Belluaires et porchers/La Colère d’une Dame

Stock (p. 263-271).


XVII

LA COLÈRE D’UNE DAME


À GEORGES ROUAULT
Tu as un ami, enfin ! En comptant l’acarus sarcopte qui produit la gale, ça te fera deux amis.
Chants de Maldoror.

Elle signe Claudine et paraît être la femelle de ce Claude Larcher qui représente l’amère expérience dans un petit manuel de dessous féminins intitulé Mensonges.

Cette Minerve qui avoue « l’honneur des délices peu compliquées », en même temps que « le désir de renouveler les modes antiques du péché », abuse aujourd’hui de ces agréables nuances pour accabler un malheureux entrepreneur de démolitions.

Ici même, et pas plus tôt qu’avant-hier, elle m’accusa d’être « Pauvre, truculent, hystérique, ordurier, lanceur de boules puantes dans les salons, triste sire intermittent et falot, mais invariablement abject ; un Diogène de lupanar et un fantoche cynique, résumant à lui seul tous les vices, toutes les compromissions, toutes les bassesses ; enfin, un cagot lubrique et parasitaire ».

Tout cela est ennuyeux, parce que les gens simples croiront naturellement que j’ai refusé de coucher avec cette personne, ignorée de moi jusqu’à ce jour, et que je n’ai aucune raison de supposer désirable, surtout si elle ressemble à tel ou tel personnage masculin entrevu çà et là dans les « escaliers de service » où on est certain de me rencontrer sans cesse.

Cependant, je ne m’affligerais pas outre mesure si l’épithète, honorable d’ailleurs, de cagot lubrique, n’impliquait une menace cruelle.

Consœur très-chère, avez-vous songé que cette parole me recommandait au délire de toutes les vieilles passionnées qui vont peut-être se précipiter sur ma carcasse ? Je suis râblé, j’en conviens, tout le monde ne le sait-il pas ? Mais j’ai plus de quarante ans et j’ose avouer que j’aspire au repos.

Cette réserve faite, il ne me reste plus qu’à vous remercier de l’utile réclame dont vous m’avez plastronné ; car je tiens à voir une amie en vous, rien qu’une amie, d’autant plus touchante qu’elle ne dit pas son vrai nom et se dérobe ainsi à ma gratitude.

Grâce à vous, j’obtiens donc enfin de la réclame, de la bonne et sainte réclame que tout le monde à peu près me refusait. Hélas ! je n’osais m’en plaindre, puisque ma fonction lamentable est d’être toujours truculent et de ne jamais rater mon diogénique personnage. Mais vous connûtes mon cœur et vous pénétrâtes le désir dont je grelottais de voir mon nom dans les chroniques.

Alors, avec quel doigté charmant, — ayant l’air de venger le Psychologue, mais en réalité toute remplie du dessein de me servir, — n’esquivâtes-vous pas les mots véritablement cruels, les ingénieuses phrases, les transperçantes allusions qui eussent pu me faire souffrir et enfoncer un mépris valable dans l’esprit de vos lecteurs ?

Avec une générosité qui m’accable, renonçant à vous montrer spirituelle, vous avez ramassé partout les loques d’injures dont les plus chiens de lettres se détournaient avec dégoût. Vous grattâtes, si j’ose dire, le fond des hottes, pour ne servir contre moi que les plus vieilles pannes d’outrages ou de calomnies.

Vraiment, c’est trop. Je veux bien qu’on m’aime, parbleu ! mais non pas au point de se faire passer pour tout à fait imbécile.

Écrire, comme vous le faites, que je suis incapable d’admirer qui que ce soit, à la place même où, la veille encore, j’avais tenté d’exprimer, en de flamboyantes rosaces, la grandeur surnaturelle du Christophore ou la miraculeuse poésie de Baudelaire ! avouez tout de même que c’est par trop bête et qu’il eût été bien facile de m’inonder de notoriété sans diffamer à ce point votre généreux esprit.

Même remarque pour le « bœuf de labour » auquel vous me comparez, bœuf dédaigné par des « taureaux » tels que Paul Bourget, — bœuf inutile et déloyal, impossible même dans le pot-au-feu, qui « bave sur son fumier, souffle dans le vide et reconnaît son impuissance à défricher le moindre coin de terre ».

Mon Dieu ! je ne dis pas, il y a quelques années, cette poudre à punaises pouvait être crue valable et suffisante pour m’exterminer. Mais aujourd’hui que beaucoup de gens ont lu mes livres, un mode si rudimentaire d’occision doit paraître assez puéril.

Cependant, ma petite dame, je ne veux pas vous accabler à mon tour de vos propres gaffes. Les plus habiles peuvent en commettre et je n’ai pas le droit d’oublier que vous avez fait, en somme, ce que vous pouviez pour m’être agréable. Ah ! si vous m’aviez consulté !

En supposant une minute — injurieusement pour vous — que votre intention réelle eût été de me déchirer le cœur, je vous aurais enseigné le véritable article à faire.

Tenez ! par exemple. Ce Salut par les Juifs dont vous révélez si adroitement l’existence à tous ceux qui pourraient encore l’ignorer, — pourquoi donc, ô admiratrice contestable du divin Bourget, n’avez-vous pas dit qu’il m’avait été payé un prix fou par quelque potentat milliardaire de la tribu d’Ephraïm ou de Manassé ?

Voilà ce que je craignais ! Voilà bien ce qui m’aurait tordu l’âme !

Songez donc, si je ne passais plus pour un pauvre ; si on apprenait, par exemple, que je possède un piano, des ouvrages d’art très-précieux, et que je bois, comme Napoléon le Grand, du vieux chambertin à tous mes repas ; — que deviendrait, voulez-vous me le dire, la précieuse légende du guenilleux littéraire qui échange humblement sa copie contre « trente deniers (!) et file en coulant à droite et à gauche des regards inquiets, comme si, dans tous les coins d’ombre, des bottes vengeresses menaçaient sa retraite » ?

Pauvres bottes vengeresses, toujours invisibles, il y a dix ans que je les cherche ! C’est à croire vraiment que le monde littéraire est privé de chaussures, comme l’armée de Sambre-et-Meuse !

Grand Dieu ! Si je n’étais plus un pauvre, que me resterait-il et que deviendrait mon salaire ?

Ici, mon ange, tu ne comprendrais plus. Je te lâche donc et je parle à d’autres.

Je suis ce qu’on sait assez généralement aujourd’hui : un écrivain sourcilleux et solitaire, inapprivoisable et inépousable, absurdement épris de grand Art et dévoré d’une boulimique rage de Justice.

Quelques-uns disent que je suis plein de talent et même de génie (!). C’est mon droit, peut-être. En conséquence, j’ai crevé de misère pendant dix ans, et c’était bien fait.

J’ai eu des maîtresses, moi aussi. Pourquoi donc pas ? Des femmes un peu moins fines, je vous en réponds, que les sentimentales drôlesses de Bourget.

La première est devenue folle, j’ai recueilli le cadavre incomplet de la seconde sur une dalle d’amphithéâtre, et la troisième, créature exquise, mourut asphyxiée par le tétanos dans des convulsions de démoniaque. Et c’est moi, moi seul, qui fus leur bourreau, dans mon inflexible volonté de ne pas écrire des flagorneries ou des ordures.

D’importantes situations me furent offertes, alors que ma réputation de bête enragée n’était point assise. Un des plus puissants journaux du monde s’ouvrit devant moi, mais il fallait applaudir un blasphémateur de mon Christ. Je fis claquer la porte comme un tonnerre et mon libre choix fut de rouler dans le précipice des agonies.

Pas un ne prit ma défense. Parmi ceux dont la voix était écoutée, il ne se rencontra pas un seul personnage assez fier de cœur pour se déclarer en faveur d’un homme que les plus vils goujats de plume se croyaient le droit de placarder de leurs excréments, parce qu’il avait refusé d’être le compagnon de leur turpitude.

Et naturellement cela continue et continuera, je l’espère bien, jusqu’à l’heure climatérique où la capricieuse fortune s’avisant enfin, malgré tout, d’un écrivain que les noctambules de lettres ont proscrit, il sera vociféré dans les antichambres que mon attitude fut honorable.

On comprendra, sans doute, alors, que tout cela était moins facile, en somme que de plaire aux dames exquises en faisant la putain de lettres, et, peut-être, les plus bêtes ou les plus cochons commenceront-ils d’entrevoir les raisons d’ordre supérieur qui me font si fier de ce renom de pauvreté dont prétendent m’avilir les valets de chambre, les frotteurs ou les cuisiniers du Succès.

Pour ce qui est des bottes vengeresses, encore une fois, il y a beau temps que je désespère de les rencontrer, et voici une anecdote pour finir.

Un jour, il m’arriva d’être fusillé presque à bout portant par deux ou trois mille Prussiens. On devine que c’était 1870. — Bourget était-il, alors, beaucoup plus jeune qu’aujourd’hui ? je n’ose le croire. — Moi, j’avais vingt-quatre ans et je ne moisissais pas sur les pots de chambre.

Mon commandant m’avait choisi pour dérober à la rage allemande une vingtaine de traînards aplatis dans un fossé, au-dessous de la fusillade qui était assez nourrie pour déterminer un bourdonnement ou même un grêlonnement continu. Une petite rivière imparfaitement gelée nous séparait seule de l’ennemi, dont le désir manifeste eût été de nous étriper à la baïonnette. Contrarié par l’obstacle, il nous mitraillait le mieux du monde.

À coups de crosse et à coups de godillots, — les bottes étaient pour moi un luxe interdit, — je parvins au bout de quelques minutes, à lever tout mon gibier de héros et les dix ou quinze qui eurent la chance de n’être pas fauchés instantanément, disparurent, en un clin d’œil, au tournant d’un proche sentier. Je me suis dit quelquefois que, parmi ces fiers soldats dont j’avais ainsi sauvé la peau, Dieu me devait bien cette récompense d’en susciter au moins un qui m’insultât vingt ans plus tard, après m’avoir longtemps affamé. Mais comment vérifier cela ?

Bref, ma besogne finie, je revins m’asseoir et m’éponger sous la trombe. Alors, bourrant ma pipe, je fis ce calcul que le poids d’une balle de chassepot ou de remington, multiplié par le nombre insolite des cartouches qu’on brûlait pour me rater infailliblement, ma présence faisait perdre à l’ennemi une masse précieuse d’excellent plomb dont s’enrichiraient les faux-monnayeurs de la patrie, et je fus mis à l’ordre du jour.

Jamais je ne me suis autant amusé qu’en cette circonstance, et, le croira-t-on ? je n’eus pas besoin de verser une goutte d’héroïsme ! Vous avez bien compris, n’est-ce pas ? J’étais seul, enfin seul ! contre plusieurs milliers de projectiles mortels, dont une bonne moitié, au moins, ne pouvait pas ne pas m’atteindre, et j’avais la certitude absolue de ne rien attraper du tout.

Cette aventure fut symbolique de mon histoire littéraire. Il y a dix ans qu’on tire sur moi sans parvenir à me descendre. Je sais si bien que c’est impossible !

Pourquoi donc en voudrais-je à de pauvres serviteurs d’eunuques envieusement insurgés contre le travail de mon cordonnier ?

J’ai raconté sans conviction une colère de dame qui me paraissait assez drôle, mais franchement, j’ai autre chose à faire, et si tu le permets, ô mon cher public inconnu, je t’entretiendrai, la prochaine fois, de Maurice Barrès, qui brûle, dit-on, de connaître mes sentiments « distingués ».


27 octobre 1893.