Belluaires et porchers/Un Voleur de Gloire

Stock (p. 37-50).


IV

UN VOLEUR DE GLOIRE


À LOUIS GATUMEAU

Ma foi ! je ne croyais pas si bien dire lorsque j’annonçais dimanche dernier, mon intention de parler bientôt d’Alphonse Daudet. J’avais, alors, simplement en vue quelque déballage ultérieur de ce mercanti de plume qui pratique avec un si chronique succès, au théâtre et dans ses romans de cocagne, le négoce fructueux des lettres.

Mais, voici. Je venais de m’occuper de théâtre précisément, à l’occasion de M. de Goncourt, et on me fit observer que les représentations de Tartarin sur les Alpes étant à la veille de prendre fin, je m’exposerais aux regrets les plus cuisants, si je négligeais d’aller entendre et d’aller voir cette machine extraordinaire où l’auteur des Rois en exil a tant démontré l’ignominie des faciles applaudissements.

J’y suis donc allé, à Tartarin sur les Alpes, et mon impression a été si forte que je serais bien incapable aujourd’hui de n’importe quel propos qui ne se rapportât point à Daudet. Ah ! je le confesse, l’excès de mon dégoût a déconcerté la prescience de mon mépris, en dépassant jusqu’à l’infini ses oracles et ses présages !

J’avais lu le livre qui parut, il y a deux ans, et qui était une rallonge commerciale à l’ancienne farce du même auteur, intitulée Tartarin de Tarascon. C’était une façon de guide cocasse à l’usage des explorateurs dont l’âme ne s’entrebâille que sur les plus hautes cimes et qui veulent crever de rire en gravissant les sentiers des monts.

On y trouvait à foison cette bonne vieille gaieté de commis-voyageur qui s’épanouit aux tables d’hôte et qui produit sur l’âme poussiéreuse des mufles ambiants le rafraîchissant effet d’une si céleste brise. Il y avait çà et là, — dans les intervalles des glaciers, — quelques sympathiques réclames pour des hôtels et des établissements hygiéniques. On y vantait les bonnes façons et le sentiment élevé de divers touristes appartenant à diverses patries, en vue de plaire à tous les peuples et de rendre aussi internationale que possible, la marchandise. Enfin, c’était une excellente affaire de librairie, admirablement lancée, d’ailleurs, et qui rapporta, dit-on, une somme énorme à l’honorable romancier.

Moi, j’avais cru qu’il n’était pas possible de se déshonorer littérairement d’une manière plus cynique et plus absolue. Je me trompais. Alphonse Daudet a trouvé le moyen d’extraire de cet invraisemblable bouquin une pièce à tableaux dont la vilenie et la stupidité sont à faire mugir les constellations.

Avec tout le respect dont je suis capable, j’ai mentionné, l’autre jour, l’excessive humiliation d’un artiste s’envasant dans les immondices de cette voirie qu’on est convenu d’appeler théâtre. Pourtant, cette erreur lamentable n’était pas dénuée d’excuses. Il y avait le rêve insensé de demeurer quand même, d’être plus que jamais un artiste au ras de ces Maremmes dont l’exhalation peut empoisonner les aigles jusqu’au fond du ciel. Quelques mots d’écrivain, quelques situations, purent être recueillis à l’état d’épaves, sur la rive désolée, par quelques sauveteurs intrépides.

Dans le cas d’Alphonse Daudet, je crois, Dieu me pardonne, que c’est le contraire. Le cloaque paraît aggravé.

Certes, on n’est pas exposé au vertige quand on s’assied sur les œuvres de ce romancier, mais enfin, il a donné, quelquefois, l’illusion d’avoir écrit quelque chose, et cela seul le perchait infiniment au-dessus des théâtriers et des saltimbanques les plus enviés.

Eh bien ! il a déchiré les entrailles de notre mère commune pour se fourrer au-dessous d’eux, leur apportant une œuvre déjà fétide, qu’il s’agissait, — par leurs avis, — d’imbécilliser jusqu’au miracle, de remâcher en toutes ses parties, de triturer à nouveau et de rouler en boudin sur de sales planches ; d’amalgamer avec d’autres cochonneries ramassées partout, de saupoudrer des plus vomitifs calembours, des turlupinades les plus laxatives, des bouffonneries les plus basses, les plus décriées, les plus avariées, les plus éculées, les plus jetées au coin de toutes les bornes mal famées par le dernier de tous les pitres au désespoir.

Cela pour procurer la délectation et le rassasiement d’un public acéphale d’employés de commerce et de petits rentiers, qui redemanderaient peut-être leur argent si on leur servait la cinquantième partie du demi-quart d’un tout petit mot littéraire.

Mais ils peuvent bien être tranquilles avec Daudet. Ce n’est pas lui qui les détroussera du trésor de leur imbécile joie. Si l’auteur de Tartarin sur les Alpes exhibait son âme, on en entendrait sortir la quintessentielle oraison d’amour des littérateurs prostitués :

— Ô doux et clément public, ne me lâche pas, ne porte pas ton saint argent dans un autre lieu de délices. Ô mignonne chérie, foule de mon cœur, mes entrailles sont brûlantes d’amour pour toi et il n’est rien que je ne fasse pour échapper à la damnation de perdre la vue de ton porte-monnaie ravissant ! Je me mettrai tout nu pour te satisfaire et tu passeras sur moi les plus monstrueuses fantaisies de ta crapule adorée. Je veux faire de mon visage un tapis pour tes pieds divins ! Si tu me paies, mon ange très-beau, qu’importe où ils aient marché ! Tu les nettoieras, tu les décrotteras avec soin sur mes narines qui n’auront jamais respiré de plus délicieux parfums et j’enroulerai, si tu veux, mon abondante chevelure autour de tes abatis charmants, pour les essuyer ! Tu auras ainsi l’illusion de tenir sous toi, tout à fait au-dessous de toi, et de déshonorer pour l’éternité, la littérature, le grand Art, l’Idéal humain dont je suis vraiment trop heureux, pour quelques sous, de t’abandonner en ma personne, l’un des coryphées !

Un jour, un pauvre homme, un indigent très-notoire fut trouvé mort dans son galetas. Le légal décès du marmiteux ayant été constaté, survint un individu sagace que son opulence connue remplissait du droit de promulguer une opinion personnelle. En conséquence, il proféra que le dolent pauvre enfin décédé, lui ayant toujours inspiré une de ces intuitives défiances qui paralysent l’essor de la charité la moins ordonnée, il avait les plus légitimes raisons de supposer son cadavre étendu sur une paillasse gonflée de richesses, comme on l’a remarqué, d’ailleurs, si souvent, des cadavres de mendicitaires.

Bref, sur la déclaration de cet observateur perspicace, il fut procédé à une enquête immédiate et quand le misérable mort eut été déposé par terre et sa vermineuse paillasse bouleversée de fond en comble, savez-vous la chose inouïe qu’on y découvrit ?… Rien, absolument rien, et jamais l’étonnement humain n’avait été aussi grand.

Au point de vue littéraire, l’indigent Alphonse Daudet me représente assez exactement ce calamiteux, à cela près qu’il prend très-bien ce qu’on ne lui donne pas et que sa paillasse de défunt ne décevrait les soupçons d’aucun vigilant roublard.

Les livres des autres sont les grands chemins par lesquels il rôde et sa besace est toujours pleine quand il a fini sa tournée. Il prospère ainsi de toutes les façons imaginables, récoltant l’or ou le billon des passants intellectuels et le plaçant avec sagesse pour en tirer le meilleur profit. Il se fabrique de la gloire avec la pensée d’autrui et transmue cette gloire en très-bon argent par la vertu philosophale du caillou qui lui sert de cœur.

Il est incontestable qu’Alphonse Daudet a su conquérir une grande situation d’artiste. Les femmes pour lesquelles il a toujours exclusivement travaillé, lui savent gré de larmoyer perpétuellement dans le carrefour des idées banales, de n’avoir jamais écrit une page virile et, surtout, de posséder ce style visqueux et blanchâtre que les romanciers pour dames se font passer, — comme un morceau de savon dans un lavoir de pauvresses, — depuis Saintine jusqu’à Paul Bourget. On pourrait être, à moins de frais, rutilant de gloire.

Veut-on savoir, maintenant, les noms des écrivains qu’il a démarqués : Balzac, Dickens, Barbey d’Aurevilly, Goncourt, Flaubert, Zola, Paul Arène, — jusqu’à Paul Arène, justes Cieux ! — et je ne sais combien d’autres encore, dont la multitude m’effare. Tels sont ceux qui l’ont allaité, gavé, saturé jusqu’à la pléthore, qu’ils le voulussent ou non, qu’ils en fussent informés ou qu’ils l’ignorassent. C’est l’homme orchestre de la littérature qui s’assimile tous les instruments.

Ce qui peut confondre, par exemple, c’est le toupet du plagiaire, crochetant les livres les plus connus, tels que ceux du fameux Dickens. Dans Fromont jeune, par exemple, cette Désirée Delobelle, apprêteuse d’oiseaux-mouches, qui lui a valu tant d’éloges, est identiquement décalquée sur l’habilleuse de poupées de l’Ami commun, et dans Jack, imité presque tout entier de David Copperfield, on rencontre des morceaux énormes qui font penser à la besogne de quelque malheureux expéditionnaire.

Si, du moins, il ne châtrait pas ceux qu’il dévalise ! Mais, que voulez-vous ? il ne s’adresse pas aux lecteurs que choisirait un écrivain mâle, c’est dans le sillage du calicot qui est forcé d’offrir sa denrée et, dès longtemps, il s’est appris à couper très-bien tout ce qui dépasse.

Voyez comme il a gentiment émasculé M. de Goncourt et le Crotoniate Flaubert dans Sapho, et ce que devient, à travers le personnage de son praliné Gaussin, le Frédéric Moreau de l’Éducation sentimentale.

Je serais curieux de savoir s’il recevait chez lui le pauvre diable récemment défunt que tous les gens de lettres ont connu sous le nom de Nicolardot. C’était l’homme le plus renseigné de France sur les menus potins de l’Académie et il me paraît avoir été soutiré d’une jolie façon, celui-là ! Dans l’Immortel, je retrouve tout mon Nicolardot, jusqu’à son style de merlan de séminaire, que Daudet, par grand miracle, n’avait pas à sopraniser.

Alphonse Daudet devrait toujours être désigné comme auteur de Jack et de Fromont jeune, parce que, en réalité, ce sont bien là ses deux livres les plus réussis, c’est-à-dire ceux où ses rares dons d’imitateur, d’adaptateur et de copiste ont le plus heureusement éclaté.

Hélas ! tous ses romans, sans exception, pourraient être confiés aux jeunes personnes, s’il avait su se borner à Dickens qui lui allait comme un gant. La virilité de cet excellent Anglais ne menaçait pas les planètes et l’opérateur n’aurait pas eu grand travail. Le dos du couteau aurait suffi. Mais il a voulu devenir le chef de l’école naturaliste. Il a voulu montrer, comme Zola, des muscles et de la puissance, et le pauvre petit s’est un peu fourbu.

Il y a dans le début de ce livre à la glucose, qui s’intitule mystérieusement Sapho, un grêle et joli monsieur qui veut porter une femme dans ses bras depuis le rez-de-chaussée jusqu’au quatrième étage, et qui pense mourir de fatigue en arrivant au dernier palier. S’il fallait monter trois marches de plus, il dégringolerait avec son fardeau. Telle est évidemment l’histoire de ce chef d’école.

Par bonheur, ses ambitions n’ont jamais été bien comprises de sa clientèle qui lui a continué sa confiance et nous avons la joie d’assister à des déballages d’éditions du Nabab et de l’Immortel aussi nombreuses que celles de la Terre ou de Germinal. Émile Zola doit avoir, tout de même, de sacrées pensées quand il aperçoit entre ses deux pieds de Goliath, l’ombre chétive de cet avorton qui s’efforce de grimper à lui !

Et M. de Goncourt donc ! le familier de la maison, l’oncle d’Amérique si tendrement caressé et si jalousement confisqué à toute influence étrangère, combien il doit mépriser, dans ses lucides instants, — ce vieux maître de la Faustin, — le frêle cigalier de Roumestan ou de Tartarin !

En sa qualité de prétendant au généralat du Naturalisme, il allait de soi que Daudet se préparât, de longue main, un état-major. Il a donc fait la chasse aux jeunes, avec fureur, et parfois même à quelques vieux, quand le rabattage des dîners en faisait surgir.

Avec sa chevelure de classique modèle italien, son monocle instable, son cigare dans l’œil et son col rabattu sur une éternelle cravate bleu pâle, il reçoit suzerainement la foule de ses lieutenants présumés.

Il voit défiler Philippe Gille, le réclamier littéraire du Figaro, son ami très-cher, auquel il dédia héroïquement l’Immortel, — en reculant jusqu’à l’égout — les frontières de la platitude et de l’infamie ; Aurélien Scholl, le bibliothécaire furtif et l’éditeur pétulant de tous les anas de France, l’un des quarante journalistes immortellement ferrés à claques, dont s’honore le boulevard ; le jeune Hervieu de la maison Hervieu, Potard et Boucher, — soieries, velours et rubans, — qui fait de l’Edgar Poe meilleur pour la Chambre des notaires ou le Tribunal de commerce et qui voyage ainsi, dans l’art fantastique, en vue probablement d’agrandir la notoriété du comptoir natal ; le braillant et bousculant poète Hérédia, Sisyphe constipé d’un sonnet unique éternellement recommencé et danseur de la Bamboula devant le succès, selon le mot amical de Daudet lui-même ; Robert de Bonnières, le joueur de luth de la cour des derniers Valois, fournisseur de petits vers en sucre pour les petits Noëls du grand monde et la plus venimeuse langue de l’univers. Celui-là se meurt, paraît-il, du « grand sympathique » !

N’oublions pas Octave Mirbeau, protégé et réconcilié avec Daudet par Hervieu dont le tendre cœur, — en velours, — s’affligeait d’une brouille ancienne entre ces grands hommes ; Rosny, le sociologue pluvieux, auteur d’un chef-d’œuvre qu’il ne recommencera jamais, et que son pédantisme ouvrier rend aussi désirable aux amants de la gaîté que ses charpentières prétentions à l’élégance mondaine ; enfin, pour n’en pas nommer cinquante autres, le couple Loti, c’est-à-dire Loti et son éternel frère Yves que tous les salons de Paris voudraient s’arracher, tellement ça remue le cœur de voir un si touchant exemple de fraternité !

Ce qui est plus touchant encore et profondément significatif, c’est la haine sauvage de tous ces gens-là les uns pour les autres. Daudet qui se sent méprisé comme un amas de fumier par chacun de ses convives et qui devine avec rage qu’on ne vient chez lui que parce qu’il faut aller quelque part, les déchire séparément aussitôt qu’ils ont décampé.

C’est un va-et-vient de potins atroces. Tous accourent dans cette maison dégorger leur fiel et chacun s’en va chargé d’un butin de dégoût. C’est un négoce incessant de trahisons, de vomissures et d’ignominies.

Il faut être Drumont, l’immense myope de la Fin d’un monde, pour n’y rien voir, pour ne pas comprendre, allant lui-même dans un tel milieu, que cette société des lettres dont il n’a pas su dire un valable mot dans son livre, est, sans contredit, — par sa prépondérante et superfine abomination, l’un des signes les plus certains de ce cataclysme qu’il annonce, — comme certains oiseaux la tempête, sans que la médiocrité sentimentale de cet admirateur sincère du Voleur de gloire ait jamais permis qu’il en expliquât les causes profondes.

Je songe quelquefois à l’éloquent et juste pamphlet que pourrait écrire un indépendant sous ce titre fier : « Les Âmes publiques ». Mais il faudrait un de ceux-là pour qui la vie n’est qu’un tremplin vers la lumière des Éternités et qui regardent comme d’égaux bienfaits l’amertume des réprobations et la dureté des exils, s’il faut payer de ce prix la douceur de ne pas vautrer sa main dans les complaisantes effusions de la camaraderie.

Alphonse Daudet que je n’ai pas craint d’appeler voleur de gloire et qui n’a jamais compris l’existence que comme une occasion de négoce plus ou moins subtil, pensera, sans doute, que je suis profondément offensé de lui voir gagner tant d’argent et qu’il est rafraîchissant pour mon cœur torréfié d’envie de lui mettre le nez dans l’ordure de ses monstrueux plagiats.

Comment ce politique et ce réclamier, aux relations infinies, pourrait-il jamais soupçonner la solitaire majesté de cette impératrice du silence, auréolée d’un nimbe si pâle, dont la domination ne s’exerce que sur les têtes abattues des agonisants ou des morts, et qui se nomme la Vraie Gloire ?

Mais les mots sont dépossédés de leur sens et de leur vertu, dans un temps où le déchet universel des consciences est accompagné d’une correspondante abolition de l’intelligence et du langage. Je me suis accommodé comme j’ai pu de l’acception contemporaine du saint nom de gloire, généralement employé comme synonyme de célébrité, sans oublier, toutefois, son sens profond qui survit aux plus sacrilèges abus des blagueurs et des charlatans.

L’auteur de Jack et de Tartarin serait, sans doute, étonné d’apprendre qu’en s’appropriant indûment, je ne dis plus la gloire, mais son simulacre, il a mis la main d’un profanateur sur la chose réservée et sacrée que tous les prophètes et tous les poètes ont chantée et pour laquelle des millions de martyrs sont morts.

Il est vrai qu’au même instant, ce mauvais Habile apercevrait l’épouvantable inutilité d’avoir tant prostitué son âme à la multitude, d’avoir été si malin, si étonnamment roublard, d’avoir si attentivement calculé ses haines ou ses amitiés d’un jour, en vue d’amasser le fumier d’un peu de vacarme autour de ses misérables romans fruitiers.

Et le salaire final de tout cela, c’est précisément le mépris, le très-juste, l’absolu, l’infernal mépris de ces jeunes dont les artistes à leur déclin recherchent si avidement le suffrage.


31 décembre 1888.