessaire, pour l’intelligence même de notre sujet, de lui restituer la signification qu’on lui attribuait autrefois. À proprement parler, dit M. Milanesi dans la judicieuse introduction qui précède les Traités de Cellini, l’orfèvrerie est l’art de travailler l’or. Au moyen âge, puis à l’époque de la renaissance, on donnait le nom de pièce d’orfèvrerie à toute sculpture en or, en argent, en cuivre, ou même en étain et en plomb. Souvent, faute de matières précieuses, les artistes façonnaient des matières vulgaires avec autant de soin et de zèle que s’ils eussent eu des trésors sous la main ; la grossièreté de l’élément premier était rachetée ici par la noblesse et par l’élégance de la forme… La religion, les mœurs de la noblesse, le luxe, procuraient jadis aux orfèvres, principalement en Italie, une ample besogne et de continuels encouragemens. Aussi, malgré les discordes et les guerres qui ravagèrent les états italiens jusque vers le milieu du XVIe siècle, l’orfèvrerie garda-t-elle à Florence, à Venise, à Gênes, une importance plus considérable que partout ailleurs. Elle intervenait nécessairement dans la décoration des églises et des autels ; elle enrichissait les vases sacrés aussi bien que la vaisselle de table, les reliquaires où se conservaient les ossemens des saints comme les menus objets de la toilette des femmes… C’était elle enfin qui fournissait au guerrier ses armes, au pontife sa triple couronne, à l’empereur son diadème, au prince son collier, au gentilhomme, au capitaine, au magistrat, ces petits médaillons qu’il était de mode d’attacher au bonnet. — Voilà qui définit suffisamment le rôle des anciens orfèvres italiens et les conditions particulières qui leur étaient faites. Quant au degré de considération qu’un tel genre d’industrie mérite en général, Cellini a pris soin de le déterminer dans une lettre au duc Côme écrite en 1548. « L’art de l’orfèvrerie, dit-il, est plus grand qu’aucun autre (maggiore di tutte), car si l’on veut en exploiter toutes les ressources, il faut un matériel qu’on n’acquerra pas pour cinq cents écus. » Soit, si l’excellence d’un art doit se proportionner au prix des instrumens de travail ; mais n’y a-t-il pas ici, sous une autre forme, quelque chose de cette naïveté intéressée que Molière a mise en scène, et ne pourrait-on voir tout uniment dans le fier artiste florentin un ancêtre de M. Josse ?

On ne court guère au surplus le risque de calomnier Cellini en lui prêtant sur ce point des arrière-pensées toutes personnelles. Ses écrits respirent un tel contentement de soi, il a de lui-même et de ses œuvres une opinion si imperturbablement favorable, qu’il ne saurait sans doute juger avec moins d’indulgence que son propre talent l’art auquel il avait voué sa vie, sa vie tout entière. On ne doit pas l’oublier en effet : Cellini rompit avec la tradition de ses devanciers, qui n’étaient orfèvres qu’à leurs heures et à la condition de devenir peintres, sculpteurs ou architectes. La voie ne s’élargit pas pour lui : il suivit jusqu’au bout le même sentier, côtoyant à peine l’art sérieux et se faufilant pour ainsi dire à travers les difficultés que d’autres écartaient de haute lutte. Parfois, il est vrai, il lui arriva d’aborder la statuaire monumentale ; mais quelque réputation qu’ait encore aujourd’hui l’une de ses œuvres en ce genre, on y reconnaît plus d’adresse que de science, l’intelligence des détails plutôt qu’un large sentiment de la forme ; en un mot, le goût et la main d’un orfèvre se trahissent encore dans le Persée bien plutôt que la main et les intentions d’un sculpteur. Un jour aussi, Cellini fournit quelques dessins pour fortifier deux des portes de Florence, la Porta al Prato et la Porticciuola : ce ne sont là toutefois que de rares accidens dans sa carrière d’artiste, et, s’il n’avait pas mis tant de zèle à publier jusqu’aux moindres particularités qui en accompagnèrent l’exécution, de pareils travaux n’auraient peut-être gardé jusqu’à notre temps ni une importance bien sérieuse, ni une popularité bien grande. Cellini, quoiqu’il ait fort à cœur dans ses écrits de nous laisser persuadés du contraire, est donc avant tout et à peu près exclusivement un orfèvre. Reste à savoir quelles innovations il a introduites dans son art, quel style distingue les ouvrages qu’il a laissés des ouvrages de ses prédécesseurs, et de quelle autorité sont pourvus les livres où il propose ses opinions théoriques comme des règles et sa manière comme un exemple.

À l’époque où Cellini commença son apprentissage, menant de front d’ailleurs avec l’étude du dessin l’étude de la musique, dont son père voulait qu’il fît son occupation principale, l’orfèvrerie, telle qu’on la pratiquait à Florence, continuait le mouvement qui, depuis plus d’un demi-siècle, avait renouvelé les autres arts. On était en 1515. L’influence exercée d’un bout à l’autre de l’Italie par la découverte des monumens antiques, le culte en toutes choses des modèles grecs et romains, l’action des platoniciens, amis de Laurent, secondée par les artistes contemporains, et si puissamment développée par les maîtres nés vers la fin du XVe siècle, — tout avait, sinon radicalement transformé, au moins profondément modifié le goût, le style, le génie florentins : révolution heureuse à bien des égards, mais en un certain sens excessive, et dont le tort principal fut d’étouffer la sincérité du sentiment sous un appareil scientifique, l’inspiration évangélique sous des formes païennes. Est-il besoin d’ajouter que ce reproche n’effleure même pas certaines gloires au-dessus de toute atteinte, et de déclarer hors de cause un sculpteur comme Michel-Ange, des peintres comme Léonard et Raphaël ? Profiter des exemples antiques à la manière de ces maîtres immortels, ce n’est certes ni imiter mal à propos, ni enfreindre les lois de l’art chrétien : c’est au contraire l’achever et en compléter l’expression par un élément nouveau, — le beau extérieur et la correction suprême. Aussi doit-on hautement réprouver les efforts d’une petite secte dont le puritanisme étroit voudrait assigner pour date à la décadence de l’école italienne le moment où elle donna les témoignages les plus éclatans de sa grandeur ; mais, toutes réserves faites en ce qui concerne les chefs-d’œuvre de la renaissance, il faut reconnaître que le mouvement que l’on a qualifié ainsi introduisit, avec le progrès, certaines habitudes de pédantisme et de caprice. En répudiant ses propres traditions pour s’inspirer un peu inconsidérément de l’antique ou pour faire à la fantaisie une part trop large, l’art florentin, sous le pinceau ou le ciseau de bien des hommes habiles, perdit en partie ce caractère de profondeur et d’émotion intime qui avait signalé ses débuts. Il lui resta un goût pittoresque exquis, une finesse d’exécution admirable : il n’eut plus, il eut du moins plus rarement une grande portée morale et des formes d’expression strictement appropriées aux exigences de chaque sujet. Pour ne citer qu’une œuvre appartenant directement à l’orfèvrerie, les ornemens en bronze ciselés par Verocchio sur le tombeau de Jean et Pierrette Médicis dans l’ancienne sacristie de Saint-Laurent à Florence montrent assez que, même avant la fin du XVe siècle, l’exacte relation entre la décoration et la destination spéciale d’un monument avait cessé d’être une loi. Rien de plus ingénieux, au point de vue de l’harmonie linéaire, que ces guirlandes de fleurs et de fruits s’échappant, au sommet du sarcophage, de coquillages disposés en forme de cornes d’abondance, rien de plus élégamment ajusté que les rinceaux qui s’élancent des angles du monument pour aller s’épanouir sur ses faces ; mais en quoi cette riante ornementation indique-t-elle une sépulture, et une sépulture chrétienne ? La croix même est absente, et si la bague ornée d’un chaton, emblème adopté d’abord par les Médicis, si les noms inscrits dans le porphyre informent suffisamment nos regards, rien ne nous parle de la mort dans ce tombeau, qu’on pourrait, sans en outrager le caractère, réduire à l’office et aux proportions d’un coffret. Combien d’autres travaux, tantôt inutilement magnifiques, tantôt plus agréables que de droit, n’attestent-ils pas ce désaccord entre les intentions de l’artiste et l’objet du travail ! Trop souvent, dans la seconde moitié du XVe siècle, les œuvres de l’art florentin, œuvres charmantes à n’en estimer que la valeur pittoresque, ont ces mêmes dehors de grâce sans signification bien précise, sans raison d’être nécessaire, cette même élégance savante quant à la distribution des lignes, mais au fond un peu vide de sens. Les vases sacrés, les reliquaires, accusent le besoin d’agrément à tout prix auquel obéissaient les orfèvres formés à l’école du paganisme, et qui, d’abus en abus, devait amener une confusion de principes telle que les mêmes modèles servissent indistinctement pour l’exécution d’un surtout de table et pour l’ornement d’un autel.

Benvenuto Cellini ne fut donc ni le seul, ni le premier coupable en recherchant, de préférence à la rectitude du style, les formes propres surtout à caresser le regard. Ajoutons que son talent s’appliqua le plus souvent à des objets purement de luxe, à des travaux d’une destination toute mondaine. Une imagination capricieuse était de mise là plutôt qu’ailleurs, et l’artiste, en écoutant principalement sa fantaisie, ne fit jusqu’à un certain point qu’user de son droit, bien qu’il ait cru devoir insister dans ses écrits sur la justesse ou la profondeur des pensées qu’il entreprenait de traduire. Il arrivait quoi-parfois que quelque spectateur ne pût saisir du premier coup d’œil ces intentions, un peu trop subtiles : un jour, par exemple, le dessin d’une fontaine projetée pour le palais de Fontainebleau fit dire à François Ier « qu’en dépit de tous ses efforts pour comprendre ce que pouvait signifier ce projet, il n’en devinait pas le premier mot ; » mais Cellini ne serait pas homme à reproduire un aveu aussi compromettant pour sa gloire s’il n’y trouvait un correctif suffisant dans les complimens que le roi lui adresse ensuite à tout hasard, et surtout dans les louanges qu’il se prodigue de sa propre autorité. S’agit-il de patrons moins courtois ou moins généreux que François Ier, Cellini, en parlant d’eux, a un moyen fort simple de se consoler de leur mauvais vouloir ou de leur parcimonie : il les traite sans marchander « d’ânes », comme Octavien de Médicis, de « diables incarnés », ou d’ivrognes, » comme le cardinal d’Este et le pape Paul III lui-même.

On le voit, les façons d’agir de Cellini ne continuent pas plus les habitudes morales des artistes ses devanciers que les conditions mêmes de l’art italien, vers le milieu du XVIe siècle, ne rappellent les conditions premières. Le temps semble loin déjà où le suffrage des gens de goût était mis à plus haut prix que l’argent ou la partialité des grands, où Raphaël lui-même, si sûr qu’il fût de ses propres forces, demandait des avis aux Castiglione et aux Bembo, et modifiait patiemment l’expression de sa pensée jusqu’à ce qu’il eût contenté ces juges difficiles. Maintenant un simple orfèvre prétend être cru sur parole quand il affirme son infaillibilité, et honoré à l’égal des plus nobles maîtres pour le moindre ouvrage sorti de ses mains. Tout témoignage d’improbation ou seulement de froideur prend à ses yeux les proportions d’un attentat dont il ne se vengera pas d’ailleurs en travaillant à mieux faire : Pierre Arétin a enseigné à ses contemporains des moyens plus faciles de maîtriser l’opinion, et Cellini est de ceux à qui la leçon a le mieux profité. C’est en flattant qui le récompense, en injuriant qui le dédaigne, en imposant partout sa personne au moins autant que son talent, qu’il saura réduire à peu près tout le monde à une sorte d’admiration forcée ou bien au silence : triste exemple de ce que peut trop souvent l’esprit de jactance et d’intrigue, mais aussi exemple bon à méditer ! Quand les artistes s’appliquent à exagérer ainsi leur importance, quand ils mettent une vanité bruyante à la place d’une juste fierté et l’intérêt personnel au-dessus du zèle de l’art, ils réussissent quelquefois à surprendre le succès ; ils peuvent même, comme Cellini, abuser pour un temps la postérité : à un certain moment la lumière se fait néanmoins, la fraude se décèle, et ce moment ne tarde pas toujours à venir. Pour notre siècle surtout, instruit sur ce point par de bien fréquentes expériences, les méprises ne sauraient être durables. Maintenant que toutes les jongleries sont usées, toutes les manœuvres percées à jour, l’artiste qui essaie ou qui essaiera d’escompter la gloire ne fera pas longtemps des dupes, et le moindre châtiment qui l’attende est le dédain à courte échéance et un irrévocable oubli. — Mais revenons aux œuvres de Cellini et à l’époque de ses débuts.

Le premier ouvrage du jeune orfèvre fut un fermoir de ceinture en argent qu’il exécuta à Florence, et sur lequel, — écrivait Cellini quarante ans plus tard, — on voyait agencés, « suivant le goût antique, des guirlandes de feuillage, des figurines d’enfans et des masques extrêmement beaux. » Puis, à la suite d’une rixe qui avait fait scandale, — car, en même temps que sa carrière d’artiste, Cellini commençait cette carrière de spadassin dont il a si complaisamment raconté les odieuses prouesses, — il alla se fixer à Rome. Quelques pièces d’orfèvrerie fabriquées dans cette ville pour l’évêque de Salamanque, quelques bijoux vendus à des femmes de la haute société romaine ne tardèrent pas à le mettre à la mode, et deux ans s’étaient à peine écoulés qu’il avait obtenu la faveur de Clément VII, faveur toute particulière, à ce qu’il semble, et qu’accrurent encore certains services, fort étrangers à l’art, rendus au pape pendant le siège de Rome. Ces services d’ailleurs, il est au moins probable que Cellini en exagère passablement l’étendue et le nombre. Qu’il se soit vaillamment conduit pendant la lutte engagée sous les murs du château Saint-Ange, rien de mieux ; mais la portée de ses coups est si infailliblement heureuse pour la cause qu’il défend, il prend à son compte la mort de tant de gens, et des meilleurs, qu’on ne saurait suivre d’un œil très confiant la longue liste de ses succès. Si le connétable de Bourbon tombe pour ne plus se relever, c’est l’arquebuse de Cellini qui l’a renversé ; si le prince d’Orange est atteint à son tour, c’est encore Cellini qui a frappé ce second chef de l’armée impériale. Enfin au dernier moment un coup de canon vient-il à décider, sinon la victoire, au moins la cessation des hostilités, c’est que le feu a été mis à ce canon par la main de Cellini. À certains momens pourtant, il s’occupait d’une autre besogne dans ce même château Saint-Ange, d’où il foudroyait si bien l’ennemi. Chargé par Clément VII de démonter toutes les pierreries de la chambre apostolique et d’en faire fondre l’or, afin d’assurer au pape des ressources en cas de fuite, il s’acquittait de sa tâche entre deux décharges d’artillerie, sauf, — c’est lui qui nous l’apprend, — à prélever sur les lingots quelque chose pour son propre compte en vue du lendemain. Une précaution de ce genre ne mériterait-elle pas un nom plus sévère ? Notons aussi qu’en racontant à deux reprises l’opération qu’il dut accomplir par ordre du pape, il ne trouve pas une parole de regret pour les anciens monumens de l’art qui périrent ainsi sous ses doigts. Dans sa Vie, il mentionne simplement le fait ; dans son Traité de l’Orfèvrerie, il en prend occasion pour recommander le mode de construction du fourneau dont il s’est servi. Et cependant quels trésors d’invention et de goût, combien d’ouvrages précieux à divers titres sont venus s’anéantir dans le creuset de Cellini !

Aucune de ces œuvres, il est vrai, n’intéressait directement l’artiste, aucune d’elles n’était signée de son nom : qu’eût-il pensé ou dit des mains impies qui, dans une circonstance pareille, eussent détruit avec indifférence ses propres travaux, — le bouton de chape, par exemple, qu’il allait l’année suivante ciseler pour Clément VII, et qu’il nous décrit dans son Traité, non sans se comparer à Phaëton, fils du Soleil, sauf cette différence toutefois que Phaëton se rompit le cou à la suite de son entreprise, et que lui, Benvenuto, retira de la sienne infiniment d’honneur et de profit ? Nous ne savons dans quelle mesure le pape se fût accommodé de l’hyperbole. Il est certain du moins que Clément VII suivit de fort près les progrès du travail, et qu’il en pressa l’achèvement avec autant de zèle que s’il se fût agi d’un monument à la gloire de son règne. On s’étonnera peut-être qu’une œuvre aussi peu considérable, qu’un simple bouton de chape en un mot ait pu exciter à ce point la sollicitude de Clément VII ; mais il ne faut pas oublier que celui-ci, tout Médicis qu’il était, n’avait hérité de sa famille ni le goût éclairé d’un Laurent, ni les nobles passions d’un Léon X. Il ne faut pas oublier non plus que, excepté Michel-Ange, d’ailleurs assez mal en cour à cette époque, les maîtres qui venaient d’illustrer les règnes de Jules II et de Léon X avaient tous cessé d’exister. Enfin les années qui suivirent le siège de Rome étaient-elles un moment propice aux vastes entreprises, et ne semble-t-il pas naturel que, faute de grandes ressources en tout genre, on se contentât du peu qu’on avait sous la main ? Ce joyau, si cher à Clément VII et plus cher encore à Cellini, avait au surplus en soi une certaine importance. Bien qu’il ne subsiste aujourd’hui que dans la description qu’en a donnée l’artiste, on peut, sur ce seul document, pressentir les conditions compliquées, les difficultés matérielles, et même en partie les caractères du style de ce travail. L’ensemble de l’œuvre avait les dimensions d’une main ouverte. On voyait au milieu une figure représentant Dieu le père entourée d’anges ciselés les uns en ronde-bosse, les autres en bas-relief, les autres enfin presque à plat dans l’or, suivant l’éloignement progressif des plans et la distance où apparaissait chaque groupe. Cette figure principale, assise dans l’attitude de la bénédiction, reposait sur un énorme diamant acheté autrefois par Jules II au prix de 36,000 écus. Bon nombre d’autres pierres précieuses enrichissaient le fond et le cadre de la composition, que décoraient aussi des émaux de différentes couleurs. Enfin, sur la face interne de la plaque, se dessinaient en creux et en relief des mascarons, des coquillages et divers sujets d’ornement.

Benvenuto Cellini, on le voit, avait dans l’exécution du bouton de chape de Clément VII fait acte d’orfèvre, de joaillier et de graveur. Sans doute le choix de certains objets, l’idée d’associer par exemple à une image de la Divinité des mascarons et d’autres ornemens de pure fantaisie n’indiquent ni un goût très sévère, ni un sentiment très exact des convenances morales du sujet. Le tout attesterait plutôt, et une fois de plus, ce besoin commun aux artistes de l’époque d’introduire les formules païennes jusque dans l’expression des dogmes bibliques. Quant aux procédés employés pour sertir ces pierreries, pour ciseler ces figures et pour incruster ces émaux, ils constituaient du moins un progrès, et l’on voit par tous les détails où Cellini entre à ce propos qu’il perfectionna véritablement, au point de vue technique, la méthode de ses prédécesseurs. Au point de vue technique, avons-nous dit : c’est là en effet qu’il convient de se placer pour faire à ce talent sa meilleure part. Une grande habileté de main au service d’un esprit peu étendu, mais délié, une sorte de dextérité dans les habitudes intellectuelles aussi bien que dans la pratique, tels sont les caractères qui distinguent en général les œuvres de Cellini. Le bouton destiné à fermer la chape de Clément VII n’avait probablement pas un autre mérite. Ce travail toutefois n’autorise que des conjectures, et il est temps d’invoquer des témoignages plus décisifs, de consulter, en regard des allégations de l’artiste, les travaux de sa main qui ont survécu.

Benvenuto Cellini cite avec orgueil les médailles qu’il fit à diverses époques, médailles universellement admirées, dit-il, et préférées par les bons juges aux chefs-d’œuvre de l’antiquité. Nous doutons qu’aujourd’hui les mêmes préventions puissent subsister, et qu’en examinant côte à côte, avec les œuvres de l’artiste en ce genre, non pas les monumens antiques, mais seulement les pièces qu’ont laissées les anciens orfèvres italiens, on attribue à celles-ci un mérite moindre qu’aux pièces sorties de l’atelier de Cellini. Le contraire arrivera plutôt, et ce sera justice. Ainsi, que l’on rapproche de cette médaille de Clément VII, dont l’auteur se montre si fier, les médailles exécutées vers le milieu du siècle précédent par Pisanello et Matteo de’ Pasti, on sentira ce que le portrait du pape a de grêle dans le dessin, d’indéterminé dans la physionomie, tandis que les portraits voisins apparaîtront avec l’accent de la vie, l’ampleur du style, le caractère de chaque modèle clairement défini. Même résultat et peut-être plus significatif encore, si l’on substitue à l’effigie de Clément VII l’effigie de Paul III, ou cette médaille d’Alexandre de Médicis dont Lorenzino s’était chargé de fournir l’inscription alors qu’il méditait pour le tyran de Florence on sait quel autre mode d’apothéose. Comparé à l’art des maîtres antérieurs et même de quelques maîtres contemporains, — Grechetto et Bernardi entre autres, — l’art de Cellini n’exprime plus que l’industrie matérielle, l’habile emploi du moyen ; encore ce genre de mérite n’est-il pas si personnel à l’orfèvre florentin qu’on ne puisse le retrouver à peu près au même degré dans les œuvres des disciples, dans la médaille par exemple où Paolo Gozzi a reproduit les traits de Philippe II. Il ne s’agit donc pas ici d’une manière particulière d’apercevoir et de rendre la nature ; il s’agit seulement d’une pratique adroite, soigneuse souvent jusqu’à la minutie, et de procédés assez indépendans du sentiment. Or de tels secrets sont de ceux qui se divulguent, et l’on conçoit que Cellini ait pu les révéler tout entiers dans son Traité de l’Orfèvrerie, comme on comprend qu’il se soit rencontré des gens pour s’en emparer et les exploiter à leur tour. Soyons juste toutefois : à certains momens, Cellini a su montrer un talent d’un ordre plus élevé, le jour surtout où il fit la médaille de François Ier, œuvre d’un caractère héroïque sans emphase, d’une expression nette sans sécheresse, et dont l’exécution, çà et là un peu précieuse encore, accuse cependant plus que de coutume le goût et la recherche du grand style.

Il est singulier que Cellini, si attentif d’ordinaire à mentionner jusqu’aux moindres de ses ouvrages, ait passé celui-là sous silence dans son Traité aussi bien que dans sa Vie. À plusieurs reprises il parle de la médaille qu’il grava pour Clément VII ; il ne dit pas un mot de la médaille de François Ier, médaille parfaitement authentique pourtant, signée de son nom comme la première, et le meilleur spécimen de son talent en ce genre. Une pareille omission est d’autant plus digne de remarque que tout ce qui se rattache au séjour de l’artiste en France, à ses travaux dans ce pays, et même à des faits en dehors de son art, est rapporté par lui avec une complaisance extrême, et plutôt amplifié qu’amoindri, témoin certaine description des voyages de la cour dans laquelle il représente le roi ne se rendant d’une résidence à une autre qu’escorté de dix-huit mille hommes, sans compter douze mille chevaux, dont l’unique office est de traîner ses bagages. Comment un homme si bien instruit des habitudes de François Ier a-t-il pu oublier qu’il avait fait le portrait de ce souverain magnifique ? Comment a-t-il laissé échapper une occasion si belle de vanter son propre talent et de nous rappeler la haute faveur dont il était l’objet ?

Quoi qu’il en soit, on sait que Benvenuto Cellini quitta le service de Paul III pour venir en France, et qu’il passa cinq années à peu près tant à Fontainebleau qu’à Paris. Les années précédentes avaient été marquées par bien des aventures. Meurtres, emprisonnemens, agitations de toute sorte, y compris de honteuses amours, rien ne manque à cette phase de la vie de l’artiste, et la période suivante sera digne en tous points de celle-ci. Les mœurs de l’époque étaient-elles donc telles qu’elles comportassent naturellement cet incroyable mélange de passion sauvage et d’intelligence raffinée, d’immoralité et de talent, d’élégance d’esprit et de bassesse d’âme ? On l’a prétendu quelquefois, et l’on a voulu excuser ainsi la candeur effrontée avec laquelle Cellini se glorifie d’un assassinat aussi bien que d’une œuvre d’art, d’une nuit de débauche aussi bien que d’une heure d’inspiration. L’auteur d’une traduction, d’ailleurs très recommandable, de la Vie de Cellini, M. Léclanché, va même jusqu’à dire dans l’avant-propos de son ouvrage : Les passions de Cellini furent les passions de l’Italie tout entière, ses erreurs les erreurs de son temps, ses excentricités les excentricités de toute la renaissance. À Dieu ne plaise qu’il faille confondre tous les personnages ou seulement les artistes du XVIe siècle avec un excentrique de cette sorte, les faiblesses de Raphaël, que d’ailleurs il payait de sa vie, avec des erreurs qui ôtaient la vie aux autres, les nobles passions et la fierté d’un Michel-Ange avec cette vanité folle et ces passions de grand chemin ! Non, l’homme qui frappe sans marchander, à Florence, à Rome, à Paris, quiconque offense son amour-propre ou gêne son ambition ; le bravo qui le plus souvent brandit son poignard en face de ceux dont il n’a rien à craindre, et qui le tire dans l’ombre lorsqu’il rencontre des adversaires redoutables ; le satrape de bas étage qui se venge des cœurs qui lui échappent en ensanglantant jusqu’à ses plaisirs[1], — un tel homme ne saurait personnifier toute une classe, encore moins toute une époque. Que par quelques côtés il représente les mœurs italiennes et les sensualités de la renaissance, je le veux bien ; mais gardons-nous de voir en lui un caractère générique et un type. Une société composée de pareils hommes serait tout simplement un assemblage de bandits, et, pour associer des confrères dignes de lui à un artiste de cette trempe, il faudrait grouper, non les artistes contemporains, purs au moins de pareils crimes, mais ceux qui à diverses époques se sont signalés par quelque détestable forfait, — Andréa del Castagno par exemple, le meurtrier de Domenico Veneziano, et Belisario Gorenzio, qui empoisonna, dit-on, Dominiquin.

Il est présumable que Cellini arrivait à la cour de France précédé seulement de sa réputation d’habile orfèvre. Accueilli par le roi avec une singulière bienveillance, il se vit, dès les premiers jours, accablé de faveurs et de travaux. Aux commandes qu’il lui avait faites, François Ier ajouta bientôt des lettres de naturalisation, le titre de seigneur du Petit-Nesle, — château construit, on le sait, à peu près sur le terrain qu’occupent aujourd’hui les bâtimens de l’Institut, — enfin le don viager de cette demeure et le droit de l’habiter seul. Quant à la dernière clause, elle ne laissait pas, il est vrai, d’entraîner quelques difficultés d’exécution. Bien des gens installés de longue main dans le château ou dans ses dépendances refusèrent d’abord de céder la place. On jugera du nombre des familles et de la variété des industries réunies au Petit-Nesle, lorsque nous aurons dit qu’à l’époque où Cellini voulut prendre possession de son domaine, il s’y trouvait, entre autres établissemens, un jeu de paume, une distillerie, une imprimerie et une fabrique de salpêtre. Le nouveau seigneur du lieu n’était pas homme à réclamer ses droits dans la forme ordinaire : il arma ses élèves et ses ouvriers, livra un véritable assaut aux récalcitrans, bouleversa leurs habitations, et jeta leurs meubles par les fenêtres. Par malheur, quelques-uns de ceux qu’il venait d’évincer ainsi étaient les protégés de la duchesse d’Étampes, dont Cellini n’avait pas su, tant s’en faut, se concilier les bonnes grâces. Informée de l’affaire, la favorite en instruisit à son tour le roi, qui commença de reconnaître aux façons d’agir de l’artiste moins d’opportunité qu’à son talent. Les juges intervinrent ensuite, et le procès suivit son cours jusqu’au jour où les intéressés retirèrent eux-mêmes leur plainte après une entrevue avec l’accusé, entrevue dont celui-ci nous a transmis les détails. « Lorsque je me vis, dit-il, sous le coup des sentences que tous ces avocats avaient obtenues contre moi, et sans appui d’aucune sorte, j’appelai à mon aide une longue dague que je possédais, car j’ai toujours eu le goût des belles armes. L’homme à qui je m’adressai d’abord fut celui qui m’avait intenté cet injuste procès. Un soir, je lui portai avec ma dague tant de coups dans les jambes et dans les bras, en évitant de le tuer toutefois, que je le mis hors d’état de marcher dorénavant. J’allai ensuite trouver l’acheteur qui avait pris l’affaire à son compte[2], et je le tailladai si bien, lui aussi, que la fin du procès s’ensuivit. Rendant grâces à Dieu de cela comme de toutes choses, j’espérai alors pouvoir vivre quelque temps sans être molesté. »

Voilà donc Cellini, sa vengeance et ses dévotions une fois accomplies, libre de se remettre à l’œuvre et de poursuivre en paix les travaux que lui a confiés le roi. De ces travaux, qui occupaient, outre le maître lui-même, un nombre considérable d’apprentis et d’élèves, bien peu subsistent aujourd’hui. À l’exception de la Nymphe de Fontainebleau, vaste et faible ouvrage dont nous parlerons plus loin, les morceaux que l’on possède en France n’ont qu’une importance médiocre, sinon même une authenticité douteuse. Les riches candélabres en argent faits pour le palais de Fontainebleau ont disparu comme l’aiguière et le bassin offerts à François Ier par le cardinal d’Este, et la seule pièce d’orfèvrerie appartenant à cette époque qui puisse nous donner une idée complète de la manière de Cellini, c’est à Vienne, au cabinet des antiques, qu’il faut aller la chercher : nous voulons parler de cette salière d’or destinée autrefois à orner la table royale, et qui passe pour le chef-d’œuvre de l’artiste[3]. Lui-même semble avoir pensé qu’on devait en juger ainsi, ou que du moins un tel morceau importait singulièrement à sa gloire, car il en a décrit la composition et les détails avec un soin minutieux. « La salière du roi, dit-il, était de forme ovale, de la grandeur de deux tiers de brasse environ, tout entière d’or, et travaillée au ciselet[4]. Comme je l’ai dit à propos du modèle, j’avais représenté la Mer et la Terre sous la forme de deux figures assises… La Mer portait un trident dans la main droite, et dans la gauche une barque délicatement ciselée, destinée à contenir le sel. Au-dessous de cette figure se groupaient quatre animaux marins, ayant chacun le poitrail, les jambes de devant et les sabots d’un cheval, et le reste du corps d’un poisson. Leurs queues, armées de nageoires, s’entrelaçaient les unes dans les autres le plus agréablement du monde. La Mer, assise au-dessus du groupe, dans une attitude tout à fait noble, était environnée d’une multitude d’animaux marins et de poissons se jouant dans les flots, dont j’avais reproduit au naturel la forme et la couleur, grâce à un excellent travail d’émaillure. J’avais donné à la Terre l’apparence d’une femme parfaitement belle, entièrement nue comme la figure d’homme qui représentait la Mer, et tenant dans une main la corne d’abondance. Sa main gauche supportait un petit temple d’ordre ionique travaillé avec une finesse extrême et disposé de manière à recevoir le poivre. Aux pieds de cette femme, j’avais réuni les plus beaux des animaux qui habitent la terre, et imité les terrains, les rochers, soit en employant l’émail, soit en laissant paraître le champ même de l’or. L’ensemble de mon travail reposait sur un socle d’ébène le long duquel j’avais distribué quatre figures d’or, un peu plus saillantes qu’en demi-relief, et représentant la Nuit, le Jour, le Crépuscule et l’Aurore. Enfin quatre autres figures de même grandeur, personnifiant les quatre vents, étaient travaillées et émaillées en partie avec toute la grâce et l’adresse que l’on pourra s’imaginer. Lorsque je présentai cette salière au roi, il poussa un cri de surprise, et la contempla longtemps sans pouvoir rassasier ses yeux. Il m’enjoignit ensuite de la reprendre et de la garder chez moi jusqu’à nouvel ordre. Je la remportai donc au logis, et j’invitai aussitôt à s’y rendre quelques-uns de mes plus chers amis ; puis je dînai joyeusement avec eux, après avoir placé au milieu de la table cette salière, dont nous fûmes ainsi les premiers à faire usage. »

Sauf quelque inexactitude dans la description de certains détails, — inexactitude qu’expliquent d’ailleurs les vingt années écoulées entre la date du travail et l’époque où l’auteur en rendait compte de mémoire, — les renseignemens que Cellini nous donne sur son ouvrage permettent d’en apprécier assez bien l’intention générale. On peut, sans courir le risque de se tromper, pressentir d’après le texte une composition suffisamment ingénieuse, des élémens pittoresques choisis avec à propos ; mais on serait mal venu à croire Cellini sur parole, quand il s’applaudit de l’art avec lequel ces élémens sont mis en œuvre, ces principes de composition développés. Il y a dans l’aspect de l’ensemble quelque chose de grêle et de lourd en même temps, dans les lignes un certain trouble qui fait hésiter le regard, et l’empêche de saisir une silhouette générale, un galbe bien défini. L’angle ouvert que forment les deux figures de la Mer et de la Terre, assises chacune de son côté et se penchant un peu en arrière, est accidenté par la saillie des jambes, qui se replient, sans qu’il résulte de cette combinaison de formes rien de plus qu’une agitation inutile. L’enchevêtrement massif des animaux accumulés entre la base et les figures fait ressortir d’autant plus les lignes à la fois lâches et tourmentées de celles-ci. Ajoutons que le dessin du groupe principal offre le même mélange de recherche excessive et de mollesse. La figure de la Mer et celle de la Terre n’ont pas moins chacune de vingt ou vingt-cinq centimètres : leurs dimensions, si restreintes qu’elles soient, ne pouvaient faire obstacle à une expression plus large de la forme, et les statuettes que nous a léguées l’antiquité montrent assez que l’ampleur du modelé ne dépend pas de la grandeur du champ où l’on opère. Si donc Cellini n’a pas mieux rempli sur ce point les conditions de sa tâche, la faute ne peut être imputée qu’à lui. Quant aux travaux d’un ordre plus directement matériel, quant aux opérations qui exigent l’infaillibilité de la main et une expérience profonde des procédés, la salière de François Ier prouve que Cellini excellait à les accomplir. Nul ne sut mieux que lui associer l’émail à l’or, exprimer curieusement un détail avec l’outil le plus rebelle, en un mot résoudre, sinon les difficultés de l’art, au moins toutes les difficultés du métier. C’est en cela, il faut le redire, que consiste sa vraie supériorité ; c’est là le genre de mérite que mettent en relief, aussi bien que les ouvrages dont nous avons parlé, les coupes conservées aujourd’hui dans le cabinet des Gemme à Florence, le médaillon en or ciselé et émaillé que l’on voit dans la collection de Vienne, et qui représente les amours de Jupiter et de Léda, d’autres pièces encore qu’il faudrait citer à côté de celles-ci, si l’on ne craignait de multiplier les exemples outre mesure. Le tout, remarquable au point de vue de la fabrication, n’a, au point de vue de l’art, qu’un intérêt bien moindre, une valeur très souvent contestable, et le plus sûr est de chercher ailleurs des modèles d’imagination, de goût pur et de style.

Mais, dira-t-on, c’est prendre bien au sérieux ce qui n’a en soi qu’une portée et un caractère fort peu graves. Est-ce quand il s’agit de pièces d’orfèvrerie et de bijoux qu’il convient de demander à l’art des formes d’expression puissantes, et l’artiste n’aura-t-il pas assez fait en pareil cas s’il a su donner à sa pensée un tour délicat et facile ? Sans doute il ne faut pas la main d’un Michel-Ange pour agencer de menus ornemens ou pour ciseler des figurines ; il ne faut pas viser à renfermer un poème épique dans les proportions d’un sonnet. Suit-il de là toutefois que cette délicatesse puisse impunément dégénérer en mesquinerie, et cette facilité en purs tours d’adresse ? Une part, et une part nécessaire, n’est-elle pas à faire aussi à la justesse des intentions, à la précision du style, à l’élévation du sentiment ? Puisque l’allégorie, l’allusion morale ou poétique interviennent dans le travail, que ce travail au moins ne soit pas en désaccord avec les souvenirs qu’il réveille ou les idées qu’il prétend exprimer. S’agit-il de combinaisons absolument décoratives, de formes associées les unes aux autres sans signification positive, sans autre fin que le plaisir des yeux : il faut que, même ici, le caprice ait sa raison d’être, que ces lignes et ces formes impossibles empruntent une sorte de vraisemblance à l’ordre dans lequel elles auront été disposées. Veut-on des exemples, les ornemens gravés par les niellatori florentins au XVe siècle expliqueront ce que nous essayons d’indiquer. À coup sûr, de pareils ouvrages ne reproduisent guère les réalités qui nous entourent ; ils en définissent tout au plus quelques fragmens accouplés comme au hasard, et l’on dirait au premier abord que ces élémens à peu près chimériques auraient pu, sans dommage pour la composition, se coordonner tout autrement. Si l’on examine pourtant la distribution des divers détails, si l’on creuse la pensée qui les a groupés ainsi, on sentira qu’ils résultent logiquement les uns des autres, que, telle forme une fois donnée, telle autre ne l’avoisine qu’à titre de corollaire et de complément indispensable. Et quelle aisance dans ces déductions pittoresques ! quelle science sous cette grâce ! quel accent magistral dans ces œuvres presque microscopiques ! Dans les œuvres de Cellini au contraire, une sorte de bizarrerie pédantesque, quelque chose de surchargé ou d’interrompu mal à propos déconcerte le regard. Le style, capricieux sans ingénuité et laborieux sans précision, exprime des intentions précieuses plutôt que fines, une originalité recherchée plutôt qu’un goût vraiment original ; en un mot, ce talent, quelque indépendance qu’il affecte, manque pour ainsi dire d’instinct. Rien de l’étrangeté exquise qui caractérisait les travaux de l’ancienne école florentine dans ces ornemens, dans ces figures où l’instrument se montre si habile et la main qui le dirige si incomplètement inspirée : pas une tête dont l’expression vous saisisse, pas une forme ressentie et traduite à la manière des dessinateurs de haute race. Cellini connaît à merveille tous les secrets de la pratique, il parle correctement la langue de son art ; mais entre un artiste de cette sorte et un maître la distance ne reste pas moins grande qu’entre un versificateur et un poète. Aussi en est-il des écrits qu’il a laissés comme de ses autres œuvres : ils ne sauraient être consultés avec fruit qu’à titre de renseignemens techniques. Ne cherchez pas dans son Traité de l’Orfèvrerie ces vives lueurs qui éclairent çà et là les livres didactiques de Leone Battista Alberti ou les Lettres de Poussin : vous n’y trouverez, à côté de beaucoup de détails sur ses succès personnels et sur ses aventures en tout genre, que des préceptes fort étrangers à l’esthétique. Cellini se contente de nous faire part des moyens de fabrication qu’il a éprouvés, et le plus souvent perfectionnés. Ses confidences peuvent être utiles aux hommes du métier, intéresser même d’autres lecteurs, parce qu’elles révèlent l’état de l’industrie italienne au XVIe siècle ; mais celui qui les a écrites se montre ici tel qu’il nous apparaît comme artiste, et, pas plus que son burin ou son ciselet, sa plume n’est en mesure de répandre des enseignemens hautement profitables, ni des exemples vraiment féconds.

Le rôle de Benvenuto Cellini en tant qu’orfèvre relève donc du métier plus immédiatement que de l’art. Son talent de sculpteur et les préceptes qu’il donne sur la statuaire tendent-ils à démentir l’opinion que nous venons d’exprimer ? En interrogeant les travaux qui ont rempli la seconde moitié de sa carrière, il sera facile de reconnaître ce qu’il y a au fond d’impuissance sous ces nouveaux dehors d’autorité, et quelle insuffisance d’imagination, de sentiment, de science même, cachent ces faux chefs-d’œuvre, admirés en général un peu trop sur la foi de l’auteur.


II

« Afin de bien établir mon crédit et d’inspirer une pleine confiance à quiconque lira ce livre, dit Cellini au début de son Traité de la Sculpture, je mentionnerai tout de suite les grands ouvrages en bronze que j’ai exécutés dans la célèbre ville de Paris pour l’illustre roi François Ier. Et plus loin : « es vieux maîtres (ceux qu’il avait rencontrés ici) bénissaient le jour et l’heure où ils m’avaient connu. »Quoi de plus clair ? Au tl’on dont Cellini affirme ses talens et ses services, on doit croire que nous avons affaire à l’un des princes de l’art, et qu’il n’y a pas à discuter les titres d’un homme aussi sûr de son fait. Si l’on s’avise pourtant de contrôler l’importance qu’il se donne par l’examen de ses œuvres mêmes, on trouvera un orgueil passablement déplacé dans ces façons de grand seigneur, et sous ce fier langage un large fonds de hâblerie. Et d’abord pourquoi nos « vieux maîtres » se seraient-ils montrés si reconnaissans envers l’artiste florentin ? Qu’apprirent-ils, que pouvaient-ils même apprendre à son école ? Il leur enseigna, nous dit-il, certains procédés de fonte plus sûrs ou moins compliqués que les procédés jusqu’alors en usage ; mais en dehors de ces indications toutes matérielles quelles leçons leur donna-t-il ? Si tant est qu’en France on ait béni sa venue, il ne paraît pas en tout cas qu’on ait fort pieusement accepté son influence. Rien de plus naturel d’ailleurs : les sculpteurs français de cette époque avaient sous les yeux d’assez bons modèles pour qu’il leur fût très peu nécessaire de recourir aux exemples de Cellini.

Quelle était en effet la situation de notre école au moment où Cellini prétendait s’attribuer ce rôle de messie ? Léonard de Vinci et André del Sarto étaient venus en France quelques années auparavant. Merveilleusement propres l’un et l’autre, — le premier surtout, — à diriger l’art de notre pays dans le sens de ses inclinations naturelles, le temps et peut-être l’occasion leur avaient manqué pour déterminer dans le domaine de la peinture un progrès décisif. Nos peintres, qui, par malheur, allaient se soumettre si docilement au joug du Rosso et du Primatice, n’avaient pu ou n’avaient pas su accepter une discipline bien autrement conforme à leurs instincts. Au lieu de chercher dans les exemples de Léonard le secret d’assouplir leur style un peu sec, mais non sans finesse, ils s’étaient pour la plupart évertués à contrefaire ce que l’on appelait alors la grande manière florentine, et l’on peut dire que, sauf dans les travaux des portraitistes, la peinture française débutait en quelque sorte par la décadence ; mais il n’en allait pas ainsi de la sculpture, qui depuis bien des années d’ailleurs n’en était plus en France à ses débuts. Sans parler des monumens antérieurs, de cette longue série de beaux ouvrages que leur avait légués le moyen âge, nos sculpteurs du XVIe siècle pouvaient puiser des inspirations et des conseils dans les morceaux signés par des maîtres contemporains. Déjà le Tombeau de François II, duc de Bretagne, monument dû au ciseau de Michel Colombe, et que l’on admire aujourd’hui à Nantes, les tombeaux sculptés par Jean Juste à Tours et à Saint-Denis, avaient ouvert pour la statuaire française une ère nouvelle et annoncé les œuvres qui allaient éclore sous la main de Ligier Richier, de Pierre Bontemps et de Germain Pilon. Pas plus que la sculpture, l’architecture n’attendait, pour devenir florissante, qu’un artiste étranger vînt donner à la France des exemples qu’elle était plutôt en mesure de fournir aux autres pays. Serlio lui-même, appelé d’Italie par François Ier, n’eut-il pas lieu de reconnaître avec quelle supériorité l’art était pratiqué chez nous ? Et lorsqu’il fut question de reconstruire le Louvre, ne déclara-t-il pas que les projets de Pierre Lescot méritaient à tous égards d’être préférés aux siens ? On l’ignore ou on l’oublie trop souvent, — et les écrits de Cellini ne tendent pas à réformer sur ce point nos erreurs, — les sculpteurs et les architectes français du milieu et de la fin du XVIe siècle n’auraient pas rencontré à Florence ou à Rome non-seulement des maîtres, mais même des égaux. Loin d’avancer un paradoxe, on rétablit au contraire un fait en disant qu’on trouverait difficilement alors dans l’école italienne des rivaux à opposer aux sculpteurs et aux architectes qui se succédèrent en France depuis Jean Cousin jusqu’à Jean Goujon, depuis Pierre Lescot jusqu’à Philibert Delorme.

À l’époque où Cellini vint s’installer à Paris. (1540), plusieurs de ces excellens artistes n’avaient pas, il est vrai, produit encore leurs plus importans ouvrages ; mais le nombre de ceux qui avaient fait leurs preuves était assez considérable déjà pour que le nouveau venu dût au moins tenir quelque compte d’une école à laquelle ne manquaient ni les précédens, ni l’activité. Et cependant il semble qu’en se mettant ici à la besogne, il ait eu pour mission d’initier à l’art un peuple qui jusque-là n’en avait rien pu savoir ! Entreprend-il, sur l’ordre du roi, de composer et d’exécuter l’ensemble d’une décoration pour la porte du palais de Fontainebleau : on dirait presque qu’il y va de l’avenir de la sculpture en France, et qu’une pareille tâche aux mains d’un pareil homme servira d’immortel exemple à quiconque essaiera de manier un ébauchoir. Il n’est pas inutile d’ailleurs de faire remarquer que celui qui s’érigeait ainsi en initiateur souverain en était lui-même à commencer son apprentissage de sculpteur. En Italie, Cellini n’avait produit encore que des ouvrages d’orfèvrerie et de joaillerie, ce qui ne l’avait pas empêché, à son arrivée en France, d’exiger un traitement annuel égal au traitement alloué autrefois à Léonard de Vinci. C’était bien le moins que, pour consoler le roi de la mort d’un grand peintre, il lui promît tout d’abord un grand sculpteur, et qu’il songeât à doter notre pays d’un équivalent en bronze ou en marbre de la Joconde, dût ce chef-d’œuvre être son coup d’essai. Or ce morceau destiné à nous révéler les conditions du beau et du grand style, ce modèle qui devait populariser parmi nous toutes les perfections de la statuaire, on sait la mine qu’il fait aujourd’hui au Louvre à côté des spécimens de la sculpture française, Expiation bien méritée des vantardises de Cellini : sa Nymphe de Fontainebleau, placée en regard des œuvres de Jean Cousin et de ses successeurs, ne réussit qu’à rendre sensibles la vanité de ce talent qui prétendait régénérer l’art de notre pays et l’autorité de l’école que Cellini dédaignait si cavalièrement.

De toute la décoration imaginée par l’artiste florentin, il n’est resté que le vaste bas-relief de bronze où il a représenté cette Nymphe. Les ornemens qui l’accompagnaient n’existent plus ; quelques-uns même n’ont jamais été terminés. Il n’est donc pas possible d’apprécier la partie architecturale du travail, et l’on a pour tous documens sur ce point les détails que Cellini a pris soin d’enregistrer lui-même, — détails auxquels se mêlent, comme de coutume, force particularités biographiques et des souvenirs recueillis par l’écrivain avec un cynisme naïf : témoin l’effort de mémoire qu’il lui faut faire pour constater les droits d’aînesse d’une fille née de ses amours avec une pauvre créature nommée Jeanne qu’il avait séduite à Paris. « Jeanne me donna une fille, dit-il. De tous les enfans que j’eus, celui-là, autant qu’il m’en souvient, fut le premier[5]. » Mais revenons à l’œuvre qui préoccupait bien autrement sa sollicitude paternelle, à cette Nymphe de Fontainebleau dont il parle du moins sans nulle crainte de méprise, sans incertitude d’aucune sorte.

La figure destinée à couronner la porte principale du palais de Fontainebleau était primitivement une allusion à l’origine de la résidence royale construite par François Ier. Elle devait personnifier une source, la fontaine de Belle-Eau, découverte un jour à la chasse par les chiens de la meute royale. Sous le règne de Henri II, elle changea de sens comme de destination : on l’envoya, au château de Diane de Poitiers, à Anet, grossir le nombre des, images de la déesse que la maîtresse du logis reconnaissait pour sa patronne. Diane ou nymphe, qu’importe le nom au surplus ? Les intentions allégoriques ont dans le travail de Cellini un caractère si incomplètement défini, que le champ reste libre aux interprétations. Il ne s’agit ici en effet ni d’une Diane se manifestant, comme la Diane de Jean Goujon, dans sa beauté radieuse et dans sa gloire, ni d’une chaste naïade, d’une Source comme celle dont le pinceau d’un grand maître nous révélait naguère la mystérieuse demeure. Cellini nous montre simplement une femme fort dévêtue, se reposant au bord de l’eau en compagnie d’un cerf que ne paraissent pas émouvoir plus qu’elle les aboiemens de la meute qui survient. L’exécution rachète-t-elle la nullité de la composition ? Il suffit de se rappeler les ouvrages des maîtres antérieurs, — les figures en demi-relief de Donatello et de Desiderio da Settignano par exemple, — pour sentir ce que le dessin et le modelé ont ici de faux ou d’insuffisant, et quelle large part de complicité revient à Cellini dans les erreurs de l’école qui succéda en Italie à l’école de la renaissance. Les sculpteurs italiens du XVe siècle avaient pu quelquefois manquer de puissance, s’il faut entendre par ce mot l’ampleur du faire et cette énergie de style qu’il n’appartint ensuite qu’à Michel-Ange de concilier avec la finesse ; mais quelle délicatesse dans leur manière de rendre la nature, quelle correction savante sans ostentation, rigoureuse sans sécheresse ! La manière de Cellini au contraire est à la fois grêle et emphatique. Quoi de plus inerte que la silhouette de cette longue figure où la raideur linéaire parodie la majesté ? Quoi de plus vide que le modelé de la poitrine, de plus pauvre que le dessin des jambes ? Des prétentions à la grandeur compliquées de préoccupations mesquines, une main habituée à exprimer des formes exiguës dépaysée dans un travail gigantesque et s’évertuant à jouer l’aisance, — voilà ce qu’accuse fort clairement l’œuvre dont l’orfèvre florentin entendait se faire un titre pour prendre rang parmi les statuaires. Faut-il s’étonner après tout du résultat de sa tentative ? Un artiste familiarisé avec les vastes entreprises peut bien, sans apprentissage préalable, mener à bonne fin des tâches de dimension et de portée plus modestes, exceller même dans cet ordre de travaux qu’il aborde pour la première fois. Qui peut le plus peut le moins ; les sculpteurs italiens l’ont prouvé de reste quand ils se sont occupés de quelque ouvrage d’orfèvrerie, et l’on expliquerait par des raisons semblables la supériorité des peintres d’histoire qui ont traité accidentellement le paysage sur les paysagistes de profession ; mais, est-il besoin de le dire ? qui peut le moins ne peut pas toujours ni aussi bien le plus. On n’aborde pas tout d’un coup sans péril les plus hautes conditions de l’art, on ne devient pas d’un jour à l’autre capable de modeler à souhait une composition monumentale quand on n’a fait toute sa vie que monter des bijoux, ciseler des salières ou graver des médailles. La Nymphe de Fontainebleau atteste, au moins chez Benvenuto Cellini, l’impossibilité d’une transformation aussi radicale.

Il ne semble pas que François Ier ait jugé de cette façon l’essai de grande sculpture où s’était aventuré l’artiste qu’il protégeait, bien que les statues antiques moulées en Italie et rapportées à Fontainebleau dussent être en pareil cas des termes de comparaison concluans. Si l’on en croit Cellini, le roi salua sans hésiter le travail du nom de chef-d’œuvre, et l’auteur lui-même du glorieux titre d’ami. François Ier ce jour-là ne plaçait pas très opportunément son admiration, mais, il faut en convenir, il plaçait son amitié plus mal à propos encore. En général, la bienveillance dont il honora longtemps un pareil homme s’explique assez difficilement. Après les embarras de plus d’une sorte que suscitaient autour de lui les exigences de Cellini, après les tours pendables que celui-ci jouait à tous les gens auxquels il avait affaire, on ne comprend guère que le roi vécût dans une appréhension perpétuelle de voir s’éloigner un serviteur aussi fâcheux. Il y a bien des momens où les sentimens tout contraires de la duchesse d’Étampes et d’autres personnages de la cour semblent beaucoup mieux justifiés, et où l’on serait presque tenté de partager l’avis du comte de Saint-Paul, qui, pour rassurer François Ier sur le danger de perdre son protégé, lui proposait simplement « de le faire attacher une bonne fois à un gibet. » On ne saurait dire pourtant que le roi ait persévéré jusqu’au bout dans sa vive affection pour Cellini, ou que du moins il ne se soit jamais résigné à se passer de lui et de ses services, puisque, après l’avoir dépossédé d’une partie de ses travaux pour les confier au Primatice, il lui accorda à peu près l’autorisation de retourner en Italie. Cellini une fois parti, François Ier ne tarda pas à se refroidir singulièrement à son égard, si bien même qu’avant la fin de l’année il lui faisait écrire, non pour lui intimer l’ordre de revenir, mais pour le sommer de rendre ses comptes, sous peine de laisser en France une assez triste opinion de sa probité.

Nous avons essayé de démontrer l’insuffisance de Cellini dans la statuaire, en prenant pour spécimen de sa manière une de ses œuvres les plus importantes, la Nymphe de Fontainebleau. Après avoir mentionné le buste en bronze de Côme Ier, que possède la galerie de Florence, et un grand crucifix en marbre placé aujourd’hui dans le monastère Saint-Laurent, à l’Escurial, il nous reste à examiner une œuvre beaucoup plus célèbre, — cette statue de Persée qui depuis trois siècles figure sur la place du Palais-Vieux, à Florence, et que l’on regarde en général non-seulement comme le chef-d’œuvre de l’artiste, mais aussi comme l’un des plus beaux produits de l’art italien au XVIe siècle. Ici encore l’opinion s’est montrée trop favorable à Cellini ; mais, hâtons-nous de le dire, si imparfait à plus d’un égard que soit le Persée, il atteste du moins un zèle de l’art et des études dont on ne trouverait dans les travaux précédens ni des traces aussi profondes, ni des témoignages aussi sérieux. En outre, parmi les ouvrages de l’artiste, celui-ci est le seul peut-être qui se relie à des souvenirs honorables pour l’homme, le seul dont l’exécution ait si bien absorbé toutes les forces de sa volonté, que les mauvaises passions se soient comme d’elles-mêmes imposé silence et refoulées en quelque sorte sous la pression du devoir. On se rappelle ce qu’il a fallu à Cellini d’obstination et d’énergie pour mener à bonne fin ce travail. On sait avec quelle infatigable constance il lutta pendant plusieurs années contre le mauvais vouloir de ses confrères et souvent du duc lui-même, contre les défiances de la foule, et, au dernier moment, contre de terribles difficultés matérielles, alors que, pendant la douteuse opération de la fonte, le fruit de ses peines, sa réputation, sa fortune, tout se jouait comme sur un coup de dé. Lui-même a raconté avec une verve et une vigueur d’accent saisissantes la longue histoire de ces péripéties, et l’on ne peut, tant que dure son récit, ne pas s’associer à ces anxiétés, refuser un intérêt légitime à ces efforts et un hommage à tant de persévérance. Nous verrons tout à l’heure si, l’ouvrage achevé, les applaudissemens qui en saluèrent l’apparition ne continuèrent pas dans un autre sens quelque chose des injustices passées, et s’il convient d’accepter sans restriction l’espèce d’admiration classique dont le Persée est resté l’objet.

Lorsque, après avoir quitté le service de François Ier Cellini revint se fixer à Florence, il fut accueilli d’abord par le duc Côme avec un empressement presque égal à la bienveillance qu’il avait rencontrée à la cour de Fontainebleau cinq ans auparavant. Côme Iern’avait pas, il est vrai, ce vif amour des arts, encore moins ces habitudes de munificence qui avaient illustré ses aïeux et qui distinguaient alors le roi de France ; mais il trouvait plus près de lui, dans les exemples d’Alexandre de Médicis et de Clément VII, des souvenirs moins imposans et un rôle mieux à sa portée. En se déclarant à son tour le patron de Cellini, il ne faisait que suivre une tradition de famille, et il hésita si peu sur ce point, que dès sa première entrevue avec l’artiste il lui commanda une statue ayant pour sujet Persée au moment pu il vient de trancher la tête de Méduse, Quelques semaines après, le modèle en petit de cette statue était déjà terminé et soumis au duc, qui s’écria, dit-on, avec un peu plus d’enthousiasme que de raison, puisque le Persée devait être placé à côté du David de Michel-Ange et de la Judith de Donatello : « Benvenuto, si tu réussis en grand comme tu as réussi dans cette statuette, l’œuvre sortie de tes mains sera plus belle qu’aucune des statues qui ornent la place[6]. » Jusque-là tout allait au mieux. Malheureusement les bonnes dispositions de Côme se changèrent assez vite en indifférence, sinon même en hostilité secrète. Des atermoiemens sans fin, de vagues promesses ou fort souvent le silence, — voilà ce que le duc opposait aux suppliques de Cellini, lorsque celui-ci, à bout de ressources, se hasardait à solliciter quelques secours qui lui permissent de continuer son travail. On a bon nombre de ces suppliques, dans lesquelles, tout en qualifiant son souverain du titre d’excellemment divin protecteur (molto divinissimo patrone), l’artiste lui donne clairement à entendre qu’il n’a aucune foi dans sa parole et qu’il se lasse d’en attendre les effets. Spectacle fort imprévu à coup sûr : le beau rôle appartient ici tout entier à Cellini. Il est curieux de le voir, lui le type de la forfanterie, lui si peu désintéressé d’ordinaire, agissant avec une dignité véritable et travaillant presque sans salaire pour tenir ses engagement personnels envers un homme qui faisait si bon marché des siens.

Tout le mal d’ailleurs ne venait pas de Côme. Les officiers du palais qui avaient reçu l’ordre de seconder l’entreprise faisaient de leur mieux pour en entraver l’exécution. De leur côté, les sculpteurs s’indignaient des premières préférences du duc comme d’une injure à leur propre talent, et le plus écouté d’entre eux, Baccio Bandinelli, ne parlait qu’avec mépris de ce rival de contrebande qui s’était chargé d’une tâche bien au-dessus de ses forces : pour plus de sûreté toutefois et pour augmenter d’autant les difficultés de cette tâche, il empêchait les aides dont Cellini avait besoin d’aller travailler chez lui. Il va sans dire qu’en face des obstacles de tout genre qu’on lui suscitait, Cellini songea d’abord à recourir aux moyens qu’il employait d’ordinaire en pareil cas ; mais, soit qu’il craignît pour lui-même les suites de nouveaux méfaits, soit que l’âge commençât à modérer sa soif de vengeance, il s’en tint cette fois aux injures et se contenta de la terreur qu’il sut inspirer à Baccio Bandinelli un jour où il se trouva face à face avec lui sur la route de Fiesole. « Bandinelli, dit-il, avait coutume de se rendre le soir à une ferme qu’il possédait au-delà de l’église Saint-Dominique. Dans mon désespoir, je m’étais promis, si je le rencontrais, de me précipiter sur lui, et tandis que, cheminant dans la direction de Florence, j’atteignais la place Saint-Dominique, il apparaissait précisément à l’autre extrémité de cette place, juché sur un méchant mulet qu’on aurait pu prendre pour un âne. Décidé aussitôt à faire œuvre de sang, je marchai droit à mon ennemi ; mais, en levant les yeux, je reconnus qu’il était sans armes et qu’il avait avec lui un petit garçon d’une dizaine d’années. À peine m’eut-il aperçu, qu’il devint de la couleur d’un cadavre et qu’il se mit à trembler de la tête aux pieds. Son abjecte lâcheté me fit pitié. — N’aie pas peur, vil poltron, lui criai-je ; je ne te juge pas digne de mes coups. Alors il se rassura et me regarda sans souffler mot. De mon côté, je repris possession de moi-même, et je remerciai Dieu, qui n’avait pas voulu que cet acte de fureur s’accomplît. Ainsi délivré des pensées que m’avait inspirées le démon, je sentis mon courage s’accroître et je me dis : Si, par la grâce de Dieu, je puis terminer mon travail, j’écraserai de la sorte, je l’espère, les coquins qui se sont acharnés contre moi, et ma vengeance sera bien plus sûre, bien plus glorieuse, que si je m’étais débarrassé violemment de l’un d’entre eux. Le cœur plein de ces bonnes pensées, je regagnai ma maison. » Voilà certes des sentimens assez nouveaux chez un homme dont la conscience était chargée d’une demi-douzaine de meurtres, et qui, bien peu auparavant, au temps de ses altercations avec le Primatice, avertissait nettement celui-ci qu’il eût à opter entre l’abandon d’un travail sur lequel, lui, Benvenuto, avait compté et la perspective « d’être tué comme un chien ». Qu’on n’attribue pourtant pas à cette modération relative la valeur d’une conversion absolue. Cellini n’est pas si bien guéri qu’en plus d’une occasion il ne revienne encore à ses habitudes passées, — certain jour entre autres où il malmène étrangement ce même Bandinelli en présence du duc et de la cour ; — mais il ne s’agit plus maintenant que d’emportemens de parole, et là est le progrès.

Cependant le Persée n’avançait qu’à grand’peine. Pour faire face aux dépenses qu’entraînait l’exécution de ce grand ouvrage, Cellini était obligé souvent de reprendre son premier métier et de ciseler des bijoux ou des pièces d’orfèvrerie. Encore ne tirait-il de ses travaux en ce genre qu’un bien mince profit, surtout lorsqu’il avait affaire à la duchesse, femme de Côme, dont la munificence, à ce qu’il semble, se restreignait dans des limites encore plus étroites que la munificence de son mari. « Je fis pour cette princesse, dit-il, une bague qu’elle envoya en présent au roi Philippe, puis divers petits ouvrages qu’elle me commandait en termes si bienveillans, que je mettais tous mes soins à la contenter. Quant à son argent, je ne le voyais guère : Dieu sait pourtant si j’en avais besoin ! » Enfin, après deux années d’efforts, de patience et d’épreuves de toute sorte, la statue se trouva achevée. Restait un point délicat, l’opération de la fonte : opération d’autant plus difficile, qu’en vertu même de la composition, plusieurs parties se détachaient de la masse principale. Dans les conditions où se trouvait alors l’art du fondeur, il fallait un surcroît de précautions et une habileté toute nouvelle pour arriver à obtenir du même jet cette masse compacte et les morceaux plus ou moins isolés d’elle, — les deux bras de Persée par exemple, dont l’un tient élevée en l’air la tête de Méduse, tandis que l’autre, rejeté en arrière et encore armé du glaive, n’adhère au corps que par l’attache de l’épaule. Aussi, à mesure que le moment décisif approchait, l’incrédulité et les railleries redoublaient-elles, et le duc se montrait-il plus que jamais indisposé contre un homme que chacun accusait hautement de présomption et de folie. Cellini cependant prenait sans se déconcerter les dernières mesures, et, le jour venu qui devait faire de lui un novateur heureux ou une dupe de son propre entêtement, il se met à l’œuvre, non sans avoir épuisé dans les préparatifs de cette opération suprême ce qu’il appelle « toutes les forces de son corps et de sa bourse. »

Nous l’avons dit, Cellini a raconté deux fois, — dans sa Vie et dans son Traité de la Sculpture, — ses efforts pour assurer la réussite d’une entreprise qui allait décider de sa gloire, ses angoisses pendant l’opération, et enfin le succès obtenu à l’heure même où la défaite paraissait certaine. Il serait superflu d’insister beaucoup ici sur l’épisode le plus connu en général de la vie de Cellini ; mais il est impossible de ne pas reproduire au moins quelques traits d’un récit qui, toute proportion gardée entre les deux, artistes, rappelle l’énergique tableau tracé un peu plus tard, et dans un cas à peu près pareil, par notre Bernard Palissy.

Tout est prêt. Après un exposé des moyens employés pour mouler le Persée en terre et, ce creux une fois obtenu, pour extraire la cire avec laquelle la statue avait été modelée, Cellini nous montre le bois amoncelé, le métal disposé dans le fourneau, les canaux dirigés dans le sens convenable, et les hommes qui doivent assister le maître chacun au poste assigné.


« Quand j’eus vu, dit-il, que mes aides avaient bien compris ma méthode, fort différente d’ailleurs des procédés ordinaires,… je donnai vaillamment l’ordre d’allumer le fourneau. Bientôt, grâce à un excellent mode de construction, le fourneau fit vigoureusement son office, si vigoureusement même que j’étais obligé, pour maintenir toutes choses en état, de courir tantôt ici, tantôt là, me fatiguant outre mesure, et cependant ne songeant guère à m’épargner. Il arriva en outre que le feu prît à mon atelier. Nous avions lieu de craindre que d’un instant à l’autre le toit ne s’écroulât sur nos têtes, tandis que du côté du jardin le ciel chassait sur nous tant de pluie et de vent, que mon fourneau commençait à se refroidir. Je luttai pendant plusieurs heures contre ces terribles accidens, mais à la fin je me sentis vaincu, et malgré ma robuste complexion je succombai à la fatigue. Me voilà pris d’un accès de fièvre, le plus violent qui puisse saisir un homme, et contraint d’aller me mettre au lit. Ainsi condamné à quitter la partie et désolé jusqu’au fond de l’âme, je me tournai vers ceux qui m’avaient aidé jusque-là (ils étaient dix environ, fondeurs, manœuvres, paysans ou apprentis), et m’adressant à l’un d’eux que j’avais auprès de moi depuis plusieurs années, je lui donnai mes dernières instructions, non sans m’être recommandé aussi à tous les autres…

« Je venais de me coucher en proie aux plus cruelles angoisses quand je vis entrer dans ma chambre un de mes hommes dont le corps tortu avait l’apparence d’un S majuscule. D’une voix sinistre, lugubre comme la voix des sbires annonçant aux condamnés que l’heure est venue de recommander leur âme à Dieu : Benvenuto, me dit-il, votre œuvre est perdue, perdue sans ressource. À peine ce malheureux eut-il parlé, que je jetai un cri si effroyable qu’on l’aurait entendu au ciel et aux enfers. Je me précipitai hors de mon lit, et tandis que j’endossais à la hâte mes vêtemens, repoussant à coups de pied et à coups de poing servantes, apprentis, quiconque se présentait pour m’aider, je m’épuisais en lamentations furieuses : — Ah ! perfides, envieux que vous êtes, m’écriais-je, ceci est un crime de haute trahison envers l’art ; mais, je le jure par le ciel, j’en connaîtrai l’auteur, et la vengeance que je tirerai avant de mourir sera telle que plus d’un en restera stupéfait. — J’achevai de m’habiller, et, le cœur plein de rage, je m’acheminai vers mon atelier, où je trouvai dans la consternation et l’épouvante ceux que j’avais quittés tout à l’heure en si bonne veine de courage. — Allons, leur dis-je, puisque vous n’avez pas su ou que vous n’avez pas voulu obéir aux ordres que je vous avais laissés, obéissez-moi maintenant que me voilà au milieu de vous, face à face avec mon œuvre, et que personne ne s’avise de me contredire, parce qu’en pareil cas il faut des aides et non des avis. »


Cependant on représente au maître l’impossibilité de remettre l’opération en bon train. Cellini veut d’abord étendre à ses pieds celui qui vient de porter la parole ; puis, songeant qu’il a mieux à faire et que le temps presse, il se ravise, et entreprend de tout réparer de ses propres mains. Bientôt le bois, qui commençait à manquer, abonde, grâce à de nouveaux approvisionnemens faits en toute hâte chez les voisins. Le métal à peine liquéfié s’était refroidi avant l’heure, et avait, pour employer un terme de fonderie, formé un gâteau. Un bloc d’étain est jeté dans la fournaise pour en stimuler l’action et déterminer de nouveau la fonte. Le feu, qui avait repris de plus belle dans la toiture, est à peu près maîtrisé, des lambeaux d’étoffes bouchent tant bien que mal les trous qui livraient passage à la pluie : bref, le succès de l’opération redevient possible quand de nouveaux accidens compromettent tout une seconde fois, et menacent d’anéantir en même temps l’œuvre et les ouvriers.


« J’avais réussi, dit Cellini, à ressusciter un cadavre, quoique les ignorans qui m’entouraient se fussent attendus à un tout autre résultat. Mes forces étaient revenues avec la vie de mon œuvre, et j’oubliais, aussi bien que la fièvre, la peur de mourir que j’avais un instant auparavant. Tout à coup nous entendons un bruit terrible accompagné d’un éclair éblouissant, comme si la foudre même eût éclaté là sous nos yeux, phénomène effroyable qui donne le frisson à chacun de nous, et qui m’épouvante, moi, plus que personne. Cependant ce grand bruit a cessé, l’éclair s’est éteint. Nous nous regardons les uns les autres, et je m’aperçois que le couvercle de la fournaise vient de se fendre et de se soulever. Le métal liquéfié déborde, et va se perdre. Vite, vite, je découvre les orifices de mon moule ; mais le bronze ne coule pas avec la rapidité accoutumée. Je comprends que ce feu d’enfer a dévoré tout l’alliage, et j’ordonne à mes aides de m’apporter sur-le-champ les plats, les écuelles, les assiettes, tous les ustensiles en étain que je possède ; j’en avais deux cents environ, que je mis un à un à l’entrée des canaux ou que je fis jeter en bloc dans la fournaise. Dès lors, chacun voyant que le bronze s’épanchait à merveille et que mon moule s’emplissait régulièrement, ce fut à qui m’aiderait avec le plus de zèle et ferait la plus joyeuse mine. Quant à moi, je surveillais tout le monde, dirigeant l’un, secourant l’autre, et répétant : O mon Dieu, mon Dieu, qui es ressuscité des morts par la toute-puissance pour monter glorieusement aux cieuxl En un instant, le moule se trouva plein, et je tombai à genoux en remerciant Dieu dans toute l’effusion de mon cœur… »


On juge du retentissement qu’eut dans Florence un succès aussi inattendu, et de la déconvenue de ceux qui avaient compté sur un dénoûment tout contraire. Les uns criaient au sortilège, et, faute de mieux, accusaient Cellini d’accointances avec le démon ; les autres acceptaient l’événement en silence, sauf à en condamner les résultats le jour où le Persée serait mis en place. Quant au duc, il prit tout d’abord le parti de se réjouir et de féliciter l’artiste d’aussi bon cœur que s’il se fût toujours fort intéressé à sa gloire. Une fois en veine de satisfaction, Côme ne se démentit plus. Les figures destinées à orner le piédestal de la statue achevèrent de le mettre en belle humeur, et, au bout de quelques années, il avait si bien oublié le passé, il s’était si complètement rallié à la cause de Cellini, que le jour où le Persée fut découvert (1554), il demeura du matin au soir caché derrière les rideaux d’une fenêtre basse pour entendre les propos de la foule et savourer secrètement des louanges qui devaient se formuler les jours suivans en d’innombrables sonnets, en distiques grecs et en vers latins.

La popularité rapide de l’œuvre de Cellini, les éloges presque unanimes qui en accueillirent l’apparition, ne s’expliquent pas seulement par les difficultés dont l’artiste avait su triompher au dernier moment. Une certaine nouveauté dans l’attitude et dans l’expression de la figure, l’élégance de quelques morceaux, du piédestal surtout, — bien que cette base un peu étroite ne soit pas tout à fait d’accord avec les développemens de la statue, — expliquent aussi et justifient en partie l’admiration des contemporains pour le Persée, mais à côté de ces qualités, dont on doit tenir compte, de bien graves défauts viennent choquer le regard. Comment ne pas être frappé, par exemple, de l’inexactitude des proportions, du rapport évidemment faux entre la longueur du torse et la longueur des membres, en un mot d’un vice de construction qui, pour employer la langue des ateliers, laisse la figure mal ensemble, c’est-à-dire radicalement impossible ? Une pareille faute est-elle de celles que rachètent les agrémens du style, et faut-il, en considération de quelques détails, passer condamnation sur le fond même et sur les erreurs de principe ? Mieux vaudrait au contraire que ces détails fussent traités moins délicatement, et que les formes eussent entre elles une corrélation plus directe, plus complète à tous égards, car elles diffèrent ici d’âge et de caractère, comme elles manquent de justesse dans les proportions. Certes, le goût de l’exécution l’atteste, Cellini, en modelant sa statue, se préoccupait fort des exemples antiques : n’est-il pas étrange qu’il ait négligé de les suivre précisément là où il importait le plus de s’y conformer, et ne doit-on pas voir un véritable signe d’impuissance dans ce mélange d’incorrection radicale et de curiosité minutieuse ? Je sais bien que, sur le premier point, les grands maîtres eux-mêmes ne sont pas toujours irréprochables. Sans chercher plus loin des preuves, le David de Michel-Ange, qui avoisine le Persée sur la place du Palais-Vieux, ne se recommande pas, on le sait, par un sentiment très pur de l’harmonie ; mais il y a dans la disproportion même des formes de ce colosse, dans la bizarrerie avec laquelle ses membres sont assemblés, quelque chose de profondément instinctif, de puissant, de voulu. Le dessin général, si invraisemblable qu’il soit, a du moins sa signification propre, et, tout en ne les acceptant qu’à demi, on ne peut s’empêcher d’admirer des incorrections si fières. Cellini ne connaît pas de tels entraînemens. Chez lui, l’erreur procède non d’un excès de hardiesse, mais d’une faculté d’observation peu étendue. En s’efforçant d’être vrai, il n’envisage qu’isolément chacun des morceaux à traduire, et son attention, trop concentrée sur ces vérités de détail, n’a plus de forces pour les relier entre elles et leur imprimer un caractère uniforme. De là les mérites partiels du Persée et l’imperfection de l’ensemble. À les examiner un à un plusieurs fragmens paraîtront dignes d’éloges. La tête, coiffée d’un casque où l’imprévu de la forme s’allie à une singulière délicatesse de style, est jeune par les traits, virile par l’expression. Le bras qui tient l’épée est modelé avec fermeté, dans la partie supérieure surtout, et, sauf quelque raideur dans les attaches, le dessin du torse a de la noblesse ; mais si l’on embrasse le tout d’un seul coup d’œil, quel désaccord entre ces diverses parties ! Comment admettre que des jambes aussi vulgaires supportent ce corps héroïque, qu’un bras dessiné avec ce sentiment fin de la vérité se termine par une main aussi dépourvue d’élégance, et que çà et là une dépression des muscles accusant presque la sénilité puisse correspondre au caractère tout opposé de certaines formes, à la jeunesse du visage par exemple ? Nous ne répéterons pas ici ce que nous avons dit déjà de l’infériorité de Cellini lorsqu’on le compare aux sculpteurs italiens ses prédécesseurs, ou aux sculpteurs français du temps de la renaissance. Pour peu qu’on étudie sans prévention cette statue de Persée, on appréciera aisément la distance qui la sépare des travaux laissés par la plupart des anciens maîtres et par quelques maîtres du XVIe siècle. Nous dirons seulement que notre époque même a vu se produire des œuvres supérieures à celle-ci, et que, toute proportion gardée entre des difficultés matérielles inégales, la belle figure de Pyrrhus, dans le groupe où Bartolini a représenté la Mort d’Astyanax, est traitée avec une autorité plus réelle, avec une science bien plus sûre que la figure modelée par Cellini.

Malgré ses graves défauts cependant, le Persée a des titres moins douteux à l’estime qu’aucune autre œuvre de la même main. C’est ici qu’on pourra le mieux apprécier le talent de l’orfèvre, car par le goût et le caractère de l’exécution, cette figure et le piédestal qui la supporte sont encore une grande pièce d’orfèvrerie plutôt qu’un monument de la statuaire ; c’est ici surtout qu’on reconnaîtra les témoignages, fort équivoques ailleurs, d’une application sérieuse, d’un véritable respect pour l’art dans ses conditions élevées. Un pareil progrès s’explique, et, si tardif qu’il ait pu être, il n’y a que justice à le constater. Jusqu’au jour où il fit le Persée, comblé de faveurs en tous genres, entouré d’hommes qu’il avait amenés de gré ou de force à se fier pleinement à lui, Benvenuto Cellini s’était mis en devoir seulement d’exploiter son heureuse fortune. Comment aurait-il pris le temps et la peine de méditer patiemment ses ouvrages, alors qu’une grande part de sa vie était donnée aux intrigues ou aux plaisirs, et que la renommée, l’argent, tout ce dont il était avide venait à lui sans contestation et presque sans effort ? Point de luttes, sinon quelques rivalités où il n’y avait en jeu que l’amour-propre ; point d’ambition digne d’un artiste, mais les vœux, trop bien exaucés, d’un cœur vaniteux ; point de souffrances enfin, sinon les inquiétudes d’un homme qui s’agite pour se maintenir en crédit. Un jour vint où Cellini connut de plus nobles douleurs, où, son cœur s’ouvrant à une passion plus haute, il engagea courageusement avec l’idéal ce combat mystérieux qu’il avait décliné jusque-là pour des tâches moins pénibles, pour des succès moins incertains. On ne saurait dire, en face du Persée, que Cellini soit sorti victorieux de la lutte ; mais il a eu du moins l’honneur de la tenter et de poursuivre en vue de l’art une tâche qu’il eût accomplie, quelques années auparavant, les yeux tournés vers un tout autre but. Est-ce assez toutefois ? Suffit-il d’avoir, à un moment de sa vie, fait acte de zèle, pour conquérir une place à côté de ceux dont l’existence, tout entière a été vouée à des efforts semblables, et, telle qu’elle est, la statue de Persée assure-t-elle à l’artiste qui l’a produite les mêmes droits qu’aux grands artistes de l’école italienne ? Nous ne le pensons pas. Très préférable sans doute à la Nymphe de Fontainebleau, le Persée ne dépasse pas le niveau des œuvres de second ordre : il prouve une fois de plus ce qu’il y a d’excessif dans la célébrité attachée au nom de Cellini. Chez cet homme, qu’on a voulu assimiler aux hommes de génie, il y avait si peu l’étoffe d’un maître, que partout où il s’est essayé il a rencontré mieux que des rivaux. Parmi les ouvrages de sa main qui subsistent, parmi les médailles, les pièces d’orfèvrerie et les statues qu’il a exécutées depuis 1524, époque de son premier séjour à Rome, jusqu’en 1570, époque de sa mort, pourra-t-on rien citer dans chaque genre dont on ne trouve ailleurs de plus beaux spécimens ? Les médailles faites par Cellini ne soutiendront certes pas la comparaison avec les chefs-d’œuvre italiens du XVe siècle : supporteraient-elles beaucoup mieux le voisinage des pièces gravées en France au XVIIe ? La salière de François Ier, la monture d’une coupe en lapis-lazuli ornée d’anses en or émaillé, le couvercle, aussi en or émaillé, d’une autre coupe conservée, comme la première, dans le cabinet des Gemme à Florence, en un mot les pièces les plus renommées entre les bijoux et les objets d’orfèvrerie ciselés par l’artiste valent-elles mieux, valent-elles même autant, au point de vue de l’imagination et du style, que les ouvrages de même sorte exécutés par des maîtres antérieurs, ou que les modèles gravés par certains orfèvres contemporains, tels qu’Etienne de Laulne et Woëriot ? La main de Cellini est aussi sûre, aussi déliée que pas une autre ; mais ce qu’elle a façonné n’exprime rien au-delà de cette singulière adresse matérielle et ne laisse pressentir, dans le goût du dessin comme dans l’ordonnance générale des lignes, ni fantaisie vraiment inspirée, ni science vraiment magistrale. Enfin le sculpteur du Persée, — à plus forte raison le sculpteur de la Nymphe, — ne peut être mis au même rang que les grands sculpteurs de la renaissance.

D’où vient donc la vaste réputation de Cellini ? Nous l’avons dit, du zèle qu’il a mis à la propager lui-même et de la docilité avec laquelle on l’a cru sur parole. Les œuvres de l’orfèvre sont en réalité très peu connues : on ne songe même pas à les distinguer d’une foule d’autres appartenant au même ordre d’art et à la même époque, parce que, aux yeux du plus grand nombre, la question de talent personnel se confond ici avec la question historique en général. Cellini est avant tout un nom, et un nom qui résume l’ensemble des travaux d’orfèvrerie accomplis au XVIe siècle en Italie et même ailleurs. Ajoutons qu’en enregistrant à côté des témoignages de sa propre satisfaction les suffrages de quelques contemporains illustres, Cellini semble défier la postérité de contredire, en ce qui le regarde, des jugemens venus de si haut lieu. Le moyen de mettre en doute le mérite d’un homme que François Ier appelait son ami, et à qui Michel-Ange lui-même écrivait une lettre où le sculpteur des Tombeaux des Médicis s’humilie presque devant l’orfèvre ! Pourtant, si l’on se rappelle la courtoisie proverbiale de François Ier, peut-être ne prendra-t-on pas tout à fait à la lettre cette expression de ses sentimens. Peut-être aussi se souviendra-t-on qu’il existe une autre épître de Michel-Ange, adressée cette fois à Pierre Arétin, et conçue dans les termes de la déférence. Suit-il de là qu’il faille tenir l’Arétin pour un honnête homme, et puisque Michel-Ange a consenti un jour à le traiter comme tel, n’a-t-il pas pu tout aussi bien exagérer dans la forme son estime pour le talent de Cellini ?

À quoi bon au surplus discuter les témoignages d’autrui ? Que l’on consulte les travaux-en tous genres qu’a laissés Cellini, les œuvres de sa plume aussi bien que les œuvres de son ciselet : on s’assurera qu’en dehors des questions de fabrication, il y a peu de profit à tirer de ses théories et de ses exemples. Je me trompe : la publication des Traités de l’Orfèvrerie et de la Sculpture peut avoir son utilité, précisément à cause du caractère tout matériel des préceptes qu’ils renferment. Rapproché d’autres publications où l’art est envisagé de beaucoup plus haut, — de l’ouvrage de Vasari par exemple, — ce livre fera d’autant mieux ressortir les vrais titres de l’ancienne école. Puissent les artistes italiens comprendre le rôle que ce passé leur impose ! Qu’ils désespèrent de reconquérir pleinement l’héritage de leurs ancêtres, cela se conçoit de reste. Faut-il pour cela qu’ils poussent le sentiment de leur déchéance jusqu’à s’humilier devant l’art étranger, jusqu’à porter tantôt la livrée de l’art français, tantôt quelque autre déguisement, — que dis-je ? — jusqu’à chercher dans les perfectionnemens du procédé photographique les maigres succès que, faute de mieux, l’on poursuit aussi en Amérique ? D’assez grands modèles leur sont proposés, assez de traditions subsistent, pour qu’il leur soit facile de s’informer de leurs devoirs. Qu’ils laissent à d’autres les ambitions vulgaires. Peut-être sont-ils condamnés à ne représenter que des souvenirs, à perpétuer seulement le nom d’une race illustre : quoi qu’il arrive, ce nom leur reste, ces souvenirs leur appartiennent ; c’est à eux de les respecter les premiers et de porter fièrement l’indigence actuelle en se rappelant les grandeurs d’un passé qui, fort heureusement, revit ailleurs que dans les travaux de Cellini.

Quant à nous, quant à tous ceux que préoccupent les intérêts de l’art moderne et les dangers qui le menacent, l’étude des œuvres et de la vie de Cellini offre plus d’un enseignement. Elle détermine à la fois, et par un exemple contraire, les fonctions sérieuses et les conditions, morales du talent : double leçon qu’il n’est pas superflu peut-être de proposer à notre école et à notre époque. N’y a-t-il pas en effet dans la plupart des productions contemporaines, parfois même dans les plus remarquables, quelque chose de hâtif, de superficiel, de futile, comme si elles n’avaient d’autre objet que le succès d’un moment ? De là ce désir de surprendre l’attention à tout prix qui tourmente aujourd’hui les artistes, de là ces essais, tantôt prétentieusement naïfs, tantôt renouvelés des exemples du XVIIIe siècle, ou ces effigies de la réalité grossière dont s’étonnent au moins ceux qui n’en sourient pas ; de là aussi une étrange confusion dans les jugemens portés sur les divers talens et dans l’estime relative où il conviendrait de les tenir. Tel d’entre eux qui se consacre exclusivement à la représentation de petites scènes familières compte autant d’admirateurs que le peintre de l’Apothéose d’Homère ; tel autre, dont tout le mérite consiste dans une pratique adroite, est exhaussé au niveau des talens que de fortes études ont fécondés. Ainsi, en faisant une part trop large aux qualités purement matérielles ou aux inspirations capricieuses, nous continuons à notre manière la doctrine de Cellini ; nous obéissons aux principes que ses œuvres aussi bien que ses écrits tendaient à faire prévaloir. Sont-ce là cependant les exemples qui nous obligent ? L’école qui procède de Jean Cousin et de Jean Goujon, de Poussin et de Lesueur, reconnaît des origines plus hautes et doit respecter de plus nobles traditions.

Il est d’autres traditions encore, — et celles-ci ne concernent pas seulement la valeur pittoresque des œuvres, — il est certaines habitudes morales que nous recommande la vie des anciens maîtres français, et pour lesquelles notre siècle semble avoir moins de goût que pour des mœurs à tous égards moins austères. Ne pourrait-on dire que sous ce rapport Cellini a trouvé des disciples parmi nous ? Sans doute le temps est bien passé des haines furieuses et des vengeances à main armée. Pour plus d’une raison, les artistes contemporains ne songent guère à se débarrasser de leurs ennemis suivant les procédés de l’orfèvre florentin : songent-ils aussi peu à l’imiter dans ses manœuvres pour s’emparer de la renommée, dans sa diplomatie vaniteuse, dans sa soif des succès fructueux ? Nous le disions en commençant : les talens sont aussi nombreux aujourd’hui qu’à aucune autre époque ; mais trop souvent l’esprit de spéculation et de savoir-faire les inspire plus directement que le zèle du progrès. Sauf à ne répéter qu’une vérité banale, — inséparable malheureusement des souvenirs qu’éveille le nom de Cellini, — n’hésitons pas à rappeler aux artistes qu’aucun d’eux ne saurait impunément transiger avec les devoirs de la conscience, car ces devoirs se lient de près aux conditions mêmes de l’art et se confondent avec ses lois.


HENRI DELABORDE.

  1. On trouvera un révoltant exemple de la cruauté de Cellini dans ce qu’il raconte, au second volume de sa Vie, d’une de ces donne de’ suoi piaceri qui lui avait préféré certain garçon employé dans la maison en qualité de teneur de livres.
  2. Cellini, dans un passage précédent de son livre, explique ce qu’il faut entendre par ces mots. Suivant lui, il était d’usage en France que l’on achetât une plainte portée devant les tribunaux comme on escompte aujourd’hui un papier de commerce. Moyennant une somme proportionnée à l’importance de l’affaire en litige, on se substituait dans tous les droits du premier plaignant, et celui-ci, désintéressé de fait, ne figurait plus au procès que pour la forme.
  3. L’œuvre dont il s’agit a été transportée en Autriche vers la fin du XVIe siècle, à titre de cadeau fait par Charles IX à l’archiduc Ferdinand.
  4. Notons en passant, — car c’est là un des caractères distinctifs de la manière de Cellini, — que tous les ouvrages de sa main en ce genre, tous les objets de menue orfèvrerie et de bijouterie qu’il a laissés, sont exécutés en vertu du même procédé. Rien n’y est fondu ni estampé : le ciselet seul a fait les frais du travail.
  5. Le nouvel éditeur des Traités a placé en tête de l’ouvrage un tableau de la descendance de Cellini. Il résulte de ce tableau que Cellini eut deux enfans légitimes, six enfans naturels, et que, non content de cette postérité directe, il y ajouta le surcroît d’un fils d’adoption. Les devoirs de la paternité ne lui semblaient pas, il est vrai, si rigoureux, qu’il hésitât beaucoup à s’en affranchir quand ces devoirs menaçaient de compromettre sa liberté ou son repos. Cellini adopte un fils en 1560 : on le voit bien peu après revenir sur le fait de cette adoption et l’annuler par acte authentique. Quelques années auparavant, il était devenu père, — non par voie d’adoption cette fois : « Costanza, dit-il, — l’enfant se nommait ainsi, — fut remise par moi avec une certaine somme à une sœur de sa mère. Depuis lors je n’ai jamais entendu parler d’elle. »
  6. Ce modèle, que l’on voit aujourd’hui dans la galerie des Offices à Florence, se recommande d’ailleurs par la verve de l’exécution et par l’unité du style : qualités qu’on ne retrouve pas, à beaucoup près, au même degré dans la statue exécutée ensuite par Cellini.