Benjamin Constant et Madame de Charrière



BENJAMIN CONSTANT
ET
MADAME DE CHARRIÈRE.

LETTRES INÉDITES.

Rien de plus intéressant que de pouvoir saisir les personnages célèbres avant leur gloire, au moment où ils se forment, où ils sont déjà formés et où ils n’ont point éclaté encore ; rien de plus instructif que de contempler à nu l’homme avant le personnage, de découvrir les fibres secrètes et premières, de les voir s’essayer sans but et d’instinct, d’étudier le caractère même dans sa nature, à la veille du rôle. C’est un plaisir et un intérêt de ce genre qu’on a pu se procurer en assistant aux premiers débuts ignorés de Joseph de Maistre ; c’est une ouverture pareille que nous venons pratiquer aujourd’hui sur un homme du camp opposé à de Maistre, sur un étranger de naissance comme lui, parti de l’autre rive du Léman, mais nationalisé de bonne heure chez nous par les sympathies et les services, sur Benjamin Constant.

Il en a déjà été parlé plus d’une fois et avec développement dans cette Revue. Un écrivain bien spirituel, dont la littérature regrette l’absence, M. Loève-Veimars, a donné sur l’illustre publiciste[1] une de ces piquantes lettres politiques qu’on n’a pas oubliées. Un autre écrivain, un critique dont le silence s’est fait également sentir, M. Gustave Planche, a publié sur Adolphe[2] quelques pages d’une analyse attristée et sévère. Plus d’une fois Benjamin Constant a été touché indirectement et d’assez près, à l’occasion de notices, soit sur Mme de Staël, soit sur Mme de Krüdner ou de Charrière ; mais aujourd’hui c’est mieux, et nous allons l’entendre lui-même s’épanchant et se livrant sans détour, lui le plus précoce des hommes, aux années de sa première jeunesse.

Dans l’article que cette Revue a publié, si l’on s’en souvient, sur Mme de Charrière[3], sur cette Hollandaise si originale et si libre de pensée, qui a passé sa vie en Suisse et a écrit une foule d’ouvrages d’un français excellent, il a été dit qu’elle connut Benjamin Constant sortant de l’enfance, qu’elle fut la première marraine de ce Chérubin déjà quelque peu émancipé, qu’elle contribua plus que personne à aiguiser ce jeune esprit naturellement si enhardi, que tous deux s’écrivaient beaucoup, même quand il habitait chez elle à Colombier, et que les messages ne cessaient pas d’une chambre à l’autre ; mais ce n’était là qu’un aperçu, et le degré d’influence de Mme de Charrière sur Benjamin Constant, la confiance que celui-ci mettait en elle durant ces années préparatoires, ne sauraient se soupçonner en vérité, si les preuves n’en étaient là devant nos yeux, amoncelées, authentiques, et toutes prêtes à convaincre les plus incrédules.

Un homme éclairé, sincèrement ami des lettres, comme la Suisse en nourrit un si grand nombre, M. le professeur Gaullieur, de Lausanne, se trouve possesseur, par héritage, de tous les papiers de Mme de Charrière. En même temps qu’il sent le prix de tous ces trésors, résultats accumulés d’un commerce épistolaire qui a duré un demi-siècle, M. Gaullieur ne comprend pas moins les devoirs rigoureux de discrétion que cette possession délicate impose. En préparant l’intéressant travail dont il nous permet de donner un avant-goût aujourd’hui, il a dû choisir et se borner : « il est, dit-il, dans les papiers dont nous sommes dépositaire, des choses qui ne verront jamais le jour ; il existe tel secret que nous entendons respecter. Il est d’autres pièces au contraire qui sont acquises à l’histoire, à la langue française. comme aussi à la philosophie du cœur humain. Si la postérité n’a que faire des faiblesses de quelques grands noms, elle a droit de revendiquer les documens qui la conduiront sur la trace de certaines carrières étonnantes, qui lui dévoileront les vrais élémens dont s’est formé à la longue tel caractère historique controversé. »

Au nombre de ces pièces que la curiosité publique est en droit de réclamer, on peut placer sans inconvénient (et sauf quelques endroits sujets à suppression) la correspondance de Benjamin Constant avec Mme de Charrière. Elle comprend un espace de sept années 1787-1795 ; Benjamin a vingt ans au début, il est dans sa période de Werther et d’Adolphe ; s’il est vrai qu’il n’en sortit jamais complètement, on accordera qu’à vingt ans il y était un peu plus naturellement que dans la suite. Pour qui veut l’étudier sous cet aspect, l’occasion est belle, elle est transparente ; on a là l’épreuve avant la lettre, pour ainsi dire.

Tout d’abord on voit le jeune Benjamin fuyant la maison paternelle, ou plutôt s’échappant de Paris, où il passait l’été de 1787, pour courir seul, à pied, à cheval, n’importe comment, les comtés de l’Angleterre. Il est parti, pourquoi ? il ne s’en rend pas lui-même très bien compte, il est parti par ennui, par amour, par coup de tête, comme il partira bien des fois dans la suite et dans des situations plus décisives. Des pensées de suicide l’assiègent, et il ne se tuera pas ; des projets d’émigration en Amérique le tentent, et il n’émigrera pas. Tout cela vient aboutir à de jolies lettres à Mme de Charrière, à des lettres pleines déjà de saillie, de persiflage, de moquerie de soi-même et des autres. Puis, au retour en Suisse, pauvre pigeon blessé et traînant l’aile, assez mal reçu de sa famille pour son équipée, il va se refaire chez son indulgente amie à Colombier près de Neuchâtel ; il passe là six semaines ou deux mois de repos, de gaîté, de félicité presque ; il s’en souviendra long-temps, il en parlera avec reconnaissance, avec une sorte de tendresse qui ne lui est pas familière. Voilà le premier acte terminé.

Le second s’ouvre à Brunswick, à cette petite cour où sa famille l’a fait placer en qualité de gentilhomme ordinaire ou plutôt fort extraordinaire, nous dit-il ; il y arrive en mars 1788, il y réside durant ces premières années de la révolution ; il s’y ennuie, il s’y marie, il travaille à son divorce, qu’il finit par obtenir (mars 1793) ; il s’est livré dans l’intervalle à toutes sortes de distractions et à un imbroglio d’intrigues galantes pour se dédommager de son inaction politique, qui commence à lui peser en face de si grands évènemens. Placé au foyer de l’émigration et de la coalition, il est réputé quelque peu aristocrate par ses amis de France qui l’ont perdu de vue, et tant soit peu jacobin par ceux qui le jugent de plus près et croient le connaître mieux ; mais il nous apparaît déjà ce qu’il sera toujours au fond, un girondin de nature, inconséquent, généreux, avec de nobles essors trop vite brisés, avec un secret mépris des hommes et une expérience anticipée qui ne lui interdisent pourtant pas de chercher encore une belle cause pour ses talens et son éloquence.

L’astre de Mme de Charrière n’a pas trop pâli durant tout ce premier séjour ; il lui écrit constamment, abondamment, et même de certains détails qu’il n’est pas absolument nécessaire de raconter à une femme. Il se reporte souvent en idée à ces deux mois de bonheur à Colombier, et il a l’air, par momens, de croire en vérité que son avenir est là. Un voyage qu’il fait en Suisse, dans l’été de 1793, dut contribuer à le détromper ; quelques années de plus, quelques derniers automnes avaient achevé de ranger Mme de Charrière dans l’ombre entière et sans rayons. Il retourne encore à Brunswick au printemps de 1794, mais il n’y tient plus, il revient en Suisse, il y rencontre pour la première fois Mme de Staël le 19 septembre de cette année. Un plus large horizon s’ouvre à ses regards, un monde d’idées se révèle ; une carrière d’activité et de gloire le tente. Il arrive à Paris dans l’été de 1796, il y embrasse une cause, il s’y fait une patrie.

Le reste est connu, et l’on a raison de dire avec M. Gaullieur que « cette avant-scène de la biographie de Benjamin Constant est la seule dont il soit piquant aujourd’hui de s’enquérir : elle forme, dit-il, comme une contre-épreuve de la première partie des Confessions de Jean-Jacques. C’est le même sol et le même théâtre ; ce sont d’abord les mêmes erreurs et les mêmes agitations, presque les mêmes idées, mais passées à une autre filière et reçues par un monde différent. »

On peut se demander avant tout comment une influence aussi réelle, aussi sérieuse que l’a été celle de Mme de Charrière, n’a pas laissé plus de trace extérieure dans la carrière de Benjamin Constant, comment elle a si complètement disparu dans le tourbillon et l’éclat de ce qui a succédé, et par quel inconcevable oubli il n’a nulle part rendu témoignage à un nom qui était fait pour vivre et pour se rattacher au sien. M. Gaullieur n’hésite pas à reconnaître un portrait de Mme de Charrière dans cette page du début d’Adolphe :

« J’avais, à l’âge de dix-sept ans, vu mourir une femme âgée, dont l’esprit, d’une tournure remarquable et bizarre, avait commencé à développer le mien. Cette femme, comme tant d’autres, s’était, à l’entrée de sa carrière, lancée vers le monde, qu’elle ne connaissait pas, avec le sentiment d’une grande force d’ame et de facultés vraiment puissantes. Comme tant d’autres aussi, faute de s’être pliée à des convenances factices, mais nécessaires, elle avait vu ses espérances trompées, sa jeunesse passer sans plaisir, et la vieillesse enfin l’avait atteinte sans la soumettre. Elle vivait dans un château voisin d’une de nos terres, mécontente et retirée, n’ayant que son esprit pour ressource, et analysant tout avec son esprit[4]. Pendant près d’un an, dans nos conversations inépuisables, nous avions envisagé la vie sous toutes ses faces, et la mort toujours pour terme de tout ; et après avoir tant causé de la mort avec elle, j’avais vu la mort la frapper à mes yeux. »

Quoiqu’il y ait quelque arrangement à tout ceci, que Benjamin Constant, à l’âge de vingt ans, n’ait peut-être pas trouvé d’abord Mme de Charrière une personne aussi âgée qu’Adolphe veut bien le dire, et qu’il ne l’ait pas vue précisément à son lit de mort, l’intention du portrait est incontestable, et on ne saurait y méconnaître celle qu’on a une fois rencontrée. — « J’avais, dit encore Adolphe, j’avais contracté dans mes conversations avec la femme qui, la première, avait développé mes idées, une insurmontable aversion pour toutes les maximes communes et pour toutes les formules dogmatiques. » On va voir, en effet, que les maximes communes n’étaient guère d’usage entre eux, et ce sont justement ces conversations inépuisables, ces excès même d’analyse, que nous sommes presque en mesure de ressaisir au complet et de prendre sur le fait aujourd’hui. Adolphe va en être mieux connu ; ses origines morales vont s’en éclairer, hélas ! jusqu’en leurs racines.

M. Gaullieur, dans son introduction, a eu le soin de s’arrêter sur quelques circonstances de la biographie de Mme de Charrière, de développer ou de rectifier plusieurs points où les renseignemens antérieurs avaient fait défaut. La notice de la Revue des Deux Mondes avait dit d’elle qu’elle était médiocrement jolie ; M. Gaullieur fournit des preuves très satisfaisantes du contraire : « son buste par Houdon, dit-il, et son portrait par Latour, que je possède dans ma bibliothèque, témoignent de l’étincelante beauté de Mme de Charrière. L’épithète est d’un de ses adorateurs. » On avait dit encore qu’elle avait eu quelque difficulté à se marier, étant sans dot ou à peu près. M. Gaullieur montre qu’elle reçut en dot 100,000 florins de Hollande et qu’à aucun moment les épouseurs ne manquèrent ; qu’elle en refusa même de maison souveraine, et que, si elle se décida pour un précepteur suisse, c’est que sa sympathie pour le Saint-Preux l’emporta.

Mais, laissant ces minces détails, nous introduirons sans plus tarder le personnage principal. La situation est celle-ci : Mme de Charrière, auteur célèbre de Caliste, et qui ne doit pas avoir moins de quarante-cinq ans, est venue passer quelque temps à Paris dans la famille de M. Necker, ou du moins dans le voisinage. Benjamin Constant y est venu de son côté ; à ce moment, l’assemblée des notables, les conflits avec le parlement, excitent un vif intérêt ; la curiosité universelle est en jeu, et celle du nouvel arrivant n’est pas en reste. Il voit le monde de Mme Suard, il suit les cours de La Harpe au Lycée, il dîne avec Laclos. Cette vie oisive et sans but déplaît au père de Benjamin : il veut que son fils, qui aura dans quelques mois ses vingt ans accomplis, embrasse un état ; il lui enjoint de quitter Paris et de venir le retrouver sur-le-champ dans sa garnison de Bois-le-Duc[5], où le jeune homme sera sommé de choisir entre la robe ou l’épée, entre la diplomatie ou la finance. Voici quelques-unes des premières lettres, où le caractère éclate tel qu’il sera toute la vie. Quant au style, il est ce qu’il peut, il n’est pas formé encore, mais l’esprit va son train tout au travers. Nous ne faisons qu’extraire le travail de M. Gaullieur, et y emprunter notes et éclaircissemens.

Douvres, ce 26 juin 1787.

« Il y a dans le monde, sans que le monde s’en doute, un grave auteur allemand qui observe avec beaucoup de sagesse, à l’occasion d’une gouttière qu’un soldat fondit pour en faire des balles, que l’ouvrier qui l’avait posée ne se doutait point qu’elle tuerait quelqu’un de ses descendans.

« C’est ainsi, madame (car c’est comme cela qu’il faut commencer pour donner à ses phrases toute l’emphase philosophique), c’est ainsi, dis-je, que lorsque tous les jours de la semaine dernière je prenais tranquillement du thé en parlant raison avec vous, je ne me doutais pas que je ferais avec toute ma raison une énorme sottise ; que l’ennui, réveillant en moi l’amour, me ferait perdre la tête, et qu’au lieu de partir pour Bois-le-Duc, je partirais pour l’Angleterre, presque sans argent et absolument sans but.

« C’est cependant ce qui est arrivé de la façon la plus singulière. Samedi dernier, à sept heures, mon conducteur et moi nous partîmes dans une petite chaise qui nous cahota si bien, que nous n’eûmes pas fait une demi-lieue que nous ne pouvions plus y tenir, et que nous fûmes obligés de revenir sur nos pas. À neuf, de retour à Paris, il se mit à chercher un autre véhicule pour nous traîner en Hollande, et moi, qui me proposais de vous faire ma cour encore ce soir-là, puisque nous ne partions que le lendemain, je m’en retournai chez moi pour y chercher un habit que j’avais oublié. Je trouvai sur ma table la réponse sèche et froide de la prudente Jenny[6]. Cette lettre, le regret sourd de la quitter, le dépit d’avoir manqué cette affaire, le souvenir de quelques conversations attendrissantes que nous avions eues ensemble, me jetèrent dans une mélancolie sombre.

« En fouillant dans d’autres papiers, je trouvai une autre lettre d’une de mes parentes, qui, en me parlant de mon père, me peignait son mécontentement de ce que je n’avais point d’état, ses inquiétudes sur l’avenir, et me rappelait ses soins pour mon bonheur et l’intérêt qu’il y mettait. Je me représentai, moi, pauvre diable, ayant manqué dans tous mes projets, plus ennuyé, plus malheureux, plus fatigué que jamais de ma triste vie. Je me figurai ce pauvre père trompé dans toutes ses espérances, n’ayant pour consolation dans sa vieillesse qu’un homme aux yeux duquel, à vingt ans, tout était décoloré, sans activité, sans énergie, sans désirs, ayant le morne silence de la passion concentrée sans se livrer aux élans de l’espérance qui nous raniment et nous donnent de nouvelles forces.

« J’étais abattu ; je souffrais, je pleurais. Si j’avais eu là mon consolant opium, c’eût été le bon moment pour achever en l’honneur de l’ennui le sacrifice manqué par l’amour[7].

« Une idée folle me vint ; je me dis : Partons, vivons seul, ne faisons plus le malheur d’un père ni l’ennui de personne. Ma tête était montée ; je ramasse à la hâte trois chemises et quelques bas, et je pars sans autre habit, veste, culotte ou mouchoir, que ceux que j’avais sur moi. Il était minuit. J’allai vers un de mes amis dans un hôtel. Je m’y fis donner un lit. J’y dormis d’un sommeil pesant, d’un sommeil affreux jusqu’à onze heures. L’image de Mlle P… embellie par le désespoir me poursuivait partout. Je me lève ; un sellier qui demeurait vis-à-vis me loue une chaise. Je fais demander des chevaux pour Amiens. Je m’enferme dans ma chaise. Je pars avec mes trois chemises et une paire de pantoufles (car je n’avais point de souliers avec moi), et trente et un louis en poche. Je vais ventre à terre ; en vingt heures je fais soixante et neuf lieues. J’arrive à Calais, je m’embarque, j’arrive à Douvres, et je me réveille comme d’un songe.

« Mon père irrité, mes amis confondus, les indifférens clabaudant à qui mieux mieux ; moi seul, avec quinze guinées, sans domestique, sans habit, sans chemises, sans recommandations, voilà ma situation, madame, au moment où je vous écris, et je n’ai de ma vie été moins inquiet.

« D’abord, pour mon père, je lui ai écrit ; je lui ai fait deux propositions très raisonnables : l’une de me marier tout de suite ; je suis las de cette vie vagabonde ; je veux avoir un être à qui je tienne et qui tienne à moi, et avec qui j’aie d’autres rapports que ceux de la sociabilité passagère et de l’obéissance implicite. De la jeunesse, une figure décente, une fortune aisée, assez d’esprit pour ne pas dire des bêtises sans le savoir, assez de conduite pour ne pas faire des sottises, comme moi, en sachant bien qu’on en fait, une naissance et une éducation qui n’avilisse pas ses enfans, et qui ne me fasse pas épouser toute une famille de Cazenove, ou gens tels qu’eux[8], c’est tout ce que je demande.

« Ma seconde proposition est qu’il me donne à présent une portion de quinze ou vingt mille francs, plus ou moins, du bien de ma mère, et qu’il me laisse aller m’établir en Amérique. En cinq ans je serai naturalisé, j’aurai une patrie[9], des intérêts, une carrière, des concitoyens. Accoutumé de bonne heure à l’étude et à la méditation, possédant parfaitement la langue du pays, animé par un but fixe et une ambition réglée, jeune et peut-être plus avancé qu’un autre à mon âge, riche d’ailleurs, très riche pour ce pays-là, voilà bien des avantages.

« Peu m’importe quelle des deux propositions il voudra choisir, mais l’une des deux est indispensable. Vivre sans patrie et sans femme, j’aime autant vivre sans chemise et sans argent, comme je fais actuellement.

« Je pars dans l’instant pour Londres ; j’y ai deux ou trois amis, entre autres un à qui j’ai prêté beaucoup d’argent en Suisse, et qui, j’espère, me rendra le même service ici. Si je reste en Angleterre, comptez que j’irai voir le banc de mistriss Calista à Bath[10]. Aimez-moi malgré mes folies ; je suis un bon diable au fond. Excusez-moi près de M. de Charrière. Ne vous inquiétez absolument pas de ma situation : moi, je m’en amuse comme si c’était celle d’un autre[11]. Je ris pendant des heures de cette complication d’extravagances, et quand je me regarde dans le miroir, je me dis, non pas, « Ah ! James Boswell[12] ! » mais, « Ah ! Benjamin, Benjamin Constant ! » Ma famille me gronderait bien d’avoir oublié le de et le Rebecque ; mais je les vendrais à présent three pence a piece. Adieu, madame.

Constant. »

« P. S. Répondez-moi quelques mots, je vous prie. J’espère que je pourrai encore afford to pay le port de vos lettres. Adressez-les comme ci-dessous, mot à mot :

« H. B. CONSTANT, esq.
« LONDON.
« To be leff at the post office
« till called for.
 »


Chesterford, ce 22 juillet 1787.

« Vous aurez bien deviné, madame, au ton de ma précédente lettre, que mon séjour à Patterdale était une plaisanterie ; mais ce qui n’en est pas une, c’est la situation où je suis actuellement, dans une petite cabane, dans un petit village, avec un chien et deux chemises. J’ai reçu des lettres de mon père, qui me presse de revenir, et je le rejoindrai dans peu. Mais je suis déterminé à voir le peuple des campagnes, ce que je ne pourrais pas faire si je voyageais dans une chaise de poste. Je voyage donc à pied et à travers champs. Je donnerais, non pas dix louis, car il ne m’en resterait guère, mais beaucoup, un sourire de Mlle Pourrat, pour n’être pas habitué à mes maudites lunettes. Cela me donne un air étrange, et l’étonnement répugne à l’intimité du moment, qui est la seule que je désire. On est si occupé à me regarder, qu’on ne se donne pas la peine de me répondre. Cela va pourtant tant bien que mal. En trois jours, j’ai fait quatre-vingt-dix milles ; j’écris le soir une petite lettre à mon père, et je travaille à un roman que je vous montrerai. J’en ai, d’écrites et de corrigées, cinquante pages in-8o ; je vous le dédierai si je l’imprime[13]. — J’ai rencontré à Londres votre médecin, je l’ai trouvé bien aimable ; mais je ne suis pas bon juge et je me récuse, car nous n’avons parlé que de vous. Écrivez-moi toujours à Londres. On m’envoie les lettres à la poste de quelque grande ville par laquelle je passe.

« J’ai balancé comment je voyagerais ; je voulais prendre un costume plus commun, mais mes lunettes ont été un obstacle. Elles et mon habit, qui est beaucoup trop gentleman-like, me donnent l’air d’un broken gentleman, ce qui me nuit on ne peut pas plus. Le peuple aime ses égaux, mais il hait la pauvreté, et il hait les nobles. Ainsi quand il voit un gentleman qui a l’air pauvre, il l’insulte ou le fuit. Mon seul échappatoire, c’est de passer, sans le dire, pour quelque journeyman qui s’en retourne, de Londres où il a dépensé son argent, à la boutique de son maître. Je pars ordinairement à sept heures ; je vais au taux de quatre milles par heure jusqu’à neuf. Je déjeune. À dix et demie, je repars jusqu’à deux ou trois. Je dîne mal et à très bon marché. Je pars à cinq. À sept, je prends du thé, ou quelquefois, par économie ou pour me lier avec quelque voyageur qui va du même côté, un ou deux verres de brandy. Je marche jusqu’à neuf. Je me couche à minuit assez fatigué. Je dépense cinq à six shellings par jour. Ce qui augmente beaucoup ma dépense, c’est que je n’aime pas assez le peuple pour vouloir coucher avec lui, et qu’on me fait, surtout dans les villages, payer pour la chambre et pour la distinction. Je crois que je goûterai un peu mieux le repos, le luxe, les bons lits, les voitures et l’intimité. Jamais homme ne se donna tant de peine pour obtenir un peu de plaisir.

« Vous croirez que c’est une exagération, mais quand je suis bien fatigué, que j’ai du linge bien sale, ce qui m’arrive quelquefois et me fait plus de peine que toute autre chose ; qu’une bonne pluie me perce de tous côtés, je me dis : « Ah ! que je vais être heureux cet automne, avec du linge blanc, une voiture et un habit sec et propre ! »

« Je réponds de mon père : il sera fâché contre moi et de mon équipée, quoiqu’il m’assure l’avoir pardonnée, mais je suis déterminé à devenir son ami en dépit de lui. Je serai si gai, si libre et si franc, qu’il faudra bien qu’il rie et qu’il m’aime[14].

« En général, mon voyage m’a fait un grand bien ou plutôt dix grands biens. En premier lieu, je me sers moi tout seul, ce qui ne m’était jamais arrivé. Secondement j’ai vu qu’on pouvait vivre pour rien ; je puis à Londres aller tous les jours au spectacle, bien dîner, souper, déjeuner, être bien vêtu pour douze louis par mois. Troisièmement j’ai été convaincu qu’il ne fallait pour être heureux, quand on a un peu vu le monde, que du repos.

« Je vous souhaite tous ces bonheurs et mets le mien dans votre indulgence. Demain je serai à Methwold, un tout petit village entre ceci et Lynn, et au-delà de Newmarket, dont Chersterford, d’où je vous écris ce soir, n’est qu’à cinq lieues. — Adieu, madame, ajoutez à ma lettre tous mes sentimens pour vous, et vous la rendrez bien longue.

Constant. »
Westmoreland. — Patterdale, le 27 août 1787.

« Il y a environ cent mille ans, madame, que je n’ai reçu de vos lettres, et à peu près cinquante mille que je ne vous ai écrit. J’ai tant couru à pied, à cheval et de toutes les manières, que je n’ai pu que penser à vous. Je me trouve très mal de ce régime, et je veux me remettre à une nourriture moins creuse. J’espère trouver de vos lettres à Londres, où je serai le 6 ou 7 du mois prochain, et je ne désespère pas de vous voir à Colombier[15] dans environ six semaines : cent lieues de plus ou de moins ne sont rien pour moi. Je me porte beaucoup mieux que je ne me suis jamais porté : j’ai une espèce de cheval qui me porte aussi très bien, quoiqu’il soit vieux et usé. Je fais quarante à cinquante milles par jour. Je me couche de bonne heure, je me lève de bonne heure, et je n’ai rien à regretter que le plaisir de me plaindre et la dignité de la langueur[16].

« Vous avez tort de douter de l’existence de Patterdale. Il est très vrai que ma lettre datée d’ici était une plaisanterie ; mais il est aussi très vrai que Patterdale est une petite town, dans le Westmoreland, et qu’après un mois de course en Angleterre, en Écosse, du nord au sud et du sud au nord, dans les plaines de Norfolk et dans les montagnes du Clackmannan, je suis aujourd’hui et depuis deux jours ici, avec mon chien, mon cheval et toutes vos lettres, non pas chez le curé, mais à l’auberge. Je pars demain, et je couche à Keswick, à vingt-quatre milles d’ici, où je verrai une sorte de peintre, de guide, d’auteur, de poète, d’enthousiaste, de je ne sais quoi, qui me mettra au fait de ce que je n’ai pas vu, pour que, de retour, je puisse mentir comme un autre et donner à mes mensonges un air de famille. J’ai griffonné une description bien longue, parce que je n’ai pas eu le temps de l’abréger, de Patterdale. Je vous la garantis vraie dans la moitié de ses points, car je ne sais pas, comme je n’ai pas eu la patience ni le temps de la relire, où j’ai pu être entraîné par la manie racontante. Lisez, jugez et croyez ce que vous pourrez, et puis offrez à Dieu votre incrédulité, qui vaut mille fois mieux que la crédulité d’un autre.

« J’ai quitté l’idée d’un roman en forme. Je suis trop bavard de mon naturel. Tous ces gens qui voulaient parler à ma place m’impatientaient. J’aime à parler moi-même, surtout quand vous m’écoutez. J’ai substitué à ce roman des lettres intitulées : Lettres écrites de Patterdale à Paris dans l’été de 1787, adressées à madame de C. de Z. (Mme de Charrière de Zoel). Cela ne m’oblige à rien. Il y aura une demi-intrigue que je quitterai ou reprendrai à mon gré. Mais je vous demande, et à M. de Charrière, qui j’espère n’a pas oublié son fol ami, le plus grand secret. Je veux voir ce qu’on dira et ce qu’on ne dira pas, car je m’attends plus au châtiment de l’obscurité qu’à l’honneur de la critique. Je n’ai encore écrit que deux lettres ; mais, comme j’écris sans style, sans manière, sans mesure et sans travail, j’écris à trait de plume…

À dix-huit milles de Patterdale, Ambleside, le 31.

« Je suis resté jusqu’au 30 à Patterdale. Je n’ai point encore été à Keswick. Je n’y serai que ce soir, et j’en partirai demain matin pour continuer tout de bon ma route que les lacs du Westmoreland et du Cumberland ont interrompue. Je viens d’essuyer une espèce de tempête sur le Windermere, un lac, le plus grand de tous ceux de ce pays-ci, à deux milles de ce village. J’ai eu envie de me noyer. L’eau était si noire et si profonde[17], que la certitude d’un prompt repos me tentait beaucoup ; mais j’étais avec deux matelots qui m’auraient repêché, et je ne veux pas me noyer comme je me suis empoisonné, pour rien. Je commence à ne pas trop savoir ce que je deviendrai. J’ai à peine six louis : le cheval loué m’en coûtera trois. Je ne veux plus prendre d’argent à Londres chez le banquier de mon père. Mes amis n’y sont point. I’ll just trust to fate. Je vendrai, si quelque heureuse aventure ne me fait rencontrer quelque bonne ame, ma montre et tout ce qui pourra me procurer de quoi vivre, et j’irai comme Goldsmith, avec une viole et un orgue sur mon dos, de Londres en Suisse. Je me réfugierai à Colombier, et de là j’écrirai, je parlementerai, et je me marierai ; puis, après tous ces rai, je dirai, comme Pangloss fessé et pendu : « Tout est bien. »

À quatorze milles d’Ambleside, Kendal, 1er septembre.

« … C’est une singulière lettre que celle-ci, madame, — je ne sais trop quand elle sera finie, — mais je vous écris et je ne me lasse pas de ce plaisir-là comme des autres. — Me voici à trente milles de Keswick, où j’ai vu mon homme. — J’ai vingt-deux milles de plus à faire. Je vous écrirai de Lancaster. La description de Patterdale est dans mon porte-manteau, — et je ne puis le défaire. Je vous l’enverrai de Manchester, où je coucherai demain ; — je vais à grandes journées par économie et par impatience. — On se fatigue de se fatiguer comme de se reposer, madame. — Pour varier ma lettre, je vous envoie mon épitaphe. — Si vous n’entendez pas parler de moi d’ici à un mois, faites mettre une pierre sous quatre tilleuls qui sont entre le Désert et la Chablière[18], et faites-y graver l’inscription suivante ; — elle est en mauvais vers, et je vous prie de ne la montrer à personne tant que je serai en vie. — On pardonne bien des choses à un mort, et l’on ne pardonne rien aux vivans. —

EN MÉMOIRE
D’HENRI-BENJAMIN DE CONSTANT-REBECQUE,
Né à Lausanne en Suisse,
le 25 nov. 1767[19].
Mort à, dans le comté
de
en Angleterre.
Le  septembre 1787.

D’un bâtiment fragile imprudent conducteur,
Sur des flots inconnus je bravais la tempête.

La foudre grondait sur ma tête,
Et je l’écoutais sans terreur.
Mon vaisseau s’est brisé : ma carrière est finie.
J’ai quitté sans regret ma languissante vie,
J’ai cessé de souffrir en cessant d’exister.
Au sein même du sort j’avais prévu l’orage ;
Mais entraîné loin du rivage,
À la fureur des vents je n’ai pu résister.
J’ai prédit l’instant du naufrage,
Je l’ai prédit sans pouvoir l’écarter.
Un autre plus prudent aurait su l’éviter.
J’ai su mourir avec courage,
Sans me plaindre et sans me vanter.


« Pas tout-à-fait sans me vanter pourtant, madame, voyez l’épitaphe…

À vingt-deux milles de Kendal, Lancaster, 1er septembre.

« Mes plans d’Amérique, madame, sont plus combinés que jamais. Si je ne me marie ni ne me pends cet hiver, je pars au printemps. J’ai parlé à plusieurs personnes au fait. Je compte aller sérieusement chez M. Adams[20], avant de quitter Londres, prendre encore de nouvelles informations ; et, si le démon de la contrainte et de la défiance ne veut pas quitter mon pauvre Désert, je lui céderai la place[21]. — J’emprunterai d’une de mes parentes, qui m’a déjà prêté souvent et qui m’offre encore davantage (ce n’est pas Mme de Severy), huit mille francs, si elle les a, et je me ferai farmer dans la Virginie. N’est-il pas plaisant que je parle de huit mille francs, quand je n’ai pas six sous à moi dans le monde ?

Sur mon grabat je célébrais Glycère,
Le jus divin d’un vin mousseux ou grec,
Buvant de l’eau dans un vieux pot à bière.

Je cite tout de travers, mais une de vos aimables qualités est d’entendre tout bien, de quelque manière qu’on parle. Je défigure encore cette phrase, et c’est bien dommage. — Si vous vous rappelez son auteur, c’est ma meilleure amie et la plus aimable femme que je connaisse[22]. Si je ne me rappelais votre amour pour la médisance, je me mettrais à la louer. Pardon, madame, — revenons à nos moutons, — c’est-à-dire à notre prochain, que nous croquons comme des loups.

Même date, au soir.

« Je relis ma lettre après souper, madame, et je suis honteux de toutes les fautes de style et de français ; mais souvenez-vous que je n’écris pas sur un bureau bien propre et bien vert, pour ou auprès d’une jolie femme ou d’une femme autrefois jolie[23], mais en courant, non pas la poste, mais les grands chemins, en faisant cinquante-deux milles, comme aujourd’hui, sur un malheureux cheval, avec un mal de tête effroyable, et n’ayant autour de moi que des êtres étranges et étrangers, qui sont pis que des amis et presque que des parens… »


C’est assez de ce début ; on en a plus qu’il n’en faut pour savoir le ton ; Benjamin Constant continue de ce train railleur durant bien des pages, durant quinze grandes feuilles in-folio. Sa caravane pourtant tire à sa fin ; il ne se tue pas, il ne meurt pas de fatigue ; il arrive par monts et par vaux chez un ami de son père, qui lui refait la bourse et le remet sur un bon pied, sa monture et lui. Bref, dans une dernière lettre datée de Londres, du 12 septembre, il annonce à Mme de Charrière par des vers détestables (il n’en a jamais fait que de tels), qu’en vertu d’un compromis signé avec son père, il va partir pour la cour de Brunswick, et y devenir quelque chose comme lecteur ou chambellan de la duchesse ; mais il passera auparavant par le canton de Vaud et par Colombier, ce dont il a grand besoin, confesse-t-il un peu crûment, car, à la suite de ce beau voyage sentimental, il lui faut refaire tant soit peu sa santé et son humeur.

Ce qui a dû frapper dans ces premières lettres, c’est combien l’esprit de moquerie, l’absence de sérieux, l’exaltation factice, et qui tourne aussitôt en risée, percent à chaque ligne : nulle part, un sentiment ému et qui puisse intéresser, même dans son égarement ; nulle part, une plainte touchante, un soupir de jeune cœur, même vers des chimères ; rien de cet amour de la nature qui console et repose, rien de ce premier enchantement où Jean-Jacques était ravi, et qu’il nous a rendu en des touches si pleines de fraîcheur. Adolphe, Adolphe, vous commencez bien mal ; tout cela est bien léger, bien aride, et vous n’avez pas encore vingt ans[24] !

Il est de retour en Suisse au commencement d’octobre 1787. Je crois bien qu’avant de se rendre à Lausanne, il passa (et je lui en sais gré) par Colombier : il y arriva à pied, à huit heures du soir, le 3 octobre 1787, lui-même a noté presque religieusement cet anniversaire. Le lendemain 4, il était à Lausanne, et il écrit aussitôt : « Enfin m’y voici, je comptais vous écrire sur ma réception, mes amis, mes parens, mais on me donne une commission pour vous, madame, et je n’ai qu’un demi-quart d’heure à moi. Mon oncle, sachant que M. de Salgas[25] doit venir enfin chercher sa femme[26], voudrait que vous vinssiez avec lui. Vous trouveriez, dit-il, une famille toute disposée à vous aimer, à vous admirer, et, ce qui vaut mieux, le plus beau pays du monde. Mon manoir de Beausoleil est bien petit, mais, si vous venez avec M. de Salgas, je vous demande la préférence sur mon oncle et sur sa résidence plus comfortable ; je le lui ai déjà déclaré. Ce n’est qu’une petite course, et, si vous voulez m’admettre pour votre chevalier errant, nous retournerons ensemble à Colombier. » Mme de Charrière vint en effet, et emmena au retour le jeune Constant, ou du moins celui-ci l’alla rejoindre ; ces deux mois de séjour, de maladie, de convalescence, auprès d’une personne supérieure et affectueuse, semblèrent modifier sa nature et lui communiquer quelque chose de plus calme, de plus heureux. Par malheur, l’aridité des doctrines gâtait vite ce que la pratique entr’eux avait de meilleur, et on achevait, en causant, de tout mettre en poussière dans le même temps qu’on réussissait à se faire aimer. Mme de Charrière écrivait alors ses lettres politiques sur la révolution tentée en Hollande par le parti patriote, et Benjamin Constant, par émulation, se mit à tracer la première ébauche de ce fameux livre sur les religions qu’il fut près de quarante ans à remanier, à refaire, à transformer de fond en comble. L’esprit dans lequel il le conçut alors n’était autre que celui du XVIIIe siècle pur, c’est-à-dire un fonds d’incrédulité et d’athéisme que l’ambitieux auteur se réservait sans doute de raffiner. On lit dans une lettre de Mme de Charrière, d’une date postérieure, quelques détails singuliers sur cette composition primitive : « Après mon retour de Paris, dit-elle, fâchée contre la princesse d’Orange, j’écrivis la première feuille des Observations et Conjectures politiques, puis vinrent les autres ; j’exigeais de l’imprimeur qu’il les envoyât, l’une après l’autre, à mesure qu’il les imprimait, à M. de Salgas, à M. Van Spiegel, à M. Charles Bentinck. Je voulais qu’on les vendît à Paris comme tout autre ouvrage périodique[27]. Benjamin Constant survint, il me regardait écrire, prenait intérêt à mes feuilles, corrigeait quelquefois la ponctuation, se moquait de quelques vers alexandrins qui se glissaient parfois dans ma prose. Nous nous amusions fort. De l’autre côté de la même table, il écrivait sur des cartes de tarots, qu’il se proposait d’enfiler ensemble, un ouvrage sur l’esprit et l’influence de la religion ou plutôt de toutes les religions connues. Il ne m’en lisait rien, ne voulant pas, comme moi, s’exposer à la critique et à la raillerie. Mme de Staël en a parlé dans un de ses livres. Elle l’appelle un grand ouvrage, quoiqu’elle n’en ait vu, dit-elle, que le commencement, quelques cartes sans doute, et elle invite la littérature et la philosophie à se réunir pour exiger de l’auteur qu’il le reprenne et l’achève. Mais elle ne nomme point cet auteur, ne donne point son adresse, de sorte que la littérature et la philosophie eussent été bien embarrassées de lui faire parvenir une lettre. »

Voilà de l’aigreur qui perce un peu vivement et sans but, nous en sommes fâché pour Mme de Charrière. Le fait est que l’ouvrage dont parlait Mme de Staël ne devait déjà plus être le même que celui qui s’esquissait sur un jeu de cartes à Colombier. Benjamin Constant était le premier à plaisanter de ces transformations de son éternel ouvrage, de cet ouvrage toujours continué et refait tous les cinq ou dix ans, selon les nouvelles idées survenantes : « L’utilité des faits est vraiment merveilleuse, disait-il de ce ton qu’on lui a connu ; voyez, j’ai rassemblé d’abord mes dix mille faits : eh bien ! dans toutes les vicissitudes de mon ouvrage, ces mêmes faits m’ont suffi à tout ; je n’ai eu qu’à m’en servir comme on se sert de soldats, en changeant de temps en temps l’ordre de bataille. »

Une circonstance caractéristique de cette première ébauche, c’est qu’elle ait été écrite au revers de cartes à jouer : fatal et bizarre présage ! — On raconte qu’un jour, une nuit, peu de temps avant la publication de l’ouvrage, quelqu’un rencontrant Benjamin Constant dans une maison de jeu lui demanda de quoi il s’occupait pour le moment : « Je ne m’occupe plus que de religion, » répondit-il. Le commencement et la fin se rejoignent.

En réduisant même ces accidens, ces légèretés de propos à leur moindre valeur, en reconnaissant tout ce qu’a d’éloquent et d’élevé le livre de la Religion dans la forme sous laquelle il nous est venu, on a droit de dénoncer le contraste et de déplorer le contre-coup. L’esprit humain ne joue pas impunément avec ces perpétuelles ironies ; elles finissent par se loger au cœur même et comme dans la moelle du talent, elles soufflent froid jusqu’à travers ses meilleures inspirations. Un je ne sais quoi circule qui avertit que l’auteur a beau s’exalter, que l’homme en lui n’est pas touché ni convaincu. Ainsi tout ce livre de la Religion laisse lire à chaque page ce mot : Je voudrais croire, comme le petit livre d’Adolphe se résume en cet autre mot : Je voudrais aimer[28].

Quant à la conjecture sur l’esprit originel du grand ouvrage, ce n’en est pas une, à vrai dire, et tout ce qui trahit les sentimens philosophiques de l’auteur à cette époque, ne laisse pas une ombre d’incertitude. Nous en pourrions citer cent exemples ; un seul suffira. Voici une lettre écrite de Brunswick à Mme de Charrière dans un moment d’expansion, de sincérité, de douleur ; mais l’irrésistible moquerie y revient vite, amère et sifflante, étincelante et légère, telle que Voltaire l’aurait pu manier en ses meilleurs et en ses pires momens. Cette lettre nous représente à merveille ce que pouvaient être les interminables conversations de Colombier, ces analyses dévorantes qui avaient d’abord tout réduit en poussière au cœur d’Adolphe.

Ce 4 juin 1790.

« J’ai malheureusement quatre lettres à écrire, ce matin, que je ne puis renvoyer. Sans cette nécessité je consacrerais toute ma matinée à vous répondre et à vous dire combien votre lettre m’a fait plaisir, et avec quel empressement je recommence notre pauvre correspondance, qui a été si interrompue et qui m’est si chère. Il n’y a que deux êtres au monde dont je sois parfaitement content, vous et ma femme[29]. Tous les autres, j’ai, non pas à me plaindre d’eux, mais à leur attribuer quelque partie de mes peines. Vous deux, au contraire, j’ai à vous remercier de tout ce que je goûte de bonheur. Je ne répondrai pas aujourd’hui à votre lettre : lundi prochain 7 j’aurai moins à faire, et je me donnerai le plaisir de la relire et d’y répondre en détail. Cette fois-ci, je vous parlerai de moi autant que je le pourrai dans le peu de minutes que je puis vous donner. Je vous dirai qu’après un voyage de quatre jours et quatre nuits je suis arrivé ici, oppressé de l’idée de notre misérable procès[30], qui va de mal en pis, et tremblant de devoir repartir dans peu pour aller recommencer mes inutiles efforts. Je serais heureux, sans cette cruelle affaire ; mais elle m’agite et m’accable tellement par sa continuité, que j’en ai presque tous les jours une petite fièvre et que je suis d’une faiblesse extrême qui m’empêche de prendre de l’exercice, ce qui probablement me ferait du bien. Je prends, au lieu d’exercice, le lait de chèvre, qui m’en fait un peu. Mon séjour en Hollande avait attaqué ma poitrine, mais elle est remise. Si des inquiétudes morales sur presque tous les objets sans exception ne me tuaient pas, et surtout si je n’éprouvais, à un point affreux que je n’avoue qu’à peine à moi-même, loin de l’avouer aux autres, de sorte que je n’ai pas même la consolation de me plaindre, une défiance presque universelle, je crois que ma santé et mes forces reviendraient. Enfin, qu’elles reviennent ou non, je n’y attache que l’importance de ne pas souffrir. Je sens plus que jamais le néant de tout, combien tout promet et rien ne tient, combien nos forces sont au-dessus de notre destination, et combien cette disproportion doit nous rendre malheureux. Cette idée, que je trouve juste, n’est pas de moi ; elle est d’un Piémontais, homme d’esprit dont j’ai fait la connaissance à La Haye, un chevalier de Revel, envoyé de Sardaigne. Il prétend que Dieu, c’est-à-dire l’auteur de nous et de nos alentours, est mort avant d’avoir fini son ouvrage ; qu’il avait les plus beaux et vastes projets du monde et les plus grands moyens ; qu’il avait déjà mis en œuvre plusieurs des moyens, comme on élève des échafauds pour bâtir, et qu’au milieu de son travail il est mort ; que tout à présent se trouve fait dans un but qui n’existe plus, et que nous, en particulier, nous sentons destinés à quelque chose dont nous ne nous faisons aucune idée ; nous sommes comme des montres où il n’y aurait point de cadran, et dont les rouages, doués d’intelligence, tourneraient jusqu’à ce qu’ils se fussent usés, sans savoir pourquoi et se disant toujours : Puisque je tourne, j’ai donc un but. Cette idée me paraît la folie la plus spirituelle et la plus profonde que j’aie ouie, et bien préférable aux folies chrétiennes, musulmanes ou philosophiques, des Ier, VIIe et XVIIIe siècles de notre ère. Adieu ; dans ma prochaine lettre, nous rirons, malgré nos maux, de l’indignation que témoignent les stathouders et les princes de la révolution française, qu’ils appellent l’effet de la perversité inhérente à l’homme. Dieu les ait en aide ! Adieu, cher et spirituel rouage qui avez le malheur d’être si fort au-dessus de l’horloge dont vous faites partie et que vous dérangez. Sans vanité, c’est aussi un peu mon cas. Adieu. Lundi, je joindrai le billet tel que vous l’exigez. Ne nous reverrons-nous jamais comme en 1787 et 88 ? »

On a souvent dit de Benjamin Constant que c’était peut-être l’homme qui avait eu le plus d’esprit depuis Voltaire ; ce sont les gens qui l’ont entendu causer qui disent cela, car, si distingués que soient ses ouvrages, ils ne donnent pas l’idée de cette manière ; on peut dire que son talent s’employait d’un côté, et son esprit de l’autre. Comme tribun, comme publiciste, comme écrivain philosophique, il arborait des idées libérales, il épousait des enthousiasmes et des exaltations qui le rangeaient plutôt dans la postérité de Jean-Jacques croisée à l’allemande[31]. Mais ici, dans cette lettre qui n’est qu’une conversation, cet esprit à la Voltaire nous apparaît dans sa filiation directe et à sa source, point du tout masqué encore.

Voltaire, à son retour de Prusse et avant de s’établir à Ferney, passa trois hivers à Lausanne (1756-1758) ; il s’y plut beaucoup, en goûta les habitans, y joua la comédie ; c’était dix ans avant la naissance de Benjamin Constant ; il y connut particulièrement cette famille. Sa nièce, Mme de Fontaine, ayant appelé en Parisienne M. de Constant un gros Suisse, « M. de Constant, lui répondit Voltaire tout en colère, n’est ni Suisse ni gros. Nous-autres Lausannais qui jouons la comédie, nous sommes du pays roman, et point Suisses. Il y a Suisses et Suisses : ceux de Lausanne diffèrent plus des Petits-Cantons que Paris des Bas-Bretons[32]. » Benjamin Constant s’est chargé de justifier aux yeux de tous le propos de Voltaire, et de faire valoir ce brevet de Français délivré à son oncle ou à son père par le plus Français des hommes.

Nous revenons au séjour de Benjamin à Colombier ; il y concevait donc son livre sur les religions, il donnait son avis sur les écrits de Mme de Charrière et en épiloguait le style. Souvent, quoique porte à porte, dit M. Gaullieur, ils s’adressaient des messages dans lesquels ils échangeaient leurs observations de chaque heure, et continuaient sans trêve leurs conversations à peine interrompues. Bien des incidens de société y fournissaient matière. On faisait des vers satiriques sur l’ours de Berne, on se prêtait les Contemporaines de Rétif. Le Rétif était alors très en vogue à l’étranger. Le Journal littéraire de Neuchâtel en raffolait ; l’honnête Lavater en était dupe. Ces Contemporaines m’ont tout l’air d’avoir eu le succès des Mystères de Paris. Benjamin Constant, qui en empruntait des volumes à M. de Charrière pour se former l’esprit et le cœur, en parlait avec dégoût, s’en moquait à son ordinaire, et ne les lisait pas moins avidement. On aura le ton par les deux billets suivans :


« … Je n’ai pu hier que recevoir et non renvoyer les C. (Contemporaines). Je ne suis pas un Hercule, et il me faut du temps pour les expédier. En voici cinq que je vous remets aujourd’hui, en me recommandant à M. de Charrière pour la suite. C’est drôle après avoir dit tant de mal de Rétif. Mais il a un but, et il y va assez simplement ; c’est ce qui m’y attache. Il met trop d’importance aux petites choses. On croirait, quand il vous parle du bonheur conjugal et de la dignité d’un mari, que ce sont des choses on ne peut pas plus sérieuses, et qui doivent nous occuper éternellement. Pauvres petits insectes ! qu’est-ce que le bonheur ou la dignité[33] ? Plus je vis et plus je vois que tout n’est rien. Il faut savoir souffrir et rire, ne serait-ce que du bout des lèvres. Ce n’est pas du bout des lèvres que je désire (et que je le dis) de me retrouver à Colombier le 2 de janvier.

H. B. »


« Je me porte bien madame, et je me trouve bien bête de ne pas vous aller voir ; mais je résiste comme vous l’ordonnez. Mon Esculape Leschot est tout plein d’attention pour moi. Cependant je puis vous assurer que, si ma tête n’est pas blanche, elle sera bientôt chauve.

« J’attends qu’on m’apporte de la cire et je continue :

« Je lis Rétif de La Bretonne, qui enseigne aux femmes à prévenir les libertés qu’elles pourraient permettre, et qui, pour les empêcher de tomber dans l’indécence, entre dans des détails très intéressans[34], et décrit tous les mouvemens à adopter ou à rejeter. Toutes ces leçons sont supposées débitées par une femme très comme il faut, dans un Lycée des mœurs ! Et voilà ce qu’on appelle du génie, et on dit que Voltaire n’avait que de l’esprit, et d’Alembert et Fontenelle du jargon. Grand bien leur fasse !

« Quant à moi, et malgré l’enthousiasme de votre Mercure indigène pour Rétif, je serai toujours rétif à l’admirer. Ma délicate sagesse n’aime pas cette indécence ex professo, et je me dis : « Voilà un fou bien dégoûtant qu’on devrait enfermer avec les fous de Bicêtre. » Et quand on me dira : « L’original Rétif de La Bretonne, le bouillant Rétif, etc., » je penserai : c’est un siècle bien malheureux que celui où on prend la saleté pour du génie, la crapule pour de l’originalité, et des excrémens pour des fleurs ! Quelle diatribe, bon Dieu !

« Trêve à Rétif ! Votre nuit, madame, m’a fait bien de la peine. La mienne a été bonne, et tout va bien.

« Imaginez, madame, que je fais aussi des feuilles politiques ou des pamphlets à l’anglaise ; les vôtres par leur brièveté m’encouragent. Il faut que je m’arrange, si je parviens à en faire une vingtaine, avec un libraire. Je lui paierai ce qu’il pourra perdre pour l’impression des trois premières. S’il continue à perdre, basta, adieu les feuilles ! S’il y trouve son compte, il continuera à ses frais, à condition qu’il m’enverra cinq exemplaires de chacune à Brunswick.

« Mais pour vendre la peau de l’ours,
« Il faut l’avoir couché par terre.

« Il est une heure, et je finis : presque point de phrases.

H. B. C. »


Pourtant il a fallu partir, il a fallu quitter ce doux nid de Colombier au cœur de l’hiver et se mettre en route pour Brunswick. Aux premières lettres de regrets et de plaintes, on sent, chez le voyageur, qui a tant de peine à s’arracher, un ton inaccoutumé d’affection et de reconnaissance qui touche ; on reconnaît que ce qui a manqué surtout, en effet, à cette jeunesse d’Adolphe pour l’attendrir et peut-être la moraliser, ç’a été la félicité domestique, la sollicitude bienveillante des siens, le sourire et l’expansion d’un père plus confiant. Aux persécutions, aux tracasseries intérieures dont il est l’objet, on comprend ce que ce jeune cœur a dû souffrir et comment l’esprit chez lui s’est vengé. Il y a d’ailleurs dans toutes ces lettres bien de l’amabilité et de la grace ; celle par laquelle il réclame de Mme de Charrière son audience de congé, à son passage de Lausanne à Berne, est d’un tour léger, à demi coquet, qui trahit un certain souci de plaire. Nous donnons, d’après M. Gaullieur, cette série curieuse à laquelle il ne manque pas un anneau.


« Madame,

« Je partis hier de Lausanne pour venir vous faire mes adieux ; mais je suis si malade, si mal fagotté, si triste et si laid, que je vous conseille de ne pas me recevoir[35]. L’échauffement, l’ennui, et l’affaiblissement que mon séjour à Paris a laissé dans toute ma machine, après m’avoir tourmenté de temps en temps, se sont fixés dans ma tête et dans ma gorge. Un mal de tête affreux m’empêche de me coiffer ; un rhume m’empêche de parler ; une dartre qui s’est répandue sur mon visage me fait beaucoup souffrir et ne m’embellit pas. Je suis indigne de vous voir, et je crois qu’il vaut mieux m’en tenir à vous assurer de loin de mon respect, de mon attachement et de mes regrets. La sotte aventure dont vous parlez dans votre dernière lettre m’a forcé à des courses et causé des insomnies et des inquiétudes qui m’ont enflammé le sang. Un voyage de deux cent et tant de lieues ne me remettra pas, mais il m’achèvera, c’est la même chose. Je vous fais des adieux, et des adieux éternels. Demain, arrivé à Berne, j’enverrai à M. de Charrière un billet pour les 50 louis que mon père a promis de payer dans les commencemens de l’année prochaine, avec les intérêts au 5 p. 100. Je le supplie de les accepter, non pour lui, mais pour moi. En les acceptant, ce sera me prouver qu’il n’est pas mécontent de mes procédés ; en les refusant, ce serait me traiter comme un enfant ou pis.

« Si vous avez pourtant beaucoup de taffetas d’Angleterre pour cacher la moitié de mon visage, je paraîtrai. Sinon, madame, adieu, ne m’oubliez pas. »


Il obtint assurément la permission de paraître, et sans taffetas d’Angleterre encore. Le lendemain il était définitivement en route, et à chaque station il écrivait.

Bâle.

« Je n’ai que le temps de vous dire quelques mots, car je ne couche point ici, comme je croyais. Les chemins sont affreux, le vent froid, moi triste, plus aujourd’hui qu’hier, comme je l’étais plus hier qu’avant-hier, comme je le serai plus demain qu’aujourd’hui. Il est difficile et pénible de vous quitter pour un jour, et chaque jour est une peine ajoutée aux précédentes. Je me suis si doucement accoutumé à la société de vos feuilles, de votre piano-forte (quoiqu’il m’ennuyât quelquefois), de tout ce qui vous entoure, j’ai si bien contracté l’habitude de passer mes soirées auprès de vous, de souper avec la bonne Mlle Louise, que tout cet assemblage de choses paisibles et gaies me manque, et que tous les charmes d’un mauvais temps, d’une mauvaise chaise de poste et d’exécrables chemins ne peuvent me consoler de vous avoir quittée. Je vous dois beaucoup physiquement et moralement. J’ai un rhume affreux seulement d’avoir été bien enfermé dans ma chaise : jugez de ce que j’aurais souffert si, comme le voulaient mes parens alarmés sur ma chasteté[36]…, j’étais parti coûte que coûte. Je vous dois donc sûrement la santé et probablement la vie. Je vous dois bien plus, puisque cette vie qui est une si triste chose la plupart du temps, quoi qu’en dise M. Chaillet[37], vous l’avez rendue douce, et que vous m’avez consolé pendant deux mois du malheur d’être, d’être en société, et d’être en société avec les Marin, Guenille et compagnie ; je recompte ainsi dans ma chaise ce que je vous dois, parce que ce m’est un grand plaisir de vous devoir tant de toutes manières. Tant que vous vivrez, tant que je vivrai, je me dirai toujours, dans quelque situation que je me trouve : Il y a un Colombier dans le monde. Avant de vous connaître, je me disais : Si on me tourmente trop, je me tuerai. À présent je me dis : Si on me rend la vie trop dure, j’ai une retraite à Colombier.

« Que fait mistriss ? Est-ce que je l’aime encore ? Vous savez que ce n’est que pour vous, en vous, par vous et à cause de vous que je l’aime. Je lui sais gré d’avoir su vous faire passer quelques momens agréables, je l’aime d’être une ressource pour vous à Colombier ; mais si elle est saucy avec vous,

Then she may go a packing to England again.

Adieu tout mon intérêt alors, car ce n’est pas de l’amitié, vous m’avez appris à apprécier les mots.

« Je lis en route un roman que j’avais déjà lu et dont je vous avais parlé : il est de l’auteur de Wilhelmina Ahrand[38]. Il me fait le plus grand plaisir, et je me dépite de temps en temps de ne pas le lire avec vous.

« Adieu, vous qui êtes meilleure que vous ne croyez (j’embrasserais Mme de Montrond sur les deux joues pour cette expression). Je vous écrirai de Durbach après-demain, ou de Manheim dimanche.

H. B.


« … Dites, je vous prie, mille choses à M. de Charrière. Je crains toujours de le fatiguer en le remerciant. Sa manière d’obliger est si unie et si inmaniérée, qu’on croit toujours qu’il est tout simple d’abuser de ses bontés. »

Rastadt, le 23 (février).

« Un essieu cassé au beau milieu d’une rue me force à rester ici et m’obligera peut-être à y coucher. J’en profite. Le grand papier sur lequel je vous écris me rappelle la longue lettre que je vous écrivais en revenant d’Écosse, et dont vous avez reçu les trois quarts. Que je suis aujourd’hui dans une situation différente ! Alors je voyageais seul, libre comme l’air, à l’abri des persécutions et des conseils, incertain à la vérité si je serais en vie deux jours après, mais sûr, si je vivais, de vous revoir, de retrouver en vous l’indulgente amie qui m’avait consolé, qui avait répandu sur ma pénible manière d’être un charme qui l’adoucissait. J’avais passé trois mois seul, sans voir l’humeur, l’avarice et l’amitié qu’on devrait plutôt appeler la haine, se relevant tour à tour pour me tourmenter ; à présent faible de corps et d’esprit, esclave de père, de parens, de princes. Dieu sait de qui ! je vais chercher un maître, des ennemis, des envieux, et, qui pis est, des ennuyeux, à deux cent cinquante lieues de chez moi : de chez moi ne serait rien ; mais de chez vous ! de chez vous, où j’ai passé deux mois si paisibles, si heureux, malgré les deux ou trois petits nuages qui s’élevaient et se dissipaient tous les jours. J’y avais trouvé le repos, la santé, le bonheur. Le repos et le bonheur sont partis ; la santé, quoique affaiblie par cet exécrable et sot voyage, me reste encore. Mais c’est de tous vos dons celui dont je fais le moins de cas. C’est peu de chose que la santé avec l’ennui, et je donnerais dix ans de santé à Brunswick pour un an de maladie à Colombier.

« Il vient d’arriver une fille française, qu’un Anglais traîne après lui dans une chaise de poste avec trois chiens, et la fille et ses trois bêtes, l’une en chantant, les autres en aboyant, font un train du diable. L’Anglais est là bien tranquille à la fenêtre, sans paraître se soucier de sa belle, qui vient le pincer, à ce que je crois, ou lui faire quelque niche à laquelle son amant répond galamment par un… prononcé bien à l’anglaise. — Ah ! petit mutin, lui dit-elle ! et elle recommence ses chansons. Cette conversation est si forte et si soutenue, que je demanderai bientôt une autre chambre, s’ils ne se taisent… Heaven knows I do not envy their pleasures, but I wish they would leave[39].

« Je lis toujours mon roman : il y a une Ulrique qui, dans son genre, est presque aussi intéressante que Caliste ; vous savez que c’est beaucoup dire ; le style est très énergique, mais il y a une profusion de figures à l’allemande qui font de la peine quelquefois. J’ai été fâché de voir qu’une lettre était une flamme qui allumait la raison et éteignait l’amour, et qu’Ulrique avait vu toutes ses joies mangées en une nuit par un renard. Si c’était des oies, encore passe. Mais cela est bien réparé par la force et la vérité des caractères et des détails.

« Adieu, madame. Mille et mille choses à l’excellente Mlle Louise, à M. de Charrière et à Mlle Henriette ; mais surtout pensez bien à moi. Je ne vous demande pas de penser bien de moi, mais pensez à moi. J’ai besoin, à deux cent lieues de vous, que vous ne m’oubliiez pas. Adieu, charmant Barbet. Adieu, vous qui m’avez consolé, vous qui êtes encore pour moi un port où j’espère me réfugier une fois. S’il faut une tempête pour qu’on y consente, puisse la tempête venir et briser tous mes mâts et déchirer toutes mes voiles ! »

Darmstadt, le 25.

« Du thé devant moi, Flore à mes pieds, la plume en main pour vous écrire, me revoilà comme en Angleterre, et celui qui ne peindrait que mon attitude me peindrait le même qu’alors. Mais combien mes sentimens, mes espérances et mes alentours sont changés ! À force de voir des hommes libres et heureux, je croyais pouvoir le devenir : l’insouciance et la solitude de tout un été m’avaient redonné un peu de forces. Je n’étais plus épuisé par l’humeur des autres et par la mienne. Deux mois passés à Beausoleil, trop malade en général (quoique pas de manière à en souffrir) pour qu’on pût s’attendre à beaucoup d’activité de ma part, trop retiré pour qu’on me tourmentât souvent, me disant toutes les semaines : Je monterai à cheval et j’irai à Colombier ; j’avais goûté le repos : deux mois ensuite passés près de vous, j’avais deviné vos idées et vous aviez deviné les miennes ; j’avais été sans inquiétudes, sans passions violentes, sans humeur et sans amertume. La dureté, la continuité d’insolence et de despotisme à laquelle j’ai été exposé, la fureur et les grincemens de dents de toute cette…, parce que j’étais heureux un instant, ont laissé en moi une impression d’indignation et de tristesse qui se joint au regret de vous quitter, et ces deux sentimens, dont l’un est aussi humiliant que l’autre est pénible, augmentent et se renouvellent à chaque instant. Je vous l’écrivais de Bâle : je serai chaque jour plus abattu et plus triste ; et cela est vrai. Je me vois l’esclave et le jouet de tous ceux qui devraient être (non pas mes amis, Dieu me préserve de profaner ce nom en désirant même qu’ils le fussent !), mais mes défenseurs, seulement par égard et par décence. Malade, mourant, je reste chez la seule amie que j’aie au monde, et la douceur de souffrir près d’elle et loin d’eux, ils me l’envient. Des injures, des insultes, des reproches. Si j’étais parti faible au milieu de l’hiver, je serais mort à vingt lieues de Colombier. J’ai attendu que je pus[40] sans danger faire un long voyage que je n’entreprenais que par obéissance, et contre lequel, si j’avais été le fils dénaturé qu’on m’accuse d’être, j’aurais, à vingt ans, pu faire des objections. J’ai voulu conserver à ce père l’ombre d’un fils qu’il pourrait[41] aimer. Vous avez vu, madame, ce qu’on m’écrivait. Je sais que je suis injuste, mais je suis si loin de vous que je ne puis plus voir avec calme et avec indifférence les injustices des autres. Quand je suis auprès de vous, je ne pense point aux autres, et ils me paraissent très supportables ; quand je suis loin de vous, je pense à vous et je suis forcé de m’occuper d’eux : or, la comparaison n’est pas à leur avantage.

« Je relis ma lettre et je meurs de peur de vous ennuyer. Il y a tant de tristesse et d’humeur et de jérémiades que vous en aurez un surfeit, et peut-être renoncerez-vous à un correspondant de mon espèce. Je vous conjure à genoux de me supporter : ne plus vous être rien qu’une connaissance indifférente serait bien pis que les persécutions des sottes gens qui font le sujet de cette sotte lettre. Aussi faut-il avouer qu’il est bien sot à moi de tant vous en occuper. Dans une lettre à vous, pourquoi nommer Cerbère et les Furies ? Mais j’ai des momens d’humeur et d’indignation qui ne me laissent pas le choix de les contenir. Je répète tous les jours plus sincèrement le vœu qui terminait ma dernière lettre, et j’attends la tempête comme un autre le port.

« À propos, madame, j’ai pensé au moyen de vous écrire de la cour où je vais tout ce que je croirai intéressant ou tout ce que j’aurai envie de vous dire. C’est à l’aide de vos petites feuilles. Je prendrai le numéro de la page, etc. (suit un détail de chiffre). Je vous prouverai ce que mes lettres ne doivent pas vous avoir fait soupçonner jusqu’ici, et ce qui m’est très difficile quand je vous écris, que je sais être court. Si cependant cela vous fatigue, écrivez-moi seulement : « Plus de numéros. »

« Adieu, madame. À genoux je vous demande votre amitié et, en me relevant, une petite lettre à poste restante. En vous écrivant, je me suis calmé. Votre idée, l’idée de l’intérêt que vous prenez à moi, a dissipé toute ma tristesse. Adieu, mille fois bonne, mille fois chère, mille fois aimée. »


La moquerie pourtant et le sentiment du ridicule ne font jamais faute long-temps avec lui ; tout ce qui y prête et qui passe à sa portée est vite saisi. Et en même temps on notera cette continuelle mobilité d’impressions d’un homme qui, à cet âge, semble déjà avoir vécu de tous les genres de vie, qui va devenir courtisan et chambellan, qui a peu à faire pour achever d’être le plus consommé des mondains, et qui tout d’un coup, par accès, se reprend à l’idée de ces doctes et vénérables retraites telles qu’il les a pratiquées dans ses années d’études à Erlang ou à Édimbourg, car tour à tour il a été étudiant allemand, et il s’est assis autour de la table à thé de Dugald Stewart.

Gœttingue, le 28 février 1788.

« J’ai failli rester ici ; le goût de l’étude m’a repris dans cette ville universitaire, et si je n’avais couru la poste, j’eusse planté là mes projets de courtisan. — Il est encore une autre circonstance qui aurait pu déterminer mon changement de plan. J’ai fait une visite au professeur Heyne[42] et j’ai vu sa fille.

« Mon entrée chez celle-ci fait tableau : imaginez une chambre tapissée de rose avec des rideaux bleus, une table avec une écritoire, du papier avec une bordure de fleurs, deux plumes neuves précisément au milieu, et un crayon bien taillé entre ces deux plumes, un canapé avec une foule de petits nœuds bleu de ciel, quelques tasses de porcelaine bien blanche, à petites roses, deux ou trois petits bustes dans un coin ; j’étais impatient de savoir si la personne était ce que cet assemblage promettait. Elle m’a paru spirituelle et assez sensée.

« Il faut toujours faire des allowances à une fille de professeur allemand[43]. Il y a des traits distinctifs qu’elle ne manquent jamais d’avoir : mépris pour l’endroit qu’elles habitent, plainte sur le manque de société, sur les étudians qu’il faut voir, sur la sphère étroite ou monotone où elles se trouvent ; prétention et teinte plus ou moins foncée de romanesquerie, voilà l’uniforme de leur esprit, et Mlle Heyne, prévenue de ma visite, avait eu soin de se mettre en uniforme. Mais, à tout prendre, elle est plus aimable et beaucoup moins ridicule que les dix-neuf vingtièmes de ses semblables… On parle toujours beaucoup en Allemagne de J.-J. Rousseau ; aussi ne saurais-je trop vous encourager à travailler à son éloge[44]… Je vous écrirai de Brunswick ; adieu, je vous aime bien, vous le savez. »


Mme de Charrière a lieu de croire, en effet, qu’il l’aime ; si sceptique qu’elle soit de son côté, il doit lui être difficile de ne pas se laisser ébranler un moment aux témoignages multipliés qu’il lui envoie de ses regrets, de ses souvenirs. À peine arrivé à Brunswick, il lui adresse l’épître suivante, que nous donnons dans toute sa longueur, et qui ressemble à un journal, ou plutôt à un heural[45], comme ils disaient ; c’est une image, intéressante et fidèle, et très curieuse pour la rareté, de ce qu’était l’ame de Benjamin Constant à ses meilleurs momens. Nous y trouvons aussi, sauf deux ou trois points, une finesse de ton bien agréable et bien légère.

Brunswick, le 3 mars 1788.

« Me voici enfin à ma destination. Tout à l’heure je vous ferai part de mes impressions ; mais pour l’instant je suis pressé de vous donner des nouvelles de vos compatriotes que j’extrais de la Gazette de Brunswick, le premier objet qui me tombe sous la main. Est-ce une prédestination ?


(Extrait de la Gazette de Brunswick)[46].

« Les États de Hollande ont cédé aux magnanimes représentations du stathouder et accordé une amnistie générale. On n’a excepté que : 1o tous les régens, membres et administrateurs de la justice qui ont séduit par des promesses ou effrayé par des menaces ; 2o ceux qui ont eu des correspondances non permises, unerlaubte ; 3o ceux qui ont attiré des troupes étrangères ou abusé du nom du souverain ; 4o ceux qui ont effrayé la nation par la fausse nouvelle d’une attaque de la part du roi de Prusse ; 5o ceux qui ont eu part au traité de 1786 ; 6o ceux qui ont guidé les mécontens et eu part à l’assemblée de 1787 ; 7o ceux qui, tant régens que bourgeois, ont participé à l’expulsion des magistrats ; 8o les chefs, commandans et secrétaires des corps francs ; 9o ceux qui ont menacé indécemment les magistrats ; 10o ceux qui ont voulu rompre les digues nonobstant l’ordre du magistrat ; 11o ceux qui ont résisté aux magistrats ; 12o ceux qui se sont emparés des portes ; 13o tous les ministres et ecclésiastiques qui ont suivi les corps francs, ou participé à l’opposition des soi-disant patriotes (pflichtvergessene Prediger) ; 14o les directeurs et écrivains des gazettes historiques, patriotiques, etc., etc., etc. ; 15o tous ceux qui se sont rendus coupables de meurtres, de violences ouvertes ou d’autres excès graves. »,

« J’ai retranché toutes les épithètes, et la pièce a perdu dans ma traduction beaucoup de beautés originales. Quelle superbe amnistie ! Il n’y a pas un stathoudérien qui n’y soit compris. Quel beau supplément à la générosité et aux princes ! Cela me rappelle un psaume[47] où on célèbre tous les hauts faits du dieu juif : il a tué tels et tels, dit-on, car sa divine bonté dure à perpétuité ; il a noyé Pharaon et son armée, car sa divine bonté dure à perpétuité ; il a frappé d’Égypte les premiers-nés, car sa divine bonté, etc., etc., etc. Monseigneur le stathouder est un peu juif.

3 au soir.

« Il y a précisément quinze jours, madame, qu’à cette heure-ci, à dix heures et dix minutes, nous étions assis près du feu, dans la cuisine. Rose derrière nous, qui se levait de temps en temps pour mettre sur le feu de petits morceaux de bois qu’elle cassait à mesure, et nous parlions de l’affinité qu’il y a entre l’esprit et la folie. Nous étions heureux, du moins moi. Il y a une espèce de plaisir à prévoir l’instant d’une séparation qui nous est pénible. Cette idée, toute cruelle qu’elle est, donne du prix à tous les instans ; chacun de ceux dont nous jouissons est autant d’arraché au sort, et on éprouve une sorte de frémissement et d’agitation physique et morale qu’il serait également faux d’appeler un plaisir sans peine ou une peine sans plaisir. Je ne sais si je fais du galimathias, vous en jugerez, mais je crois m’entendre.

« J’ai été présenté ce matin plus particulièrement à toutes les personnes à qui j’avais été présenté hier en courant. J’ai été très bien reçu ; je croirais presque qu’ils s’ennuient,

Si l’on pouvait s’ennuyer à la cour.
Le 4.

« J’ai pris un logement aujourd’hui, et je veux lui donner un agrément et un charme de plus en y relisant vos lettres et en vous y écrivant. J’espérais recevoir une de vos lettres aujourd’hui ; mais les infâmes chemins que le ciel a destinés à me tourmenter et à me vexer de toute façon ont arrêté le porteur de votre lettre, j’espère, et il n’arrivera que demain matin. Pour m’en dédommager, je relis donc vos anciennes lettres, et je vous écris. Vous êtes la seule personne à qui je n’écrive pas pour lui donner de mes nouvelles, mais pour lui parler. Je vous écris comme si vous m’entendiez ; je ne pense pas du tout à la nécessité ni au moment d’envoyer ma lettre. Je l’ai parfaitement oublié hier par exemple. Je ne songe qu’à m’occuper de vous et de moi avec vous. Je crois que, si l’on me disait que vous ne liriez ma lettre que dans un an, je vous en écrirais tout de même, tantôt quelques lignes, tantôt quelques pages, et presque avec le même plaisir. La seule différence qu’il y aurait, ce serait qu’en finissant de vous écrire, je craindrais que ma lettre ne fût une vieille guenille peu intéressante au bout de l’année ; mais, hors de là, je vous écrirais tout aussi fleissig[48] qu’à présent. Vous êtes si bien faite pour le bonheur de vos amis, que l’on a, lorsqu’on vous a bien connue et qu’on vous a quittée, plus de plaisir en pensant à vous que de peine en vous regrettant. Mais ce n’est qu’en vous écrivant qu’on a ce plaisir. Penser à vous dans de grandes assemblées est fort pénible et fort désobligeant pour les autres ; aussi, j’ai pris le parti d’avoir toujours une lettre commencée que je continue sans ordre et où je verse, jusqu’au jour du courrier, tout ce que j’ai besoin de vous dire ; tantôt une demi-phrase, tantôt une longue dissertation, n’importe. Pourvu que j’écrive à celle avec qui j’ai été si heureux pendant deux courts mois, c’est assez[49].

« J’ai le plus joli appartement du monde. J’ai une chambre pour recevoir ceux qui viendront faire leur cour au gentilhomme de son Altesse ; j’ai un petit boudoir à l’allemande où l’on ne voit pas clair, mais cela est quelquefois très heureux ; j’ai une très jolie chambre pour écrire et un clavecin mauvais, mais sur lequel je joue continuellement depuis Pour vous j’ai soupiré, je voulus, etc., jusqu’à L’amant le plus tendre, dont j’ai parfaitement oublié l’air en me souvenant parfaitement des paroles[50].

« J’ai un bureau[51] (je suis si accoutumé aux titres que j’avais écrit baron) où j’ai fait un arrangement qui me fait un plaisir extrême. Dans quelques-uns des tiroirs, j’ai mis toutes les parties et introductions de mes grands et magnifiques ouvrages ; dans l’un des deux autres, j’ai mis toutes vos lettres, tous vos billets, et tous ceux de mon ami d’Écosse. Il s’y est aussi fourré, et je vous en demande pardon, trois billets de ma belle Genevoise, de Bruxelles. J’ai long-temps hésité, mais enfin cédé. Cette femme m’aimait vraiment, m’aimait vivement, et c’est la seule femme qui ne m’ait pas fait acheter ses faveurs par bien des peines. Je ne l’aime plus, mais je lui en saurai éternellement bon gré. Or, où mettre ses billets ? Sûrement pas dans l’autre tiroir, avec les oncles, cousins, cousines, et tout le reste de l’enragée boutique. Il a donc bien fallu les mettre au paradis, puisque je ne pouvais les mettre en enfer et qu’il n’y avait point de purgatoire ; mais si vous les voyiez, modestement roulés et couverts d’une humble poussière, se tapir en tremblant dans les recoins obscurs de ce bienheureux tiroir, pendant que vos billets s’y pavanent et s’y étendent, vous pardonneriez aux monumens d’un amour passé d’avoir usurpé une place en si bonne compagnie.

Le 5.

« Point de lettres de vous, madame. J’avais bien prévu, en calculant que je ne pouvais pas en recevoir avant vendredi ; mais ce calcul ne m’arrangeait pas, et j’ai éprouvé un nouveau dépit en apprenant ce que je savais déjà. En revanche, j’en ai reçu une de mon pauvre père, qui est bien tendre et bien triste. Votre conseil a produit un très bon effet, et ma lettre a été fort bien reçue. Les affaires de mon père vont très mal, à ce qu’il dit ; il est bien sûr que dans notre infâme et exécrable aristocratie, que Dieu confonde (je lui en saurais bien bon gré) ! on ne peut avoir long-temps raison contre les ours nos despotes. Je n’ai jamais douté que la haine et l’acharnement de tant de puissans misérables ne finît par perdre mon père. Si jamais je rencontre l’ours May, fils de l’âne May, hors de sa tannière, et dans un endroit tiers où je serai un homme et lui moins qu’un homme, je me promets bien que je le ferai repentir de ses ourseries. Ce n’est pas le tout de calomnier, il faut encore savoir tuer ceux qu’on calomnie[52].

Le 6.

« J’ai été hier d’office à une redoute où je me suis passablement ennuyé. Toute la cour y allait, il a bien fallu y aller. Pendant sept mortelles heures enveloppé dans mon domino, un masque sur le nez et un beau chapeau avec une belle cocarde sur la tête, je me suis assis, étendu, chauffé, promené. « Vous ne tanze pas, monsieur le baron ? — Non, madame. — Der Herr Kammerjunker danzen nicht[53]. — Nein, Eure Excellenz, — Votre Altesse sérénissime a beaucoup dansé. — Votre Altesse sérénissime aime beaucoup la danse. — Votre Altesse sérénissime dansera-t-elle encore ? — Votre Altesse sérénissime est infatigable. » À une heure à peu près, je pris une indigestion d’ennui, et je m’en allai avant les autres. Mon estomac est beaucoup plus faible que je ne croyais ; mais, en doublant peu à peu les doses, il faut espérer qu’il se fortifiera.

Le 6 au soir.

« Que faites-vous actuellement, madame ? Il est six heures et un quart. Je vois la petite Judith qui monte et qui vous demande : Madame prend-elle du thé dans sa chambre ? Vous êtes devant votre clavecin à chercher une modulation, ou devant votre table, couverte d’un chaos littéraire, à écrire une de vos feuilles[54]. Vous descendez le long de votre petit escalier tournant, vous jetez un petit regard sur ma chambre, vous pensez un peu à moi. Vous entrez. Mme Cooper bien passive, et Mlle Moulat bien affectée[55], vous parlent de la princesse Auguste ou des chagrins de miss Goldworthy. Vous n’y prenez pas un grand intérêt. Vous parlez de vos feuilles ou de votre Pénélope, M. de Charrière caresse Jaman ; on lit la gazette, et Mlle Louise[56] dit : Mais ! mais ! mais ! — Moi, je reviens d’un grand dîné, et je ne sais que diable faire. Je pourrais bien vous écrire, mais ce serait abuser de votre patience et de celle du papier. Ma lettre, si je n’y prends garde, deviendra un volume. Heureusement que la poste part demain. J’espère aussi que demain au soir ou après-demain matin elle m’apportera une de vos lettres. Pour à présent, il n’y a plus de calcul qui tienne, et petit Persée[57] doit paraître, ou ce sera la faute de celle qui le porte. Charmant petit Persée, tu me procureras un moment bien agréable. Aussi je t’en témoignerai ma reconnaissance : j’ouvrirai avec tout le soin possible la lettre que tu fermes, pour ne pas défigurer ton joli visage. Si cette lettre pouvait être aussi longue que ce bavardage-ci ! Mais c’est ce qu’elle se gardera bien d’être. Mme de Charrière a des opéras, des feuilles, des Calistes à faire, et un pauvre diable, à deux cents lieues d’elle, ne peut manquer d’être oublié. Quand elle recevra ceci, jamais elle ne pensera à m’écrire longuement. Elle attendra le jour du courrier, elle prendra une feuille, écrira trois pages, à lignes bien larges, et l’adresse sur la quatrième. (Je vous fais réparation avec bien du plaisir et de la reconnaissance.)

Le 7.

« Adieu, madame, je ferme ma lettre. Puissent tous les bonheurs vous suivre ! Puisse votre santé être on ne peut pas meilleure ! Puissent toutes les modulations se présenter à vous assez tôt pour ne pas vous fatiguer, et assez tard pour que vous ayez du plaisir en les trouvant ! Puissent les souverains de l’Europe (vous n’écrivez du moins jusqu’ici, à ce que je crois, que pour l’Europe et pour les nations favorisées), puissent, dis-je, les souverains de l’Europe s’éclairer en lisant vos feuilles et se conformer en partie à vos sages vues (je dis en partie, parce que, pour les dédommager d’être rois et princes, il faut bien leur laisser l’exercice de leur pouvoir et la jouissance de quelques-unes de leurs fautes) !

« Une lettre de vous ! Dieu ou le sort, ou plutôt ni Dieu ni le sort (que diable ont-ils à faire dans notre correspondance ?), mais l’amitié soit bénie ! Comme la poste part dans une ou deux heures, je n’ai pas le temps d’y répondre ; mais je vous en remercie. Quant au conte de Mme Moulat, j’en ai ri. Mais je n’ai pas pardonné à la jérémisante donzelle : pardonner, c’était bon à Colombier ; j’étais près de vous, je me souciais bien de tous ces clabaudages ; j’étais Jean qui rit, je suis Jean qui pleure, et Jean qui pleure ne pardonne pas. J’ai écrit à Mlle Marin, de Bâle et d’ici, deux petitissimes lettres, et je lui ai dit, en lui donnant mon adresse, que j’espérais qu’elle m’écrirait ici. C’est tout ce que je puis faire. Le ton de sa première lettre me guidera pour mes réponses. Quant à mon oncle, qui a eu sa part dans ces clabauderies, je lui ai aussi écrit un bref billet de Rastadt, d’où je vous écrivis aussi. Je le remercie dans ce billet des amitiés qu’il m’a faites, etc., etc., et j’ajoute : Les inquiétudes même que vous avez eues sur mon séjour à Colombier, quoique absolument sans fondement, n’en étaient pas moins flatteuses, puisqu’elles prouvaient l’intérêt que vous daignez prendre à moi. Voilà à peu près ma phrase, du moins quant au sens. J’en ai ri bien de mauvaise humeur en l’écrivant.

« Une chose qui me fait plaisir, c’est de voir que nous avons, pour nous dédommager de ne plus nous voir, recours aux mêmes consolations, ce qui prouve les mêmes besoins. Si vous lisez les marges de mes Grecs, je lis et conserve les adresses même des petits billets adressés chez mon Esculape.

« Une chose m’a fait rire dans votre lettre. Je la copie sans commentaire. Si c’est une naïveté, je l’aime ; si c’est une raillerie, je la comprends. Vous intéressez ici tout le monde, et M. de Ch. (Charrière) vous fait ses complimens.

« Adieu, madame, votre lettre m’a mis in very good and high spirits. Puisse la mienne vous rendre le même service ! Mille choses à tout le monde, mais cent mille à l’excellente Mlle Louise. »


« Je recommence une nouvelle lettre qui partira le 11 ou le 14. Je suis toujours en compte ouvert de cette manière avec vous. C’est pour moi le seul moyen de supporter notre éloignement. » « Adressez
À monsieur
monsieur le baron de Constant, gentilhomme à la cour de S. A. S. monseigneur le duc régnant.
À BRUNSWICK. »


On croit que cette longue lettre est finie ; elle ne l’est pas encore. Benjamin Constant trouve moyen d’y ajouter de plus, aux marges, je l’ai dit, et aux moindres angles du papier, des post-scriptum de tous genres, sur les feuilles politiques de Mme de Charrière qu’il attend, sur la confiance presque absolue qu’elle peut avoir que les lettres ne seront pas ouvertes à la poste. Mais de tous ces post-scriptum, on ne saurait omettre celui-ci à cause de son extrême importance : « Flore a soutenu le voyage on ne peut pas mieux ; elle n’a point encore accouché, mais son terme avance. Dites-le à Jaman. Je garderai celui de ses petits qui ressemblera le plus à ce digne chien, et je ne négligerai rien pour lui donner la noble insolence de son père. »

Certes, une telle lettre, dans toute son étendue, est, à mon sens, le meilleur témoignage qu’Adolphe, quoi qu’on puisse dire, a été sensible, qu’il aurait pu l’être, qu’il était surtout parfaitement aimable et presque bon quand il s’oubliait et se laissait aller à la nature. Une telle lettre doit lui faire beaucoup pardonner.

Le post-scriptum précédent a tellement sa gravité, qu’il se rattache au début de la prochaine lettre ; il faut se donner encore pendant quelque espace l’entier spectacle de cette libre pensée qui court, qui s’ébat, qui se prend à tout sujet, qui a en un mot tout le mouvement varié d’une intime conversation. Avoir entendu causer Benjamin Constant, maintenant qu’il ne vit plus, n’est pas une chose indifférente. Eh bien ! ici, portes closes, nous l’entendons causer. « Pardonnez-moi le style désultoire de ma lettre, » écrit-il quelquefois à Mme de Charrière : pour nous, bien plutôt nous l’en remercions.

Ce 9 mars.

« Flore a accouché avant-hier au soir de cinq petits, dont un ressemble à Jaman, à l’exception des taches noires de cet illustre chien sur le dos que son fils n’a pas. Il est tout blanc et n’a de noir que les deux oreilles. Je l’ai appelé Jaman du nom de son père, et je lui destine the most liberal education

« Je vous prie de m’envoyer le livre de M. Necker[58] par les chariots de poste, Berne, Bâle, Francfort et Cassel. Il n’y a rien de plus aisé. Cela me coûtera peut-être un peu de port ; mais, comme j’ai beaucoup plus envie que mes remarques sur cet ouvrage paraissent bientôt que je ne désire garder un louis dans ma bourse, je vous prie instamment de me l’envoyer. Si j’avais votre talent, je vous dirais : Faites brocher le livre de M. Necker, mettez-le entre deux poids pendant deux heures, déchirez la couverture et envoyez-la-moi : je la considérerai bien des deux côtés, je jugerai le livre et j’imprimerai[59].

« Mais, comme je ne l’ai pas, je vous supplie de m’envoyer vulgairement tout l’ouvrage. L’idée que vous me donnez de prendre occasion d’esquisser mes propres idées me paraît excellente. Si vous vouliez donc faire partir le Necker tout de suite, vous me feriez le plus grand plaisir. Dans six mois, il ne sera plus temps, au lieu qu’à présent mes observations pourront faire quelque sensation.

« On continue toujours ici à me traiter assez bien. Je dîne presque tous les jours ou à la cour régnante ou à l’une des deux autres cours. Du reste, je ne m’amuse ni ne m’ennuie. J’ai fait connaissance, aujourd’hui 10, avec quelques gens de lettres, et je compte profiter de leurs bibliothèques beaucoup plus que de leur conversation. Les Allemands sont lourds en raisonnant, en plaisantant, en s’attendrissant, en se divertissant, en s’ennuyant. Leur vivacité ressemble aux courbettes des chevaux de carrosse de la duchesse : they are ever puffing and blowing when they laugh, et ils croient qu’il faut être hors d’haleine pour être gai, et hors d’équilibre pour être poli. »


Nous supprimons (ne pouvant tout donner) une assez drôle histoire d’un professeur de français, Boutemy, un pédagogue bien arriéré, bien réfugié, et qui veut faire le Parisien du dernier genre ; il est moqué et drapé sur toutes les coutures. Benjamin Constant excellait à ce jeu-là. On sait que Mme de Staël écrivait de lui, pendant leurs excursions et leurs séjours en province : « Le pauvre Schlegel se meurt d’ennui ; Benjamin Constant se tire mieux d’affaire avec les bêtes. » Les bêtes et les sots, il avait appris de bonne heure à en tirer parti et plaisir : cette petite cour de Brunswick lui fournit une ample matière ; mais, à la façon dont il y débute, on voit qu’il n’en était plus depuis long-temps à ses premières armes.

Le 11.

« J’ai passé mon après-dîné à faire des visites, et j’avais passé ma matinée à acheter, angliser, arranger, essayer un cheval. C’est le seul plaisir coûteux que je veuille me permettre ; encore ai-je contrived de le rendre aussi peu coûteux que possible : mon cheval, qui n’est pas mauvais pourtant, ne me coûte que dix louis.

« Pour en revenir à mes visites, l’exactitude allemande m’a bien tristement diverti : je dis tristement, parce que c’est comme cela qu’on se divertit dans ce pays. Il y a à la cour un grand et raide jeune homme, gentilhomme de la chambre comme moi, qui, selon l’humeur froide et inhospitalière des Brunswickois, m’avait fait une belle révérence et laissé dans mon coin, sans se soucier de moi, ce que je trouve assez naturel. Une petite dame d’honneur de la duchesse, parente de ce froid monsieur, m’ayant pris tout à coup très vivement sous sa protection, lui recommanda de me faire faire des connaissances, et de me présenter partout où il croirait que je pourrais m’amuser. Voilà que le monsieur, depuis quatre jours, vient tous les jours à quatre heures et demie chez moi, me dit : « Monsieur, il nous faut faire des « visites ; » et, chapeau bas, l’épée au côté, le pauvre homme me mène dans cinq ou six maisons où nous ne sommes d’ordinaire point reçus, grelottant et glissant à chaque pas, car il continue toujours le matin à neiger, et le reste du jour à geler à pierre fendre. À six heures et demie, il me remène jusqu’à ma porte et me dit : « Monsieur, j’aurai « l’honneur de fenir vous prendre temain à quatre heures et temie. » Il n’y manque pas, et nous recommençons le lendemain nos froides et silencieuses expéditions.

« Je reçois une de vos lettres et j’y réponds article par article.

« Vous savez combien j’aime les détails même des indifférens, et vous me demandez si votre heural me fatigue. Cette question est sans exagération la chose la plus extraordinaire que vous ayez dite, pensée ou écrite de votre vie : elle mériterait un long sermon et une plus longue bouderie ; mais je suis trop paresseux pour prêcher par lettre, et trop égoïste pour vous bouder. Si j’étais plus près de vous, vous n’en seriez pas quitte à si bon marché, et il y a, outre cette hérésie absurde, bien d’autres choses qui mériteraient un châtiment exemplaire. Vous êtes comme mon oncle, dont j’ai reçu, en même temps que votre lettre, une lettre bien aigre-douce, bien ironique, bien sentimentale, à laquelle j’ai répondu par une lettre de deux pages très sérieuse, très honnête et très propre à me mettre avec lui sur le pied décent et poli, qui convient entre des gens qui ne s’aiment qu’à leur corps défendant, pour ne pas être ou ne pas paraître, l’un insensible et un peu ingrat, l’autre entraîné par son humeur acariâtre ; — vous êtes, dis-je, comme mon oncle. Il ne veut jamais croire que je l’aime : j’ai eu beau, pendant deux grands mois, le lui dire de la manière la moins naturelle et la plus empruntée deux fois par jour, il n’en veut rien croire. Vous venez me faire semblant de croire que votre manière d’écrire m’ennuie. Vous et mon oncle, mon oncle et vous, vous mériteriez que je vous répondisse : Vous avez raison. Ce qui me fâche le plus, c’est que je crois que c’est par air. D’abord, quant à mon oncle, j’en suis très sûr. Il fait des phrases sur mon insensibilité. Vous avez la bonté, me dit-il, de me faire des remerciemens et des complimens : ce n’était pas ce que je souhaitais de vous ; nous aurions bien voulu pouvoir vous inspirer un peu d’amitié, parce que nous en avons beaucoup pour vous ; mais vous n’êtes point obligé de nous la rendre ; tout de même, nous vous aimerons parce que vous êtes aimable ; tout de même, nous nous intéresserons tendrement à vous parce que vous êtes intéressant ; je suis seulement fâché que vous vous soyez cru obligé de nous faire des remerciemens ; vous vous êtes donné là un moment d’ennui qui aura ajouté à votre fatigue ; vous aurez maudit les parens et l’opinion des devoirs ; je vous prie de ne pas nous en rendre responsables ; nous sommes bien loin d’exiger et d’attendre rien. Avouez que voilà une agréable et amicale correspondance. C’est uniquement pour avoir quelque chose à dire et un canevas sur lequel broder. Passe encore. Mon oncle et moi nous aimerions assez à nous aimer, et, comme nous ne le pouvons pas tout simplement et tout uniment, nous voulons au moins avoir l’air de nous quereller comme si nous nous aimions. Nous suppléons à la tendresse par les bouderies et les pointilleries des amans ; et comme, à 16 ans, je disais : Je me tue, donc je m’amuse[60], mon oncle et moi nous disons : Nous nous faisons d’amers reproches, les reproches sont quelquefois tendres, les nôtres ne le sont pas, mais ils pourraient l’être, donc nous nous aimons très tendrement.

« Mais vous, madame, vous qui n’avez pas besoin de tordre le col à de pauvres argumens pour croire à notre amitié, pourquoi me dire : Si mes longs et minutieux détails vous ennuient[61] ? Vous êtes drôle avec vos minuties : c’est dommage que vos lettres ne soient pas des résumés de l’histoire romaine, et que dans ces lettres vous parliez de vous. Que n’abrégez-vous la vie d’Alexandre et de César ? cela serait amusant et point minutieux.

Le 12 à midi.

« J’arrive d’une promenade à cheval où j’ai cru cent fois me casser le cou. Il gèle toujours plus fort, et toutes les rues sont des mers de glace. Mon cheval qui avait peur d’avancer, sautait et se cabrait, tout en glissant à chaque pas, et, pour comble de malheur, j’ai eu toute la ville à traverser. Brunswick est un cercle presque aussi exact qu’on pourrait en tracer un sur du papier. Et moi qui ne connais pas trop les rues et qui ai toujours la fureur de ne pas demander le chemin, j’ai erré ce matin au moins une heure et demie dans la ville sur ces rues glacées, et je ne me suis approché de chez moi. qu’en tournoyant. Depuis les remparts, dont j’avais fait le tour, voilà comme j’ai été chez moi. Le cheval est bon au reste, et me servira beaucoup cet été. Il est un peu vif, mais point ombrageux, et je connais tant de bêtes ombrageuses et point vives, que ce contraste me prévient en faveur de la mienne plus que je ne saurais dire[62].

À deux heures.

« J’arrive de chez son excellence M. le grand-maréchal de la cour, conseiller privé et principal ministre, le baron de Münchausen, qui m’a remis ma patente de gentilhomme de la chambre ; demain je serai proclamé en cour, et toutes mes ambitions brunswickoises seront gratifiées…


Le 13 à minuit.

« J’arrive de la cour où j’ai eu la plus singulière distraction qui ait jamais eu lieu. J’avais été depuis dix heures du matin en staat, tout galonné, toujours la tête et les épaules en mouvement ; et Barbet de cour était plus fatigué de ses grands tours que jamais Barbet de Colombier ne l’a été, même quand l’académie est venue assister à quelque représentation[63]. Je fis la partie d’un des princes cadets qui jouait !!! et causait !!! et je m’ennuyais suffisamment. Au milieu de la partie, j’oubliai parfaitement que j’étais à Brunswick ou plutôt que vous n’y étiez pas ; je me dis : Je reverrai cette personne (ce qu’il y a de drôle, c’est que je ne pensais pas directement à vous par votre nom, mais que je n’avais que l’idée vague d’une personne avec qui j’aimais à être, et avec laquelle je me dédommagerais de la contrainte et de la fatigue de la cour). Cette idée se fortifia, je supportais paisiblement l’ennui du jeu, l’ennui du souper, et j’attendais avec toute l’impatience imaginable le moment où je rejoindrais la personne indéterminée que je désirais si vivement. Tout d’un coup je me demandai : Mais qui est donc cette personne ? Je repassai toutes mes connaissances ici, et il se trouva que cette amie qui devait me consoler, avec qui I was to unbosom and unburthen myself le même soir, était vous, à deux cent cinquante lieues de l’endroit de mon exil. Je m’étais si fortement persuadé que je ne pouvais manquer de vous retrouver au sortir de la cour, que j’eus toute la peine du monde à me rapprivoiser avec l’idée de notre séparation et de l’immense distance où nous étions l’un de l’autre. Cette espèce de distraction me prend quelquefois. Quand je me dis : J’aurai un moment très ennuyeux, ou je me trouverai dans un petit embarras, ou j’éprouverai une sensation désagréable, je me réponds : J’ai une personne avec qui je m’en consolerai bien vite ; et puis il se trouve que je suis à un bout du monde et que vous êtes à l’autre. Bonsoir, madame, à demain[64].

« Vous aurez ri de cette distraction qui m’a fait croire une fois que je vous retrouverais en sortant de la cour. Elle ne dure pas toujours aussi long-temps, mais elle me reprend assez fréquemment. Ce soir, en jouant au loto, j’ai pensé à vous, comme vous le croyez bien. Votre idée s’est apprivoisée, amalgamée, pour mieux dire, avec la chambre où nous étions, et, en me déshabillant il y a un moment, je me demandai : Mais qui ai-je donc trouvé si aimable ce soir chez la duchesse ? et, après un moment, il se trouva que c’était vous. C’est ainsi qu’à 250 lieues de moi vous contribuez à mon bonheur sans vous en douter, sans le vouloir[65]. — Mille et mille pardons encore une fois de ma vilaine lettre ; mais voyez-y pourtant combien vous me faites de peine par cette défiance continuelle ; pensez à ce que les reproches vagues et répétés entraînent de gêne, de picoteries, de peines de toute espèce. C’est comme cela que mon père et moi nous ne sommes jamais bien, et c’est aussi, je crois, de là que viennent beaucoup de mauvais ménages. On se reproche vaguement un tort indéterminé ; on s’accoutume à se le reprocher. On ne sait qu’y répondre, et ces reproches séparent et éloignent plus de maris de leurs femmes et de femmes de leurs maris que de beaucoup plus grands torts ne pourraient faire. Vous, madame, devriez-vous avoir avec moi ce ton vulgaire et si affligeant pour moi ? Je vous conjure de me dire quels petits mystères vous me reprochez. Je conviendrai de tout ce qu’il y aura de vrai, et je ne vous fatiguerai pas d’une longue justification sur ce qu’il y aura de faux. Je vous dirai : « Vous vous êtes trompée, » et j’ose espérer que vous me croirez…

Le 16 au matin.

« … C’est après-demain seulement que vous recevrez ma première lettre. J’attends ce jour avec impatience et toujours en me reprochant bien vivement de ne vous avoir rien écrit plus tôt. Je n’imaginais pas quelle monstrueuse lacune l’omission de deux courriers faisait à 250 lieues l’un de l’autre. Si vous avez voulu, vous avez pu vous venger bien cruellement. Avant le 3 (si vous ne m’avez pas écrit avant la réception de ma lettre), je n’ai rien à espérer de vous. Je vous avouerai que je trouve bien un peu dur que vous ayez passé tout d’un coup du charmant heural à une correspondance ordinaire, et que vous ne commenciez vos lettres qu’en recevant les miennes et pour les faire partir tout de suite. Si nous nous mettons à attendre mutuellement que des lettres qui restent douze jours en chemin arrivent, pour nous y répondre, ce sera une triste et mince consolation pour moi que de recevoir une fois tous les mois des lettres de trois pages, pendant que j’espérais en recevoir de six au moins toutes les semaines. Vous devriez bien me traiter aussi charitablement que le public[66]. Vous lui avez écrit quinze fois en douze semaines, et vous ne voulez m’écrire que douze fois par an. — Comme je me suis fait une loi de répondre à tout ce que vous me dites ou me demandez (loi que j’espère que vous voudrez bien adopter aussi), je relis vos lettres sans ordre et répondrai à chaque article comme il se présente… Vous ne pouvez rien cacher de votre esprit sans y perdre, me dites-vous. Eh ! qu’est-ce que j’y perdrai, je vous en prie ? J’espère ne jamais passer pour un imbécile ; mais, du reste, que m’importe que l’on dise : Il a fait beaucoup de l’esprit, ou il a fait métiokrement de l’esprit ? Croyez-vous qu’en ne paraissant pas un aigle, je paraîtrai beaucoup au-dessous de tous les oisons d’alentour ? Croyez-vous qu’en me montrant autant aigle que je puis, j’en sois beaucoup plus recherché par ces oisons ? Croyez-vous enfin que l’opinion que j’ai de moi-même dépende beaucoup de celle que l’on aura de moi à la cour ? Je vous l’ai dit il y a long-temps, je ne veux point faire sensation, je veux végétailler décemment. Cependant je vous dirai bien en confidence que je ne suis pas parvenu à un atmosphère bien imposant[67]. Il y a quelques jours que la duchesse, en parlant du service de gentilhomme de la chambre, qui ne consiste qu’à faire asseoir les gens selon leur rang, dans l’absence du grand-maréchal, dit, à mon grand étonnement et scandale : « Ce sera bien drôle de voir Constant faire son service. » Que diable y aura-t-il donc de si drôle ?… »


Au milieu de ces sottes fonctions, de ses ennuis, de ses bavardages épistolaires, il se remet à l’étude ; car, qu’on ne l’oublie pas, l’étude a toujours ses heures réservées au fond de ces existences qui plus tard marqueront ; il avait entrepris une Histoire de la civilisation en Grèce, il relit ses classiques sur le conseil de Mme de Charrière, laquelle les lisait elle-même dans les textes, au moins les latins. La lettre se termine ainsi par une dernière feuille datée du 17 au matin :


« … J’ai repris mes petits Grecs qui grossissent à vue d’œil. Quand ils seront arrivés à grandeur naturelle, je les envoie dans le monde to shift for themselves. J’ai tout plein de ressources, mais, comme je vous le disais vendredi, je n’en fais que peu d’usage. Suivant votre conseil, je compte prendre une heure avec un professeur ici pour relire tous mes classiques. C’est un plaisir de faire quelque chose d’utile que vous avez conseillé. Adieu, madame. Mille et mille choses à tous ceux qui veulent bien penser au diable blanc[68]. Le petit Jaman est superbe, voilà pour Mlle Louise. Les sapins de ce pays-ci sont tortus, petits et vilains : je ne conseille pas à Mlle Henriette d’envoyer jamais de traîneau en prendre ici. Adieu, madame. Barbet, le plus aimé qui fut jamais au monde, adieu. »


Le moment où Benjamin Constant peut réfuter avec une entière sincérité les petites méfiances de Mme de Charrière et où il continue d’être pleinement sous le charme du souvenir est si court et si prompt à s’envoler, que nous donnerons encore quelques pages qui en sont la vive et bien affectueuse expression.

Brunswick, ce 19 mars 1788.

« Que béni soit l’instant où mon aimable Barbet est né ! Que béni soit celui où je l’ai connu ! Que bénie soit l’influence perfide qui m’a fait passer deux mois à Colombier et quinze jours chez M. de Leschaux[69] ! Le courrier qui arrive ordinairement le mardi n’est arrivé qu’aujourd’hui, et, en ne recevant point de lettres de vous hier, je m’étais résigné et j’attendais vendredi avec crainte et impatience. Jugez de mon plaisir quand, à mon réveil, mon fidèle de Crousaz[70] m’a présenté le petit Persée.

« Il y a un bien mauvais raisonnement dans cette lettre dont je vous remercie si vivement, et je ne sais si ce raisonnement ne mériterait pas que j’étouffasse ma reconnaissance. Dans quelques semaines, dans peu de jours peut-être, vous aurez des habitudes et des occupations avec lesquelles vous vous passerez très bien de ces fréquentes lettres. Qu’est-ce, s’il vous plaît, que cela veut dire ? Aussi long-temps que vous aurez des visites à faire, des devoirs de société à remplir, des terrains à sonder, des arrangemens à prendre, vous aurez besoin de mes lettres, parce que vous n’aurez pas d’intérêt assez vif pour que vous m’oubliiez ; mais quand vous aurez fait toutes vos visites, que vous n’aurez plus rien à faire ; que votre curiosité, si vous en avez, sera rassassiée jusqu’au dégoût, que vous saurez d’avance ce qu’on vous dira, et que votre journée de demain sera la sœur et la jumelle la plus ressemblante de l’ennuyeuse journée d’aujourd’hui, oh ! alors je ne vous écrirai plus si souvent, parce que les vifs plaisirs de votre manière de vivre vous tiendront lieu de mon amitié. Barbet, Barbet, vous êtes bien aimable et je vous aime bien tendrement ; mais vous raisonnez bien mal, et vos raisonnemens me font de la peine pour vous et pour moi.

« Dites-moi un peu, singulière et charmante personne, où tend cette modestie ? Croyez-vous réellement que j’aie tant de penchant à la confiance et à l’ingratitude qu’au bout de trois ou quatre semaines je me sois formé quelque douce habitude avec quelque fraulein allemande ou quelque hofdame qui me tienne lieu de vous et de votre amitié ? Croyez-vous que tant de douceur, de bonté, de charme, je ne puis exprimer autrement ce que vous avez pour moi, soit aisément remplacé et aisément oublié ? Croyez-vous que, quand même je ne serais point susceptible d’amitié, quand ce serait sans reconnaissance et sans tendresse que je pense à notre séjour de deux mois ensemble, à cette espèce de sympathie qui nous unissait, à l’intérêt que vous preniez à moi malade, maussade, abandonné, exilé, persécuté, je sois assez bête pour ne pas regretter cette intelligence mutuelle de nos pensées qui circulait, pour ainsi dire, de vous à moi et de moi à vous ? Est-ce un air, est-ce un ton, est-ce pour me dire quelque chose ? Je suis porté à le croire. Entre beaucoup d’amis, les reproches et les doutes reviennent à mes : Eh bien ! madame ? c’est pour relever la conversation qui tombe. Mais en avons-nous besoin ? Croyez, madame, que rien ne me fera moins regretter ni moins désirer votre amitié et notre réunion (voilà une sotte et singulière phrase ; mais vous la comprenez, et je vous demande pardon du croyez, madame, et de l’équivoque). Rien ne me fera oublier combien j’ai été heureux près de vous ; je ne formerai jamais d’habitude qui vous rende moins chère, et jamais occupation quelconque ne me tiendra lieu de vous. C’est pour la dernière fois que je l’écris, parce que me justifier m’afflige. J’ai un grand plaisir à vous dire : Je vous aime, mais j’ai encore plus de peine à imaginer que vous en doutez. Désormais toutes les pages où vous vous livrerez à cette défiance et à cette modestie d’acquit, je les regarderai comme blanches, et je me dirai : Mme de Charrière m’aime encore assez pour me faire savoir qu’elle ne m’a pas oublié entièrement, et pour cela elle a proprement plié une feuille de papier blanc et l’a cachetée du petit Persée ; je lui en suis bien obligé, mais je suis bien fâché qu’elle n’ait rien eu à m’écrire, et que du papier blanc soit la marque de souvenir qu’elle ait cru devoir m’envoyer.

Le 20 de mars et le dix-neuvième jour de mon ennuyeuse résidence dans cet ennuyeux pays. À dix heures du matin.

« Je travaille à mes petits Grecs de toutes mes forces, et je les trouve, quelque médiocres qu’ils soient, beaucoup meilleure compagnie que les gros Allemands qui m’environnent. Mais ce ne sont plus les petits Grecs que vous connaissez. C’est un tout autre plan, un autre point de vue, d’autres objets à considérer. Ce que vous avez lu n’était qu’une traduction faite à la hâte pour plaire à mon père, et que je n’avais jamais revue, lorsqu’il voulut à toute force la faire imprimer[71]. Ce que je fais sera une histoire de la civilisation graduelle des Grecs par les colonies égyptiennes, etc., depuis les premières traditions que nous avons sur la Grèce jusqu’à la destruction de Troie, et une comparaison des mœurs des Grecs avec les mœurs des Celtes, des Germains, des Écossais, des Scandinaves, etc. Vous sentez que vos critiques sur les phrases enchevêtrées me seraient un peu inutiles ; mais je vous enverrai des demi-feuilles bien serrées de mes Grecs actuels lorsqu’ils seront un peu plus avancés, et je vous demanderai les critiques les plus sévères : vous garderez les demi-feuilles, parce que vous aurez ainsi plus présent et plus net l’ensemble de tout l’ouvrage, et vous ne m’enverrez que les remarques. Je suis très orgueilleux que M. Chaillet s’intéresse à quelque chose que je fais, et cet orgueil me rendra peut-être moins docile, mais non pas moins reconnaissant. Pourrez-vous m’envoyer le Necker ? Cela me ferait un bien grand plaisir. Mais si cela était bien difficile et que cela vous donnât bien de la peine, ou que cela ne vous plût pas, j’y renoncerais avec regret, mais sans murmurer…

Le 21.

« Je puis vous jurer qu’en vous supposant au milieu de Neuchâtel, dans une grande assemblée, chez Mme du Peyrou, jouant au tricette (?), ou dans une assemblée de savans Lausannois, au samedi de Mme de Charrière de Bavoie, vous n’aurez pas une adequate idea de l’ennui de cette ville. Il y a quelque chose de si morne dans son aspect même, quelque chose de si froid dans ses habitans, quelque chose de si languissant dans leur intercourse together, quelque chose de si unsociable dans leur manière de se voir ; ils n’ont ni intrigues de cour, ni intrigues de cœur, ni intrigues de libertinage ; il y a des femmes de la cour qui couchent avec leurs laquais ; il y a des street-walkers qui sont à l’usage des soldats et des gentilshommes de la cour qui en veulent. Il y a bien encore des filles entretenues que les Anglais, entre autres, logent, nourrissent et habillent pour aller tuer le temps ; mais toute cette tuerie de temps est si maussade, c’est avec tant de peine qu’on parvient à le tuer tout-à-fait, et il a des momens d’agonie si pénibles pour son bourreau ! Il y a bien aussi tous les quinze jours un opéra italien, où trois acteurs et trois actrices, dont l’une est borgne, et a une jambe de bois, nous jouent des farces auxquelles personne ne comprend rien (car il n’y a pas deux personnes qui sachent l’italien ici). Il y a aussi des remparts où il y a un pied de boue, des fossés, où les égouts de la ville se déchargent des deux côtés, des sentinelles, à chaque pas, et on peut s’y promener et y enfoncer à cheval jusqu’à mi-jambe. Il y aussi des Anglais qui s’enivrent et qui jouent au pharaon.

« À propos de pharaon, j’y ai joué deux fois : j’ai perdu peu de chose ; mais je crains de m’y laisser entraîner, et pour prévenir toute séduction, je vous envoie un engagement solennel de ne plus jouer aucun jeu de hasard ni de commerce entre hommes d’ici à cinq ans. Vous verrez tout ce que j’y atteste et tout ce que j’y prends à témoin de ma résolution. Un engagement où je consens à perdre votre amitié si je le romps, je ne le violerai sûrement pas[72].

« Je relis ma lettre, et dans la seconde page je vois un de toutes mes forces, à propos de mes Grecs, qui n’est malheureusement pas tout-à-fait vrai. J’y travaille, mais ce n’est pas de toutes mes forces, c’est languissamment. »

Au sein de cette Béotie brunswickoise, comme il l’appelle, Benjamin Constant ne tarde pourtant pas à faire quelque trouvaille de personnes assez distinguées. Il y rencontre, il y apprécie M. de Mauvillon, l’ami et le collaborateur de Mirabeau, « ou, pour mieux dire, le seul auteur de l’ouvrage sur la Monarchie prussienne ; » Mme de Mauvillon elle-même est une femme de mérite et spirituelle. Mais bientôt il se dissipe ailleurs, il se répand ; il s’applique à justifier les reproches de Mme de Charrière. Il a beau lui écrire encore de profondes et désespérées tristesses, comme celle-ci : « Je me suis livré à une paresse mélancolique qui m’empêche de faire des visites, et, quand j’en fais, de parler[73]. En tout, je suis (je ne sais si vous ne croirez pas que je vous trompe pour mes menus plaisirs) très malheureux. Mais enfin la vie se passe, et mourir après s’être amusé ou s’être ennuyé dix ou vingt ans, c’est la même chose. Il y a déjà 44 jours que je suis ici, et 57 que je ne vous ai pas vue. Quand il y en aura 114, ce sera toujours le double de gagné, et le tiers d’une année will have been crept through[74]. Que font, à propos, vos pauvres petits orangers que vous vouliez planter ? l’avez-vous fait ? sont-ils venus ? vivent-ils encore ? Je ne veux pas en planter, moi. Je ne veux rien voir fleurir près de moi. Je veux que tout ce qui m’environne soit triste, languissant, fané[75]… » Il lui dit encore : « Adieu, vous que j’aime autant que je vous aimais, mais qui avez détruit la douceur que je trouvais à vous aimer, et qui m’avez arraché les pauvres restes de bonheur qui me rendaient la vie supportable. » Il cherche pourtant à retrouver ces pauvres restes et à ne pas tout perdre, quoi qu’il en dise. L’aveu lui en échappe à la lettre suivante qui est de sept semaines ou deux mois tout au plus après : « 9 juin 1788. Vous demandez ce que j’ai produit d’effet à la cour : je m’y suis fait quatre ennemis, entre autres deux A. S. (altesses sérénissimes), par de sottes plaisanteries dans des momens de mauvaise humeur. Je m’y suis fait sept à huit amis, mais de jeunes filles, une bonne et aimable femme, voilà tout. Les circonstances ont changé mon goût : à Paris, je cherchais tous les gens d’un certain âge, parce que je les trouvais instruits et aimables ; ici, les vieux sont ignorans comme les jeunes, et raides de plus. Je me suis jeté sur la jeunesse, et, quoi qu’on die, je ne parle presque plus à des femmes de plus de trente ans. Au fond, quand j’y pense, tout ceci est indigne de vous et de moi : médire un peu, bâiller beaucoup, se faire par-ci par-là des ennemis, s’attacher par-ci par-là quelques jeunes filles, se voir faner dans l’indolence et l’obscurité, voir jour après jour et semaine après semaine passer, Kammerjunker[76], et quoi encore ? Kammerjunker, quelle occupation ! Enfin vous êtes au fait. Virginibus puerisque canto. »

Qu’il lui répète, après cela, qu’il l’aime, elle sait ce que ce mot veut dire ; c’est pour d’autres qu’il chante désormais. Les confidences qui suivent ne lui laisseraient guère d’illusion, si elle était femme à en garder[77]. Benjamin Constant voit beaucoup dès-lors une jeune personne (Wilhelmina ou Minna) attachée à la duchesse régnante, et songe sérieusement à l’épouser ; il mêle d’une façon étrange ces espérances nouvelles aux souvenirs de fidélité qu’il prétend garder, et il fait du tout un hommage très bigarré à Mme de Charrière. Ainsi après de longs détails sur sa santé, de plus en plus chétive et nerveuse : « Mon humeur, écrit-il, comme cela est tout simple, se ressent beaucoup de ces variations. Je suis quelquefois mélancolique à devenir fol, d’autres fois mieux, jamais gai ni même sans tristesse pendant une demi-heure. Si vous voyiez comme Minna me console, me supporte, me plaint, me calme, vous l’aimeriez. Vous l’aimez déjà, n’est-ce pas ? Il y aura bientôt un an que j’arrivai à pied à huit heures du soir à Colombier, le 3 octobre 1787. J’avais de jolis momens qui m’attendaient sans que je le susse… » On se demande si c’est sans ironie qu’il poursuit de la sorte, si un nuage de germanisme, comme il arrive trop souvent en ces liaisons mixtes d’au-delà du Rhin, lui dérobe à lui-même l’indélicatesse de l’accommodement, ou s’il n’y a pas dans son fait une pointe de cruauté très française, comme de quelqu’un qui sait trop bien son Laclos.

On n’a pas les réponses de Mme de Charrière, ou du moins nous n’en avons sous les yeux que quelques-unes ; ces réponses existent pourtant, elles sont en d’autres mains. Qu’y verrait-on ? Nous ne croyons pas nous tromper ni même deviner trop au hasard, en affirmant que, sur un fonds d’indulgence et sous un air d’enjouement, des accens douloureux en sortiraient. Ces lettres, d’un ton parfaitement vrai, d’une impression profondément triste, seraient celles, à coup sûr, d’une femme qui parle avec un cœur généreux et froissé, d’une pauvre personne supérieure à qui l’esprit, la distinction, la sensibilité, n’ont été qu’un tourment de plus. Benjamin Constant semble lui-même reconnaître ce qu’elle souffre lorsque, dans cette lettre où il prodigue de si équivoques épanchemens, il lui échappe de dire à propos des égards qui sont une triste manière de réparer : « Une cruelle expérience dont je suis bien fâché que vous soyez la victime m’a trop prouvé que des égards ne suffisent pas. » Elle souffrait de bien des manières, elle manquait de secours et d’appui dans ses alentours, elle en venait à douter tout-à-fait d’elle-même : « Vous n’avez pas comme moi ces momens où je ne sais plus seulement si j’ai le sens commun, mais encore faudrait-il être connue et entendue ! » Et faisant allusion à ce qu’elle avait pu espérer d’être un moment pour lui, elle disait encore : « On ne veut pas seulement que quelqu’un s’imagine qu’il pouvait être aimé et heureux, nécessaire et suffisant à un seul de ses semblables. Cette illusion douce et innocente, on a toujours soin de la prévenir ou de la détruire. »

Certes Mme de Charrière ne fut jamais pour Benjamin Constant une Ellénore ; elle n’en eut jamais la prétention, je crois ; son âge était trop disproportionné. Elle eut toujours assez de raison pour se dire, sans avoir besoin que d’autres le lui rappelassent, que, si elle avait su garder, posséder presque durant ces six semaines le jeune M. de Constant, c’est qu’il était malade, qu’il ne pouvait se distraire ailleurs, qu’autrement il se serait vite ennuyé. Pourtant le cœur a des contradictions tellement inexplicables, qu’elle put amèrement souffrir de voir s’échapper sans retour ce qu’elle n’avait jamais ni espéré ni réclamé de lui. On peut dire de l’Ellénore de Benjamin Constant comme de cette Vénus de l’antiquité, qu’elle est encore moins un portrait particulier qu’un composé de bien des traits, un abrégé de bien des portraits dont chacun a contribué pour sa part. Mme de Charrière fut peut-être la première à lui faire entendre, même en l’étouffant, ce genre de reproche et de plainte, à lui faire comprendre cette souffrance qui tient à l’inégalité d’un nœud.

C’est à ce moment qu’un grave incident survint dans l’existence de Benjamin Constant. L’affaire de son père éclata en Hollande ; nous avons déjà indiqué que M. de Constant père, accusé par des officiers de son régiment, crut devoir, dans le premier instant, se dérober par la fuite à l’animadversion et aux manœuvres de ses ennemis. Cette catastrophe soudaine, dans laquelle Benjamin se montra un fils dévoué et ne songea plus qu’à défendre l’honneur de son nom, vint troubler et empoisonner les préliminaires et les premiers mois de son mariage, qui eut lieu au commencement de 1789. Il fit le voyage de La Haye ; il s’y retrouvait en présence de la famille de Mme de Charrière. Celle-ci lui donna apparemment quelque conseil trop particulier, elle crut pouvoir toucher, en amie confiante et sûre, le point douloureux ; au lieu de modérer, elle irrita. Elle reçut de La Haye la lettre la plus étrange, la plus dure, la plus offensante : « Votre manière mystérieuse d’écrire m’ennuie et me fatigue ; je n’aime pas les sibylles. Il faut parler clair ou se taire, d’autant plus que j’ai à peine le temps de vous répondre et encore moins celui de vous deviner. Je n’ai rien à atténuer… La conduite de mon père, dans toutes ses parties, a été légale, excepté lorsque la force ouverte l’a écarté d’ici. Dans plusieurs points, elle a été infiniment méritoire. Si vous me disiez ce qu’on vous a raconté, je pourrais vous éclairer ; mais, avec votre affectation de brièveté que vous croyez si majestueuse, je ne puis rien vous dire. Sur ce je prie Dieu qu’il vous ait en sa sainte garde, etc., etc. Ce 14 septembre 1789. » La réponse ou le projet de réponse qu’elle lui adressait est sous nos yeux, sur le papier même et au revers de la lettre d’injure : « Faites-moi la grâce de me dire si vous êtes bien ingrat et bien mauvais, ou si vous n’êtes qu’un peu fou. Il se pourrait même que ce ne fût qu’une folie passagère, et en ce cas-là je la compterais pour peu de chose… » Suivent plus de détails qu’on n’en pourrait désirer. Elle garda cette réponse et ne l’envoya pas. Au jour de l’an 1790, Benjamin Constant lui récrivit, elle fut transportée de plaisir ; la correspondance se rengagea dans les mois suivans ; il était marié, il était occupé à suivre ce procès pour son père, ses affaires se dérangeaient ; il répondait, après avoir reçu d’elle quelque lettre de clémence et de tristesse : « Votre dernière lettre m’a fait grand plaisir, un plaisir mêlé d’amertume comme de raison, un plaisir qui fait dire à chaque mot : C’est bien dommage. Effectivement c’est bien dommage que le sort nous ait si entièrement et pour jamais séparés. Il y a entre nous un point de rapprochement qui aurait surmonté toutes les différences de goûts, de caprices, d’engouemens, qui auraient pu s’opposer à notre bonne intelligence ; nous nous serions souvent séparés avec humeur, mais nous nous serions toujours réunis. C’est bien dommage que vous soyez malheureuse à Colombier, moi ici ; vous malade, moi ruiné ; vous mécontente de l’indifférence, moi indigné contre la faiblesse, et si éloignés l’un de l’autre que nous ne pouvons mettre ni nos plaintes, ni nos mécontentemens, ni nos dédommagemens ensemble. Enfin vous serez toujours le plus cher et le plus étrange de mes souvenirs. Je suis heureux par ma femme, je ne puis désirer même de me rapprocher de vous en m’éloignant d’elle, mais je ne cesserai jamais de dire : C’est bien dommage. Votre idée me rend toujours une partie de la vivacité que m’ont ôtée les malheurs, la faiblesse physique, et mon long commerce avec des gens dont je me défie. On ne peut pas me parler de vous sans que je me livre à une chaleur qui étonne ceux qui souvent ne m’en parlent que par désœuvrement ou faute de savoir que me dire. À des soupers où je ne dis pas un mot, si quelqu’un me parle de vous, je deviens tout autre. On dit que le Prétendant, abruti par le malheur et le vin, ne se réveillait de sa léthargie que pour parler des infortunes de sa famille… (11 mai 1790.) »

Quoi qu’il en soit de cette reprise, qui dure sans interruption pendant les trois années suivantes, il y a eu, depuis la lettre de La Haye, un déchirement, un accroc notable dans leur liaison. Si peu idéale, si peu riche d’illusion qu’on la fasse à aucun moment, elle achève dès-lors de perdre sa lueur, elle se décolore de plus en plus ; entre eux, à partir de ce jour (septembre 1789), comme entre Adolphe et Ellénore, des mots irréparables avaient été prononcés. Pour l’observateur, pour le moraliste qui étudie curieusement le fond des caractères, celui de Benjamin Constant ne se dessine sans doute que mieux ; ce mélange d’égoïsme et de sensibilité, qui se combine dans la nature d’Adolphe pour son malheur et celui des autres, n’est plus désormais masqué par rien ; il se remet à écrire à Mme de Charrière comme à l’esprit le plus supérieur qu’il connaisse, il lui dit tout et plus que tout, il s’analyse et se dénonce impitoyablement lui-même, il ne craint plus d’offenser en elle cette première délicatesse ni même cette pudeur de l’amitié qu’il a violée une fois ; les confidences les plus étranges, les plus particulières, se multiplient et s’entrecroisent ; il sait être encore aimable, encore touchant par accès, spirituel toujours[78], mais aussi il ose avoir toute sa sécheresse, tout son ennui désolant ; il y a du cynisme parfois. Et ici ce n’est pas à lui que nous en ferons le reproche, c’est à elle pour l’avoir permis, pour avoir été philosophe et de son siècle au point d’oublier combien elle favorisait l’aridité de ce jeune cœur en se faisant la confidente de son libertinage d’esprit.

On n’attend pas des preuves, on a déjà des échantillons. Nous avons hâte d’arriver à la politique, qui va devenir sa distraction, son recours, et à laquelle il essaiera de se prendre pour s’étourdir. Comme explication nécessaire toutefois, comme image complète de sa situation malheureuse en ces années de Brunswick, il faut savoir que ce premier mariage qu’il venait de contracter si à la légère tourna le plus fâcheusement du monde ; que, dès juillet 1791, il en était à reconnaître son erreur ; qu’il résumait son sort en deux mots : l’indifférence, fille du mariage, la dépendance, fille de la pauvreté ; que l’indifférence bientôt fit place à la haine ; qu’après une année de supplice, il prit le parti de tout secouer : « On se fait un mérite de soutenir une situation qui ne convient pas ; on dirait que les hommes sont des danseurs de corde. » Le divorce était dans les lois ; il y recourut ; ce n’avait été qu’à la dernière extrémité : « Si elle eût daigné alléger le joug, écrivait-il, je l’aurais traîné encore ; mais jamais que du mépris !… Ah ! ce n’est pas l’esprit qui est une arme, c’est le caractère. J’avais bien plus d’esprit qu’elle, et elle me foulait aux pieds. » Le procès qui devait amener le divorce traîna en longueur. Le 25 mars 1793, dans son impatience d’en finir, il s’écriait : « Hymen ! Hymen ! Hymen ! quel monstre ! » Le 31 mars, six jours après, en apprenant la décision, il écrivait : « Ils sont rompus tous mes liens, ceux qui faisaient mon malheur comme ceux qui faisaient ma consolation, tous, tous ! Quelle étrange faiblesse ! depuis plus d’un an je désirais ce moment, je soupirais après l’indépendance complète ; elle est venue et je frissonne ! je suis comme attéré de la solitude qui m’entoure ; je suis effrayé de ne tenir à rien, moi qui ai tant gémi de tenir à quelque chose… » Ainsi allait ce triste cœur mobile, ainsi va le pauvre cœur humain.

Il était temps, on le voit, que la politique vint jeter quelque variété et quelque ressource, susciter un but, même factice, à travers ces misères obscures où il se consumait. Il l’aborde du premier jour avec inconséquence ; même avant 89, il est démocrate, il rêve à dix-neuf ans la république américaine et je ne sais quel âge d’or de pureté et d’égalité au-delà des mers, tandis qu’en attendant il se ruine de toute façon à Paris, qu’il pratique de son mieux le vers de Voltaire :

Dans mon printemps j’ai hanté les vauriens,

et mène la vie d’un jeune patricien assez dissolu. Ces inconséquences sont ordinaires de tout temps ; elles l’étaient surtout à la veille de 89. Sa condition à Brunswick ne fait que le rejeter plus avant dans le mépris des grands et des cours, mais elle n’est guère propre à lui rendre cette estime sérieuse et ce respect de l’humanité qui est pourtant le fond de toute politique généreuse et libérale. Son esprit nous étale tour à tour sur ce point toutes ses vicissitudes : « Je crois que je me livrerai à la botanique, écrit-il le 17 septembre 1790, ou à quelque science de faits. La morale et la politique sont trop vagues, et les hommes trop plats et inconséquens. Tout en prenant cette résolution, je suis à faire un ouvrage politique qui doit être achevé en un mois pour de l’argent. Je me suis mis en tête qu’avec les restes de mon esprit je pourrais payer mes dettes, et j’ai fait avec un libraire l’accord de lui faire un petit ouvrage d’environ 100 pages (anonyme, comme vous le sentez bien) sur la révolution du Brabant… » Ces projets, ces ébauches d’ouvrages démocratiques se succèdent rapidement sous sa plume et occupent ses loisirs de chambellan. Nous le retrouvons occupé plus sincèrement à réfuter Burke dans la lettre suivante, qui est bien assez jolie pour être citée en entier ; elle est de sa meilleure et de sa plus voltairienne manière. Il a repris, en l’écrivant, ses high spirits, comme il dit.

Ce 10 décembre 1790.

« Je relis actuellement les lettres de Voltaire : savez-vous que ce Voltaire que vous haïssez était un bon homme au fond, prêtant, donnant, obligeant, faisant du bien sans cet amour-propre que vous lui reprochez tant ? Mais ce n’est pas de quoi il s’agit. Il s’agit qu’en relisant sa correspondance, j’ai pensé que j’étais une grande bête et une très grande bête de me priver d’un grand plaisir parce que j’ai de grands chagrins, et de ne plus vous écrire parce que des coquins me tourmentent. C’est-à-dire que parce qu’on me fait beaucoup de mal je veux m’en faire encore plus, et que parce que j’ai beaucoup d’afflictions je veux renoncer à ce qui m’en consolerait. C’est être trop dupe. Je mène ici une plate vie, et, ce qui est pis que plat, je suis toujours un pied en l’air, ne sachant s’il ne me faudra pas retourner à La Haye, pour y répéter à des gens qui ne s’en soucient guère qu’ils sont des faussaires et des scélérats. Cette perspective m’empêche de jouir de ma solitude et de mon repos, les deux seuls biens qui me restent. Elle m’a aussi souvent empêché d’achever des lettres que j’avais commencées pour vous. Ma table est couverte de ces fragmens qui ont toujours la longueur d’une page, parce qu’alors je suis obligé de m’arrêter, et quelque chienne d’idée vient à la traverse, je jette ma lettre, et je ne la reprends plus. Dieu sait si celle-ci sera plus heureuse. Je le désire de tout mon cœur. Je m’occupe à présent à lire et à réfuter le livre de Burke contre les levellers français. Il y a autant d’absurdités que de lignes dans ce fameux livre ; aussi a-t-il un plein succès dans toutes les sociétés anglaises et allemandes. Il défend la noblesse, et l’exclusion des sectaires, et l’établissement d’une religion dominante, et autres choses de cette nature. J’ai déjà beaucoup écrit sur cette apologie des abus, et, si le maudît procès de mon père ne vient pas m’arracher à mon loisir, je pourrais bien pour la première fois de ma vie avoir fini un ouvrage. Mes Brabançons[79] se sont en allés en fumée, comme leurs modèles, et les 50 louis avec eux. Le moment de l’intérêt et de la curiosité a passé trop vite. Vous ne me paraissez pas démocrate. Je crois comme vous qu’on ne voit au fond que la fourbe et la fureur ; mais j’aime mieux la fourbe et la fureur qui renversent les châteaux forts, détruisent les titres et autres sottises de cette espèce, mettent sur un pied égal toutes les rêveries religieuses, que celles qui voudraient conserver et consacrer ces misérables avortons de la stupidité barbare des juifs, entée sur la férocité ignorante des Vandales. Le genre humain est né sot et mené par des fripons, c’est la règle ; mais entre fripons et fripons, je donne ma voix aux Mirabeau et aux Barnave plutôt qu’aux Sartine et aux Breteuil… Je serais bien aise de revoir Paris, et je me repens fort, quand j’y pense, d’avoir fait un si sot usage, quand j’y étais, de mon temps, de mon argent et de ma santé. J’étais, n’en déplaise à vos bontés, un sot personnage alors avec mes… et mes…, etc., etc. (Il indique deux ou trois noms de femmes). Je suis peut-être aussi sot à présent, mais au moins je ne me pique plus de veiller, de jouer, de me ruiner, et d’être malade le jour des excès sans plaisir de la nuit. Si une fois le hasard pouvait nous réunir à l’hôtel de la Chine, dût Schabaham[80], qui est au fond une bonne femme, et Mme Suard, qui est plus ridicule et n’est pas si bonne, nous ennuyer quelquefois !… Ma lettre est une assez plate et décousue lettre, mais mon esprit n’est pas moins plat ni moins décousu. La vie que je mène m’abrutit. Je deviens d’une paresse inconcevable, et c’est à force de paresse que je passe d’une idée à l’autre. Je voudrais pouvoir me donner l’activité de Voltaire. Si j’avais à choisir entre elle et son génie, je choisirais la première. Peut-être y parviendrai-je quand je n’aurai plus ni procès ni inquiétudes. Au reste, je m’accroche aux circonstances pour justifier mes défauts. Quand on est actif, on l’est dans tous les états, et, quand on est aussi paresseux et décousu que je suis, on l’est aussi dans tous les états. Adieu. Répondez-moi une bonne longue lettre. Envoyez-moi du nectar, je vous envoie de la poussière, mais c’est tout ce que j’ai. Je suis tout poussière. Comme il faut finir par là, autant vaut-il commencer aussi par là. »


Il revient à tout moment sur cette idée du néant des efforts et de la volonté ; il répète de cent façons qu’il n’existe plus. Il y a des jours (comme dans la lettre précédente) où il le dit avec tant d’esprit et d’antithèses que Mme de Charrière a raison de lui dire qu’elle n’en croit rien. Il le dit d’autres fois d’un ton de langueur si expressif et si abandonné[81], avec une obstination d’analyse si désespérante[82], qu’elle s’effraie pour lui et lui prodigue d’affectueux, de salutaires conseils : « N’étudiez pas, mais lisez nonchalamment des romans et de l’histoire. Lisez de Thou, lisez Tacite ; ne vous embarrassez d’aucun système, ne vous alambiquez l’esprit sur rien, et peu à peu vous vous retrouverez capable de tout ce que vous voudrez exiger de vous. »

Certes il avait bien de la peine à prendre avec sérieux et d’une manière un peu suivie à la politique, à l’histoire, et à réfuter Burke sans faiblir, celui qui écrivait dans le même moment :

Brunswick, ce 24 décembre 1790.

« … Plus on y pense, et plus on est at a loss de chercher le cui bono de cette sottise qu’on appelle le monde. Je ne comprends ni le but, ni l’architecte, ni le peintre, ni les figures de cette lanterne magique dont j’ai l’honneur de faire partie. Le comprendrai-je mieux quand j’aurai disparu de dessus la sphère étroite et obscure dans laquelle il plaît à je ne sais quel invisible pouvoir de me faire danser, bon gré, mal gré ? C’est ce que j’ignore ; mais j’ai peur qu’il n’en soit de ce secret comme de celui des francs-maçons, qui n’a de mérite qu’aux yeux des profanes. Je viens de lire les Mémoires de Noailles, par Millot, ouvrage écrit sagement, un peu longuement, mais pourtant d’une manière intéressante et philosophique. J’y ai vu que vingt-quatre millions d’êtres ont beaucoup travaillé pour mettre à la tête de je ne sais combien de millions de leurs semblables un être comme eux. J’ai vu qu’aucun de ces vingt-quatre millions d’êtres, ni l’être qui a été placé à la tête des autres millions, ni ces autres millions non plus, ne se sont trouvés plus heureux pour avoir réussi dans ce dessein. Louis XIV est mort détesté, humilié, ruiné ; Philippe V, mélancolique et à peu près fou ; les subalternes n’ont pas mieux fini, et puis voilà à quoi aboutit une suite d’efforts, du sang répandu, les batailles sans nombre, des travaux de tout genre ; et l’homme ne se met pas une fois pourtant en tête qu’il ne vaut pas la peine de se tourmenter aujourd’hui quand on doit crever demain. Thomson, l’auteur des Saisons, passait souvent des jours entiers dans son lit, et quand on lui demandait pourquoi il ne se levait pas : I see no motive to rise, man, répondait-il. Ni moi non plus, je ne vois de motif pour rien dans ce monde, et je n’ai de goût pour rien. »


Ce qui fait que Benjamin Constant est bien véritablement ce que j’ai appelé un girondin de nature, un inconséquent qui obéit, non pas à des principes, mais à des instincts, et qui ne cherchera guère jamais dans les luttes publiques que de plus nobles émotions, c’est qu’il persiste, au milieu de ces dégoûts et de ces anéantissemens, à être libéral et démocrate quand il est quelque chose. « Que la morale soit vague, que l’homme soit méchant, faible, sot et vil, et de plus destiné à n’être que tel, » il le croit très habituellement, il ose l’écrire, et pourtant… Voici des pages beaucoup trop démonstratives de ce que nous avançons :

Vendredi, ce 6 juillet 1791.

« … La politique, qui est la seule chose qui pique encore un peu ma faible curiosité, me persuade plus tous les jours ces vérités affligeantes. Croiriez-vous que les gens les plus violens dans l’assemblée nationale, ceux qui affichent le républicanisme le plus outré, sont de fait vendus à l’Autriche ? Merlin, Bazire, Guadet, Chabot, Vergniaux, le philosophe Condorcet[83], sont soudoyés pour avilir l’assemblée, et les démarches incroyables dans lesquelles ils l’entraînent sont autant de piéges qu’ils lui tendent ; ils se déshonorent pour la déshonorer. Ce Dumouriez que je croyais fol, mais de bonne foi, est du parti des émigrés. C’est pour quelqu’argent qu’il a fait déclarer la guerre, qu’il sacrifie des millions d’hommes. Ces gueux-là ne sont pas même des scélérats par ambition, ou des enthousiastes de liberté. Ils sont démagogues pour trahir le peuple. Cet excès d’infamie, dont j’ai vu les preuves, m’a inspiré un tel dégoût, que je n’entends plus les mots d’humanité, de liberté, de patrie, sans avoir envie de vomir… »


Nous continuons de démontrer le pour et contre en ce grand et mobile esprit du futur tribun :


« (1792). Je crois bien qu’à deux cent lieues d’ici l’argument que je suis à Brunswick fait un effet superbe contre mon prétendu jacobinisme. Si l’on savait que je ne vais point à la cour, que je ne sors que pour me promener et pour voir Mme Mauvillon, qu’on ne m’invite jamais, qu’on ne me fait pas même faire mon service, enfin que je suis ici comme si je n’y étais pas, et que les démocrates prudens évitent de me voir de peur de passer pour jacobins, cet argument ferait peut-être moins d’effet… »


« (17 mai 1792). Si nous parlons de gouvernement, je crois que vous serez contente de moi. En raisonnement, je suis encore très démocrate, il me semble que le sens commun est bien visiblement contre tout autre système ; mais l’expérience est si terriblement contre celui-ci, que si, dans ce moment, je pouvais faire une révolution contre un certain gouvernement, dont vous savez que nous n’avons guère à nous louer[84], je ne la ferais pas… »


On a, sous le directoire, lancé contre Benjamin Constant, qui venait de se déclarer républicain en France, une imputation absurde et calomnieuse : on l’a accusé d’avoir rédigé la proclamation du duc de Brunswick ; ce sont là de ces inventions de parti comme celle de l’assassinat d’André Chénier contre Marie-Joseph ; c’est ce qu’on appelle jeter à son adversaire un chat en jambes. Or, nous lisons à la date du 5 novembre 1792 : « Voilà nos armées qui s’en reviennent, non pas comme elles sont allées… Voilà Longwy et Verdun, ces deux premières et seules conquêtes rendues aux Français, et 20,000 hommes et 28 millions jetés par la fenêtre sans aucun fruit. Quand je dis sans aucun fruit, je me trompe, car la paix va se faire, au moins entre la Prusse et la France, et c’est un grand bien… J’espère que le parti de Roland, qui est mon idole, écrasera les Marat, Robespierre, et autres vipères parisiennes… »

Nous retrouvons là Benjamin Constant revenu à son vrai point, il est girondin avec Roland, ou plutôt encore avec Vergniaux, avec Louvet, avec les moins puritains du parti ; il abhorre Robespierre ; mais, même lorsqu’il voit celui-ci menaçant, il ne rend pas les armes, il ne dit pas que tout est perdu : « Je vois beaucoup de mal (4 mai 1792), je vois une distance immense et de nombreux et profonds abîmes entre le bien et l’époque actuelle ; mais il est sûr que nous marchons. Est-ce vers le bien ? je l’ignore ; mais je n’en désespérerai que lorsque nous nous serons arrêtés au mal. » Remarquez ce nous par lequel il s’associe tout-à-fait à la France ; il me semble dans tout ceci que le politique, le tribun se dégage et commence à poindre. Il nous révèle beaucoup trop pourtant le secret du rôle politique dans le passage suivant. Il s’agit de je ne sais quel travail dont il avait raconté le projet à Mme de Charrière :

Ce 7 juin (1792).

« … Je vous ai déjà marqué que l’insertion ne peut avoir lieu, 1o parce que l’ouvrage n’est pas fait ; 2o parce qu’il ne sera pas de nature à être inséré. Du reste, nous ne sommes pas du même avis sur les livres, et nous différons de principe. J’aimerais l’insertion pour la raison même pour laquelle vous ne l’aimez pas. Croyez-moi, nos doutes, notre vacillation, toute cette mobilité, qui vient, je le crois, de ce que nous avons plus d’esprit que les autres, sont de grands obstacles au bonheur dans les relations et à la considération, qui, si elle n’est pas toujours flatteuse, est toujours utile et très souvent nécessaire. Qu’est-ce que la considération ? Le suffrage d’un nombre d’individus qui, chacun pris à part, ne nous paraissent pas valoir la peine de rien faire pour leur plaire, j’en conviens ; mais ces individus sont ceux avec qui nous avons à vivre. Il faut peut-être les mépriser, mais il faut les maîtriser, si l’on peut, et il faut pour cela se réunir à ce qui se rapproche le plus de nos vues, quitte à penser ce qu’on veut, et à le dire à une personne tout au plus, à vous, car si je ne vous avais pas, je n’aurais pas mis cette restriction. Nous sommes dans un temps d’orage, et, quand le vent est si fort, le rôle de roseau n’est point agréable. Le rôle de chêne isolé n’est pas sûr, et je ne suis d’ailleurs pas un chêne. Je ne veux donc point être moi, mais être ce que sont ceux qui pensent le plus comme moi, et qui travaillent dans le même sens. Les partis mitoyens ne valent rien ; dans le moment actuel, ils valent moins que jamais. Voilà ma profession de foi, que j’abrège, parce que je suis sûr que vous ne serez jamais de mon avis, dont je ne suis guère. Réservons cette matière pour une conversation ; il est impossible de s’expliquer par lettres. Quant à l’incognito, c’est très fort mon idée de le garder. Je serai deviné, soit, mais pas convaincu… »


Ceux qui se laissent éblouir par ces grands rôles sonores et ces représentations publiques des Gracchus et des tribuns de tous les bords et de tous les temps ne sauraient trop méditer ces tristes aveux d’un homme qui, lui aussi, a été une idole et un drapeau. Je ne veux certes pas dire que tous les personnages qui obtiennent les ovations populaires soient tels, mais beaucoup le sont, et il y a une grande part de ce calcul, de cette fiction dans chacun, même dans les meilleurs[85].

À de certains momens, lui-même il se relève le mieux qu’il peut, il est tenté de s’améliorer, de croire à l’inspiration morale, il s’écrie : « (17 mai 1792) … Une longue et triste expérience m’a convaincu que le bien seul faisait du bien, et que les déviations ne faisaient que du mal, et je combats de toutes mes forces cette indifférence pour le vice et la vertu qui a été le résultat de mon étrange éducation et de ma plus étrange vie, et la cause de mes maux. Comme elle est opposée à mon caractère, je la vaincrai facilement. Je suis las d’être égoïste, de persifler mes propres sentimens, de me persuader à moi-même que je n’ai plus ni l’amour du bien ni la haine du mal. Puisqu’avec toute cette affectation d’expérience, de profondeur, de machiavélisme, d’apathie, je n’en suis pas plus heureux, au diable la gloire de la satiété ! je rouvre mon ame à toutes les impressions, je veux redevenir confiant, crédule, enthousiaste, et faire succéder à ma vieillesse prématurée, qui n’a fait que tout décolorer à mes yeux, une nouvelle jeunesse qui embellisse tout et me rende le bonheur. »

Ces reprises heureuses, ces secousses de printemps passent vite ; il retombe, et la fin de cette année 1792 ne nous le livre pas dans une disposition plus vivante, plus ranimée ; il continue de s’analyser en tous sens et de se dénoncer lui-même. Il se voit à la veille de l’arrêt de divorce, il est résolu à quitter Brunswick, il flotte entre vingt projets :

Brunswick, ce 17 décembre 1792.

« … Je l’ai senti à 18 ans, à 20, à 22, à 24 ans, je le sens à près de 26 ; je dois, pour le bonheur des autres et pour le mien, vivre seul. Je puis faire de bonnes et fortes actions, je ne puis pas avoir de bons petits procédés. Les lettres et la solitude, voilà mon élément. Reste à savoir si j’irai chercher ces biens dans la tourmente française ou dans quelque retraite bien ignorée. Mes arrangemens pécuniaires seront bientôt faits… Quant à ma vie ici, elle est insupportable et le devient tous les jours plus. Je perds dix heures de la journée à la cour, où l’on me déteste, tant parce qu’on me sait démocrate que parce que j’ai relevé les ridicules de tout le monde, ce qui les a convaincus que j’étais un homme sans principes[86]. Sans doute tout cela est ma faute. Blasé sur tout, ennuyé de tout, amer, égoïste, avec une sorte de sensibilité qui ne sert qu’à me tourmenter, mobile au point d’en passer pour fol, sujet à des accès de mélancolie qui interrompent tous mes plans, et me font agir, pendant qu’ils durent, comme si j’avais renoncé à tout, persécuté en outre par les circonstances extérieures, par mon père à la fois tendre et inquiet…, par une femme amoureuse d’un jeune étourdi, platoniquement, dit-elle, et prétendant avoir de l’amitié pour moi, persécuté par toutes les entraves que les malheurs et les arrangemens de mon père ont mises dans mes affaires, comment voulez-vous que je réussisse, que je plaise, que je vive ?… »

Il deviendrait fastidieux d’assister plus longuement à ces vicissitudes sans terme, mais on n’aurait pas sondé tout l’homme si nous en avions moins dit. Nous serons rapide sur ce qui nous reste à parcourir, bien que les ressources de cette correspondance ne soient pas moindres en avançant et qu’elles renaissent volontiers à chaque page. Nous trouvons Benjamin Constant à Lausanne en juin 93 ; il y revint avec une véritable joie ; il s’étonnait de se sentir attiré vers ce beau lac et vers ces montagnes. « Il serait singulier, disait-il, et pourtant je le crois presque, que moi qui ai toujours mis une sorte de vanité à détester mon pays, je fusse atteint du heimweh[87]. » Il revoit tout d’abord Mme de Charrière, mais l’idéal des jours anciens ne se recommence jamais ; ce rapprochement ne se passe point sans des brouilleries nouvelles, des explications, des refroidissemens à perte de vue ; on assiste aux derniers sanglots d’une amitié vive qui s’éteint, ou, pour parler plus poliment, qui s’apaise pour se régler finalement dans une affectueuse indifférence. Il revoit sa famille, ses tantes et ses cousines, qui le traitent comme un très jeune homme sans conséquence ; il les laisse dire et les raille ; il raille les Lausannois comme il a fait des Brunswickois ; il ne ménage pas à la rencontre les émigrés français qu’il trouve installés partout comme chez eux : aucun de leurs ridicules ne lui échappe, et il n’a pas de peine à se garantir de leurs opinions. Sa ligne girondine s’établit et se dessine de plus en plus : il s’obstine à croire une république possible sans la terreur, et il ne veut des recettes de restauration à aucun prix. Les Mallet du Pan, les Ferrand, ne sont en rien ses hommes, et plus d’une de ses lettres s’exprime sur leur compte assez plaisamment[88]. Pressé pourtant, persécuté de nouveau par sa famille, il repart en novembre pour cet éternel Brunswick. Arrêté à la frontière allemande par les opérations militaires, il est heureux d’un prétexte et s’en revient. Il ne se remet en route pour l’Allemagne qu’en avril 1794, et arrive encore une fois à sa destination ; mais cette condition de domesticité princière lui est devenue trop insupportable, il jette sa clé de chambellan, et le voilà décidément libre et de retour à Lausanne dans l’été de cette même année. C’est durant ce dernier séjour seulement, le 19 septembre, qu’il rencontre pour la première fois Mme de Staël, ou du moins qu’il fait connaissance avec elle. Il avait conçu quelques préventions contre sa personne, contre son genre d’esprit, et obéissait en cela aux suggestions de Mme de Charrière, qui était alors en froid avec l’ambassadrice, comme elle l’appelait. Une lettre de Benjamin Constant à Mme de Charrière, publiée par la Revue Suisse[89], a donné le récit de cette première rencontre, de ces premiers entretiens ; il ne s’y montre pas encore revenu de ses impressions antérieures : « 30 septembre 1794… Mon voyage de Coppet a assez bien réussi. Je n’y ai pas trouvé Mme de Staël, mais l’ai rattrapée en route, me suis mis dans sa voiture, et ai fait le chemin de Nyon ici (à Lausanne) avec elle, ai soupé, déjeuné, dîné, soupé, puis encore déjeuné avec elle, de sorte que je l’ai bien vue et surtout entendue. Il me semble que vous la jugez un peu sévèrement. Je la crois très active, très imprudente, très parlante, mais bonne, confiante, et se livrant de bonne foi. Une preuve qu’elle n’est pas uniquement une machine parlante, c’est le vif intérêt qu’elle prend à ceux qu’elle a connus et qui souffrent. Elle vient de réussir, après trois tentatives coûteuses et inutiles, à sauver des prisons et à faire sortir de France une femme, son ennemie, pendant qu’elle était à Paris, et qui avait pris à tâche de faire éclater sa haine pour elle de toutes les manières. C’est là plus que du partage. Je crois que son activité est un besoin autant et plus qu’un mérite ; mais elle l’emploie à faire du bien… » Ce qu’il y a d’injuste, de restrictif dans ce premier récit se corrige généreusement, trois semaines après, dans la lettre suivante, qui nous rend son impression tout entière, et qui mérite d’être connue, parce qu’elle a en elle un accent d’élévation et de franchise auquel tout ce qui précède nous a peu accoutumés, parce qu’aussi elle représente avec magnificence et précision, en face d’une personne incrédule, ce que presque tous ceux qui ont approché Mme de Staël ont éprouvé. Qu’on ne demande pas au témoin qui parle d’elle d’être tout-à-fait impartial, car on n’était plus impartial dès qu’on l’avait beaucoup vue et entendue.

Lausanne, ce 21 octobre 1794.

« … Il m’est impossible d’être aussi complaisant pour vous sur le chapitre de Mme de Staël que sur celui de M. Delaroche. Je ne puis trouver malaisé de lui jeter, comme vous dites, quelques éloges. Au contraire, depuis que je la connais mieux, je trouve une grande difficulté à ne pas me répandre sans cesse en éloges et à ne pas donner à tous ceux à qui je parle le spectacle de mon intérêt et de mon admiration. J’ai rarement vu une réunion pareille de qualités étonnantes et attrayantes, autant de brillant et de justesse, une bienveillance aussi expansive et aussi cultivée, autant de générosité, une politesse aussi douce et aussi soutenue dans le monde, tant de charme, de simplicité, d’abandon dans la société intime. C’est la seconde femme que j’ai trouvée qui m’aurait pu tenir lieu de tout l’univers, qui aurait pu être un monde à elle seule pour moi : vous savez quelle a été la première. Mme de Staël a infiniment plus d’esprit dans la conversation intime que dans le monde ; elle sait parfaitement écouter, ce que ni vous ni moi ne pensions ; elle sent l’esprit des autres avec autant de plaisir que le sien ; elle fait valoir ceux qu’elle aime avec une attention ingénieuse et constante qui prouve autant de bonté que d’esprit. Enfin c’est un être à part, un être supérieur tel qu’il s’en rencontre peut-être un par siècle et tel que ceux qui l’approchent, le connaissent et sont ses amis, doivent ne pas exiger d’autre bonheur. »


Ce qui frappe d’abord ici, c’est combien le ton diffère de celui de tant de pages précédentes : on entre dans une sphère nouvelle ; il y a dignité, élévation. Le dirai-je ? ces qualités sont précisément ce qui manquait à la relation de Benjamin Constant et de Mme de Charrière. L’excès d’analyse, la facilité de médisance et d’ironie, une habitude d’incrédulité et d’épicuréisme, venaient corrompre à tout instant ce que cette influence pouvait avoir d’affectueux et de bon ; Mme de Charrière était le XVIIIe siècle en personne pour Benjamin Constant ; il rompit à un certain moment avec elle et avec lui. Homme singulier, esprit aussi distingué que malheureux, assemblage de tous les contraires, patriote long-temps sans patrie, initiateur et novateur jeté entre deux siècles, tenant à l’un, à l’ancien, par les racines, hélas ! et par les mœurs, visant au nouveau par la tête et par les tentatives, il fut heureux qu’à une heure décisive, un génie cordial et puissant, le génie de l’avenir en quelque sorte, lui apparût, lui apprît le sentiment, si absent jusqu’alors, de l’admiration, et le tirât des lentes et misérables agonies où il se traînait. Il eût été guéri à coup sûr par ce bienfaisant génie, s’il eût pu l’être ; il fut convié du moins et associé aux nobles efforts ; il put se créer et poursuivre le fantôme, parfois attachant, d’une haute et publique destinée.

Les opinions politiques de Benjamin Constant durant cette fin d’année 1794, se poussent, s’acheminent de plus en plus dans le sens indiqué et concordent parfaitement avec celles qu’il produira deux ans plus tard, en 96, dans ses premières brochures :


« La politique française, écrit-il agréablement à Mme de Charrière (14 octobre 1794), s’adoucit d’une manière étonnante. Je suis devenu tout-à-fait talliéniste, et c’est avec plaisir que je vois le parti modéré prendre un ascendant décidé sur les jacobins. Dubois-Crancé, en promettant la paix dans un mois, si l’unanimité pouvait se rétablir dans l’assemblée, et Bourdon de l’Oise, en appelant la noblesse une classe malheureuse et opprimée qui a eu des torts, mais qui doit s’attacher à la république, oublier ses ressentimens, reprendre de l’énergie, m’ont fait une impression beaucoup plus douce que je ne l’aurais attendu d’un démocrate défiant et féroce tel que je me piquais de l’être. Je sens que je me modérantise, et il faudra que vous me proposiez anodinement une petite contre-révolution pour me remettre à la hauteur des principes… Si la paix se fait, comme je le parie, et que la république tienne, comme je le désire, je ne sais si mon voyage en Allemagne ne sera pas dérangé de cette affaire-là, et si je n’irai pas voir, au lieu des stupides Brunswickois et des pesans Hambourgeois, les nouveaux républicains,

Ce peuple de héros et ce sénat de sages ! »

Il fit en effet le voyage de Paris dans l’été de 1796. Nous rejoignons ici le début du piquant article de M. Loève-Veimars. Benjamin Constant n’a pas vingt-neuf ans ; il passe au premier abord pour un jeune Suisse républicain et très candide, il vient de perdre à peine son air enfantin. Quelques lettres d’un émigré rentré et ami de Mme de Charrière nous le peignent alors sous son vrai jour extérieur ; nous savons mieux que personne le dedans :

Paris, 11 messidor.

« J’ai vu notre compatriote Constant[90] ; il m’a comblé d’amitiés… Vous avez vu de son ouvrage dans les nouvelles politiques du 6, 7, 8 messidor… Benjamin est de tous les muscadins du pays le plus élégant sans doute. Je crois que cela est sans danger pour sa fortune. On fait bien des choses avec un louis de Lausanne quand il vaut 800 francs, et que les denrées ne sont point en raison de la valeur de l’or… Il me paraît conserver ici la même existence d’esprit que M. Huber lui avait vue à Lausanne. Il ne dit rien. On ne le prend pourtant pas pour un sot… Tout cela voit beaucoup un jeune Riouffe, qui est auteur des Mémoires d’un Détenu, qui ont eu de la célébrité. Ce Riouffe est extrêmement aimable… Benjamin est logé dans la rue du Colombier ; j’ai cru voir dans ce choix un souvenir sentimental. »

23 messidor.

« … L’aimable jeune homme ! car il est vraiment aimable, vu avec beaucoup de monde. Le salon de l’ambassade lui vaut mieux que le petit cabinet de Colombier. Quand on est entouré de beaucoup, on veut plaire à beaucoup et on plaît beaucoup plus. Vous ne serez pas fâché contre moi, n’est-ce pas ? Si vous n’étiez pas si sauvage, que vous voulussiez rassembler dans votre cabinet vingt-cinq personnes, que l’un fût girondin, l’autre thermidorien, l’autre platement aristocrate, l’autre constitutionnel, un autre jacobin, dix autres rien, alors j’aimerais à voir Constant écouté de tous à Colombier et goûté par tous. Le salon d’ici lui va mieux… Le salon le fatigue, il n’en peut plus. Sa santé se délabre, son physique si grêle souffre déjà ; cette taille, qui était tout-à-coup devenue élégante, reprend aujourd’hui cette courbure que Mlle Moulat[91] a si bien saisie. Il dit qu’il pense à la retraite : il soupire après la douce solitude de l’Allemagne… Je sors de chez lui. J’ai mangé des cerises avec lui… il s’est endormi au milieu de notre déjeuné. Nous avons reparlé de la soirée d’hier et de ce Riouffe dont je vous ai déjà parlé. Il est impossible d’avoir plus d’esprit que ce jeune homme et une expression plus heureuse. Ce jeune homme a été persécuté comme girondin et il est l’admirateur zélé des grands talens qu’a produits ce parti. Il disputait avec un constituant sur le mérite de la gironde. Le constituant, comme de raison, l’attaquait, mais sans raison lui refusait de grands talens. Tout cela voulait dire : J’ai plus de talent que vous, monsieur le girondin. — Riouffe, au milieu d’une discussion très orageuse, a ainsi analysé les révolutions de France depuis cinq ans. — « Il y a eu en France trois révolutions : une contre les priviléges, vous l’avez faite ; une contre le trône, nous l’avons faite ; une contre l’ordre social, elle fut l’ouvrage des jacobins, et nous les avons terrassés. Vous ébranlâtes le trône et n’eûtes pas le courage de le renverser. Nous soutenions l’ordre social et nous le rétablissons. »


L’excellent Riouffe se donne à lui et à ses amis un rôle qui pourra bien paraître un peu flatté : on assiste là, du moins, aux conversations du jour et au premier début de Benjamin Constant dans le monde politique ; il fit ses premières armes de publiciste durant cet été de 1796 et lança la brochure intitulée : De la Force du Gouvernement actuel et de la Nécessité de s’y rallier. On y trouverait bien de l’ingénieux et aussi du sophisme ; nous sommes trop dans le secret pour ne pas en trouver avec lui. J’aime mieux y noter une sorte de sincérité relative, un accord incontestable entre les opinions qu’il y professe et celles qu’il fomentait depuis quelques années. Il était de retour en Suisse au commencement de septembre ; mais nous n’avons plus à le suivre désormais. Pour clore le chapitre de sa relation avec Mme de Charrière, il suffira d’ajouter que celle-ci lui pardonna toujours, lui écrivit jusqu’à la fin (elle mourut en décembre 1805) ; il lui répondait quelquefois. Elle recevait ses lettres avec un plaisir si visible, que cela faisait dire à une personne d’esprit présente : Certains fils sont fins et deviennent imperceptibles, cependant ils ne rompent pas. Il se mêlait bien à ce commerce prolongé un peu de littérature, au moins de sa part à elle, quelques commissions pour ses ouvrages ; elle le chargeait de lui trouver à Paris un libraire. Il y réussissait de temps en temps, il lui arrivait d’autres fois de garder ou de perdre les manuscrits.

La dernière lettre de lui à elle que nous ayons sous les yeux est du 26 mars 1796, à la veille de son départ pour la France ; elle se termine par ces mots et comme par ce cri : « Adieu, vous qui avez embelli huit ans de ma vie, vous que je ne puis, malgré une triste expérience, imaginer contrainte et dissimulante, vous que je sais apprécier mieux que personne ne vous appréciera jamais. Adieu, adieu ! »

Nous n’avons pas besoin d’excuses, ce semble, pour avoir si longuement entretenu le lecteur d’une relation si singulière et si intime, pour avoir profité de la bonne fortune qui nous venait, et des lumières inattendues que cette correspondance projette en arrière sur les origines d’une existence célèbre. Benjamin Constant n’est plus à connaître désormais ; il sort de là tout entier, confessant le secret de sa nature même : Habemus confitentem reum. On se demande, on s’est demandé sans doute plus d’une fois comment, avec des talens si éminens, une si noble attitude de tribun, d’écrivain spiritualiste et religieux, de vengeur des droits civils et politiques de l’humanité, avec une plume si fine et une parole si éloquente, il manqua toujours à Benjamin Constant dans l’opinion une certaine considération établie, une certaine valeur et consistance morale, pourquoi il ne fut jamais pris au sérieux autant que des hommes bien moindres par l’esprit et par les services rendus : on peut répondre aujourd’hui en parfaite certitude ; c’est que tout cet édifice public si brillant, si orné, était au fond destitué de principes, de fondemens ; c’est que le tout était bâti sur l’amas de poussière et de cendre que nous avons vu. Il passa sa vie à faire de la politique libérale sans estimer les hommes, à professer la religiosité sans pouvoir se donner la foi, à chercher en tout l’émotion sans atteindre à la passion. Il assista toujours par un coin moqueur au rôle sérieux qui s’essayait en lui ; le vaudeville de parodie accompagnait à demi-voix la grande pièce ; il se figurait que l’un complétait l’autre ; il avait coutume de dire, et par malheur aussi de croire, qu’une vérité n’est complète que quand on y a fait entrer le contraire. Il y réussit trop constamment ; de là, malgré de nobles essors et des secousses généreuses, une ruine intime et profonde. Il a le triste honneur d’offrir le type le plus accompli de ce genre de nature contradictoire, à la fois sincère et mensongère, éloquente et aride, chaleureuse et terne, romanesque et anti-poétique, insaisissable vraiment ; telle qu’elle est, on n’en saurait citer aucune de plus distinguée et de plus rare. C’est bien moins le blâmer avec dureté que nous voulons en tout ceci, que l’étudier moralement et pousser jusqu’au bout l’exemple. Il a commencé à le retracer, nous achevons. Qu’on relise maintenant Adolphe.


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  1. Revue des Deux Mondes, 1er février 1833.
  2. 1er août 1834.
  3. 15 mars 1839.
  4. Un parent de Benjamin Constant, M. d’Hermenches, connu par la correspondance générale de Voltaire, était moins sévère ou plutôt moins injuste quand il écrivait à Mme de Charrière, plus jeune il est vrai : « Je voudrais, aimable Agnès, qu’avec la réputation d’une personne d’infiniment d’esprit, on ne vous donnât pas celle d’une personne singulière, car vous ne l’êtes pas. Vous êtes trop bonne, trop honnête, trop naturelle ; faites-vous un système qui vous rapproche des formes reçues, et vous serez au-dessus de tous les beaux-esprits présens et passés. C’est un conseil que j’ose donner à mon amie à l’âge de vingt-six ans. Adieu, divine personne. » (Note de M. Gaullieur.)
  5. Le père de Benjamin Constant était au service des États-généraux de Hollande.
  6. Il s’agissait d’une demande en mariage, faite quelques jours auparavant. Mlle Jenny Pourrat, vivement recherchée par Benjamin Constant, avait répondu de manière à laisser bien peu d’espérances, ou du moins sa réponse décelait beaucoup de coquetterie et de calcul.
  7. Quelque temps auparavant, Benjamin Constant, contrarié dans une inclination, avait eu quelque velléité de suicide. Il en reparlera plus tard, il en reparlera sans cesse. C’est la même scène qui se renouvellera bien des fois dans sa vie, et qui, toujours commencée au tragique, se terminera toujours en ironie.
  8. C’est encore une tribulation matrimoniale. Benjamin Constant fait ici allusion à un mariage qu’on avait voulu lui faire contracter à Lausanne quelque temps auparavant. La famille Cazenove est aujourd’hui à peu près éteinte.
  9. Il est à remarquer que Benjamin Constant éprouva toujours une grande répugnance à s’avouer Suisse : cela tenait en partie, comme on le verra, à l’antipathie que lui inspirait le régime bernois, dont la famille Constant eut souvent à se plaindre. L’affranchissement du pays de Vaud fut une des premières idées de Benjamin. Il est vrai qu’il ne se rendait pas trop compte de la manière de l’opérer. Quand le canton de Vaud fut formé, il ne crut pas d’abord à la durée de cette création démocratique.
  10. C’est une allusion à un passage du meilleur des romans de Mme de Charrière, Caliste, ou Lettres écrites de Lausanne : « Un jour, j’étais assis sur un des bancs de la promenade ; … une femme que je me souvins d’avoir déjà vue vint s’asseoir à l’autre extrémité du même banc. Nous restâmes long-temps sans rien dire, etc. »
  11. Tout Benjamin Constant est déjà là : se dédoubler ainsi et avoir une moitié de soi-même qui se moque de l’autre. Cette moitié moqueuse finira par être l’homme tout entier. Le refrain habituel de Benjamin Constant, dans toutes les circonstances petites ou grandes de la vie, était : « Je suis furieux, j’enrage, mais ça m’est bien égal. » Nous surprenons ici la disposition fatale dans son germe déjà éclos.
  12. Mme de Charrière, enthousiaste de Paoli, avait engagé Benjamin Constant à traduire de l’anglais l’ouvrage de James Boswell, intitulé : An Account of Corsica, and Memoirs of Pascal Paoli, qui eut une très grande vogue vers 1768. La traduction fut entreprise, puis abandonnée, comme tant d’autres choses, par l’inconstant (c’est ainsi qu’on désignait notre Benjamin dans la société de Lausanne).
  13. Ce livre n’a jamais paru. Nous avons, dit M. Gaullieur, les feuilles manuscrites qui ont été mises au net, et l’ébauche du reste. C’est un roman dans la forme épistolaire.
  14. C’est de son père que Benjamin Constant parle dans Adolphe, quand il dit : « Je ne demandais qu’à me livrer à ces impressions primitives et fougueuses qui jettent l’ame hors de la sphère commune… Je trouvais dans mon père, non pas un censeur, mais un observateur froid et caustique… Je ne me souviens pas, pendant mes dix-huit premières années, d’avoir eu jamais un entretien d’une heure avec lui. Ses lettres étaient affectueuses, pleines de conseils raisonnables et sensibles ; mais à peine étions-nous en présence l’un de l’autre, qu’il y avait en lui quelque chose de contraint que je ne pouvais m’expliquer, et qui réagissait sur moi d’une manière pénible. »
  15. Près de Neuchâtel ; Mme de Charrière y passait la plus grande partie de l’année.
  16. Un des premiers désirs de Benjamin Constant, à son adolescence, fut de voyager seul, à pied, vivant au jour le jour, comme Jean-Jacques Rousseau ; mais il y avait entre l’illustre Genevois et le gentilhomme vaudois cette différence, que celui-ci trouvait à peu près partout, grace à son nom et au crédit de sa famille, des bourses ouvertes et un accueil que le pauvre Jean-Jacques ne put jamais rencontrer au début de sa carrière. On vient de voir comment le voyage pédestre s’est transformé en promenade à cheval. Le jeune Constant pouvait bien ressentir, grace à son imprévoyance calculée, une gêne d’un moment, mais jamais les angoisses de la misère. Sa détresse était plus ou moins factice.
  17. Parodie de ce passage célèbre de la Nouvelle Héloïse : « La roche est escarpée, l’eau est profonde, et je suis au désespoir !… »
  18. Campagnes près de Lausanne, appartenant alors à la famille Constant.
  19. Benjamin Constant, comme bien des gens, se trompait sur la date précise de sa naissance. Voici ce qu’on lit dans les registres de l’état civil de Lausanne : « Benjamin Constant, fils de noble Juste Constant, citoyen de Lausanne et capitaine au service des États-Généraux, et de feue Mme Herriotte de Chandieu, sa défunte femme, né le dimanche 25 octobre, a été baptisé en Saint-François, le 11 novembre 1767, par le vénérable doyen Polier de Bottens, le lendemain de la mort de madame sa mère. » Ainsi, Benjamin Constant, orphelin de mère, pouvait dire avec Jean-Jacques Rousseau : « Ma naissance fut le premier de mes malheurs. » On sent trop, en effet, qu’à tous deux la tendresse d’une mère leur a manqué.
  20. Le célèbre John Adams était alors en mission à Londres pour les États-Unis.
  21. Les ennuis domestiques de Benjamin Constant provenaient en grande partie de sa belle-mère.
  22. La phrase défigurée est de Mme de Charrière
  23. Ceci a bien l’air d’une épigramme échappée par la force de l’habitude. Mme de Charrière aurait pu être la mère de Benjamin Constant.
  24. À vingt ans, Benjamin Constant se considérait déjà comme bien blasé, bien vieux, et il lui échappait quelquefois de dire : quand j’avais seize ans, reportant à cet âge premier ce qu’on est convenu d’appeler la jeunesse. Et puisque nous en sommes ici à ses lettres, nous nous reprocherions de ne pas en citer une écrite par lui, à l’âge de douze ans, à sa grand’mère, pendant qu’il était à Bruxelles avec son gouverneur. M. Vinet l’a donnée dans les premières éditions de son excellente Chrestomathie, mais il l’a supprimée, je me demande pourquoi, dans la dernière. Cette lettre est très peu connue en France ; elle peint déjà le Benjamin tel qu’il sera un jour, avec sa légèreté, sa mobilité d’émotions, ses instincts de joueur et de moqueur, et aussi avec toute sa grace. La voici :

    Bruxelles, 19 novembre 1779.

    « J’avais perdu toute espérance, ma chère grand’mère ; je croyais que vous ne vous souveniez plus de moi, et que vous ne m’aimiez plus. Votre lettre si bonne est venue très à propos dissiper mon chagrin, car j’avais le cœur bien serré ; votre silence m’avait fait perdre le goût de tout, et je ne trouvais plus aucun plaisir à mes occupations, parce que dans tout ce que je fais j’ai le but de vous plaire, et dès que vous ne vous souciez (sic) plus de moi, il était inutile que je m’applique (sic). Je disais : Ce sont mes cousins qui sont auprès de ma grand’mère qui m’effacent de son souvenir ; il est vrai qu’ils sont aimables, qu’ils sont colonels, capitaines, etc., et moi je ne suis rien encore : cependant je l’aime et la chéris autant qu’eux. Vous voyez, ma chère grand’mère, tout le mal que votre silence m’a fait : ainsi, si vous vous intéressez à mes progrès, si vous voulez que je devienne aimable, savant, faites-moi écrire quelquefois, et surtout aimez-moi malgré mes défauts ; vous me donnerez du courage et des forces pour m’en corriger, et vous me verrez tel que je veux être, et tel que vous me souhaitez. Il ne me manque que des marques de votre amitié : j’ai en abondance tous les autres secours, et j’ai le bonheur qu’on n’épargne ni les soins, ni l’argent, pour cultiver mes talens, si j’en ai, ou pour y suppléer par des connaissances. Je voudrais bien pouvoir vous dire de moi quelque chose de bien satisfaisant, mais je crains que tout ne se borne au physique ; je me porte bien et je grandis beaucoup. Vous me direz que, si c’est tout, il ne vaut pas la peine de vivre. Je le pense aussi, mais mon étourderie renverse tous mes projets. Je voudrais qu’on pût empêcher mon sang de circuler avec tant de rapidité, et lui donner une marche plus cadencée ; j’ai essayé si la musique pouvait faire cet effet : je joue des adagio, des largo, qui endormiraient trente cardinaux. Les premières mesures vont bien ; mais je ne sais par quelle magie les airs si lents finissent toujours par devenir des prestissimo. Il en est de même de la danse : le menuet se termine toujours par quelques gambades. Je crois, ma chère grand’mère, que ce mal est incurable, et qu’il résistera à la raison même ; je devrais en avoir quelque étincelle, car j’ai douze ans et quelques jours ; cependant je ne m’aperçois pas de son empire : si son aurore est si faible, que sera-t-elle à vingt-cinq ans ? Savez-vous, ma chère grand’mère, que je vais dans le grand monde deux fois par semaine ; j’ai un bel habit, une épée, mon chapeau sous le bras, une main sur la poitrine, l’autre sur la hanche ; je me tiens bien droit, et je fais le grand garçon tant que je puis. Je vois, j’écoute, et jusqu’à ce moment je n’envie pas les plaisirs du grand monde. Ils ont tous l’air de ne pas s’aimer beaucoup. Cependant le jeu et l’or que je vois rouler me causent quelque émotion. Je voudrais en gagner pour mille besoins que l’on traite de fantaisies. À propos d’or, j’ai bien ménagé les deux louis que vous m’avez envoyés l’année dernière, ils ont duré jusqu’à la foire passée ; à présent, il ne me manque qu’un froc et de la barbe pour être du troupeau de saint François ; je ne trouve pas qu’il y ait grand mal : j’ai moins de besoins depuis que je n’ai plus d’argent. J’attends le jour des Rois avec impatience. On commencera à danser chez le prince ministre tous les vendredis. Malgré tous les plaisirs que je me propose, je préférerais de passer quelques momens avec vous, ma chère grand’mère : ce plaisir-là va au cœur, il me rend heureux, il m’est utile. Les autres ne passent pas les yeux ni les oreilles, et ils laissent un vide que je n’éprouve pas lorsque j’ai été avec vous. Je ne sais pas quand je jouirai de ce bonheur ; mes occupations vont si bien, qu’on craint de les interrompre. M. Duplessis vous assure de ses respects ; il aura l’honneur de vous écrire. Adieu, ma chère, bonne et excellentissime grand’mère ; vous êtes l’objet continuel de mes prières. Je n’ai d’autre bénédiction à demander à Dieu que votre conservation. Aimez-moi toujours, et faites-m’en donner l’assurance. » — On se demande involontairement, après avoir lu une telle lettre, s’il est bien possible qu’elle soit d’un enfant de douze ans. Quoi qu’on puisse dire, elle ne fait, pour le ton et pour le tour d’esprit, que devancer les nôtres, qui semblent venir exprès pour la confirmer.

  25. Le baron de Salgas, gentilhomme protestant de la maison de Pelet, dont les ancêtres avaient quitté la France à la révocation de l’édit de Nantes ; il avait passé des années à la cour d’Angleterre en qualité de gouverneur d’un des jeunes princes de la maison de Hanovre. Retiré à Rolle dans le pays de Vaud, il y vivait étroitement lié avec M. de Charrière.
  26. La femme de M. de Constant, la générale de Constant, comme on disait.
  27. On trouve dans quelques catalogues du temps ces Observations attribuées à Mirabeau. Avis à M. Quérard et aux bibliographes.
  28. En politique de même, il perce au fond de tous les écrits de Benjamin Constant un grand désir de convaincre, si toutefois l’auteur était convaincu. Après son équipée des Cent-Jours, quelques amis lui conseillaient d’adresser un mémoire, une lettre au roi. Il promit de s’en occuper, et comme on s’informait près de lui, avec intérêt, si elle était écrite, il répondit qu’il venait de l’achever. — « Et en êtes-vous content ? — Mon Dieu ! moi-même, elle m’a presque persuadé. » C’est ainsi qu’il se raillait et se calomniait à plaisir. Les hommes se font pires qu’ils ne peuvent, a dit Montaigne.
  29. Benjamin Constant s’était laissé marier à Brunswick, en 1789, avec une jeune personne attachée à la duchesse régnante. À cette date de juin 1790, ses tribulations conjugales n’avaient pas encore commencé. Il cherchait à faire partager à Mme de Charrière sur son mariage des illusions qu’elle paraissait peu disposée à adopter.
  30. Au moment où durait encore le premier charme, si passager, de l’union avec sa Wilhelmine, Benjamin Constant avait reçu la nouvelle foudroyante que son père, au service de Hollande, dénoncé par plusieurs officiers de son régiment, était sous le coup de graves accusations. Ces plaintes des officiers suisses contre leurs supérieurs, dans les régimens capitulés, étaient alors, comme elles le sont encore, assez fréquentes. Les ennemis que M. de Constant avait à Berne, où on lui reprochait son peu de propension et de déférence pour le patriciat régnant, travaillèrent activement à le perdre. Il y avait dans les faits qu’on lui imputait plus de désordre que de malversation réelle. Néanmoins, le gouvernement hollandais, financier rigide, exigea des comptes et prit l’hésitation à les produire pour un indice de culpabilité. Des enquêtes commencèrent ; des mémoires scandaleux furent publiés contre M. de Constant, qui perdit un moment la tête, et crut devoir se dérober par une fuite momentanée à la haine de ses ennemis. En cette rude circonstance, Benjamin Constant se montra parfait de dévouement filial. Laissant toute autre préoccupation, s’arrachant d’auprès de sa jeune femme, il courut en Hollande pour faire tête à l’orage. C’est au retour de ce voyage qu’il écrit.
  31. Par contraste avec cette lettre de 1790, il faut lire ce qu’écrivait en 1815 le même Benjamin Constant au sortir de ses entretiens mystiques avec Mme de Krüdner ; toutes les diversités de cette nature mobile en rejailliront. (Article sur Mme de Krüdner, dans la Revue du 1er juillet 1837.)
  32. Voir un piquant opuscule intitulé : Voltaire à Lausanne, par M. J. Olivier (1842).
  33. Qu’est-ce que le bonheur ou la dignité ? Fatale parole ! celui qui l’a dite à vingt ans ne s’en guérira jamais.
  34. On aimerait mieux lire : très indécens.
  35. C’est ainsi qu’on parle quand on est sûr d’être reçu.
  36. Il est évident que la famille de Benjamin Constant s’était fort alarmée de ce séjour à Colombier et y avait vu plus de mystère qu’il n’y en avait peut-être au fond ; on le croyait dans une île de Calypso, et on en voulait tirer au plus vite ce Télémaque déjà bien endommagé d’ailleurs.
  37. Le ministre Chaillet, rédacteur du Journal littéraire de Neuchâtel, homme d’esprit, un peu trop admirateur de Rétif, ce qui ne l’a pas empêché de laisser cinq volumes d’édifians sermons.
  38. Il s’agit sans doute du roman de Herman und Ulrica.
  39. Les mots qui suivent sont usés dans le pli du papier, mais reviennent à dire : Je ne leur demande qu’une chose, c’est de me laisser les sombres plaisirs d’un cœur mélancolique.
  40. Que je pusse : on sent que Benjamin Constant n’est pas encore tout-à-fait naturalisé Français. Ces fautes, au reste, sont en bien petit nombre, et presque toutes les lettres autographes d’écrivains en offriraient autant. Le voyageur n’a pas pris le temps de se relire.
  41. Pouvait ?
  42. Le célèbre philologue.
  43. Il veut dire qu’il faut toujours leur passer quelques travers, en prendre son parti d’avarice avec elles.
  44. Mme de Charrière, en apprenant par les journaux que l’Académie française proposerait probablement l’éloge de Jean-Jacques Rousseau pour sujet de concours, écrivit à Marmontel, secrétaire perpétuel de l’Académie, pour s’enquérir du fait. Marmontel répondit : « Pour vous répondre, madame, il a fallu attendre et observer l’effet de la seconde partie des Confessions. La sensation qu’elle a produite a été diverse, selon les esprits et les mœurs ; mais, en général, nous sommes indulgens pour qui nous donne du plaisir. Rien n’est changé dans les intentions de l’Académie, et Rousseau est traité comme la Madeleine : Remittuntur illi peccata multa quia dilexit multum. » Mme de Charrière concourut, en effet, pour l’éloge de Jean-Jacques Rousseau ; elle n’eut pas le prix. C’est un de ses points de contact avec Mme de Staël d’avoir traité le même sujet ; mais cette concurrence littéraire entre ces deux dames fut précisément une des causes de leur brouillerie. (Note de M. Gaullieur, comme le sont au reste un grand nombre des précédentes et des suivantes. Je n’avertis plus.)
  45. Heural, journal heure par heure.
  46. Dans ce qui suit, on devra aussi reconnaître la prédisposition opposante de Benjamin Constant, ses opinions libérales préexistantes, ses instincts de justice politique, le tout exprimé, il est vrai, avec une parfaite irrévérence et avec cette pointe finale d’impiété qui caractérise en lui sa période voltairienne.
  47. Voici le mauvais goût du temps et de la jeunesse, la petite fanfaronnade d’impiété qui commence.
  48. Assidûment, régulièrement.
  49. Cette longue lettre, que celui qui l’écrivait trouvait encore trop courte à son gré, est toute chamarrée aux marges de post-scriptum ; en voici un qui se rapporte à cet endroit : « Vous voyez par tout ceci que je rêve et que je subtilise pour tâcher de rattraper les plaisirs passés. C’est tout comme vous : j’aime à vous ressembler, je me trouve moins seul ; aussi je m’accroche aux plus petites ressemblances. »
  50. C’étaient des romances de Mme de Charrière.
  51. Il y a en effet une rature à ce mot.
  52. Benjamin Constant prévoyait déjà les graves ennuis que son père allait rencontrer dans son service militaire. La jalousie des patriciens bernois contre les officiers du pays de Vaud, leurs sujets, les passe-droits et les vexations auxquelles ceux-ci étaient en butte, entrèrent pour beaucoup dans la révolution helvétique. — Les May étaient des patriciens bernois : il y avait le régiment de May, dont un May de Buren était colonel, et le père de Benjamin Constant lieutenant-colonel. — L’ours, on le sait, figure dans les armes de Berne.
  53. « Monsieur le chambellan ne danse pas ? — Non, votre Excellence. »
  54. Toujours les feuilles sur la révolution de Hollande.
  55. Ces deux dames avaient été gouvernantes dans de grandes maisons en Angleterre.
  56. Mlle Louise de Penthaz, sœur de M. de Charrière.
  57. C’était le cachet de Mme de Charrière.
  58. Le livre de l’Importance des Idées religieuses, qui parut en 1788 : il voulait le réfuter, d’après ses idées religieuses ou anti-religieuses à lui.
  59. Il paraît que Mme de Charrière avait le talent de critiquer les livres en prenant tout juste la peine d’y jeter les yeux : « J’en ai lu dix moitiés de page au moins, disait-elle de je ne sais quel ouvrage ; ainsi, vous ne m’accuserez pas, comme à propos des Opinions religieuses, de juger sur la couverture du livre. »
  60. Autre forme et variante de son refrain favori ; ainsi, il ne s’en faisait faute dès l’âge de seize ans.
  61. Benjamin Constant a bien de la peine à persuader à ses amis qu’il les aime ; ceux-ci pressentent qu’il lui sera impossible de ne pas leur échapper bientôt. Il s’ennuie si vite, il se distrait si aisément ! Mais peut-être ont-ils tort de le lui dire ; il est tel blâme (lui-même l’a remarqué avec finesse) qui ne devient juste que parce qu’il fut prématuré. Toutes ces pages datées de Brunswick sont autant de pièces justificatives et explicatives du début d’Adolphe.
  62. Benjamin revient à diverses reprises sur ce cheval et sur les mérites qu’il lui trouve : « Mon cheval et mes projets de chevaux m’amusent et me tiennent lieu des ânes. Ce sont d’excellentes bêtes que les chevaux ; je leur veux tant, tant de bien ! ils sont si bonne compagnie ! »
  63. Ce Barbet de Colombier a tout l’air d’être Mme de Charrière en personne, qu’il appelle souvent de ce petit nom de Barbet, par allusion sans doute à la fidélité d’amitié qu’ils s’étaient promise. Mme de Charrière faisait souvent représenter chez elle de petites comédies de sa composition.
  64. Tout ceci et ce qui suit est sans doute très aimable, très spirituel, d’un tour infiniment galant et séduisant, mais il y manque je ne sais quoi pour convaincre. On sent trop qu’au fond il s’agit, en effet, d’une personne indéterminée, qui n’a pas de nom, ou qui peut en changer, qui peut être aujourd’hui l’une et demain l’autre. On conçoit que de si flatteuses paroles n’aient pourtant pas persuadé celle à laquelle il les adressait. Dans toutes ces lettres, si gracieuses de ton et si fines de manière, il n’y a, après tout, ni flamme, ni jeunesse, ni amour, ni même le voile d’illusion et de poésie. Adolphe eut beau faire, il fut toujours un peu étranger à ces choses.
  65. Toujours je ne sais quel tour de plaisanterie qui peut faire douter les cœurs un peu sceptiques.
  66. L’épigramme s’échappe malgré lui, et il donne un petit coup de griffe à la femme auteur.
  67. Il se trompe de genre pour atmosphère, comme le font, au reste, beaucoup de Français eux-mêmes.
  68. C’était apparemment son sobriquet à Colombier.
  69. Ou Leschot ; c’était le docteur qui logeait à côté de Colombier.
  70. Son domestique.
  71. Benjamin Constant, nous apprend M. Gaullieur, avait entrepris une traduction de l’Histoire de la Grèce, par Gillies (History of the ancient Greece, its Colonies and Conquests) ; mais, prévenu par un autre écrivain, comme pour l’Histoire de la Corse, il renonça à son projet. Cependant, pour ne pas perdre entièrement le fruit de ses veilles, il se décida à publier un spécimen de sa traduction (à Londres, et à Paris, chez Lejay, 1787) : « Il existe, dit-il dans sa préface, un autre « ouvrage en anglais dont le sujet n’est pas moins intéressant et dont les vues sont plus vastes et plus importantes, qui sera désormais l’objet de tous mes efforts ; je veux parler de l’Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain, par M. Gibbon. Mais, comme il ne faut pas défigurer les chefs-d’œuvre des grands maîtres, je veux, avant de me livrer à ce travail, consulter le public et savoir si mon style et mes connaissances dans les deux langues pourront y suffire. C’est dans ce dessein, et non pour être comparé au traducteur de M. Gillies (Carra),
  72. Voici le texte anglais de ce singulier engagement, dont nous conservons, dit M. Gaullieur, l’original écrit sur une carte (un valet de cœur), et dûment signé. Pour qui connaît la vie ultérieure de Benjamin Constant, la pièce a tout son prix : « By all that is deemed honorable and sacred, by the value I set upon the esteem of my acquaintance, by the gratitude I owe to my father, by the advantages of birth, fortune and education, which distinguish a gentleman from a rogue, a gambler and a blackguard, by the rights I have to the friendship of Isabella and the share I have in it, I hereby pledge myself, never to play at any chance-game, nor at any game, unless forced by a lady, from this present date to the 1st of jany 1793 : which promise if I break, I confess myself a rascal, a liar, and a villain, and will tamely submit to be called so by every man that meets me.

    H. B. De Constant.

    Brunswick, the 19th of march 1788. »
  73. Il est très certain que, dans cette première partie de sa vie, Benjamin Constant était volontiers taciturne : ceux qui l’avaient vu à Lausanne et même à Colombier, et qui le revirent à Paris dans l’été de 1796, ne le trouvaient pas le même homme, tant il leur parut brillant de conversation dans le salon de Mme de Staël, tenant tête avec entrain et saillie aux personnages divers et de tous bords qui s’y pressaient. On peut dire que jusque-là l’air et le stimulant lui manquaient. « On me demandait hier pourquoi je ne parlais pas ; c’est, ai-je répondu, que rien ne m’ennuie tant que ce qu’on me dit, excepté ce que je réponds. »
  74. Cette habitude qu’a Benjamin Constant d’emprunter à l’anglais et quelquefois à l’allemand pour relever ses phrases rappelle ce qu’il dit dans Adolphe : « Les idiomes étrangers rajeunissent les pensées et les débarrassent de ces tournures qui les font paraître tour à tour communes et affectées. » Il use abondamment de la recette. On sent qu’à cette période de sa vie il est entre trois langues, et comme entre trois patries ; il n’a pas encore fait son choix. Cette facilité de recourir familièrement à une langue étrangère, dès qu’elle vous offre un terme à votre convenance, est attrayante, mais elle a son écueil : il en résulte que, lorsqu’on s’y abandonne, on néglige de faire rendre à une seule langue tout ce qu’elle pourrait donner.
  75. Ces dernières paroles pourraient servir d’épigraphe à Adolphe, qui est, en effet, un livre triste et fané, d’une teinte grise. Je ne veux rien voir fleurir près de moi ! le vœu a été rempli.
  76. Chambellan.
  77. Elle en gardait très peu, il est le premier à l’attester : « Je veux faire rougir une personne que j’aime de sa disposition à prendre ma plus simple, ma plus naïve pensée pour un mensonge prémédité » Une pensée naïve ! elle ne pouvait admettre en lui cela.
  78. La jolie lettre que nous avons donnée précédemment, à l’appui de ses opinions anti-religieuses d’alors, et où il parle d’un chevalier de Revel qu’il a vu à La Haye, se rapporte aux premiers temps de cette reprise (4 juin 1790).
  79. Il s’agit de ce petit ouvrage sur la révolution du Brabant dont il parlait tout à l’heure.
  80. Mme Saurin, à laquelle ils avaient donné ce sobriquet.
  81. « … Si je pouvais m’astreindre à suivre un régime, ma santé se remettrait, mais l’impossibilité de m’y astreindre fait partie de ma mauvaise santé ; de même que, si je pouvais m’occuper de suite à un ouvrage intéressant, mon esprit reprendrait sa force, mais cette impossibilité de me livrer à une occupation constante fait partie de la langueur de mon esprit. J’ai écrit il y a long-temps au malheureux Knecht (un ami) : Je passerai comme une ombre sur la terre entre le malheur et l’ennui ! (17 septembre 1790). »
  82. « (2 juin 1791.) … Ce n’est pas comme me trouvant dans des circonstances affligeantes que je me plains de la vie : je suis parvenu à ce point de désabusement que je ne saurais que désirer, si tout dépendait de moi, et que je suis convaincu que je ne serais dans aucune situation plus heureux que je ne le suis. Cette conviction et le sentiment profond et constant de la brièveté de la vie me fait tomber le livre ou la plume des mains, toutes les fois que j’étudie…… Nous n’avons pas plus de motifs pour acquérir de la gloire, pour conquérir un empire ou pour faire un bon livre, que nous n’en avons pour faire une promenade ou une partie de whist… »
  83. Il est inutile de remarquer qu’il se trompe au moins pour quelques-uns de ces noms ; il subit l’influence des fausses informations dont on se repaissait à Brunswick ; il va tout à l’heure se rétracter.
  84. Celui de Berne.
  85. Dans cette même lettre si pleine d’aveux, Benjamin Constant en fait un autre encore que nous ne pouvons manquer d’enregistrer au passage, bien qu’il n’ait pas trait à la politique. Souvent il s’était moqué avec Mme de Charrière de la littérature allemande ; Mme de Charrière, dans sa hardiesse d’idées, avait plutôt l’esprit français, le tour du XVIIIe siècle ; Benjamin Constant visait déjà au XIXe, et il avait des instincts plus larges, plus flottans, plus aisément excités à toute nouveauté. « Un sujet de plaisanterie que nous aurons perdu, c’est la littérature allemande. Je l’ai beaucoup parcourue depuis mon arrivée. Je vous abandonne leurs poètes tragiques, comiques, lyriques, parce que je n’aime la poésie dans aucune langue ; mais, pour la philosophie et l’histoire, je les trouve infiniment supérieurs aux Français et aux Anglais. Ils sont plus instruits, plus impartiaux, plus exacts, un peu trop diffus, mais presque toujours justes, vrais, courageux et modérés. Vous sentez que je ne parle que des écrivains de la première classe. » Mais ce qui est plus vrai que tout, c’est qu’il n’aime la poésie en aucune langue.
  86. Ce sont exactement les mêmes expressions qu’au début d’Adolphe : « … Je me donnai bientôt par cette conduite une grande réputation de légèreté, de persiflage, de méchanceté… On disait que j’étais un homme immoral, un homme peu sûr : deux épithètes heureusement inventées pour insinuer les faits qu’on ignore, et laisser deviner ce qu’on ne sait pas. »
  87. Le mal du pays.
  88. « Je ne comprends pas bien, écrit-il, ce que vous voulez dire par votre incertitude entre Ferrand et Mallet. Je suis très décidé, moi, et le choix ne m’embarrasse pas, car je ne veux ni de l’un ni de l’autre. Grâce au ciel, le plan de Ferrand est inexécutable. Si par le malade vous entendez la royauté, le clergé, la noblesse, les riches, je crois bien que l’émétique de Ferrand peut seul les tirer d’affaire ; mais je ne suis pas fâché qu’il n’y ait pas d’émétique à avoir. Je ne sais pas quel est le plan de Mallet. Peut-être est-ce ma faute. Je sais qu’en détail il conseille une annonce de modération, fût-ce, dit-il, par prudence ! mots qui ont un grand sens, mais qui certes ne sont pas prudens. Enfin, je désire que Mallet et Ferrand, Ferrand et Mallet, soient oubliés, la Convention bientôt détruite, et la république paisible. Si alors de nouveaux Marat, Robespierre, etc., etc., viennent la troubler et qu’ils ne soient pas aussitôt écrasés qu’aperçus, j’abandonne l’humanité et j’abjure le nom d’homme. »
  89. No du 15 mars 1844.
  90. L’émigré qui écrit ces lettres à Mme de Charrière s’était fait naturaliser en Suisse ; c’est pour cela qu’il dit notre compatriote.
  91. Elle faisait fort bien les silhouettes.