Belphégor (Machiavel, trad. Périès)

Pour les autres utilisations de ce mot ou de ce titre, voir Belphégor.
Traduction par Jean Vincent Périès.
Texte établi par Charles LouandreCharpentier et Cie (p. 321-334).

nouvelle très plaisante

de

l’archidiable belphégor


AVERTISSEMENT

« La contrée d’Italie, dit Ginguené, qui semble avoir été la plus féconde en conteurs, et s’être, pour ainsi dire, approprié le genre du conte, c’est la Toscane et surtout Florence. Là il prit naissance, là il établit son empire. Ce fut Machiavel qui rouvrit le premier la carrière quelques temps abandonnée, en publiant sa nouvelle de Belphegor. On a prétendu qu’il n’était point heureux chez lui, et qu’il avait écrit cette ingénieuse nouvelle tout exprès pour y peindre le caractère de sa femme dans celui de cette madame Honesta, dont l’humeur diabolique força le diable à se replonger avant le temps dans l’autre enfer, moins insupportable pour lui que l’enfer d’un tel ménage. Cela parait contredit par les expressions de tendresse dont il se sert et par la confiance absolue qu’il professe pour elle, surtout dans son premier testament… Quoi qu’il en soit, il est du moins constant que c’est la satire la plus piquante contre toutes les femmes. Cette nouvelle, qui est traduite ou paraphrasée dans toutes les langues, prouve une fois de plus la flexibilité du génie de l’auteur, qui ne brille pas au moins dans ce genre qu’en d’autres bien plus importants. Elle a paru aux académiciens de la Crusca écrite avec tant de pureté qu’ils l’ont citée dans leur vocabulaire comme un des textes de langue, honneur qu’ils n’ont pas accordé à tous les ouvrages de Machiavel. Mais ce qui vaut mieux encore, elle est rédigée avec tan d’intérêt qu’on regrette en la lisant que l’auteur n’en ait pas composé un plus grand nombre. Si l’on en croit Matteo Bandello, Machiavel lui en aurait raconté une autre, ce qui nous conjecturer qu’il passait aussi de son vivant pour conteur. Peut-être dans ses loisirs composait-il, en effet, de ces productions légères qu’il aura ensuite négligées ou dédaigné de recueillir, mais que se seront appropriées des auteurs moins graves et moins difficiles qui les auront publiées sous leur nom. C’est ce qui arriva au sujet de Belphégor. Le Brevio, quoique prélat, ne se fit point scrupule de la publier en 1545 comme une de ses productions, et le plagiaire aurait peut-être triomphé, si Bernard Junte, en 1549 et plus encore François Doni, en 1551, n’eussent évidemment prouvé le plagiat, et rendu à Machiavel ce qui lui appartenait. »

La nouvelle de Belphégor a été traduite en français par Tannergui Lefebvre, en 1665, et imitée, sous le même titre, par La Fontaine, qui d’ailleurs ne cache pas sa reconnaissance envers le grand écrivain qui l’a inspiré, et qui dit dans son épître à Huet, en date du 5 février 1687 :

 
             Je chéris l’Arioste et j’estime le Tasse ;
             Plein de Machiavel, entété de Boccace,
             J’en parle si souvent qu’on en est étourdi





ARGUMENT.

L’archidiable Belphégor est envoyé dans ce monde par Pluton, avec l’obligation d’y prendre femme. Il arrive, se marie, mais, ne pouvant supporter la hauteur de sa moitié, il aime mieux retourner en enfer que de se rejoindre à elle.

Voici ce qu’on lit dans les anciennes chroniques de Florence : Un très saint homme, dont la vie à cette époque édifiait tout le monde, raconte que, plongé un jour dans ses pieuses méditations, il vit, grâce à ses prières, que la plupart des âmes des malheureux mortels qui mouraient dans la disgrâce de Dieu, et qui se rendaient en enfer, se plaignaient toutes, ou du moins en grande partie, de n’être condamnées à cette éternelle infortune que pour avoir pris femme. Minos et Rhadamante, ainsi que les autres juges d’enfer, ne pouvaient trop s’étonner de ces plaintes, et ne voulaient point croire que les calomnies dont les damnés accablaient le sexe féminin eussent le moindre fondement ; cependant, comme ces reproches se répétaient chaque jour, ils en firent rapport à Pluton, qui décida que tous les princes de l’enfer se rassembleraient pour examiner mûrement cette affaire, et délibérer sur le parti le plus propre à en découvrir la fausseté ou à en démontrer l’évidence ; en conséquence, le conseil ayant été convoqué, Pluton s’exprima en ces termes :

« Mes très chers amis, quoique je sois le maître de cet empire par une disposition céleste et la volonté irrévocable du Destin, et que par conséquent je ne puisse être soumis au jugement ni de Dieu ni des hommes, cependant, comme la plus grande preuve de sagesse que sauraient donner ceux qui peuvent tout est de se soumettre aux lois, et de s’appuyer sur le conseil d’autrui, j’ai résolu de vous consulter aujourd’hui sur la conduite que je dois tenir dans une affaire qui pourrait être honteuse pour cet empire. En effet, les âmes de tous les hommes qui arrivent dans notre royaume disent dans leurs plaintes que les femmes en sont cause ; et comme cela me paraît hors de toute croyance, je crains, si nous rendons notre jugement d’après ces plaintes, qu’on ne nous taxe de trop de cruauté, et si nous ne le rendons pas, qu’on ne nous regarde comme trop peu sévères et trop peu amateurs de la justice. Et comme de ces manières d’agir, l’une est le défaut des hommes légers, l`autre, celui des hommes injustes, et que nous voulons éviter les inconvénients qui pourraient résulter de l’une et de l’autre, n’en avant point trouvé le moyen, nous vous avons fait appeler en notre présence, afin que vous nous aidiez de vos conseils, et que cet empire qui, par le passé, a toujours subsisté sans honte, vive également sans honte à l’avenir. »

Le cas parut, à chacun des princes de l’enfer, de la plus grande importance, et digne d’un examen approfondi ; mais si tous étaient d’accord sur la nécessité de découvrir la vérité, tous différaient sur les moyens. Ceux-ci voulaient que l’on envoyât l’un d’entre eux dans le monde, sous une forme humaine, afin de savoir par lui-même ce qui en était ; ceux-là, qu’on y en envoyât plusieurs. Les uns pensaient qu’il était inutile de prendre tant de peine, et qu’il suffirait d’obliger quelques âmes à confesser la vérité a force de tourments variés ; cependant, comme la majorité penchait pour que l’on envoyât un démon, on s’arrêta enfin à ce parti ; mais personne ne se souciant de prendre volontairement sur soi une pareille entreprise, on décida de s’en rapporter au sort. Il tomba sur l’archidiable Belphégor, qui avant d’avoir été précipité du ciel était archange. Quoique peu disposé à se charger de ce fardeau, il se soumit toutefois à l’ordre de Pluton, et se prépara à exécuter ce que l’assemblée venait d’arrêter. Il s’obligea à suivre exactement et de tous points les conditions qui avaient solennellement convenues entre eux. Voici en quoi elles consistaient : on devait donner immédiatement à celui auquel cette commission serait confiée une somme de cent mille ducats, avec laquelle il devait venir ce monde sous une forme humaine, y prendre femme, vivre pendant dix ans avec elle, feindre au bout de ce temps de mourir, revenir en enfer, et rendre compte à ses supérieurs, par sa propre expérience, des inconvénients et des désagréments du mariage. Il fut convenu, en outre, que durant ce laps de temps il serait exposé à toutes les incommodités, et à tous les maux auxquels les hommes sont sujets, et qu’entrainent à leur suite la pauvreté, la prison, les maladies et toutes les autres infortunes, à moins qu’il ne parvint à les éviter par son adresse ou son esprit.

Belphégor, ayant donc accepté les conditions et l’argent, s’en vint dans le monde, et, accompagné d’une suite brillante de valets et de gens à cheval, il entra dans Florence de la manière la plus honorable. Il avait choix de cette ville entre toutes les autres, parce qu’elle lui parut plus indulgente pour ceux qui aiment à faire valoir leur argent par l’usure. Ayant pris le nom de Roderigo di Castigha, il loua une maison dans le quartier d’Ognissanti. Pour qu’on ne pût découvrir qui il était, il sema le bruit qu’il avait quitté l’Espagne tout jeune encore pour se rendre en Syrie, et que c’était à Alep qu’il avait gagné tout ce qu’il possédait ; qu’il était parti dans ce pays pour venir en Italie, afin de se marier dans une contrée plus humaine, plus civilisée, et plus conforme à sa manière de penser.

Roderigo était un très bel homme, qui paraissait âgé d’une trentaine d’années ; le bruit de ses richesses se répandit en peu de jours ; toutes ses actions dénotaient un caractère doux et généreux ; aussi beaucoup de nobles citoyens qui avaient des filles et peu d’argent s’empressèrent de les lui offrir. Parmi toutes celles qui lui furent présentées, Roderigo fit choix de la plus belle, que l’on nommait Honesta, et qui était fille d’Amerigo Donati ; ce dernier avait en outre trois autres filles presque en âge d’être mariées, et trois fils déjà hommes faits. Quoique de la première noblesse, et jouissant dans Florence de la meilleure réputation, toutefois Amerigo était très pauvre, eu égard à sa nombreuse famille et à sa condition. Roderigo fit des noces splendides et magnifiques, et ne négligea rien de tout ce que l’on exige en pareilles circonstances ; car au nombre des obligations qui lui avaient été imposées au sortir de l’enfer, se trouvait celle d’être soumis à toutes les passions humaines. Il se plut aux honneurs et aux pompes du monde, et attacha du prix aux louanges des hommes, ce qui le jeta dans de grandes prodigalités. D’un autre côté, il n’eut pas demeuré longtemps avec madame Honesta, qu’il en devint éperdument amoureux, et qu’il ne pouvait plus vivre lorsqu’il la trouvait triste ou ennuyée.

Avec sa noblesse et sa beauté, madame Honesta avait apporté dans la maison de Roderigo un orgueil si démesuré, que Lucifer n’en eut jamais un pareil. Roderigo, qui pouvait comparer l’un et l’autre, regardait celui de sa femme comme infiniment supérieur ; mais il devint plus grand encore lorsqu’elle s’aperçut de l’amour que son mari ressentait pour elle : croyant en être de tout point l’absolue maîtresse, elle lui donnait ses ordres sans égard et sans pitié ; et s’il lui refusait quelque chose, elle ne balançait pas à l’accabler de reproches et d’injures. Tout cela était pour le pauvre Roderigo la source des chagrins les plus vifs. Toutefois, par considération pour son beau-père, pour ses frères, pour sa famille, pour les devoirs du mariage et l’amour qu’il portait à sa femme, il prenait son mal en patience. Je ne parlerai pas des dépenses considérables qu’il faisait pour l’habiller à la mode, lui donner de nouvelles parures, attendu que, dans notre cité, on a l’habitude de changer assez fréquemment ; mais pressé par ses importunités, il fut obligé, pour vivre sans noise avec elle, d’aider son beau-père à marier ses autres filles : nouveau gouffre où s’engloutit une portion de ses richesses.

Bientôt après, pour conserver la paix du ménage, il fallut envoyer un des frères de sa femme dans le Levant, avec des marchandises, ouvrir à l’autre, dans Florence, une boutique de batteur d’or ; opérations dans lesquelles il vit passer la majeure partie de sa fortune.

Ce n’est pas tout : lorsque venait le carnaval ou la Saint-Jean, époque où toute la ville se met en fête, et où les citoyens nobles et riches se font réciproquement les honneurs de chez eux, en s’invitant à des repas splendides, madame Honesta, qui ne voulait pas paraître au-dessous des autres dames, exigeait que son Roderigo se distinguât par sa magnificence. Les raisons que j’ai déjà rapportées lui faisaient tout supporter avec beaucoup de patience ; et il n’en aurait ressenti aucune peine, quoique la charge fût bien lourde, s’il en avait vu naître la paix de sa maison, et s’il avait pu attendre tranquillement le moment de sa ruine. Mais il éprouva tout le contraire ; car aux dépenses insupportables se joignirent les humeurs plus insupportables encore de sa femme : aussi n’y avait-il dans la maison ni valet ni servante, qui, au bout de quelques jours, pût se décider à y rester plus longtemps. Il en résultat pour Roderigo les inconvénient les plus graves : il ne pouvait garder un domestique sur la fidélité duquel il put compter et qui prit à cœur ses intérêts. Les diables mêmes qu’il avait amenés avec lui, et qui faisaient partie de sa maison, imitèrent les autres, et aimèrent mieux revenir brûler en enfer que de vivre dans ce monde sous les ordres d’une pareille femme.

Au milieu de cette vie tumultueuse et agitée, Roderigo, grâce à ses prodigalités désordonnées, ayant mangé tout l’argent qu’il avait en réserve, commença à vivre sur l’espoir des rentrées qu’il attendait du ponant et du levant. Comme il jouissait encore d’un excellent crédit, il se mit à emprunter pour faire honneur à ses affaires ; mais, ayant été obligé de recourir à un grand nombre de prêteurs, il fut bientôt connu de tous ceux qui exerçaient ce métier sur la place. Il n’y avait que fort peu de temps qu’il avait eu recours à cet expédient, lorsque tout à coup on reçut du Levant la nouvelle que l’un des frères de madame Honesta avait perdu au jeu tout l’avoir de Roderigo, et que l’autre revenant sur un vaisseau chargé de marchandises qu’il avait négligé de faire assurer, avait fait naufrage, et s’était perdu corps et biens. À peine ce bruit se fut-il répandu, que tous les créanciers de Roderigo tinrent une assemblée ; ils le soupçonnaient bien d’être ruiné ; mais ne pouvant encore s’en assurer, attendu que l’échange de ses billets n’était point arrivée, ils convinrent entre eux de l’observer adroitement, afin qu’il ne pût, aussitôt dit que fait, se sauver en cachette.

Roderigo, de son côté, ne voyant aucun remède à son mal, et sachant à quoi les lois de l’enfer le contraignaient, pensa à fuir à tout prix ; un beau matin il monta donc à cheval et sortit par la porte de Prato, voisine de sa demeure. On ne se fut pas plutôt aperçu de sa fuite, que le bruit s’en répandit parmi ses créanciers, qui s’adressèrent soudain aux magistrats, et qui non seulement mirent les huissiers aux trousses du fugitif, mais le poursuivirent eux-mêmes en tumulte.

Roderigo, quand on apprit sa fuite, était à peine à un mille de la ville ; de sorte que, se voyant dans un mauvais pas, il prit le parti, pour fuir plus secrètement, de quitter le grand chemin, et de chercher fortune à travers champs ; mais les nombreux fossés dont le pays est coupé retardaient infiniment sa marche ? Voyant alors qu’il lui était impossible d’aller à cheval, il se mit à se sauver à pied, laissant sa monture sur la route ; et, après avoir longtemps marché à travers les vignes et les roseaux qui couvrent la contrée, il arriva près de Peretola, à la maison de Giov. Matteo del Bricca, l’un des laboureurs de Giovanni del Bene. Heureusement, il trouva Giov. Matteo qui revenait au logis pour donner à manger à ses bœufs : il se recommanda à lui, et promit, s’il se sauvait de ceux qui le poursuivaient pour le faire mourir en prison, de le rendre riche à jamais, et de lui en donner à son départ une marque si évidente, qu’il ne pourrait se refuser d’y croire ; lui permettant, s’il manquait à sa parole, de le livrer lui-même aux mains de ses ennemis. Quoique paysan, Giov. Matteo ne manquait pas de finesse : jugeant qu’il ne risquait rien, il promit de sauver Roderigo ; et, l’ayant fait monter sur un tas de fumier, il le recouvrit avec des roseaux et d’autres broussailles qu’il avait ramassés pour faire du feu.

À peine Roderigo avait-il fini de se cacher, que ceux qui le poursuivaient arrivèrent ; mais, quelques menaces qu’ils fissent à Giov. Matteo, ils ne purent arracher de lui l’aveu qu’il l’eut aperçu. Ils poussèrent donc plus loin ; et après avoir cherché vainement toute la journée et le lendemain, ils s’en revinrent à Florence, accablés de fatigue.

Cependant tout bruit ayant cessé, Giov. Matteo tira Roderigo de sa cachette, et le somma de tenir sa parole. « Frère, lui dit ce dernier, tu m’as rendu un bien grand service, et je veux à tout prix t’en témoigner ma reconnaissance ; et, pour que tu ne puisses douter de ma promesse, tu vas apprendre qui je suis. » Là, il lui fit connaître en détail la nature de son être, les conditions qui lui avaient été imposées à sa sortie de l’enfer, et la femme qu’il avait épousée. Il l’instruisit en outre de la manière dont il voulait l’enrichir. Voici en quoi elle consistait : lorsqu’il entendrait dire qu’une femme était possédée, il ne devait pas douter que ce ne fût lui qui l’obsédât ; et il lui promettait de ne sortir du corps de la possédée que lorsque lui, Giov. Matteo, viendrait l’en tirer ; ce qui lui fournirait le moyen de se faire payer comme il l’entendrait par les parents de la fille. Lorsqu’ils eurent convenu ainsi de leur fait, Belphégor disparut soudain.

Quelques jours après le bruit se répandit dans Florence qu’une des filles de messer Ambrogio Amadei, mariée à Buonajuto Tebalducci, était possédée du démon. Les parents ne négligèrent aucun des remèdes dont on use en pareil cas : ils mirent sur sa tête le chef de san Zanobi et le manteau de san Giovanni Gualberto ; mais Roderigo se moquait de tout. Cependant, pour que chacun demeurât convaincu que c’était un esprit qui tourmentait la jeune femme, et non un mal d’imagination, il parlait latin, soutenait des thèses de philosophie, et révélait les péchés cachés des autres : il découvrit entre autres celui d’un moine qui avait tenu pendant plus de quatre années dans sa cellule une femme habillée en novice ; tout le monde en était émerveillé.

Messer Ambrogio était donc extrêmement chagrin, et après avoir inutilement essayé tous les remèdes, il avait perdu espoir de guérir sa fille, lorsque Giov. Matteo vint le trouver, et lui promit de la rendre à la santé s’il voulait lui donner cinq cents florins pour acheter une métairie à Peretola. Messer Ambrogio accepta le marché. Alors Giov. Matteo, ayant fait dire d’abord un certain nombre de messes, et exécuté toutes les simagrées nécessaires pour embellir la chose, s’approcha de l’oreille de la jeune femme, et dit : « Roderigo, je suis venu te trouver pour te sommer de me tenir promesse. » Roderigo lui répondit : « Je ne demande pas mieux ; mais cela ne suffit pas pour t’enrichir ; en conséquence, aussitôt que je serai parti d’ici, j’entrerai dans le corps de la fille du roi Charles de Naples, et je n’en sortirai point sans toi. Tu te feras donner alors la récompense que tu voudras ; mais j’espère alors que tu me laisseras tranquille. » Après ces mots il abandonna la possédée, au grand plaisir et au grand étonnement de toute la ville de Florence.

Il y avait très peu de temps que ceci venait de se passer, lorsque toute l’Italie fut instruite du malheur arrivé à la fille du roi Charles. Tous les remèdes des moines furent sans vertu ; et le roi, ayant eu connaissance de Giov. Matteo, l’envoya chercher à Florence. Notre homme, étant arrivé à Naples, après quelques feintes cérémonies guérit la jeune princesse. Mais Roderigo, avant de s’éloigner, dit à Giov. Matteo : « Tu vois bien que j’ai tenu ma promesse de t’enrichir ; maintenant que je me suis acquitté, je ne te dois plus rien. En conséquence, je te conseille de ne plus paraître devant moi ; car autant je t’ai fait de bien, autant par la suite je pourrais te faire de mal. »

Giov. Matteo retourna donc à Florence extrêmement riche, car le roi lui avait donné plus de cinquante mille ducats, et il ne pensa plus qu’à jouir en paix de ses richesses, ne pouvant croire que Roderigo pensât jamais à lui faire tort. Mais cette idée fut bientôt troublée par le bruit qui se répandit qu’une des filles du roi de France Louis VII était devenue possédée. Cette nouvelle bouleversa l’esprit de Giov. Matteo, quand il vint à penser à la puissance d’un aussi grand roi, et aux menaces que Roderigo lui avait faites. En effet, le roi, n’ayant pu trouver de remède au mal de sa fille, et ayant eu connaissance de la vertu que possédait Giov. Matteo, l’envoya d’abord chercher simplement par un de ses huissiers ; mais Giov. Matteo ayant prétexté quelque indisposition, le roi fut obligé de recourir à la seigneurie, qui contraignit Giov. Matteo à obéir.

Ce dernier se rendit donc à Paris tout chagrin, et exposa au roi qu’il était bien vrai qu’il avait guéri autrefois quelques possédées, mais que ce n’était pas une raison pour qu’il sût ou qu’il pût les guérir toutes ; qu’il s’en trouvait dont le mal était d’une nature si maligne, qu’elles ne craignaient ni les menaces, ni les exorcismes, ni la religion même ; que toutefois il était prêt à faire son devoir, mais qu’il le priait de lui pardonner s’il ne parvenait à réussir. Le rot irrité lui répondit que s’il ne guérissait pas sa fille, il le ferait pendre. Cette menace épouvanta Giov. Matteo, qui, ayant fait venir la possédée en sa présence, s’approcha de son oreille et se recommanda humblement à Roderigo, en lui rappelant le service qu’il lui avait rendu, et en lui faisant sentir quel exemple d’ingratitude il donnerait s’il l’abandonnait dans un péril aussi grave. Mais Roderigo lui répondit : « Eh quoi ! vilain traître, tu ne crains pas de paraître devant moi ! Crois-tu pouvoir te vanter d’avoir été enrichi par mes mains ? Je veux te faire voir, ainsi qu’à tout le monde, que je sais donner et ôter à mon gré ; et avant que tu puisses partir d’ici, sois sûr que je te ferai pendre. »

Giov. Matteo, se voyant alors sans ressource, chercha à tenter fortune par une autre voie ; et, ayant fait éloigner la possédée, il dit au roi : « Sire, ainsi que je vous l’ai dit, il y a un grand nombre d’esprits qui sont si malins, qu’il est impossible d’en avoir bon parti ; et celui-ci est du nombre. Je veux pourtant faire une dernière épreuve : si elle réussit, Votre Majesté et moi nous aurons atteint notre but : si elle est sans résultat, je serai en votre pouvoir, et vous aurez de moi la miséricorde que mérite mon innocence. Votre Majesté fera donc dresser, sur la place de Notre-Dame, un vaste échafaudage capable de contenir tous vos barons et tout le clergé de cette ville ; vous ferez orner cet échafaudage de tentures d’or et de soie, et au milieu vous ferez placer un autel. Je demande que dimanche prochain, dans la matinée, Votre Majesté, avec tout son clergé, ainsi que tous les princes et les grands du royaume, vous vous rendiez avec une pompe royale, et couverts de vos parures les plus magnifiques, sur cette place, où, après avoir fait célébrer d’abord messe solennelle, vous ferez venir la possédée. Je veux en outre qu’il y ait à l’un des coins de la place une vingtaine de musiciens au moins, avec des trompettes, des cors, des tambours, des cornemuses, des cymbales, et autres instruments bruyants, lesquels, lorsque je lèverai mon chapeau, se mettront à faire retentir leurs instruments, et s’avanceront vers l’échafaudage. J’espère que ce moyen, joint à quelques autres remèdes secrets, aura la force de faire partir le démon. »

Le roi donna soudain les ordres nécessaires ; et, le dimanche suivant arrivé, l’échafaudage se trouva bientôt rempli de hauts personnages, et la place de peuple : on célébra la messe, et la possédée fut amenée sur l’échafaudage par deux évêques et une foule de seigneurs. Quand Roderigo vit cette foule immense réunie, et tout cet appareil, il en demeura tout stupéfait, et se dit en lui-même : « Quel est donc le dessein de ce misérable manant ? Croit-il me faire peur avec toute cette pompe ? Ne sait-il pas que je suis accoutume à voir les magnificences du ciel et les supplices de l’enfer ? Je le châtierai comme il le mérite. »

Gioiv. Matteo s’étant alors approché de lui, et l’ayant supplié de vouloir bien sortir, il lui répondit : « Oh ! oh ! tu as eu là une excellente idée ! Qu’espères-tu faire avec tout ce grand apparat ? Crois-tu par là te dérober à ma puissance et à la colère du roi ? Vilain manant, tu n’éviteras pas d’être pendu. » L’autre le supplia de nouveau, et Roderigo ne lui répondit que par de nouvelles injures. Alors Giov. Matteo, jugeant inutile de perdre plus de temps, donna le signal avec son chapeau, et les gens qu’il avait chargé de faire du bruit se mirent à sonner de leurs instruments et s’avancèrent vers l’échafaudage avec une rumeur qui s’élevait jusqu’au ciel. À ce tapage Roderigo ouvrit de grandes oreilles ; et ne sachant ce que cela voulait dire, dans son étonnement il demanda, plein de trouble, à Giov. Matteo, ce que tout ce tumulte signifiait. Giov. Matteo, feignant une grande frayeur, lui répondit aussitôt : « Hélas ! mon cher Roderigo, Dieu me pardonne, c’est ta femme qui vient te trouver. » C’est vraiment merveille de voir à quel point l’esprit de Roderigo fut épouvanté en entendant prononcer le seul nom de sa femme : sa frayeur fut si grande, que, sans réfléchir s’il était possible ou raisonnable que ce fût elle, sans répondre un seul mot, il s’enfuit tout tremblant, délivrant ainsi la jeune fille, et aimant mieux retourner en enfer rendre compte de ses actions, que de se soumettre de nouveau aux ennuis, aux désagréments et aux dangers qui accompagnent le joug matrimonial. C’est ainsi que Belphégor, de retour aux enfers, put rendre témoignage des maux qu’une femme amène avec elle dans une maison ; et que Giov. Matteo, qui en sut plus que le diable, s’en revint bientôt tout joyeux chez lui.