Benjamin Constant (É. Faguet)

Benjamin Constant (É. Faguet)
Revue des Deux Mondes3e période, tome 87 (p. 598-639).
BENJAMIN CONSTANT

Un libéral qui n’est pas optimiste, un sceptique qui a le système le plus impérieux et le plus dogmatique, un homme sans aucun sentiment religieux, qui a écrit toute sa vie un livre sur la religion, et destiné à la remettre en honneur, un homme d’une moralité très faible, qui appuie tout son système politique sur le respect de la loi morale, et encore un homme d’une rectitude merveilleuse de pensée et d’une extraordinaire incertitude de conduite, presque grand homme par l’intelligence, presque enfant par la volonté, presque au-dessous de la moyenne, pour n’avoir jamais su ce qu’il voulait, infiniment au-dessus, pour avoir su exactement ce qu’il pensait, chose peu commune ; voilà, non pas plus de contrariétés qu’il en existe dans chacun de nous, mais, en un homme qui a tenu une très grande place, fourni une carrière brillante, laissé derrière lui un sillon profond et des semences qui ont levé, un sujet d’études d’un singulier intérêt, et une certaine complexité d’idées et de sentimens assez curieux à démêler.


I

Il était de race pensante, d’une famille où les cerveaux avaient beaucoup travaillé, où la réflexion, le système, le jeu des idées étaient comme héréditaires. Son arrière-grand-père, David Constant de Rebecque, avait écrit un Abrégé de politique que Bayle cite quelque part ; son père, Samuel Constant de Rebecque, ami de Voltaire, était un romancier, un moraliste, un publiciste ; il avait énormément écrit, des drames et comédies morales dans le goût de Diderot, des romans d’instruction et d’édification, un Traité de la religion naturelle, des Instructions de morale, etc. L’esprit littéraire était dans cette maison. Benjamin a pensé de très bonne heure. Chose grave, inquiétante, il écrivait très bien à douze ans. Il y a une lettre de lui à cet âge, une petite lettre à sa grand’mère, qui est d’un écrivain très sûr, très net et très spirituel. Avec de tels ascendans et une pareille précocité, on pouvait tout craindre, et par exemple à l’égard du caractère, qu’il n’en eût jamais, et à l’égard de l’esprit, qu’il n’eût jamais d’imagination. C’est à peu près ce qui est arrivé. Le caractère sera toujours une énergie qui a sa source obscure dans une complexion robuste où les nerfs ne dominent point. Ces races affinées ont pour derniers représentans des hommes d’intelligence aiguisée et de volonté détendue. L’imagination sera toujours une faculté qui a quelque chose de primitif ; elle abonde chez les peuples jeunes, et dans les civilisations vieillies elle éclate chez les hommes primitifs à leur manière, nés de races obscures et assez incultes, de franche et naturelle sève. Un fils de garde forestier, un descendant de chasseurs bretons ou de hobereaux maçonnais, voilà nos poètes. Comme l’imagination d’un Musset, Parisien, fils de littérateur, est déjà moins puissante ! Constant est fils de lettrés et de philosophes ; il trouve une plume dans son berceau, et à douze ans il s’en sert trop bien. — Et déjà, à cet âge, à quoi songe-t-il ? On l’a mené dans le monde, et il ne cache pas à son aïeule que cela l’a ennuyé. Il est déjà dégoûté. Une seule chose l’a remué fortement, l’or qui roule sur les tables de jeu. Déjà joueur, amoureux de sensations violentes et rapides ! Décidément, de 1779 à 1830, de douze ans à soixante, on ne change guère !

Et à vingt ans, à trente, à quarante, comment nous apparaît-il ? Au premier regard, c’est tout simplement un agité. Jamais on ne vit « projets l’un l’autre se détruire » d’une manière plus fantastique. Quand on consulte son Journal intime, il fait l’effet d’un personnage de l’ancienne comédie, un peu invraisemblable, un peu outré et poussé à la caricature. Cent fois le mot : « J’aurais mieux fait, je crois, d’épouser Isabelle, » est là, en toutes lettres. Cent fois le : « Où suis-je, et comment en suis-je venu là ? » des gens qui ont une sorte d’ataxie locomotrice dans la conduite morale, et non eunt sed feruntur, s’étale en toute naïveté et candeur. Tantôt il en rugit, et tantôt il se prend si fort en pitié qu’il s’en amuse. Il se fait sa devise : Sola inconstantia constans. A tel moment tragi-comique de sa vie, il s’écrie : « C’est absurde de vivre avec des gens qui ne savent pas dormir ! Il faut que je me marie pour me coucher de bonne heure ; » et à tel autre : « Ma femme a la manie de veiller ; et moi qui me suis marié pour me coucher tôt ! » C’est du Plaute ; mais il en souffre horriblement, par le sentiment qu’il a que cette comédie est grave, ne devant avoir son dénoûment que par la mort, et qu’il est en proie à une absurdité qui est au fond de sa nature même. Il se pose incessamment l’alternative bien nette, bien tranchée, d’où une résolution ferme va évidemment sortir, et que sont admirables à formuler ceux précisément qui ne prendront jamais un parti : ou une vie calme, régulière, toute à l’étude, toute à mon livre, sans un regard jeté dehors ; ou le pouvoir, la lutte, les responsabilités, l’action incessante. Se mettre au choix si souvent, c’est n’avoir pas choisi, et qui n’a pas choisi de bonne heure, d’instinct, et sans même délibérer, délibérera toujours. Sur lui-même, sur ce qu’il avait, non pas à penser, mais à faire, Constant a délibéré toute sa vie.

Cette irrésolution n’est pas d’un homme mou et inconsistant ; elle est d’un homme surexcité et bondissant, actif non sans but, mais pour mille buts, et toujours emporté en impétueuses saillies. Il était curieux à voir à la chambre, à son banc de député, écrivant vingt lettres, corrigeant des épreuves, interrompant l’orateur, appelant un huissier, puis un autre, donnant des instructions à un collègue, et finissant par demander la parole et par faire un discours précis, lumineux et déconcertant ; le tout pour « faire effet, » comme il aime à dire, je le sais bien, mais aussi parce qu’il était dévoré d’activité et perpétuellement enfiévré. Tel au forum, tel dans le privé. Il adorait le monde, les dîners, les soupers, les soirées, les conversations, les discussions, le jeu. Personne n’a plus dîné en ville, personne n’a plus causé, ni mieux, avec toute l’Europe, en quatre ou cinq langues, qu’il savait très bien. Toute sensation courte et violente, secouant tous les nerfs et les brisant, lui était chère. Un duel le ravissait : « Forbin m’a blessé chez Mme R… ; en voilà un qui n’en sera pas quitte pour une estafilade… Ils veulent arranger mon affaire avec Forbin ; quel ennui ! » Il s’est battu vingt fois, malade même et impotent, assis dans son fauteuil, une main sur l’appui, l’autre levant l’arme. Figurez-vous le Voltaire de Houdon, un pistolet dans la main droite. Ses journées sont combles, remplies à craquer : lectures, visites, lettres, un chapitre refait dix fois ; car il n’est jamais content ; amours commencées, laissées, reprises, s’entrelaçant, avec des désespoirs, des dégoûts et des enthousiasmes. Rentré chez lui, il écrit dans son journal que tout cela est idiot, et se moque cruellement de lui-même. — C’est un don Juan, c’est-à-dire un homme qui met dans sa vie le plus possible de sensations fortes et pénétrantes, et diverses, et qui ne peut se résoudre à en sacrifier quelqu’une à une autre, ou au devoir, ou au bon sens. Seulement c’est un don Juan qui n’est pas méchant, qui ne prend pas un de ses plaisirs au malheur des autres, et à jouir du mal qu’il fait ; et c’est un don Juan qui n’est pas grand artiste, qui n’arrange point et ne compose point ses sensations, qui n’en fait pas des poèmes à enchanter son esprit et sa fantaisie. Il n’a pas assez d’imagination et a trop le goût de l’action pour cela, d’où il suit que de ses sensations multiples il n’a que la jouissance rapide et le dégoût. Ainsi il va, comme a dit admirablement Sainte-Beuve à propos de Chateaubriand, « voulant tout et ne se souciant de rien, » se désabusant de toutes choses à mesure même qu’il les goûte, toujours inassouvi et toujours malade de satiété. Et, en effet, c’est un Chateaubriand sans puissante imagination et sans la grandeur des allures, un Chateaubriand qui n’est pas assez poète pour faire de son ennui une grande mélancolie lyrique, qui n’a pas assez d’orgueil pour arrêter dans une attitude majestueuse sa lassitude même. Il n’a que la triste matière, sèche et terne, dont les Chateaubriand font des poèmes.

C’est aller trop loin que de dire comme la mère de Sismondi : « Il n’a pas d’âme. » vraiment il a été trop aimé pour qu’on puisse le croire sans cœur ; on n’inspire pas de telles passions par son esprit seul. Il a des mouvemens de sensibilité très aimables. Quand il n’aime plus, et qu’il revient pourtant, et qu’il reste, et qu’il ne peut se décider à partir, c’est qu’il est irrésolu, sans doute ; mais c’est aussi qu’il souffre très vivement de faire souffrir. Quand il a rompu enfin, qu’il est à Paris, libre, léger de la chaîne brisée, il a une honte un peu naïve qui nous le rend bien sympathique. Il baisse les stores de sa voiture pour n’être pas vu, ne pas essuyer le reproche des regards des passans. Il est charmant, cet enfantillage. Si, vraiment, il a une âme, mais une âme peu profonde, terre légère où ne se nouent point les fortes racines ; et comme sa volonté est toute en velléités violentes, sa sensibilité est toute en exaltations soudaines qui tombent vite, en feux de paille qui ont l’air d’éclairs. « Un sentiment placé dans une âme vide n’a que des explosions, » disait Bonstetten. Bonstetten avait beaucoup connu Benjamin Constant, et assisté bien souvent à l’illumination fugitive de ses feux d’artifice de passion. L’auteur d’Adolphe a été plus passionné que sensible, et plus romanesque que passionné ; mais ses romans étaient sincères ; il était très capable même d’avoir deux ou trois romans très sincères en même temps et de pâtir de tous les trois ; et de dire, non point comme Catulle : « J’aime et je hais, et je suis au supplice, » ce qui, sans doute, est trop simple pour un moderne ; mais : « J’aime ici, j’aime ailleurs, et je souffre. »

Il le pouvait d’autant mieux qu’il était très intelligent, très « conscient, » habile, et enclin aussi à analyser ces contrariétés et ces indécisions de son cœur. C’est là précisément ce qui l’a fait juger méchant ou insensible. On pardonne aux cœurs légers à la condition qu’ils aient l’esprit faible. On pardonne aux fougueux, aux étourdis, aux agités, quand on les voit tellement emportés par les folies de leurs sens et de leurs nerfs qu’ils n’en ont pas conscience. Mais on juge sévèrement ceux qui sont capables de se juger. De ce qu’ils sont assez lucides pour se juger, on conclut toujours qu’ils sont assez forts pour se conduire. C’est le secret des sévérités qu’on a eues pour Constant. Il y avait en lui une intelligence claire, droite et vigoureuse, et rigoureuse, en face de assions désordonnées, une pensée froide témoin d’une âme trouble, et un homme qui regardait un enfant. Il faisait très régulièrement son journal… Ne vous laissez pas aller, sur cela, à vous moquer de lui. La plupart des hommes et peut-être même des femmes qui ont ce vice secret sont les pontifes d’un Dieu intime, assez discrets pour ne se point chanter un Te Deum public, mais qui ne peuvent se refuser de se dire à eux-mêmes une messe basse ; ou ce sont des coquets un peu craintifs qui, de temps en temps, à la dérobée, regardent leur âme dans un miroir de poche. Ce n’est point du tout le cas de Constant. Son journal est une tenue de livres très consciencieuse. Comme il ne sait jamais où en sont les affaires de sa vie morale, il les relève en partie double presque tous les soirs, pour essayer de s’y reconnaître. C’est là qu’il tâche à se ressaisir, pour tenter de se diriger. C’est le plus souvent un terrible arriéré qu’il constate, mais c’est déjà quelque chose de le constater. Il dira par exemple : « Aujourd’hui déjeuné chez X, dîné chez Y, soupe chez Z, vu jouer Zaïre,.. journée perdue. Quand donc aurai-je le sens commun ? .. » Ou : « Aujourd’hui resté chez moi, avec un abat-jour sur mes bougies. Mes yeux se reposent et aussi mon esprit. Voilà ce qu’il faudrait faire tous les soirs et ce que je ne fais jamais. » Ou encore : « voilà quatre cents jours sur lesquels il y en a cent soixante-quatorze où je n’ai rien fait… « Il est impossible de tenir une comptabilité plus régulière du dérèglement, et de constater plus rigoureusement son déficit. C’est l’image de sa vie. Un analyste précis et pénétrant emprisonné dans un étourdi, une pensée nette et forte enfermée dans la ronde de passions débridées, dont les unes sont folles et les autres sottes, les jugeant telles, et ne pouvant réussir à les mettre en fuite ; un bon comptable, qui connaît très bien les affaires et qui inscrit en maugréant des opérations absurdes, qui sont les siennes, et mesure très exactement les progrès continus vers la banqueroute.

C’est ce qui explique très bien sa vie politique. Les uns disent : « Quelle unité ! Il a dit toujours la même chose. » Les autres s’écrient : « Quelle conduite sans dignité ! De quel parti a-t-il été ? De quel parti n’a-t-il pas été ? » Tout le monde a raison. Il a eu des actes inconsidérés, des démarches bizarres. Trois semaines avant les cent jours, il a crié en plein journal : « Je n’irai pas misérable transfuge… » et trois semaines après il était ministre de « Gengiskhan. » Il a été l’agent principal de je ne sais quelle machination étrange tendant à mettre Bernadotte sur le trône de France. Ses actions ont eu souvent quelque chose de tortueux ou de saccadé, sous les influences contradictoires de telle amitié ou de telle tendresse. — Oui ; et sa doctrine n’a jamais varié, et sous tous les régimes il a soutenu deux ou trois principes où il était arrêté et cramponné comme à des dogmes. S’il avait toujours été dans l’opposition, ce serait trop naturel. Mais il a rédigé une constitution, et cette constitution c’était exactement, littéralement, sa doctrine d’auparavant et sa doctrine de plus tard. Actes incohérens, pensée immuable, vie troublée et doctrine claire, trépidation des nerfs, calme du cerveau ; incomtanti pectore sententia constans, « d’une double nature hymen mystérieux, » et difficile, qui formait une discordance perpétuelle. Dans toutes ses manières d’être, et privées et publiques, Constant a toujours été l’homme aux divorces.

Et au fond, tout au fond, est-il très sympathique aux yeux de cette postérité, qui est si sévère, parce que des gens dont elle s’occupe elle ne peut admettre qu’ils aient songé à autre chose qu’à elle ? À ce point de vue très rigoureux, non, Benjamin Constant n’est pas entièrement sympathique. On sent bien que ce qu’il a d’inférieur est assez mauvais, et que ce qu’il a de bon n’a rien de sublime. Il est pitoyable, il est brave, il a de beaux mouvemens de loyauté, de générosité même ; il n’a aucunement le sens du grand. Il n’a pas l’esprit de sacrifice, de dévoûment, de renoncement ; il n’a pas l’expansion, la grande pitié. Tranchons le mot, il ne songe pas uniquement à lui ; mais il songe beaucoup à lui. Ses révoltes contre ses sottises ne concluent pas à une résolution de dévoûment à une grande cause ; elles concluent à une meilleure conduite en vue du succès. Travailler pour arriver au pouvoir, pour conquérir la considération dont il a été toujours avide et toujours sevré, ou pour faire un bon livre, voilà ses exhortations à lui-même. Elles sont louables, elles ne sont pas admirables. Reconnaissons-le, il était égoïste, égoïste très distingué, point niaisement, point bassement, comme ceux qui se croient meilleurs que lui parce qu’ils aménagent sagement leur vie en vue d’un aimable repos d’esprit et de cœur ; cela, ce n’est que de l’hygiène ; égoïste ardent, impétueux, aventureux, batailleur et amoureux de la gloire ; personnel, si l’on veut, plutôt qu’égoïste ; mais on sait bien que personnel est un euphémisme. Il l’a été, je dis personnel, un peu plus qu’il ne convient à « l’honnête homme » dans toute la noble signification du terme. Quand il dit : « Enfin ! » dans son journal, aux cent jours, le contexte indique que cela ne veut pas dire : « Enfin je vais être utile ; » mais : « Enfin je vais être considéré ; » ou peut-être : « Enfin, je vais être forcé de travailler, et les circonstances vont se charger de ma conscience. » Cela n’a rien de méprisable ; cela n’a rien de très haut. Ses élans mêmes ne sont que d’estimables efforts, et ses vertus ne sont que de bonnes qualités. Quand il prend rang, il ne fait, à juger un peu sévèrement les choses, qu’élever l’égoïsme à un certain degré où il change de nom, sans changer complètement de nature. Il l’emporte avec lui un peu plus haut, beaucoup plus haut, pour être juste ; mais il ne s’en affranchit pas. Nous verrons peut-être que cela peut expliquer bien des choses, même en ce qui concerne sa tournure d’esprit.

II

Il a tracé admirablement tout ce caractère complexe dans son beau roman d’Adolphe, Il n’y avait que Constant et La Rochefoucauld pour écrire ce livre. Il est donné à si peu d’hommes de se peindre sans se flatter, ou sans se flétrir, ce qui, comme on sait, est un joli détour de la vanité pour se faire valoir encore, que le conseil à donner atout romancier est : Peignez les autres. A un endroit du Journal, Constant, se relisant, s’écrie : « Quoi que j’en aie, j’ai encore parlé pour le public. » Eh bien ! la chose est incroyable, mais ici il se calomnie. On relit après lui, et on a le sentiment qu’il n’a pas songé à « faire effet. » L’accent de sincérité est absolu. Il y a eu peu d’hommes plus loyaux en leurs confessions que cet homme-là, et c’est pourquoi, malgré tout, il est sympathique. Tel il est dans le Journal, tel dans Adolphe, qui n’est qu’un journal composé et ramassé, mais non embelli. On le voit bien là, avec son mélange d’égoïsme et de sentiment, « d’enthousiasme et d’ironie, » son persiflage destiné à couvrir et à défendre sa timidité, son besoin d’indépendance contrarié par son éternel besoin de sociabilité, sa sécheresse de cœur et ce grain de sensibilité qui consiste à sentir qu’il en manque et en souffrir, a cet esprit dont on est si fier et qui ne sert ni à trouver du bonheur ni à en donner, » ces amours qui doivent enchaîner toute une vie et qui commencent par une sorte de gageure née d’un peu de vanité et du besoin de faire comme les autres, et dont La Rochefoucauld a dit : « Il y a des gens qui n’auraient point aimé s’ils n’eussent entendu parler d’amour. » Ah ! les merveilleuses cinquante premières pages ! Et la suite ! Le tourment d’aimer sans amour, les secousses pour se détacher qui ne font que lier davantage, les mensonges à autrui qui vous avilissent et ne trompent pas, les mensonges à soi-même qui ne trompent pas et qui vous torturent, l’impossibilité et de rompre, et de continuer, et de se résigner, et de s’évader, l’impossibilité de quoi que ce soit, l’angoisse de sentir qu’il n’y a pas de répit et qu’il n’y aura pas de solution ; et l’effort, plus affreux que tout le reste, pour faire renaître ce qui n’est plus et ne peut revivre, la sensation du néant et de l’impuissance absolue de créer ; certes, c’est un beau cauchemar, qui a cela de navrant qu’on le sent réel, plus réel que ce qui nous entoure, d’une vérité indiscutable et inévitable, et que chaque ligne est évidemment le résumé de longs incidens douloureux et pitoyables, d’intimes et secrètes tragédies. Le terrible don de voir clair dans son cœur, et le secret d’abréger tout parce qu’on voit tout, ce sont les deux facultés puissantes dont ce livre est né. Ce Constant, avec le regard droit qu’il assénait sur chaque contraction de l’être fougueux et désordonné qu’il portait en lui, était presque le seul qui pût l’écrire.

Le seul homme qui pût écrire Adolphe, c’était l’auteur du Journal intime, l’homme qui était si loin de se déguiser rien sur lui-même, qu’il avait même un penchant à interpréter en mal ses sentimens, quand ils étaient susceptibles de deux interprétations, et à plaider plutôt contre lui que pour lui. Par exemple, on sait et l’on sent assez qu’il a aimé, et, sinon profondément, du moins vivement, et elle est dans Adolphe, cette pensée humiliante : « Nous sommes si mobiles, que nous finissons par éprouver les sentimens que nous feignons. » On sait que Constant était capable de braver les préjugés du monde, tout en les craignant infiniment ; s’il n’avait pas le goût de les affronter, il en avait le courage. C’est la partie de lui-même la plus défavorable, aussi vraie que l’autre, mais ni plus ni moins, qu’il met dans Adolphe. Adolphe n’a pas même un instant l’idée d’imposer Ellénore au monde, de lui donner son nom, de reconnaître publiquement le sacrifice par un bienfait. Il est l’esclave de toutes les faiblesses à la fois, soit qu’il reste auprès d’Ellénore sans l’aimer, soit qu’il recule devant l’opinion sans la respecter. Quand on lit Adolphe, on comprend très bien la manie caractéristique, terreur des propos du monde, superstition sociale, que l’auteur de Delphine a attribuée à son Léonce : « L’assemblée était nombreuse ; on m’examinait avec attention… On se taisait à mon approche ; on recommençait quand je m’éloignais… Ma situation était insupportable ; mon front était couvert d’une sueur froide… » La conscience est peut-être le fond de l’homme ; en tout cas, elle est un de ses besoins ; il lui en faut une, sublime ou misérable. En certains temps, où il n’en a pas une qui soit faite de conviction morale ou de certitude religieuse, il s’en fait une avec l’effroi du qu’en dira-t-on. Constant n’avait point seulement celle-là ; mais celle-là il l’avait aussi, et c’est elle seule qu’il a voulu donner à Adolphe, avec une sévérité amère et comme un raffinement de loyauté cruelle qui n’est pas sans distinction.

Cette cruauté froide et sûre va jusqu’à être effrayante, tant on sent qu’elle contient de vérité humaine et applicable à nous tous. Quand Adolphe voit Ellénore s’éteindre, il est accablé, il pleure, et voilà qu’il sent confusément qu’il pleure sur lui-même : « Ma douleur était morne et solitaire ; je n’espérais point mourir avec Ellénore ; j’allais vivre sans elle… Déjà l’isolement m’atteignait… J’étais déjà seul sur la terre… Toute la nature semblait me dire que j’allais à jamais cesser d’être aimé. » O René ; car vous êtes René, moins la puissance d’imagination et ce grand regard d’artiste qui, à chaque instant, enveloppe le monde pour l’associer aux douleurs intimes, aux tortures secrètes, et pour les en parer, pour les en draper magnifiquement et faire d’elles et de lui, tout ensemble, une majestueuse fête de deuil ; mais vous êtes un René plus pénétrant, plus sûr de sa science de lui-même, qu’on n’a pas besoin d’expliquer, qui s’explique lui-même avec une clairvoyance froide et infaillible ; ô René, personne, depuis La Rochefoucauld, n’a connu comme vous les bassesses de notre nature si faible et si méprisable, les égoïsmes de l’amour, les restrictions mentales du dévoûment et jusqu’aux lâchetés de la pitié ; vous vous calomniez un peu, car qui peut se connaître sans se mépriser, et se mépriser sans colère, et être irrité sans quelque injustice ; mais vous nous éclairez tous par les vives lueurs que vous jetez sur le fond de vous-même ; vous nous avertissez en vous confessant ; vous trouvez l’art presque inconnu de ne point mêler d’orgueil au mépris que l’on sent pour soi ; et vous êtes sympathique, d’abord pour cette loyauté même, ensuite parce que c’est une histoire douloureuse que celle des êtres trop faibles pour soutenir les sentimens qu’ils inspirent, que, par suite, cette pitié que vous vous refusez, on vous l’accorde, et que l’on comprend et l’on plaint cette grande lassitude des êtres trop remués par des passions trop fortes pour eux, qui remplit tout votre livre, comme les dernières pages de la Princesse de Clèves, du grand sentiment mélancolique et désolé de l’impuissance humaine. Ce qui manque à ce roman, a-t-on dit, c’est l’imagination poétique, c’est le don d’émouvoir, c’est celui de composer et de faire voir des scènes, c’est celui de voir les choses et d’en faire un cadre à l’histoire du cœur. J’ai déjà donné, je donnerai encore raison à ceux qui signalent dans Constant un certain défaut d’imagination. Mais pour le moment, et sur ces points précis, je proteste, ou plutôt je discute. L’originalité même et la vérité de ce livre, c’est qu’on n’y trouve point de ces effusions sentimentales que vous cherchez dans un roman, et dans un roman de cette époque. « Charme de l’amour, qui pourrait vous peindre ? .. » À ces mots, vous vous empressez et vous savourez d’avance une page d’éloquence attendrissante. Vous ne la trouvez nullement ; votre erreur est de croire que Constant a voulu la faire. Les premiers mots vous ont trompé : « Charme de l’amour… » Voilà du Jean-Jacques qui s’annonce. Nullement ; le ton seul des premiers mots, l’air du début, l’attaque du morceau sent son Jean-Jacques ; mais n’espérez pas ou ne craignez point une contrefaçon de la Nouvelle Héloïse. Ce que vous aurez, c’est l’analyse rigoureuse, en dépit de l’apostrophe, et pénétrante, d’un état d’esprit : « ce jour subit répandu sur la vie et qui semble en expliquer le mystère,.. cette valeur inconnue attachée aux moindres circonstances, ces heures rapides,.. ce détachement de tous les soins vulgaires, cette supériorité sur tout ce qui nous entoure, cette certitude que désormais le monde ne peut nous atteindre où nous vivons… » Une définition exacte des effets éternels de l’illusion la plus forte qui nous enchante, parmi toutes les illusions, voilà ce que Constant nous donne à la place de la romance qu’il semblait promettre. Rien ne montre mieux combien il reste personnel et uniquement appliqué à rendre compte, et étranger à la tradition romanesque au moment même où il paraît s’y ranger.

De même Adolphe « se traîne vers cette colline d’où l’on aperçoit la maison d’Ellénore, et reste les yeux fixés sur cette retraite qu’il n’habitera jamais. » Et cette maison, il ne la décrit pas ; et l’on en pleure. Est-il assez sec ! — Mais est-ce qu’Adolphe est un romancier ? Est-ce que cette maison a un intérêt pour lui en elle-même, à un autre titre que comme demeure d’Ellénore ? Croyez-vous qu’il la voie, qu’il sache la couleur des volets et remarque le style de l’architecture ? Elle est pour lui « la retraite qu’il n’habitera jamais, » et rien de plus. Il ne l’aimerait pas en amoureux s’il pouvait la peindre. Ne croyez pas à l’amour de ceux qui savent vous décrire la robe que portait hier celle qu’ils aiment. Ce que vous demandez, c’est un peu de rhétorique dont Constant serait très capable, mais qu’Adolphe ne doit pas avoir à votre service. La preuve, — et ceci est bien admirable, — c’est que les choses, Adolphe les verra, quand il n’aimera plus. Des descriptions, le sentiment de la nature ; mais en voici, et on ne l’a pas assez remarqué, seulement placés où il faut. Adolphe est allé dans le monde, il s’est senti décidément ramené à cette vie régulière qu’il a toujours regrettée ; il revient lentement au château d’EIIénore comme à une prison, et retardant le moment de l’atteindre ; et maintenant, un peu délivré de cette passion qui vous réduit tout entier à elle-même et vous enserre dans son cercle étroit, il retrouve les yeux du corps et ceux de l’imagination ; il revoit le passé et il jette un regard sur l’espace, qui recommence à exister pour lui ; il « revoit l’antique château qu’il a habité avec son père,.. les bois,.. la rivière,.. les montagnes qui bordaient l’horizon, » et toutes ces choses « tellement présentes, pleines d’une telle vie, qu’elles lui causent un frémissement qu’il a peine à supporter ; » et il voit ce qui l’entoure, la terre douce, le ciel serein, la paix silencieuse et calmante des choses : « Les ombres de la nuit s’épaississaient à chaque instant, le vaste silence qui m’environnait n’était interrompu que par des bruits rares et lointains… Je promenais mes regards sur l’horizon grisâtre dont je n’apercevais plus les limites, et qui, par là même, me donnait en quelque sorte le sentiment de l’immensité… La nuit presque tout entière s’écoula ainsi. Je marchais au hasard ; je parcourais des champs, des bois, des hameaux où tout était immobile. De temps en temps, j’apercevais dans quelque habitation éloignée une pâle lumière qui perçait l’obscurité… » Certes, celui qui a écrit cette admirable page est un artiste ; seulement c’est un artiste très sobre, ignorant ou dédaigneux de la rhétorique de son métier, surtout un artiste gouverné par un psychologue, qui ne permet à ses personnages de devenir poètes que quand ils peuvent l’être, que quand l’affaissement de leur passion a mis leur imagination en liberté, et dans la mesure que cette évasion d’un moment leur permet, et dans la direction encore où le tour de leurs sentimens les incline.

Et que les scènes ne soient pas faites, c’est aussi une erreur ; elles ne sont pas surfaites, voilà tout ; elles sont données pour ce qu’elles sont, comme elles sont, sans amplification ni surcharge : Constant a une loyauté d’artiste égale à la loyauté de ses confessions. Dernière sortie d’Ellénore ; après-midi d’hiver ; soleil triste sur la campagne grise : « Elle prit mon bras, nous marchâmes longtemps sans rien dire ; elle avançait avec peine et se penchait sur moi presque tout entière. — Arrêtons-nous un instant. — Non, j’ai plaisir à me sentir encore soutenue par vous. — Nous retombâmes dans le silence. Le ciel était serein, mais les arbres étaient sans feuilles ; aucun souffle n’agitait l’air, aucun oiseau ne le traversait : tout était immobile, et le seul bruit qui se fît entendre était celui de l’herbe glacée qui se brisait sous nos pas. — Comme tout est calme ! me dit Ellénore ; comme la nature se résigne ! Le cœur aussi ne doit-il pas apprendre à se résigner ? — Elle s’assit sur une pierre,.. elle se mit à genoux… Je m’aperçus qu’elle priait… — Rentrons, dit-elle, le froid m’a saisie. J’ai peur de me trouver mal. » Voilà la grande manière de Constant. Il compose une scène tout comme il écrit une page de psychologie morale, avec un raccourci savant, un dessin serré, sûr et brusque, avec les deux ou trois traits vigoureux et nets qui sont ceux qui resteraient dans l’esprit du lecteur après qu’il aurait lu plusieurs pages de description copieuse, jugeant que ceux-là suflisent, puisque ceux-là seuls doivent subsister ; peut-être se trompant en ce point et se faisant accuser de stérilité par ceux qui ne lisent qu’une fois, mais écrivant un livre dont chaque page ouvre de longues avenues à nos réflexions et à nos pensées, qu’on trouve plus plein et plus inépuisable à chaque fois qu’on le relit, et qui, aussi bien, a été écrit pour ceux qui relisent.

Et, toutefois, — car enfin faut-il bien que j’y vienne, — je sens, moi ici, un certain manque d’imagination dans ce grand livre, mais non point de celle qu’on lui a reproché de ne point avoir et que je serais peut-être fâché de trouver en lui. Il ne développe pas, et voilà qui est le mieux du monde : c’est au lecteur de développer et de savoir gré à l’auteur de tout ce que le livre lui a suggéré ; il ne fait point de descriptions à côté, inopportunes, de notes d’agrément ; il n’a point d’imagination de remplissage, voilà un titre à la reconnaissance des siècles ; mais aussi il n’a pas non plus toute l’imagination créatrice qu’il faudrait. Cela se voit aux personnages secondaires, qui sont faiblement tracés et qui n’existent presque pas : le père d’Adolphe, qui serait si intéressant, en ce qu’il contribuerait à expliquer Adolphe lui-même, s’il était marqué de traits plus accusés et plus francs ; l’ami de Varsovie, celui qui achève de détacher Adolphe, qui ne donne que l’idée un peu fugitive d’un diplomate aimable et fin, qui n’est qu’un léger crayon et qui se confond un peu dans le souvenir avec le père d’Adolphe lui-même ; l’amie d’Ellénore, enfin, dont le rôle pouvait être si important, la physionomie si curieuse, et qui est à peine dans le roman esquissée en profil perdu. Celle-là surtout, il faut regretter que Constant, du moment qu’il la présentait, n’ait pas su la faire revivre ; il avait l’occasion de faire un portrait de Mme Récamier, et il l’a manquée ! Il l’a même manquée deux fois : une première, en écrivant son roman, en 1806 ; une seconde, en le publiant, en 1816. En 1806, cela se comprend : il sortait des orages et tempêtes, il éprouvait le besoin de se raconter le drame qu’il venait de traverser, pour s’en délivrer, s’en reposer, et peut-être pour en jouir encore ; mais deux personnages seulement, lui et une autre, hantaient son imagination, peuplaient toute sa pensée ; il avait vu Mme Récamier à Coppet et n’avait fait presque aucune attention à elle, pour être très occupé d’un autre côté ; à dire vrai, il ne la connaissait point. Mais, en 1816, « le pauvre Benjamin » la connaissait, cette fois, et un peu plus peut-être qu’il n’eût voulu. Je m’étonne et je regrette qu’il n’ait pas, avant l’impression, complété et avivé le portrait, qui eût fait, avec Ellénore, un piquant et sans doute un très savant contraste.

Ellénore, elle-même, — nous y voilà, et il faut bien enfin toucher à ce point délicat de notre étude, — Ellénore est-elle un personnage bien net, bien éclairé, surtout bien profondément pénétré ? J’ai des doutes à cet égard, des inquiétudes plutôt, et une certaine hésitation. Il me semble qu’elle est composée un peu artificiellement de parties qui ne sont pas tout à fait d’accord. Ellénore est une femme très douce, ce me semble, très tendre, née pour la soumission et le dévoûment à ce qu’elle aime, destinée à s’absorber et à s’ensevelir avec délices dans l’amour qu’elle a longtemps attendu et qu’elle a enfin trouvé, y sacrifiant sa considération, ses enfans si aimés jusque-là, et qui, dès le moment qu’elle aime Adolphe, ne sont plus que « les enfans de M. de P.., » et son repos, et sa conscience, et enfin sa vie. Telle elle m’apparaît au commencement, au milieu, à la fin du livre. C’est une immolée, une sacrifiée ; elle est en proie avec les tristes et infinies jouissances de la victime qui s’abandonne. Dès lors, je ne comprends pas bien les fureurs, les emportemens, les scènes où « nous nous dîmes mutuellement tout ce que la haine et la rage peuvent inspirer… » Les coquetteries de la fin, d’accord : Ellénore veut essayer de la jalousie et du dépit pour ramener celui qui n’aime plus, et cherche gauchement à s’attirer les hommages des autres hommes. La pauvre femme ! Mais les violences, les éclats et les tremblemens de terre, je ne les comprends pas. Ce sont les pleurs, les plaintes timides, les anéantissemens dans la douleur, et surtout les longs silences de la voix et des yeux qui sont les armes, et redoutables, de pareilles femmes dans cette lutte qui est l’amour. Je me sens un peu dépaysé quand Ellénore devient une sorte de Médée. Il y a peut-être une raison ; et peut-être il y en a deux. Nous savons très bien à qui pensait Constant, en 1806, quand il composait le personnage d’Ellénore, et nous savons que, par une délicatesse inconnue de nos jours, ce à quoi il s’appliquait, c’était à ne point le faire ressemblant. Il transposait, « il a tout changé pour elle, comme nous dit Sismondi : patrie, condition, figure, esprit, circonstances de sa vie et de sa personne.. . » Mais, cependant, il n’a ni voulu ni pu, sans doute, tout perdre et tout oublier. « On l’examinait avec intérêt comme un bel orage. » Le bel orage ! il n’a pas voulu sacrifier ce trait-là, et il l’a mis, et il y a insisté, et il en a tiré parti ; et ce trait était en désaccord avec le reste, et il n’a point expliqué ce désaccord. Ce n’est point l’expliquer que de nous dire qu’Ellénore (celle du roman) étant dans une position équivoque, avec des sentimens élevés, cette opposition rendait son humeur fort inégale. Inégale, soit, mais timide et craintive plutôt que « fougueuse » et déchaînée en tempête. — D’autre part, s’interdisant, ce qui est à son honneur, de nous donner l’Ellénore vraie, il n’a pas su en construire une, qui, grâce à une vigoureuse concentration de réflexion unie à une riche faculté créatrice, nous donnât la pleine sensation du réel. Et voilà précisément le genre d’imagination, et le seul à le bien prendre, qui manque à Benjamin Constant. Il ne sait pas créer un être tout à fait vivant. Il y en a un dans Adolphe, c’est Benjamin Constant ; pour nous le peindre, il n’a eu qu’à se regarder, à se regarder, d’ailleurs, et je l’ai dit, d’un œil dont personne n’a jamais égalé la délicatesse et la puissance. Pour créer d’autres êtres, il fallait un don particulier de la nature, qui n’est pas le sien, et si j’ai dit que Constant était presque le seul homme qui pût écrire Adolphe, peut-être irai-je aussi jusqu’à dire qu’Adolphe était le seul roman que Benjamin Constant pût écrire.

Admirable livre, du reste, et qui est non-seulement un chef-d’œuvre, ce qui pourrait paraître suffire, mais une date aussi, et aussi un très précieux enseignement. Le roman psychologique, inventé par La Rochefoucauld et Racine, et écrit pour la première fois par Mme de La Fayette, n’avait pas eu en France une très grande fortune. La Bruyère avait coupé court tout de suite à sa carrière. De l’observation superficielle des « caractères, » c’est-à-dire des types avec leurs ridicules extérieurs et leurs manies éclatantes, le roman réaliste, confiné jusque-là dans un coin du genre burlesque, s’était rapidement développé, et, discrètement dans les Lettres persanes, abondamment dans les œuvres de Le Sage, avait envahi la littérature. À peine Marivaux, dans des ouvrages très mêlés, avait-il montré ce que l’analyse délicate des sentimens complexes avait d’intérêt et de charme, que les romans à thèse, et qui ne sont que des cadres pour les idées, avaient repris l’attention ; et si l’on néglige, pour le moment, les romans d’aventures et les romans de petite maison, on arrive au roman sentimental à la Jean-Jacques, qui nous mène jusqu’à Mme de Staël, pour ne pas nommer Mme Cottin. Peut-être donc, à moins qu’on ne songe à ce profond et abominable Laclos, qui a le regard si aigu, mais qui n’a vu qu’un point de l’âme humaine, et le plus affreux, faut-il remarquer que Constant nous rapportait, sans presque y prendre garde, un genre littéraire dont on n’avait plus l’idée depuis Marivaux, et où Marivaux n’avait que touché avec un peu de maladresse. Constant, peu créateur du reste, se trouve donc avoir renouvelé un des aspects de l’art, non par la puissance de l’imagination, mais par l’originalité singulière de sa manière de sentir et de se rendre compte de ce qu’il sentait. C’était sa tournure d’esprit qui était créatrice ; et cela, pour son malheur au moment où il écrivait, pour, sa grande gloire auprès de la postérité, en un temps précisément où un renouvellement de l’art, dans une direction toute différente, se produisait ; en un temps où les puissances endormies de l’imagination française, sous l’impulsion souveraine de Chateaubriand, s’ébranlaient et s’élançaient de toutes parts. Aussi Adolphe, presque inaperçu d’abord, a-t-il grandi silencieusement, occulto œvo, jusqu’au jour où, la littérature d’imagination étant épuisée, il est devenu le modèle des patiens observateurs, attentifs et repliés, du monde obscur, aux sourdes rumeurs, que nous portons en nous.

Et c’est ici qu’il faut comprendre l’enseignement que porte en elle cette œuvre unique. Le roman psychologique est une très belle forme de l’art littéraire ; mais, par définition même, n’offrant qu’un champ très restreint à chacun de nous. Elle consiste à saisir et à exprimer les sentimens humains, très peu en leurs manifestations extérieures, mais en leur fond même, dans la contraction douloureuse ou dans le frémissement délicieux dont ils naissent, ou dont ils s’accompagnent en naissant, dans le repli le plus reculé de l’être moral. Des sentimens, en cet état-là, nous ne connaissons que les nôtres, ou plutôt les plus attentifs et les plus déliés d’entre nous ne connaissent que les leurs et ceux des personnes les plus étroitement unies à eux, et de la vie desquelles ils ont vécu. Il s’ensuit que le roman psychologique ne peut, ne doit être que très rare, sous peine d’être une composition artificielle en un genre qui ne comporte pas l’artifice. A proprement parler, on ne fait pas de roman psychologique, on en subit un, et on a assez de force de réaction sur ses sentimens pour le reproduire. C’est presque une faute morale, en ce sens que c’est une sorte de mensonge que d’en inventer un ; et comme c’est bien un peu une sorte de profanation que d’écrire le sien, il reste que le cas est peu fréquent où l’on en puisse faire un qui soit vrai sans être coupable, et qui ne soit ni un méfait ni une sottise. C’est pour cela que l’observation psychologique sert d’ordinaire de soutien ou de ragoût aux œuvres d’imagination, et n’y entre que pour une part dans l’ensemble. Plus générale et plus déguisée, en ce cas, on court moins de risques à en user. Mais le roman psychologique pur, s’il est peut-être la plus difficile des œuvres d’art et la plus périlleuse, par cela justement est aussi une des choses qui donnent l’idée de la beauté absolue. Par sa nature même, il n’admet pas le métier, le procédé, l’aménagement habile, la dextérité qu’on peut apprendre ; il est comme l’œuvre directe et immédiate de l’esprit pur. Et il demande, avec la force d’esprit, la finesse et la sûreté infaillibles du style, la loyauté, la droiture, la probité intellectuelle, la lucidité sévère de l’intelligence invincible aux piperies du cœur, une certaine pudeur aussi, qui est ici la mesure du goût ; en un mot, sinon une grandeur morale, du moins une distinction morale qui n’est pas commune. Et tant de difficultés se tournent en autant de beautés quand elles sont vaincues, ou plutôt évitées avec aisance ; et, de tous ces mérites atteints sans effort, de tous ces obstacles surmontés sans qu’on les sente, de cette beauté singulière et rare, c’est encore Adolphe, dans toute notre littérature, qui nous donne l’idée la moins imparfaite.


III

Quand on connaît le caractère de Benjamin Constant par son Journal, par ses Lettres, par Adolphe, on commence, en lisant ses écrits politiques et philosophiques, par avoir cette idée, très honorable d’ailleurs pour lui, qu’il n’y a rien mis du tout de son caractère. De cette humeur fantasque, de cette volonté malade et incurable, de ces sursauts, de ces saccades, de ces tempêtes mesquines, aux lames courtes, terribles pourtant, comme celles de son lac Léman, de « ces choses de la bile et du sang » que Sainte-Beuve ne voyait point dans Adolphe, et que je crois qu’il était le seul à ne pas y voir, rien ne semble avoir passé dans ses livres de théories. Et l’on se dit : voilà qui est bien ; il n’y a pas de meilleure manière de respecter ses idées que de les séparer de ses sentimens, sans compter qu’à tout prendre, ce n’est peut-être pas seulement respecter ses idées, c’est peut-être le moyen, ou un des moyens, d’en avoir. Nous avons donc affaire à un vrai penseur, à un homme qui n’habille pas ses passions en doctrines, ses colères en systèmes, ses rancunes en raisonnemens et ses faiblesses en sociologie. Cette impression dure assez longtemps, et, du reste, il en faut garder. Cette lucidité de l’esprit au milieu de l’orage du cœur, à laquelle nous devons Adolphe, nous la retrouvons ici. Elle n’a pas servi à Constant seulement à se connaître, ce qui est déjà un affranchissement, elle lui a servi aussi, en une grande mesure, à se délivrer de lui-même. Elle lui a servi à laisser à la porte du cabinet de travail, quand il prenait sur lui d’y rentrer, une bonne moitié au moins de l’homme absurde qui changeait toujours. Elle lui a permis d’avoir une grande suite d’idées au travers de la vie la plus désordonnée qui ait été. Elle lui a permis d’être un grand écrivain politique, tout en étant un politicien, chose rare, et désormais impossible, mais déjà peu commune au temps dont il était. Elle lui a permis d’avoir des principes très nets, très arrêtés, invariables, tout en menant une existence privée qui n’en admettait guère, et, dans le monde politique, cette existence d’ambitieux toujours pressé qui n’en comporte pas. Thermidorien, homme du Directoire, homme du Consulat, homme des cent jours, rôdant autour des pouvoirs avec l’impatience éternelle d’y entrer, et encore (bien moins souvent qu’on a voulu dire, mais quelquefois, je le confesse), traîné dans un parti par une main trop aimée au moment où il inclinait à un autre ; il s’est montré trop peu scrupuleux sur les alliances et les entourages, et je ne songe pas du tout à l’en excuser. Seulement, il faut le savoir uniquement parce que c’est la vérité, c’est de son bon renom, de sa dignité, si l’on y tient, qu’il faisait ainsi bon marché, ce n’était pas de ses idées. Elles étaient moins vénales que lui ; elles ne l’étaient pas du tout. Son honneur était malléable, son esprit intransigeant. Que ce fût Directoire, Consulat ou cent jours, Constant s’y installait, était de la maison, et puis tranquillement déroulait son programme de politique libérale, qui, lui, ne changeait jamais, n’appartenait qu’à son auteur et n’avait rien de domestique. C’est aussi pourquoi, s’il entrait partout, on lui rendra cette justice qu’il ne restait nulle part. Quand Louis-Philippe paya ses dettes, et qu’il accepta en disant : « Mais je vous préviens que je vous combattrai tout de même, si je vous trouve mauvais, » il courut sur lui un mot terrible : « Il s’est vendu, mais il ne s’est pas livré. » C’est odieux, mais c’est exact, et cela va plus loin que l’intention. Qu’il se ralliât par simple ambition ou pour raison plus basse encore, il y avait quelque chose de lui qu’il ne pouvait livrer, c’étaient ses idées. Elles ne dépendaient ni de ses sentimens, ni de ses passions, ni de ses faiblesses, ni de ses besoins ; elles semblaient ne pas dépendre de lui. Il nous offre ce singulier spectacle d’un homme dont on peut détacher ses idées pour les considérer à part, et, ici, ce serait pour avoir plus ses aises à les admirer.

Et, cependant, de cette première impression, s’il faut retenir quelque chose, il ne faut pas tout garder. Non, les idées de Constant n’ont pas leurs racines dans ses passions ; mais elles ont bien leur source lointaine dans un repli refoulé, plus profond et plus calme, tenant encore à son caractère et n’y tenant que davantage, de sa nature intime. Le fond de Benjamin Constant, où il s’appuyait et se reposait quand il parvenait à se ressaisir, j’ai dit que c’était une manière d’égoïsme très distingué et très décent, mais enfin une sorte d’égoïsme très marqué et très exigeant encore. Un immense besoin d’indépendance gêné par les tyrannies d’une complexion avide de jouissances, voilà Benjamin Constant. Il s’ensuit que, quand il s’affranchissait de ces tyrannies, c’était précisément cet instinct d’indépendance et d’autonomie qu’il retrouvait. L’individualisme était pour lui la revanche de ses faiblesses. Il ne se sauvait pas des écarts de sa sensibilité dans l’esprit de dévouaient, de sacrifice ou simplement d’humanité, mais dans l’égoïsme intelligent et bien raisonné ; et quand il s’évadait du salon, du souper ou de la maison de jeu, ce qu’il redevenait, ce n’était pas l’homme d’une grande association, d’une grande œuvre commune ou d’une grande cause, c’était l’homme qui voulait être lui-même, maître de lui-même, et jouir de loi. Et cet égoïsme ombrageux, c’est le fond de tout son système politique, peut-être de toutes ses idées religieuses.

Il a inventé le libéralisme, un libéralisme extrêmement net et prodigieusement froid et sec, qui n’est que le perpétuel besoin d’autonomie personnelle, et le soin jaloux d’élever toutes les barrières possibles entre le moi et toutes les formes existantes ou prévues et soupçonnées du non-moi. L’instinct social sous toutes ses formes, en toutes ses forces et, partant, en toutes ses gênes, voilà ce que Constant tient en continuelle défiance. Sa devise ne serait ni : « Je maintiendrai, » ni : « Je détruirai ; » mais : « Je me défends. » D’autres disent : la nation ; d’autres : la tradition nationale, ce qui n’est pas la même chose, et si peu, que souvent c’est le contraire ; d’autres : l’esprit national, et c’est l’aristocratie ; d’autres : la loi ; Constant dit : le citoyen, ou : l’homme ; c’est une façon de dire : moi. Ni despotisme, c’est la barbarie ; ni démocratie, c’est un autre despotisme. « Par liberté, j’entends le triomphe (non pas même l’indépendance, le triomphe) le triomphe de l’individualité, tant sur l’autorité qui voudrait gouverner par le despotisme que sur les masses qui réclament le droit d’asservir la minorité à la majorité. » Constant est comme à l’affût de tous les empiètemens possibles de quoi que ce soit sur l’individu.

Lui parlez-vous de gouvernement ? Il vous dira : Défiez-vous ; le gouvernement est un organe de l’état qui a une tendance invincible à se croire l’état lui-même et à le devenir, en effet, par usurpation consentie. Il faut le parquer dans sa fonction, qui seule constitue tout son droit. Je ne prétends point par là qu’il faut le moins de gouvernement possible ; c’est la théorie de Godwin et c’est celle qu’on m’attribue » mais ce n’est pas la mienne ; je ne demande pas le moins de gouvernement possible, je demande un minimum de gouvernement, ce qui n’est pas la même chose. Je demande qu’on détermine exactement les limites strictes de l’utilité du gouvernement, qui seront celles de son droit et celles de sa prise, et en deçà desquelles sa force doit être grande, et au-delà desquelles sa force doit être nulle. Il ne faut point de gouvernement hors de sa sphère, mais dans cette sphère il ne saurait en exister trop. Je demande que le gouvernement soit une activité libre dont la mesure de force soit déterminée par les services mêmes qu’il peut me rendre ; je veux qu’il ait juste la puissance qu’il lui faut à l’extérieur pour me défendre et à l’intérieur pour me protéger, mais qu’au-delà ni il ne me demande aucun sacrifice, ni il n’ait sur moi aucune action ; en d’autres termes, et c’est seulement pour moi que je l’arme, et c’est pour ma sauvegarde que je limite la portée de ses atteintes.

Lui parlez-vous d’aristocratie ? Il en garde en son système quelques vestiges, pour ainsi parler. Il veut, par exemple, une chambre haute héréditaire, sans expliquer très nettement pourquoi il la veut telle. Mais il n’a nullement l’intelligence du système aristocratique. Il n’y voit qu’oppression, privilège, réserve faite d’une partie de la force sociale au profit d’une classe, aux dépens de l’individu, et tout ce qui est emmagasinement de force sociale quelque part, et où que ce soit, est excellemment ce qu’il ne peut ni admettre ni même comprendre. L’aristocratie lui paraît, à lui si hostile au despotisme, plus funeste que le despotisme même : « Plus funeste en un temps de commerce et de lumières, parce qu’en un tel temps, le pouvoir absolu d’un seul est impossible ; or, dès que le despotisme pur est impossible, le véritable fléau, c’est l’aristocratie. » Ce qu’il faudrait prouver, c’est qu’il puisse exister un temps où le despotisme soit impossible, en effet, et, dès qu’il est possible, que l’aristocratie n’en est pas le frein le plus fort.

Lui parlez-vous de démocratie ? Constant semble y incliner. Il considère la marche entière de l’humanité comme un progrès vers l’égalité : « La perfectibilité de l’espèce humaine n’est autre chose que la tendance vers l’égalité. » Mais, chose très remarquable, Constant est égalitaire sans être démocrate. Il veut les hommes égaux pour qu’aucun n’impose sa volonté à un autre, mais non pas pour que tous imposent leur volonté à chacun ; car ceci encore serait une limite à la liberté individuelle, et la plus étroite, une oppression de la personne humaine, et la plus lourde. Rousseau a tort ; il croit que « chaque individu aliène ses droits à la communauté ; » c’est une doctrine de despotisme ; l’individu n’abdique jamais, il n’en a pas le droit ; voulût-il devenir une chose, il reste un homme. Les hommes sont égaux en ce sens qu’ils sont également libres, non en ce sens qu’ils contribuent également au despotisme ; car ce despotisme de tous, c’est sur chacun qu’il retombe, et le dernier terme, c’est que tous soient égaux dans la servitude. La démocratie n’est pas la liberté, c’est la vulgarisation de l’absolutisme.

Lui parlerez-vous de la loi ? C’est ici qu’il est original et tout à fait nouveau. Il ne vous dira point, comme certains : « Cela dépend de qui l’a fait. » Il vous dira : Quel que soit celui qui fait la loi, la pire erreur en politique, c’est l’idée de la souveraineté de la loi. Ce n’est pas définir la liberté que de parler d’un état où personne n’est sujet que de la loi et où la loi est plus puissante que tous les hommes. Il y a des lois oppressives, des lois tyranniques, des lois auxquelles on ne doit pas obéir. Lesquelles ? Celles qui diminuent la personne humaine, celles qui touchent au fond même de l’homme, celles qui lui demandent d’abdiquer. Lesquelles encore ? Celles qui empiètent non pas même sur sa pensée, ses croyances, sa personne morale, mais seulement qui empiètent sur ses forces personnelles, activité, santé, propriété, plus qu’il n’est strictement besoin pour le maintien de l’état ; celles qui lui demandent une mise à la masse commune plus forte qu’il n’est nécessaire pour que la communauté subsiste. Celles-ci même, si elles ne sont pas iniques, sont injustes en ce sens qu’elles sont capricieuses et arbitraires. En ces cas, la loi est un despote ; elle agit comme un roi qui a ses humeurs, ses fantaisies, ses goûts personnels, et le goût surtout d’empiéter, de conquérir et d’absorber, et elle doit être traitée comme le serait un souverain absolu : la révolte est juste contre elle. La souveraineté de la loi est un despotisme impersonnel.

Voilà le libéralisme absolu. Il revient à déclarer qu’il n’y a pas de souveraineté. Jusqu’à Constant, tous les publicistes ont cherché où était le souverain ; Constant professe qu’il n’y en a pas. Je ne le trahis point ; je n’exagère point ses conclusions ; ceci est de lui : « Il y a une partie de la personne humaine qui de nécessité reste individuelle et indépendante… Quand elle franchit cette ligne, la société est usurpatrice, la majorité est factieuse… Lorsque l’autorité commet de pareils actes, il importe peu de quelle source elle se dit émanée, qu’elle se nomme individu ou nation ; elle serait la nation entière, moins le citoyen qu’elle opprime, qu’elle n’en serait pas plus légitime. » Qu’est-ce à dire ? C’est que l’homme a un droit personnel absolument inviolable et absolument imprescriptible, que rien ne dépasse, que rien ne fait fléchir, dont lui-même ne dispose pas. Ce n’est pas autre chose que le droit divin de l’homme. Quoi qu’on fasse, on en arrive toujours à mettre la souveraineté quelque part. Les patriotes la mettent, soit dans un roi ramassant en lui la nation, soit dans la nation elle-même ; les esprits abstraits la mettent dans la loi, et les orateurs dans le parlement. Les indépendans un peu égoïstes ne la mettent nulle part, mais, sans bien s’en rendre compte, s’en réservent à eux-mêmes le principe, et veulent une société où personne, ni rien, ne soit souverain de tous, mais où ils soient le plus possible souverains d’eux-mêmes.

C’est le cas de Constant ; d’un désir ardent d’être maître de soi, qui n’était qu’avivé par le sentiment de ses dépendances involontaires, est né le système d’individualisme extrême le plus hardi qui pût être conçu par un homme intelligent. — Mais encore un droit doit avoir un fondement. Sur quoi s’appuie ce droit divin de l’homme que Constant établit comme la loi même de la société ? Il a bien senti que ce droit ne pouvait pas ne relever que de lui-même, être par soi et ne reposer que sur l’amour naturel que l’homme se porte. Si l’homme, nous dit-il, a une partie de lui qu’il ne doit pas à la société et qu’il peut défendre contre elle, c’est que l’homme est un être moral, et la partie de lui qu’il doit en effet réserver et défendre, c’est précisément la personne morale. L’état s’arrête où la conscience commence ; l’état ne peut me commander ce que ma conscience m’interdit. La limite de la loi, c’est le point où elle rencontre mon sentiment du bien. Comme les philosophes fondent le libre arbitre sur l’existence de la loi morale au cœur de l’homme, Constant fonde la liberté politique sur cette même loi et sur l’impossibilité où est l’homme de s’en affranchir. Si l’on a dit souvent que le despotisme abaisse l’homme au rang de la brute, c’est qu’en effet la loi morale est ce qui distingue les animaux de nous, et si la loi sociale n’a pas de prise légitime sur l’homme tout entier, c’est qu’en l’homme elle rencontre un être qui a sa loi en lui. Constant remarque très finement que « ceux mêmes qui déclarent l’obéissance aux lois de devoir rigoureux et absolu exceptent toujours de cette règle la chose qui les intéresse. Pascal en exceptait la religion ; il ne se soumettait pas à l’autorité de la loi civile en matière religieuse, et il brava la persécution, par sa désobéissance à cet égard. » Voilà le principe : l’homme est sacré parce qu’il est un temple ; il a un droit divin parce qu’il a en lui une chose divine ; il n’est pas tenu d’obéir aux lois qui contrarient celle qu’il porte en lui ; il n’y a pas de code social contre le code de la conscience, et il n’y a pas de droit collectif contre le devoir individuel. Et voilà aussi le détour, inattendu peut-être, par lequel un homme d’une moralité contestable, cherchant le principe de son système, en arrive jusqu’à la morale, pour ne pas rester à l’égoïsme. Il n’a voulu voir que le droit de l’homme, et il a déclaré l’homme sacré pour qu’il fût libre ; et pour en assurer l’affranchissement, il en a fait l’apothéose.

Il y a de la nouveauté, de la clarté, de la beauté même dans ces idées. Constant est un très bon critique politique. Il voit très bien le vice d’un système, l’excès où il tend, son principe de décadence, son principe d’iniquité surtout. Il est bon élève de Montesquieu en cela. Aussi bien que son maître, mieux quelquefois, parce qu’il est instruit, par deux manifestations diverses du despotisme que Montesquieu n’avait point vues, il sait surprendre et montrer le germe de despotisme qu’une doctrine contient. Il a une pénétration d’analyse bien remarquable. Il dira, par exemple : « Prouver qu’un abus est la base de l’ordre social qui existe, ce n’est pas le justifier. Toutes les fois qu’il y a un abus dans l’ordre social, il en paraît la base, parce qu’étant hétérogène et seul de sa nature, il faut, pour qu’il se conserve, que tout se plie à lui, se groupe autour de lui, ce qui fait que tout repose sur lui. Tel l’esclavage, puis la féodalité, puis la noblesse… » Songez au suffrage universel de notre temps, et voyez comme cela est juste ; ce pourrait être un paragraphe de l’Esprit des lois ; c’est de l’analyse si sûre qu’elle est prophétique comme si souvent celle du seigneur de la Brède. — Comme théoricien même, Constant ne manque pas de profondeur. Avec sa lucidité singulière, il a bien vu une chose nouvelle, et que les publicistes du XVIIIe siècle avaient peu soupçonnée, c’est que la liberté n’est pas dans la souveraineté de la loi, et que la loi peut être un tyran. Montesquieu avait dit : « La liberté est le droit de faire ce que la loi ne défend pas. » On peut tirer de cette définition de la liberté un système despotique épouvantable. Constant sait bien que, ou il n’y aura pas de liberté, ou la liberté sera proclamée et tenue pour supérieure à la loi, et la loi forcée de s’arrêter devant elle ; qu’il faut tracer un domaine des libertés et des droits personnels dont les limites soient infranchissables et au souverain, et à la nation, et à la loi même. Il sent bien que les théoriciens du XVIIIe siècle, en cherchant à fonder la liberté, n’ont fait que déplacer l’absolutisme, l’ôtant à un seul pour le donner, soit à tous, soit à la loi ; et c’est bien pour cela que, ne voulant pas se contenter de faire changer de place la souveraineté, il en arrive à ne la mettre nulle part.

Mais ce système de libéralisme, il le fonde mal ; il le délimite insuffisamment.

Il le fonde mal en lui donnant pour base la conscience morale. C’est là une assiette ou trop étroite ou trop large. La loi doit-elle ne respecter en moi que ce que me prescrit ma conscience, et peut-elle me prendre tout le reste ? En ce cas, il suffit qu’elle ne soit pas criminelle, et il suffit qu’elle me laisse la liberté d’être honnête homme. On sent bien que ce n’est pas assez. — La loi sociale doit-elle, par respect de ma loi intime, me laisser juge de la manière dont j’estime que je dois employer toutes mes forces, et ne me prendre rien de celles que je croirai devoir lui refuser ? Mais je vais me faire, et je me ferai d’assez bonne foi, une conscience conforme à mes intérêts, et me défendre de répandre le sang pour me soustraire au service des armes. La conscience est trop ployable au gré des individus pour être une limite ferme où le droit de la communauté s’arrête.

Aussi ce fondement de sa doctrine, Constant le perd-il de vue presque sans cesse. Mais alors quelle autre règle de délimitation des libertés individuelles pourra-t-il trouver ? Celle-ci, à laquelle, assez oublieux de l’autre, il revient toujours : j’ai la propriété légitime de toutes les forces qui sont en moi, moins celles dont l’état a besoin pour subsister. Voilà qui, en effet, est une formule nette, et le lumineux Constant est admirable pour les trouver. Seulement, avec cette formule, ni, en doctrine, la liberté n’est plus un principe, ni, en pratique, les limites du domaine individuel ne sont plus fixes. Ce que je dois abandonner de moi à l’état, si c’est le besoin de l’état qui le mesure, c’est l’état qui le déterminera, et me voilà revenu sous la complète dépendance de la communauté. Ma liberté n’est plus un principe sacré devant lequel on a à s’incliner ; elle n’est plus un dogme, et je ne suis plus un sanctuaire. Une liberté qui se mesure, et de la mesure de laquelle un autre que moi est le juge, c’est le bon plaisir pour cet autre et l’esclavage possible pour moi ; et si, tout à l’heure, quand j’étais l’arbitre de ma liberté fondée sur les exigences de ma conscience, ma liberté était illimitée ; maintenant, quand vous tous êtes arbitres de mon tribut mesuré à vos besoins, elle est nulle.

Et, dans la pratique, ce fief des droits personnels dont Constant est le gardien jaloux n’a plus que des limites flottantes et ployables aux circonstances. En supposant l’état juste et ne demandant pas plus qu’il ne lui faut pour subsister, de quoi a-t-il besoin, en effet ? De beaucoup en un temps et de peu en un autre, de tout quand la patrie est en danger, par exemple, et de très peu quand elle est forte, en sorte qu’il n’y a plus même à dire : ces limites, qui les fixera ? mais : ces limites, comment les fixer ? — Rien au monde n’est difficile à définir comme la liberté, et rien de difficile à établir comme un système de politique libérale.

Ce qui n’aide pas Benjamin Constant à l’établir solidement, c’est qu’il est trop près du XVIIIe siècle pour ne pas procéder un peu comme les philosophes mêmes dont il se sépare, c’est à savoir par principe et par déduction. Il n’est pas pur métaphysicien, je le sais ; il est par sa tournure d’esprit comme par sa date entre l’école des logiciens qui le précède, et l’école historique qui doit le suivre ; il sait les faits et en tient compte, et en appelle à eux très souvent ; mais il part encore des principes, et il a le sien, qui est la liberté ; et précisément la liberté n’en est pas un. La liberté est quelque chose de moins vénérable et de beaucoup plus impérieux qu’un principe ; c’est un fait. Comment Benjamin Constant, qui a fait un très bon article sur « la liberté chez les anciens et chez les modernes, » n’a-t-il pas vu, ou n’a-t-il pas vu assez nettement que l’état c’est l’histoire ancienne, et la liberté l’histoire moderne, et qu’il n’y a rien de plus dans cette question ? Ce n’est pas le « droit de l’homme » qui crée la liberté et l’impose au monde, c’est l’histoire de l’homme qui finit, en constituant à chacun une originalité, par faire à chacun un droit. Ce n’est pas la liberté de penser qui est au commencement, c’est une pensée, puis une autre, puis cent mille autres, puis autant qu’il y a d’hommes, qui font qu’un moment vient où, personne ne pensant comme son voisin, la nécessité s’impose d’admettre cette diversité et de proclamer la pensée libre, parce qu’elle l’est. Ce n’est pas de la liberté de conscience qu’on part, c’est d’une conscience commune à tous ; mais peu à peu les croyances se diversifient, les églises dissidentes se multiplient, les manières différentes d’adorer sont innombrables, la religion devient individuelle et, après s’être longtemps battu, on se résigne à cette dispersion, on s’entend pour respecter dans chacun sa conception du mystérieux ; un fait indéfiniment répété, s’imposant, a créé un droit. — Ainsi du reste. — Si les libertés individuelles sont presque inconnues des anciens, c’est que l’extrême division des idées, des sentimens, des opinions et même des aptitudes, n’existait pas chez eux. Ils n’étaient pas individualistes parce qu’ils n’étaient pas individuels. Ils l’étaient en art ; quelques artistes poètes, ou artistes philosophes, s’élevaient au milieu d’eux à une conception de la vie qui leur était particulière, et, justement, cette originalité du génie avait créé une liberté individuelle de pensée et de parole réservée aux hommes supérieurs, relative et contestée du reste, mais enfin que l’antiquité ne laisse pas d’avoir connue. Quant au commun, il n’avait pas le droit, parce que le droit n’était pas né du fait ; il n’avait pas de liberté personnelle, parce que les personnalités ne s’étaient pas nettement distinguées. Point de division du travail, point de division du savoir, presque point de division des aptitudes, nulle division des croyances : le même homme est élevé pour être orateur, magistrat, prêtre et général, et il sera souvent, en effet, prêtre, orateur, général, magistrat, intendant militaire et même poète. La civilisation scientifique a changé tout cela. Les différences aujourd’hui sont considérables entre deux hommes du même temps et qui habitent la même maison. Je suis certainement plus proche par la pensée d’un rhéteur grec ou romain que de mon voisin l’ingénieur. Je ne comprends pas un homme de sciences, ou un légiste, ou un théologien, ou un musicien que j’entends causer ; même sa tournure d’esprit générale m’étonne et m’inquiète, et je sens que la mienne le déroute ; nous nous réfugions dans des banalités de conversation. Voilà cinq siècles que les hommes travaillent à se désunir. Dans cette dispersion qui en tout produit et prolonge ses effets, qui fait à l’un des idées générales et des croyances en quelque sorte imperméables à l’autre, que faire, sinon dire : chacun chez soi ? La liberté n’est pas autre chose, un désarmement entre gens désormais impuissans à se conquérir. Les hommes l’ont prise pour un droit sacré, parce qu’un reste de métaphysique et de théologie se mêle encore à toutes leurs conceptions ; ils l’ont entourée de formules ou de déclamations, selon le penchant de chacun, et en ont fait un principe. Nous faisons un principe rationnel de chaque grand fait historique qui s’impose à nous et nous enveloppe. Il n’y a point grand mal à cela ; cependant il y a des faits qui se prêtent peu à être transformés en principes ; et la liberté en est un.

Il semble bien que Constant a mal réussi à trouver la formule de la liberté considérée comme principe abstrait : ou elle est pour lui le simple respect de la conscience morale, et elle a des limites trop restreintes pour le temps où nous sommes, ou elle est : tout à l’état moins ce dont il n’a pas besoin pour être ; et alors elle devient quelque chose de contingent et de flottant qui n’a plus du tout le caractère d’un principe. Mieux valait avertir les hommes qu’il n’y a, en pareille affaire, que l’examen attentif des faits historiques. Demandons-nous, tous les demi-siècles, quelle est la portion de l’individu que le travail de désagrégation sociale désigne sous le nom de civilisation a enlevée définitivement à la vie commune et rendue chose personnelle, parce qu’elle est dissemblable d’un homme à un autre. Disons-nous à tel moment que, s’il y a mille sciences diverses et si chacun a la sienne, il ne peut plus y avoir une science d’état ; à tel autre que, s’il y a dix religions, toutes sérieuses et importantes, il ne peut plus y avoir de religion d’état ; à tel autre que, si l’éducation est comprise de deux ou trois : façons inconciliables par deux ou trois groupes considérables de pères de famille, il ne peut plus y avoir en droit, parce que déjà ce n’est plus vrai en fait, d’éducation d’état. Disons-nous cela ; sachons très bien qu’à ces diminutions successives, c’est l’état qui s’énerve et tend à la disparition ; et comme nous ne sommes pas seuls au monde, consultons le progrès que fait le même travail chez les autres peuples pour régler sur le leur le nôtre ; et de toutes ces considérations diverses, toutes pratiques, tirons une définition pratique, actuelle, et toujours provisoire, de la liberté ; mais ne la prenons point pour un principe invariable et irréductible, à quoi il peut y avoir beaucoup d’inconvéniens, et, par exemple, celui de mener droit à l’anarchie. Un libéral systématique est un anarchiste qui n’a pas tout le courage de son opinion ; un anarchiste est un libéral intransigeant. Quand Benjamin Constant s’échappe jusqu’à dire que « la nation entière, moins le citoyen qu’elle opprime, » est « usurpatrice et factieuse » en gênant cet unique citoyen dans sa conscience, il affranchit l’homme jusqu’à supprimer l’état. Il décide qu’il n’y a pas de conscience d’état, et, parlant au XIXe siècle après Jésus, je suis de son avis ; mais il décide aussi que la conscience individuelle, qui peut n’être qu’un caprice ou un intérêt, peut tenir l’état en échec et il proclame l’abolition de la patrie. Socrate, si hautement individualiste, à ce qu’il semble, lui répondrait par la prosopopée des lois. Du point de vue historique, on ne risque point de telles erreurs. On voit que la liberté, loin d’être un principe intransigeant n’est pas autre chose qu’une transaction ; qu’elle doit être ménagée comme on ménage et respecte les faits, c’est à savoir quand ils sont considérables. Soyez une force nouvelle très importante dans le corps social, religion, association, opinion, individualité même, si vous êtes de celles qui s’imposent par le génie, je dois savoir, moi état, qu’il faut vous laisser la liberté de votre développement, ne fût-ce que parce que je perdrais beaucoup plus à uses mes forces pour vous détruire qu’à vous laisser vivre. Je suis une force commune qui transige avec des forces particulières, non avec des fantaisies isolées.

Mais voilà un libéralisme bien aristocratique ! — Sans doute et il me semble que c’est une erreur encore de Benjamin Constant de n’avoir pas été quelque peu aristocrate, étant libéral. Ou l’état est un homme qui commande à tous, et c’est le despotisme ; ou l’état est tout le monde commandant à chacun, et personne n’a mieux dit que vous que c’est un despotisme encore. Vous ne voulez ni de l’un ni de l’autre ; entre les deux que supposez-vous ? une charte des droits individuels que personne, ni d’en haut ni d’en bas, ne pourra enfreindre. Il est impossible d’essayer plus franchement de séparer deux colosses ennemis par une feuille de papier. Cette charte, qui la tiendra en main pour l’imposer et la défendre ? — Tout le monde. — Si vous persuadez tout le monde. Non, une charte qu’elle soit, comme dans vos idées, une proclamation des droits ou, comme dans les miennes, un traité transactionnel entre belligérans, doit être mise aux mains d’un corps puissant qui ne soit pas un de ceux qui ont intérêt ou penchant à l’enfreindre. Entre le pouvoir et le peuple, si vous ne voulez être en proie ni au peuple ni au pouvoir, c’est-à-dire sauver la liberté, il vous faut ces « corps intermédiaires » dont Montesquieu vous parle, qui n’aient intérêt ni aux empiètemens du pouvoir ni aux escalades de la foule, et qui donnent force à votre charte en la faisant leur chose. — Et encore, si vous ne voulez mettre la souveraineté ni dans un homme ni dans tous les hommes, ce qui est juste, il ne reste pas que vous ne la mettiez nulle part, comme vous faites, parce que c’est impossible, ou dans un texte constitutionnel, comme vous croyez faire, parce que c’est illusoire ; il reste que vous la partagiez, et nous voilà revenus à cette distribution des puissances sociales entre les différens élémens de la nation, pouvoir, corps intermédiaires, peuple, qui n’est pas autre chose que l’organisation aristocratique. — Et encore si vous voulez sauver les libertés, il ne suffit pas de dire : « Qu’elles soient ! » il faut en confier la garde à ceux qui les aiment. Ceux qui les aiment, ce n’est pas le pouvoir central, vous le savez ; ce n’est pas le peuple, vous le savez : il ne tient qu’à niveler. Qui sera-ce ? Eh ! justement ceux qui ont créé ces droits en constituant les grands faits dont ces droits sont sortis. Tout groupement organisé d’une manière durable dans la nation, possédant une pensée commune, des traditions, une direction, une vie propre, est un fait historique qui s’est créé un droit. Il tend au maintien de lui-même et à la sauvegarde de ce droit ; il est élément aristocratique et élément libéral, libéral parce qu’il est aristocratique, aristocratique au point de devenir libéral. Lui seul est capable, si quelqu’un l’est, de passer du sentiment qu’il a de son droit à l’intelligence du droit des autres ; et si ces groupes sociaux sont nombreux, ils pourront assez facilement sentir le besoin de se garantir réciproquement leurs libertés, et bien tenir ce rôle de gardiens des libertés publiques où les leurs propres sont engagées. En tout cas, ou il faut renoncer à sauver les libertés, ou compter sur eux pour les maintenir ; et un système libéral qui prétend être pratique est forcé d’être aristocratique pour ne pas être illusoire, comme le système aristocratique le plus étroit est forcé d’être libéral pour ne pas tendre simplement à la guerre civile. Qu’un despotiste d’en haut ne veuille pas d’aristocratie, il s’appelle de Maistre, et il est logique ; qu’un despotiste d’en bas ne veuille pas d’aristocratie, il s’appelle Rousseau, et il raisonne bien ; qu’un libéral déclare que « la perfectibilité humaine est une tendance continue à l’égalité, » il renonce à son système en le défendant, ou il propose un système qu’il n’appuie que sur l’idée qu’il en a.

Un autre appui de sa doctrine manque à Benjamin Constant : c’est une certaine générosité. Le libéralisme présenté sans cesse comme l’orgueilleux et jaloux isolement de l’individu dans la forteresse de son droit est une doctrine sèche et stérile. Elle sent le sectaire, et pis que le sectaire, l’homme qui fait une secte de chaque citoyen. Constant semble constituer une république de cinq cent mille sécessions individuelles : voilà une singulière patrie. L’idée de liberté n’est bonne, elle n’est féconde, elle n’est sociale que quand elle s’unit au sentiment de solidarité ; il est bon que je respecte mon droit, surtout quand je le respecte dans un autre ; il est bon que je veuille être libre surtout quand je suis assez généreux pour me mettre à la place de mon voisin ; et même il serait bon que je ne défendisse mon droit que par crainte qu’on ne prît sur moi l’habitude de le violer ailleurs. Le libéralisme n’est que de l’égoïsme, s’il n’est qu’une résistance personnelle, et il n’échappe à l’égoïsme qu’à la condition de devenir une vertu. Ne nous pressons pas de croire à un peu de déclamation classique quand Montesquieu fait de la vertu le fondement des républiques. Il songeait aux républiques antiques, soit, et par vertu il entendait le dévoûment à la patrie. Que la forme de la vertu sociale change d’un temps à un autre, je l’accorde, mais c’est une vertu toujours qui fait le lien de la communauté. Pour les anciens, c’était le sacrifice de la personne à l’état ; que les modernes respectent la personne humaine, il le faut ; mais qu’ils sachent que c’est une vertu nouvelle que ce respect même ; qu’il ne consiste pas à se respecter soi-même, mais à avoir un haut sentiment de la dignité humaine, plus vif quand on touche aux autres que quand on nous touche, et qu’en dernière analyse la liberté est une forme délicate de la charité. Cette idée, je ne la trouve pas chez Benjamin Constant. Il ne pouvait guère l’avoir. Il a fait du libéralisme un beau système d’égoïsme superbe et hardi, parce que la générosité n’était pas le fond de sa nature.

Et, toutefois, il a bien dit, avec clarté, avec pénétration, avec logique, avec puissance, ce qu’il fallait, à son époque, que quelqu’un dît. Il a donné l’autorité d’un principe à une vérité historique dont personne n’avait l’idée nette et très sûre. Qu’il fallût se décider à croire que la liberté, soit tenue pour un dogme, soit considérée comme une transaction, était une nécessité sociale, et qu’elle ne consistait nullement en un déplacement de la toute-puissance au profit des masses ; qu’elle était une retraite, non une déroute, mais une retraite en bon ordre de l’état devant l’individu ; oui, cela est certain, et il est certain aussi que personne, non pas même Montesquieu, ne l’avait dit clairement, et que Constant l’a fortement démontré. A d’autres peut-être restait de mieux entendre les conditions dans lesquelles la retraite devait être réglée et tracées les nouvelles frontières. Mais l’idée était lancée, et l’intelligence du fait nouveau était donnée à tous. Nous vivons dans ce fait, nous y manœuvrons lourdement ; c’est dans la pensée de Constant que nous vivons. Les hommes de son temps se battaient pour la préférence à donner à tel ou tel gouvernement, en quoi bon nombre d’entre nous les suivent encore ; Constant a enseigné aux hommes réfléchis que ce n’est point là la question principale, qu’avant tout il faut faire à tout gouvernement sa part, qu’il faut être l’ennemi de tout gouvernement qui n’admet pas ce partage, et qu’on peut tolérer, aider même, tout gouvernement qui l’admet. C’est même une, du moins, des raisons pourquoi il ne se refusait, sous cette réserve, à aucun régime. Et maintenant cette part du pouvoir, cette autre du citoyen, quelle doit-elle être ? Je crois qu’il ne l’a pas très bien vu. Mais aussi c’est à chaque génération, les yeux fixés sur les conditions historiques, toujours variables, et en procédant de bonne foi, s’il est possible, à la faire.


IV

Les études religieuses de Benjamin Constant sont infiniment curieuses, suggestives et décevantes. Son grand ouvrage : la Religion (dont le livre posthume Du polythéisme romain n’est qu’un grand chapitre), est une conversation brillante, riche, savante, très abondante en idées, mal ordonnée du reste et recommençant vingt fois, mais surtout donnant vingt fois l’idée d’un beau livre, qui manque de force et manque d’élévation d’esprit, n’a pu être écrit. Le point de départ, il faut plutôt dire l’intention première, est d’une raison solide et d’une intelligence saine. Benjamin Constant connaissait bien l’Allemagne et la France de son temps, et il ne donnait complaisamment ni dans l’une dans l’autre. Il était impénétrable au mysticisme d’outre-Rhin de cette époque, à cette confusion de tous les sentimens et de toutes les idées les plus disparates, dans une sorte d’adoration extatique de je ne sais quoi, à cette manière de « somnambulisme » (le mot est de Sismondi) qu’il avait pu contempler avec stupeur dans son commensal Werner. Et, d’autre part, il était prodigieusement agacé par l’infirmité intellectuelle des exécuteurs testamentaires de Voltaire, et surtout de d’Holbach. Il est même trop dur pour Voltaire, dont on ne saurait assez accuser la « déplorable frivolité, » mais dont il ne faut pas proclamer « la profonde ignorance. » Dupuis et Volney l’irritent. Il sent très bien que le temps est passé d’étudier les religions en leur objet pour les démontrer fausses, que le temps est venu de les étudier en leur fond pour en comprendre l’essence, pour voir quelles manifestations de l’homme intérieur aux diverses époques de son développement elles constituent ; qu’il faut enfin faire la psychologie et l’histoire du sentiment religieux.

Très nourri de Greuzer, mais sagement défiant à l’endroit du système symbolique poussé à l’extrême, il prendrait volontiers pour épigraphe non pas tout à fait la définition du penseur allemand : « La mythologie est la science qui nous apprend comment la langue universelle de la nature s’exprime par tels ou tels symboles, » mais plutôt cette même formule corrigée par Hermann : « La mythologie est la science qui nous fait connaître quelles notions et quelles idées tel ou tel peuple conçoit et représente par tels ou tels symboles, images ou fables. » Histoire psychologique et éthique du sentiment religieux parmi les hommes dont la trace est venue jusqu’à nous ; voilà certainement le titre qui était dans l’esprit de Constant quand, de Weimar à Coppet, il roulait son projet dans sa tête et s’en ouvrait à Wieland ou à Bonstetten. Il en est resté quelque chose dans le livre, écrit trop lentement, parmi trop d’interruptions et de traverses, et trop tard. Et, d’abord, cette idée que la religion est au fond de notre être comme un élément constitutif, que l’homme est un animal religieux, comme il est un animal social, et comme il est un animal « à la voix articulée. » Origine de la société, origine du langage, origine de la religion, on a tour à tour recherché tout cela. « L’erreur est la même dans toutes ces recherches. On a commencé par supposer que l’homme avait existé sans société, sans langage, sans religion… » Et cette supposition est toute gratuite. Tout porte à croire que ce n’est pas de l’absence de religion qu’il faut partir pour se demander ensuite comment les hommes s’en sont fait une ; mais d’un sentiment religieux élémentaire, pour en suivre, après, le développement à travers les âges. Société, langage, religion, ce sont trois conditions nécessaires de l’être humain. Le sentiment religieux est « intime et nécessaire comme celui de la conservation. » (Et peut-être pourrait-on prouver que le sentiment religieux est le sentiment de conservation, prolongé, en quelque sorte ; comme l’instinct social est le sentiment de conservation devenu solidaire ; comme le langage est l’instinct de conservation, trouvant un cri pour faire appel à un secours…) Nous sommes ici au fond même de l’homme, à l’intime et primitive connexité, unité pour mieux dire, d’instincts constitutifs de notre nature, que, depuis, l’analyse philosophique et l’abstraction ont maladroitement séparés. Cette idée du rapport étroit entre l’instinct social et l’instinct religieux, qui, dans un livre récent, était si brillamment reprise et développée, elle est dans Constant, et il est à regretter qu’il l’ait conçue assez pleinement pour l’exprimer dans toute sa force, non assez pour en tirer tout ce qu’elle contient.

C’est encore un aperçu bien original que cette remarque, sur la persistance du sentiment religieux au cœur de l’homme, et cette propriété qu’il a de se fortifier, à un moment donné, de ce qui semblait le devoir détruire : « Le scepticisme désarme l’incrédule comme l’homme religieux. Quand la tendance de l’esprit humain est à l’incrédulité, c’est l’incrédulité que le scepticisme favorise ; mais quand cette tendance est à la religion, il prête à la religion des armes contre le raisonnement… Du temps de Carnéade, le scepticisme était un motif pour tout nier ; deux siècles plus tard, c’était une raison pour tout croire. » — Il n’y a rien de plus juste que cette observation faite en courant que les doctrines philosophiques, les théories d’émancipation religieuse, se croient démocratiques en ce qu’elles tâchent à secouer un joug, et sont aristocratiques par excellence en ce qu’elles séparent l’élite raisonnante de la foule crédule, jusqu’au moment où elles ont creusé entre elles un fossé infranchissable ; sans compter qu’il faudrait aller plus loin pour arriver à la même conclusion en sens inverse, et dire que le philosophisme sépare l’élite de la foule jusqu’au moment où le peuple, pour singer l’élite, affecte de ne plus croire, et où l’élite, pour continuer à se distinguer de la foule, en revient à feindre la foi, auquel cas le fossé est plus profond qu’avant. — Constant excelle (en sa qualité de moraliste sociologue) à bien saisir et à bien relever les momens de crise religieuse dans le développement des sociétés. On a mieux fait depuis, et ici même, l’histoire de la renaissance religieuse qui s’est produite au premier siècle de l’empire romain ; lui, du moins, l’a très bien vue, la caractérise très nettement, sent à la fois ce qu’elle a de profond, le besoin de ressaisir un principe moral dans ce qui lui a si longtemps servi d’enveloppe, et ce qu’elle a de factice, le choix fait dans ce qui, par nature, n’en comporte point et veut l’abandonnement de toute l’âme, un système de traduction et d’interprétation qui déroute les simples, un symbolisme artificiel, des allégories remplaçant des êtres, des adjectifs ingénieux remplaçant des noms propres, des abstractions insidieuses et : glissantes où moitié se retrouve, moitié se perd, et en somme se dissout, l’objet d’adoration, un je ne sais quoi de « divin, » au neutre, à la place de Dieu, et « une langue mythologique qui subsiste, et une religion qui n’existe plus. » C’est ainsi que « les philosophes composent une religion tout entière de distinctions insaisissables et de notions incompatibles, qui ne peut avoir ni la faveur de la popularité ni l’appui du raisonnement. » — C’est des philosophes religieux de l’empire romain que Constant parle, et je voulais seulement montrer qu’il en parle bien.

Il y a bien du vrai encore dans cette conception du progrès (car il sait de certaine science, comme tout son temps, que le progrès existe), ou, si l’on aime mieux, de la succession à peu près constante des formes de l’instinct religieux parmi les hommes. C’est d’abord le fétichisme, la croyance à un être mystérieux, voisin de nous, qui nous protège, si nous l’honorons, contre les forces monstrueuses et capricieuses de la nature ; — puis c’est le polythéisme, l’adoration des forces de la nature elles-mêmes, vite personnifiées, et sollicitées et craintes comme des êtres puissans, malicieux et pitoyables ; — mais ces êtres sont encore isolés, sauvages, sans formes très précises et sans lien entre eux ; bientôt ils deviennent des hommes comme nous, plus forts que nous, mais avec toutes nos passions et toutes nos idées ; — et, peu à peu, la morale s’insinue et s’infiltre dans la religion ; les dieux deviennent moins hommes, ils apparaissent davantage comme des législateurs moraux, rémunérateurs et vengeurs de la justice ; — et ce rôle nouveau les efface en les absorbant ; ils perdent leur personnalité avec leurs passions ; ils deviennent de purs esprits, assez indistincts, par cela même, les uns des autres, — capables désormais de se réunir facilement en un seul, et, forces devenues personnes, personnes devenues vertus, vertus devenues lois morales, vont se ramasser et se condenser dans une idée pure. — Mais. sous chaque forme nouvelle de l’instinct religieux, les formes précédentes restent encore, et il y a du fétichisme sous le polythéisme établi, et de l’adoration des forces naturelles sous l’anthropomorphisme officiel, en telle sorte que le païen ne sait pas si Posidôn est un roi de la mer ou la mer elle-même, et de l’anthropomorphisme sous le polythéisme épuré, et toutes les manières d’adorer précédentes, et toutes les manières d’adorer connues, même sous le monothéisme triomphant.

Voilà un système qui se tient, qui explique beaucoup de choses, qui ne laisse pas de sembler juste en ses lignes générales, et qui n’est même pas trop contrarie, on le sait, par les études les plus récentes et les plus solides sur les peuples les plus anciennement monothéistes. C’était, au temps où Constant écrivait, une idée neuve en France, et même partout, que cette observation que c’est la morale qui a exténué le polythéisme en l’épurant, que tout ce qui faisait honorer les dieux davantage les détruisait en leurs personnes, que les imaginer plus irréprochables menait à ne plus les apercevoir, et que les sanctifier était le contraire de les vivifier. Elle va très loin, cette remarque, et l’on s’étonne que Constant, si jalousement soigneux, ailleurs, de montrer qu’il y a un abîme entre le christianisme et le paganisme, ce qu’on n’aura jamais assez dit, n’ait pas vu que cet abîme, il est là. Le christianisme suit, en son histoire, un ordre précisément inverse de celui du paganisme ; dans le paganisme, c’est la religion qui précède la morale ; dans le christianisme, c’est la morale qui précède la religion. Le christianisme, c’est le Sermon sur la montagne, c’est une grande leçon de fraternité, d’amour, de pitié, de dévoûment et de sacrifice donnée au monde. Tout le christianisme est là pour ceux qui l’ont embrassé ; le Sermon sur la montagne est tout le christianisme, parce que c’est ce que le monde en a compris ; là est l’ébranlement, la secousse, l’étincelle ; la révolution chrétienne est une révolution morale, entourée de beaucoup de choses qui ont passionné les habiles et amusé les subtils, mais dont les simples ne se sont point autrement occupés. Et, à l’inverse encore de ce qui avait été vu, c’est sur cette morale qu’une religion peu à peu s’est formée, c’est autour de cette morale qu’une religion s’est organisée, religion qui, comme les autres, a contenu, admis ou mal repoussé les élémens religieux traditionnels, symbolisme, anthropomorphisme, multiplicité des génies bienfaisans ou funestes, fétichisme même, et ici toute la théorie de Constant pourrait reparaître ; mais religion qui, au lieu d’avoir dans la morale un ennemi extérieur qui peut pénétrer en elle et la dissoudre, a dans la morale son principe primitif et son principe intime, en telle sorte que, soit qu’on la dépouille de ses enveloppes pour la surprendre en son fond, soit qu’on remonte les temps pour la saisir en son origine, ce qu’on trouve dans son âme et ce qu’on trouve dans sa source, c’est cette morale inattaquable ou invincible, vénérable même à ses ennemis, et qui lui est et un titre antique de noblesse et une garantie éternelle de rajeunissement, puisque qui veut l’attaquer ne le peut faire qu’en lui prenant son principe même, d’où suit que qui veut la détruire ne peut aboutir qu’à la restaurer. — Montrer cette originalité surprenante du christianisme, la bien établir par une comparaison approfondie avec tout le paganisme, y trouver la raison pourquoi le paganisme, relativement tolérant jusqu’alors, est devenu contre la religion du Christ intransigeant et persécuteur, comme on le devient toujours contre ce qui est absolue négation et condamnation à mort de ce qu’on est soi-même ; trouver dans ces persécutions mêmes et cette lutte d’une part, dans la nécessité ensuite où tout nouvel établissement humain est toujours d’accepter en partie l’héritage de ce qu’il remplace, de quoi expliquer la transformation du christianisme en religion métaphysique et même mythologique, et, toujours, montrer ce fond permanent et indestructible de doctrine morale, cette âme immortelle du christianisme qui le défend et le protège à ce point qu’une révolte contre lui se ramène toujours à être un appel à lui-même ; à chaque instant, on croirait que cela va être le livre de Benjamin Constant, livre digne de lui, en conformité avec ses sentimens, et où le philosophe, le chrétien, et, remarquez-le, le protestant aussi, trouverait son compte. Ce n’est pas le livre qu’il a écrit, et c’est un désagrément perpétuel, à lire ces volumes, de voir à côté de quels beaux sujets l’auteur a passé, et, ce qui désoblige davantage, en les voyant. Et maintenant j’ai assez indiqué ce qu’il a eu le tort de ne point dire pour qu’il soit temps de dire ce qu’il a fait.

Il a fait, avec beaucoup de recherches, beaucoup de savoir et beaucoup d’idées, une œuvre de libéralisme négatif et de protestantisme étroit. Il a essayé de prouver la supériorité des religions non sacerdotales sur les religions sacerdotales ; et il n’est si grande idée philosophique ou si bel aperçu historique qu’il ne ramène soigneusement à ces mesquines proportions ; l’étude de philosophie religieuse se réduit et s’abaisse, à toutes les fins de chapitres, à un livre de polémique. La cause en est au temps : ce livre, conçu vers 1800, a été exécuté sous la restauration et avec un secret dessein de répondre « à l’ouvrage absurde » de Chateaubriand ; la cause en est aussi en Benjamin Constant lui-même, en son individualisme jaloux et inquiet. Il n’aime pas l’état, il s’en défie ; toute force séparatiste lui paraît une garantie possible de la liberté individuelle ; or il s’est aperçu que la religion est une force séparatiste, qu’elle est un des sanctuaires où l’homme se retire, un des camps où il se retranche contre l’omnipotence de l’état ; qu’elle est une « place de sûreté, » et il n’a voulu voir que cela dans la religion. Sa philosophie religieuse est étroitement unie à sa politique, à ce point que je ne sais laquelle des deux est née de l’autre. Il lit avec plaisir dans Origène que les lois ne sont pas sacrées quand elles vont contre les vérités de conscience : « Il n’est pas criminel de se réunir en faveur de la vérité quand même les lois extérieures (sociales) le défendent ; ceux-là ne pèchent point qui se coalisent pour la perte d’un tyran. » On le voit dans ses discussions religieuses poursuivi par des idées politiques et appuyant ses idées sur la religion par des argumens tirés d’un autre arsenal. Quand Lamennais en appelle à la « raison humaine » contre les opinions particulières, il ne veut voir là qu’une doctrine empruntée au Contrat social : « Il en est de la raison infaillible du genre humain comme de la souveraineté illimitée du peuple. Les uns ont cru qu’il devait y avoir quelque part une raison infaillible ; .. les autres qu’il devait y avoir une souveraineté illimitée. De là, dans un cas, l’intolérance et toutes les horreurs des persécutions religieuses ; dans l’autre, les lois tyranniques et tous les excès des fureurs populaires. Au nom de la raison infaillible, on a livré les chrétiens aux bêtes, et au nom de la souveraineté illimitée, on a dressé les échafauds. » Là est le fond des idées de Constant ; il est pour tout ce qui affranchit ; or la religion peut être une forme d’affranchissement ; elle peut dresser un autel contre un Palatin. A une condition cependant, c’est qu’elle ne soit pas un Vatican ; c’est qu’elle ne soit pas elle-même une société organisée pour l’obéissance, un empire, une loi et une hiérarchie ; c’est qu’elle soit un droit personnel et non une loi générale et un gouvernement. Une religion dont chacun soit le maître, le juge et l’arbitre, voilà la religion de Constant. Une religion organisée commandant en haut, obéie en bas, voilà ce qu’il repousse. La religion n’est pour lui qu’une forme de la liberté individuelle.

Il est très logique en cela et d’accord avec lui-même ; il est bien en doctrine religieuse ce qu’il est en politique, et, notons-le, même en morale. En morale, il avait une espèce d’horreur pour les maximes, les axiomes, les formules toutes faites, qui sont une espèce d’impôt mis par la conscience commune sur les consciences individuelles : « Je ne sais pas pourquoi cette morale, qui, résultant des émotions naturelles, influe sur la teneur générale de la vie, paraît déplaire à beaucoup de gens. Serait-ce parce qu’elle modifie nécessairement notre conduite, au lieu que les axiomes directs restent pour ainsi dire dans leurs niches, comme ces pagodes de l’Inde que leurs adorateurs saluent de loin sans en approcher jamais ? .. Les maximes précises n’obligent qu’à les répéter. » Même dans Adolphe, il disait déjà : «… Se défier de ces axiomes généraux si exempts de toute restriction… Les sots font de leur morale une masse compacte pour qu’elle se mêle le moins possible avec leurs actions, et les laisse libres dans tous les détails. » Le moins de communauté possible, et surtout le moins possible de droits laissés à la communauté : en morale, l’avertissement intérieur ; en politique, le droit personnel ; en religion, celle que chacun se fait, voilà le penchant invincible de Constant. Cette religion domestique et intime, c’est ce qu’il appelle le sentiment religieux, et c’est ce qu’il oppose sans cesse à la « religion formelle, » c’est-à-dire organisée et légiférante, ou « religion sacerdotale. »

Et, là-dessus, il se donne carrière. Tout est bon dans le « sentiment religieux, » tout est atroce dans la religion devenue gouvernement ; la religion personnelle n’inspire que de bonnes pratiques, la religion publique mène à tous les crimes. Comment le prouver historiquement ? Le moyen est simple, et on le prévoit. Dans tout ce que les idées religieuses ont inspiré aux hommes, tout ce qu’il juge bon, Constant l’attribuera au sentiment religieux ; tout ce qu’il condamne, il l’attribuera à la religion légiférante. La méthode est aisée. Le sentiment religieux a créé les bonnes mœurs, la religion formelle a inspiré « la Saint-Barthélémy et les bourreaux des Dragonnades. » Je voudrais bien qu’on me prouvât qu’il n’entrait pas un atome de sentiment religieux dans la fureur des assassins de la Saint-Barthélémy, et qu’ils étaient fanatiques par simple obéissance. L’homme religieux est bon, mais il devient méchant dès qu’il s’associe avec d’autres hommes dans une commune pensée religieuse ; telle est au fond la doctrine de Constant. C’est étrange en soi, et, de plus, c’est très difficile à démontrer ; car il faudrait nous trouver quelque part ce « sentiment religieux » personnel non associé avec d’autres sentimens religieux personnels, et, ainsi, ne pouvant point perdre avec sa personnalité son excellence. Chose curieuse, Constant l’a essayé. Il a tenté de trouver, dans l’histoire, des religions qui ne fussent que des sentimens religieux, des religions qui ne fussent pas organisées en sociétés religieuses et en gouvernemens religieux, et il a cru les trouver chez les Grecs et les Romains. Il est assez incommode de prouver que les religions grecque et romaine ne fussent pas des religions sacerdotales. Constant s’ingénie : elles n’étaient presque point sacerdotales ; elles l’étaient aussi peu que possible. Il y a bien à dire là-dessus. De ce que les religions grecque et romaine se confondaient avec l’état lui-même, c’est tirer une singulière conséquence que de conclure qu’elles étaient moins légiférantes, moins hiérarchisées et moins autoritaires. Constant se paie ici d’un véritable sophisme. Dans son horreur pour une religion, d’une part organisée fortement, d’autre part indépendante de l’état, et, appelons les choses de leur nom, dans son horreur pour le catholicisme, il s’efforce devoir plus de garanties pour la liberté dans une religion d’état que dans une religion autonome, et il va droit contre ses théories, qui sont que les croyances sont choses individuelles. Il ne trouve pas, chez les Grecs et les Romains, une religion puissante par elle-même, société dans la société, ayant ses lois propres et son gouvernement sur les esprits ; cela lui suffit, et il croit voir la liberté ; parce qu’il ne trouve point, séparés, les deux jougs qu’il est accoutumé à trouver devant lui, il ne s’aperçoit point qu’ils sont confondus, beaucoup plus pesans, en un seul. Et alors se déroule toute la série des conséquences prévues. Les religions grecques et romaines étaient tolérantes. — Soit ; quand on ne les contrariait pas. Quand le polythéisme n’a trouvé devant lui que d’autres formes du polythéisme, je ne vois point trop quelles raisons il aurait eues de les repousser ; quand il a trouvé en face de lui sa négation, le monothéisme, soit philosophique, soit judaïque, soit chrétien, il a fait comme toutes les religions attaquées : il n’a pas été tendre. — Les religions grecques et romaines n’ont pas demandé de sacrifices à l’homme, elles n’ont pas diminué sa personne. — Elles lui ont demandé sa personne tout entière. Elles avaient deux mains, une comme religion, une comme état ; et l’état, au nom des dieux, demandait à l’homme tout son corps, et les dieux, protégés par l’état, demandaient à l’homme toute son âme. La liberté personnelle n’a existé chez les anciens que dans les limites de l’indifférence de l’état et de la religion, comme partout, et, en principe, ce qu’on peut dire de la personne, chez les anciens, c’est qu’elle n’existait pas. — Les religions grecque et romaine n’ont pas connu le Dieu méchant, le Dieu en colère contre l’homme, le Dieu jaloux. — Seulement ils l’étaient tous. La Némésis divine est le fond des croyances antiques. Cette croyance s’est affaiblie, soit ; mais par l’infiltration des idées morales, par cette subtilisation du polythéisme, qui, vous l’avez très bien montré, n’en est que l’affaiblissement ; ce n’est pas au polythéisme qu’il en faut faire honneur. — Ainsi de suite, et je m’arrête ; car c’est ici que Constant cesse absolument d’être original. Prenez l’Essai sur les mœurs, et, au lieu d’y voir un plaidoyer pour l’irréligion, dirigez-le dans le sens d’une introduction au protestantisme, vous avez tout l’esprit du livre de la Religion.

Et je me trompe encore en parlant de protestantisme. Le protestantisme, lui aussi, a été, est encore une religion organisée. Dans certains pays, il a même ses princes de l’église, il est un gouvernement, il est une « religion sacerdotale ; » il tomberait sous l’anathème de Constant. M. Constant de Rebecque doit connaître une ville où le premier effort du protestantisme a été de fonder un gouvernement théocratique d’une certaine solidité et d’une certaine rigueur. En cela il suivait sa nature, il obéissait à sa fonction, qui était d’être une religion, c’est-à-dire une organisation, une cohésion humaine. Là même où le protestantisme est plus libre, plus individuel, il est sacerdotal encore ; il est condamné à l’être, ou à n’être que la liberté pure et simple, c’est-à-dire la liberté de ne plus croire même à lui, c’est-à-dire à n’être pas. C’est le protestantisme réduit à ce qu’il a de négatif, de purement protestataire, que préconise Benjamin Constant. En cet état, il n’est pas une religion, il n’est que le besoin de n’en pas avoir. La religion de Constant, c’est la liberté individuelle, et encore en ce qu’elle a d’exclusif, d’isolant et de boudeur ; à la prendre en son fond, elle aurait pour devise : « Laissez-moi tranquille ! » C’est une maxime qui a du bon, et beaucoup de bon ; mais ce n’est pas une religion, ni même un « sentiment religieux. » De Maistre triompherait ici ; je l’entends parler : « Le catholicisme, c’est l’unité. Tout ce qui brise l’unité, tout ce qui disperse, tout ce qui isole, est protestantisme. Lisez Constant. » Pour ce qui est du protestantisme de Constant, il aurait raison.

Chose curieuse, Benjamin Constant abhorre le fétichisme, bien entendu, et il ne s’aperçoit pas qu’il y revient. Qu’est-ce que le fétichisme ? C’est une religion particulière, « Le fétichisme lutte, par sa nature, contre l’empire sacerdotal. Le fétiche est un être portatif et disponible que son adorateur peut consulter lui-même dans toutes les circonstances et avec lequel il fait, son traité directement. » Le dieu de Constant n’est pas autre chose. Il est un idéal disponible et portatif (il écrit admirablement, ce Constant ! ) que chacun se fait à soi-même et consulte à son loisir. Et vous entendez bien qu’il n’est que vous-même, vous-même très pur, vous-même en vos bons momens, avec qui vous discutez des points de morale. Comme en politique vous ne relevez que de votre droit, en religion vous n’adorez que votre pensée. Votre religion est un fétichisme intérieur, une génuflexion devant les pénates de votre âme. — Et peut-être cette remarque va-t-elle plus loin qu’une épigramme ; peut-être est-ce la destinée de l’humanité de commencer par les religions individuelles et de finir par y retourner, de commencer par l’individu adorant un amulette, et de finir par l’individu s’adorant lui-même, comme elles commencent par l’individu isolé dans sa faiblesse, et finissent par l’individu isolé dans sa force et dans son orgueil ; et entre les deux extrêmes se placeraient toutes les façons que les hommes ont inventées de s’unir, de s’organiser, de s’appuyer les uns contre les autres : tribu, patrie, état, associations au sein de l’état, associations au-delà des limites de l’état ; religion de tribu, religion d’état, religion d’église, religion d’église universelle.

C’est qu’une religion, au sens précis du mot, n’est rien qu’une communion des hommes dans une pensée générale. Joubert disait : « Une conscience à soi, une morale à soi, une religion à soi ! Ces choses, par leur nature, ne peuvent pas être privées. » Et elles ne l’ont jamais été, parce que l’homme, l’Homme avec une majuscule, que le XVIIIe siècle a si bien connu, n’a jamais existé ; mais qu’il n’a existé que des hommes, forcés pour vivre chacun de s’associer à la vie des autres, de telle et telle manière. Une de ces manières a été la religion. La religion, en son fond, est le besoin que j’ai de penser et de sentir à l’unisson d’un certain nombre de mes semblables, d’avoir une âme commune avec eux, de vivre de leur pensée et d’avoir une pensée assez pure aussi et désintéressée pour qu’ils en vivent. Quand je fais une citation de Joubert, je fais un acte religieux élémentaire. En un mot, religion est association spirituelle. Quelquefois cette association se confond avec l’association politique ; alors elle est religion d’état. Quelquefois elle s’en distingue ; alors elle est une aristocratie ; elle est un de ces groupemens sociaux au sein de la nation, dont j’ai dit qu’ils étaient des élémens aristocratiques. Elle en a tous les caractères ; elle ramasse les individus isolés dans une pensée, dans une doctrine, dans un dessein, dans une tradition ; elle devient une cohésion de forces, puis un aménagement bien ordonné de forces, c’est-à-dire un organisme ; elle prend une fonction, elle se crée un droit par l’exercice de cette fonction ; elle est un corps de l’état. Mais, dès lors, que voulez-vous que Constant y comprenne, lui qui n’admet pas d’aristocratie, et que toute absorption de l’individu dans quelque chose, ou même toute attache de l’individu à quoi que ce soit, importune ? Il admettrait plus volontiers la religion d’état, car s’il aime peu l’état, il le comprend du moins ; et nous avons vu qu’en effet les religions d’état antiques ne lui déplaisaient point.

Je sais bien que, quoi que j’en dise (car je veux être aussi loyal que Benjamin Constant, toujours très consciencieux dans le débat, et qui ne cache jamais l’objection), je sais bien que, quoi que j’en dise, l’élément purement personnel est très considérable dans quelque religion que ce soit. La religion n’est pas seulement association spirituelle ; elle est d’abord esprit, et, sans doute, il le faut bien ; elle est d’abord instinct du mystérieux. Constant se promenait un jour avec Bonstetten et devisait avec lui de l’origine des idées religieuses ; Bonstetten lui dit : « L’homme actif rencontre au dehors des résistances et se fait des dieux ; l’homme contemplatif éprouve au dedans un besoin vague et se fait un dieu. » C’est vrai ; il y a une religion personnelle et intime qui est contemplation, adoration de l’inconnu qui nous précède, qui nous suit et qui nous entoure, besoin que nous sentons de lui dire que nous ne sommes rien devant lui, qu’il est infini et nous néant, besoin encore de nous associer humblement à cette force immense, en y adhérant par le soin de la reconnaître et la bonne volonté à nous y soumettre. Il nous semble que c’est une communication avec le grand mystère que de le concevoir et d’en pénétrer notre esprit. Contempler Dieu, c’est le réfléchir. « Au fond de nous, dit M. Renan, est comme une fontaine des fées, claire, verte et profonde, où se reflète l’infini. » Cela est vrai, et la religion considérée comme association spirituelle n’est que ce sentiment même retrouvé par chacun dans les autres. Mais ce sentiment-là, qui serait le dernier refuge de Benjamin Constant, et où, en effet, il essaie de se ramener sans cesse, le malheur est que, sans aucun doute, il ne l’éprouve aucunement. On le voit à la façon dont il en parle. C’est toujours d’une manière gauche, courte et qui n’a rien de pénétrant. Mme de Sévigné disait en souriant : « Comment peut-on aimer Dieu quand on n’en entend pas bien parler ? Il faut des grâces particulières. » De Constant on a souvent envie de dire : « Comment peut-on bien parler de Dieu quand on ne l’aime point ? Il y faudrait des grâces spéciales. » Elles ne lui ont point été données. Il dit de Wieland : « Il voudrait croire, parce que cela conviendrait à son imagination, qu’il voudrait rendre poétique. » Ce n’est pas seulement à Wieland que cette remarque est applicable. Quand on lit De Maistre, on a toujours l’idée d’un catholique qui n’est pas chrétien ; quand on lit Constant, l’idée peut vous venir d’un protestant qui n’est pas très protestant, mais qui est plus protestant que déiste. Il a trouvé le moyen d’avoir une religion qui n’est pas une croyance ; il y tient comme à la négation de ce qu’il repousse ; et comme son libéralisme est une manière de fermer sa porte, sa religion est une manière de la défendre. Il a eu un certain nombre de principes qu’il tenait ferme et qu’il soignait avec amour ; mais ce n’étaient pas des sentimens puissans et profonds, c’étaient des armes défensives.


V

Il les a soutenus avec éclat. C’était un écrivain très distingué, au premier rang après les plus grands. Sa clarté est souveraine. Il n’y a pas dans Voltaire une discussion plus nette, plus serrée et en même temps plus limpide que l’Entretien d’un électeur avec lui-même. C’est la pensée pure, sans aucun de ces voiles qui veulent se faire prendre pour des vêtemens. C’est un style sincère, ce qui tient à ce que Constant, parmi tous les mensonges du cœur, a gardé la sincérité de l’esprit. Son Adolphe, dans sa manière courte, dans sa démarche sûre, avec son geste précis et un peu dur, est le modèle même du style du romancier moraliste. On n’y souhaite point plus de grâces ; elles ressembleraient à des faiblesses. Peut-être je ne sais quoi de puissant se laisse désirer dans tout cela. De Maistre, qui avait le mot vif et une certaine verdeur à l’occasion, dit quelque part : « M. de Rebecque paraît manquer de virilité, du moins dans ses livres. » Il manque de cette force oratoire, entraînante et impérieuse, maîtrisante et qui serre la gorge de l’adversaire, que M. de Maistre connaissait bien ; mais il excelle à envelopper l’ennemi dans un réseau serré, aux mailles souples, et dont il tient l’attache avec vigueur. C’est le rétiaire de la polémique. Il a peu connu l’ampleur, l’harmonie et surtout le nombre. Son imagination, car il en a, était embarrassée à trouver sa forme. La « nuit » d’Adolphe que j’ai citée plus haut est admirable de profondeur de sentiment, admirable à nous montrer les passions de l’âme s’associant aux harmonies de la nature, ou plutôt les créant, se répandant sur le monde extérieur et en recevant, agrandi et renforcé, ce qu’elles y ont mis, et c’est là justement le propre de l’imagination ; mais relisez cette belle page : des phrases courtes, des notations brèves et sèches, des traits déliés et un peu maigres, c’est l’expression que trouve l’auteur pour rendre, et il les rend, mais sans les peindre, la sérénité de la nature, le repos, le silence vaste, la lassitude douce et résignée des choses. Le vers de Vigny. « Les grands pays muets devant nous s’étendront, » murmure vaguement dans le souvenir ; Constant ne sait pas en donner l’équivalent. Il saura trouver des images neuves et fortes, ou plutôt il aura des visions comme celle-ci : «… Cette inévitable vieillesse, qui, semblable aux magiciens dont les fictions de l’Orient nous parlent, s’assied dans les ténèbres à l’extrémité de notre carrière, fixant sur nous des yeux immobiles et perçans, qui nous attirent vers elle, malgré nos efforts, par je ne sais quel pouvoir occulte. » L’évocation est puissante, mais l’expression est faible ; la phrase n’est point faite ; elle se termine sur des mots abstraits ; elle n’a pas d’harmonie, pas de plénitude. La voyez-vous faite par Bossuet ou Chateaubriand ? Elle aurait trouvé sa forme, son tour, elle vivrait comme vit un beau vers ; elle se serait enroulée pour jamais dans les mémoires. Excellent écrivain, non grand écrivain. L’excellent écrivain trouve le mot juste ; le grand écrivain trouve l’association naturelle des mots, qui se groupent et concourent ensemble comme les cellules d’un corps vivant et font de la phrase un être animé, à la démarche aisée et rythmique.

Mais encore une idée nette est une chose singulièrement forte et qui va loin. Constant reste le penseur, non le plus vigoureux, mais le plus lumineux de notre âge. Il n’a jamais vu, ou plutôt il n’a jamais voulu voir, les idées sous leurs aspects contradictoires. Il aimait à dire, je le sais : « Ce que vous dites est si vrai que le contraire est parfaitement juste ; » mais il n’a pas voulu faire de cette boutade une méthode. Il aimait mieux voir l’idée très nettement, en tout son détail, par le côté qui lui semblait importer davantage, que d’en faire le tour, se disant peut-être que faire le tour des idées, quand il ne se réduit pas à se promener indéfiniment, aboutit toujours à revenir au point de départ. Il a pris l’idée de liberté, il s’y est attaché, il l’a analysée et scrutée avec une grande force et une grande pénétration de regard ; il l’a épuisée. Il en a si bien vu le fond que c’est chez lui-même que ceux qui n’aiment point ce principe peuvent aller chercher des argumens à le ruiner ; il n’y a que les théoriciens très complets et très logiques qui peuvent suffire comme terrain d’opération à leurs adversaires. Cette idée, elle était en germe au fond de son caractère comme sont toujours nos idées maîtresses ; égoïste inconséquent et maladroit, ce qui lui fait honneur, dans sa conduite, il a fait du libéralisme un égoïsme intelligent, du sentiment religieux une religion intérieure où le croyant, le prêtre et peut-être le Dieu risquent de se confondre en une trinité intime. On peut craindre qu’il y ait dans tout cela un sentiment insuffisant de la solidarité humaine. Mais ceux qui prêchent la solidarité tombent si souvent dans l’inconséquence de la comprendre à leur profit, et la transforment si volontiers en un égoïsme absorbant, qu’on finit par trouver presque de la générosité à un égoïsme plus solitaire.

Et puis, bonne ou mauvaise, salutaire ou périlleuse, cette idée était bien celle du siècle. Déclin des forces de cohésion, mise en liberté des forces individuelles, allégement du joug de l’état, relâchement du lien religieux, carrière ouverte à l’initiative de chacun, c’était le grand fait de l’âge nouveau. Constant n’a que présenté un fait sous la forme d’une idée ; mais précisément c’est son mérite et son service ; car d’abord il est très probable que nous ne faisons jamais qu’habiller en idées les grands faits qui nous enveloppent et nous entraînent, et, par exemple, la révolution française n’est qu’un fait ; mais elle est devenue une idée plus tard ; ensuite, il est très bon de transformer un fait en idée : il n’en est ni plus ni moins ; mais à le spiritualiser on peut le rendre moins brutal. Le despotisme de Louis XIV devient nécessairement quelque chose de plus noble dans la Politique tirée de l’Écriture sainte qu’il n’est dans la réalité, et de ce qu’il est devenu dans la théorie, quelque chose peut en retourner dans la pratique et l’améliorer. De même, aux hommes affranchis présenter l’affranchissement comme un principe, c’est lui donner la dignité d’une chose morale, et tel qui dans le fait ne verrait qu’une bonne occasion, dans l’idée peut trouver un titre de noblesse dont il s’inquiète de se montrer digne. L’homme sanctifie les choses en les pensant, et du fait le plus grossier, qu’il spiritualise, peut finir par faire une religion. Constant a rendu ce service de consacrer la liberté par la théorie qu’il en a faite.

Même en choses religieuses, il est au moins honorable pour Constant d’avoir parlé sur ce sujet avec gravité. Qu’il n’eût pas le sentiment religieux, il est possible ; mais il avait ce commencement de religion qui consiste à considérer la religion comme chose sérieuse. Au sortir du XVIIIe siècle, c’était un mérite. Il a laissé un livre dont les conclusions sont discutables, mais dont l’esprit est élevé. Après Dupuis et Volney, en face de Chateaubriand trop étourdi par son imagination et qui ne s’aperçoit pas qu’il lui arrive d’être catholique jusqu’à en être un peu païen, Constant, introduisait dans la pensée française un élément qui lui manquait tout à fait, c’est à savoir un peu, — je dis un peu, — d’esprit protestant. Nous avions eu du catholicisme, du jansénisme, du mysticisme et de l’irréligion violente. Une manière grave, un peu froide, mais consciencieuse, d’examiner l’instinct religieux, avec le souci de le rattacher toujours à la loi morale et d’en faire un soutien intérieur, un viatique du cœur plutôt qu’un enchantement de l’imagination, ou une discipline imposée, c’était chose nouvelle chez nous, qui a reparu après Constant, mieux comprise par d’autres que par lui, qui a eu sa part dans l’histoire des idées du XIXe siècle, son influence réelle, encore que limitée, et qu’il me semble qu’il est le premier, quoique insuffisamment convaincu et pénétré, à avoir montrée.

Pour toutes ces raisons, c’est un initiateur, c’est un esprit original, c’est un homme qui n’est pas au-dessous, chose rare, des idées qu’il expose. On n’a pas écrit Adolphe sans être presque un grand artiste, ni inventé le libéralisme sans être presque un grand esprit.


EMILE FAGUET.