I — Chute du ministère libéral. — Trêve des partis
modifier- Causes de la chute du ministère Rogier. — Le ministère H. de Brouckère, son programme. — Convention du 9 décembre 1852 avec la France. — Loi du 20 décembre 1832 portant répression des offenses envers les souverains étrangers. — Influence du rétablissement de l’empire français sur la politique belge. — Établissement de relations diplomatiques avec la Russie. — Majorité politique du duc de Brabant, prince héréditaire ; son mariage. — Monumens élevés en commémoration du congrès national et de la reine Louise-Marie. — Reconstitution du parti unioniste.
Le renversement d’un ministère libéral, l’avènement d’un ministère de conciliation, tels sont les deux faits principaux qui dominent l’histoire intérieure de la Belgique depuis l’année 1851. À quelles causes attribuer la chute d’un cabinet qui avait marché si longtemps d’accord avec la majorité parlementaire comme avec l’opinion du pays ? Le caractère particulier des luttes et des divisions de partis en Belgique peut seul répondre à cette question. Les deux partis catholique et libéral, par exemple, bien que très nettement séparés en apparence, ont des points de contact qu’il ne faut jamais perdre de vue. Plein de respect pour la constitution, le parti catholique en accepte loyalement toutes les dispositions ; le parti libéral, de son côté, compte dans son sein des hommes profondément religieux, et n’a jamais arrêté de programme sérieusement anti-catholique. Aussi toute circonstance où l’intérêt du pays commande l’union les trouve-t-elle disposés à s’entendre. Malheur donc au ministère qui s’attaque aux souvenirs de 1830, qui blesse le sentiment national, qui cherche à rétablir des impôts, si équitables qu’ils puissent être, oubliant que les créations d’impôts ont été une des premières causes de la révolution d’où est sorti, il y a vingt-trois ans, l’état belge ! On voit alors, par l’effacement momentané de la nuance catholique et de la nuance libérale, se reconstituer aussitôt l’ancien parti unioniste, et le ministère, abandonné par une partie de ses alliés, tombe sous le coup d’une coalition dont les élémens sont toujours prêts. C’est ce qui est arrivé au cabinet Rogier, et tel est le spectacle que nous offrent les débats parlementaires à la suite desquels il a succombé.
On n’a pas oublié dans quelles circonstances avait eu lieu l’avènement ministériel de M. Rogier. La majorité catholique, décimée aux élections de 1845, avait été achevée aux élections de 1847 (2), et M. Charles Rogier était arrivé au pouvoir le 12 août 1847 à la tête d’une administration libérale. Il avait dans les chambres une majorité considérable et dévouée ; en dehors du parlement, il avait pour lui l’opinion publique, et s’appuyait habilement sur les défiances qu’avait suscitées le parti catholique. Le ministère du 12 août 1847 se présentait donc et s’annonça dans son programme comme une administration réparatrice. Les événemens du dehors vinrent bientôt à son aide. La révolution française du 24 février eût renversé une administration catholique ; elle consolida l’administration libérale, qui put, sans trop se déjuger, faire aux idées démocratiques du moment toutes les concessions compatibles avec la constitution, et doter le pays d’assez de libertés pour que la monarchie belge n’eût rien à envier à quelque république que ce pût être, pour enlever aussi toute espèce de prétexte, toute chance de succès aux agitateurs qui auraient été tentés d’imiter leurs frères de France ou d’Allemagne. Cette réforme pacifique et légale fut due à l’initiative du ministère Rogier, qui l’opéra avec le concours de toutes les opinions. Elle consista dans la fixation, pour tout le royaume, du cens électoral pour l’élection des membres des chambres législatives et des conseils provinciaux au taux minimum fixé par la constitution (loi du 12 mars 1848), dans la réduction du cens pour la nomination des conseillers communaux (loi du 31 mars 1848), dans la suppression du timbre sur les journaux (loi du 25 mai 1848), enfin dans la proclamation de l’incompatibilité des fonctions salariées par l’état avec le mandat parlementaire (loi du 26 mai 1848).
Telles furent les réformes radicales accomplies dans le cours d’une seule année par le ministère Rogier. mais, en faisant adopter ces réformes, ce n’était pas sa propre Volonté qu’il imposait aux chambres et au pays. Il ne faisait qu’obéir à l’impulsion de l’opinion publique, qui elle-même subissait l’influence des événemens d’un pays voisin. Le tort du ministère Rogier, c’est de n’avoir pas compris dans quelles limites s’était alors exercée son action : bientôt, s’exagérant sa propre force, il voulut administrer le pays au gré de sa fantaisie. Ce fut ainsi une politique personnelle qui se substitua à une politique d’intérêt général, et l’on en connaît les résultats. Les négociations avec la France aboutissant à compromettre les relations politiques et commerciales avec ce pays, — l’opinion catholique froissée par des mesures qui tendaient à entraver le clergé dans l’exercice de la charité et dans son influence légitime sur l’enseignement moral et religieux, — l’opinion libérale froissée aussi par la création d’impôts qui venaient transformer des questions de finances en questions politiques, — tous ces faits ne pouvaient manquer de soulever contre le cabinet Rogier une formidable coalition de griefs. Cette coalition n’attendait qu’une occasion de se déclarer. Les élections de juin 1852 la lui offrirent : elles enlevèrent douze voix à la majorité libérale, et ce mouvement électoral achevant de détacher du ministère quelques représentans appartenant à la nuance modérée du libéralisme, il fut évident qu’il n’avait plus la majorité dans le parlement.
Ce n’est pas toutefois sans traverser quelques péripéties assez singulières, que la crise déterminée par les élections de juin marcha à son dénoûment. En présence du résultat de ces élections, il semblait que M. Rogier n’eût qu’un parti à prendre : donner sincèrement sa démission et se prêter à la formation d’un cabinet composé de libéraux modérés, qui seul pouvait réunir la majorité dans les deux chambres. M. Rogier donna sa démission en effet, mais avec l’arrière-pensée de se maintenir au pouvoir. La formation d’un nouveau ministère, entravée par le démissionnaire lui-même, devint impossible, et le 27 septembre 1852 M. Rogier se représenta de nouveau, comme chef du cabinet, devant les chambres. La réélection de M. Théodore Verhaegen à la présidence de la chambre des représentans fut posée comme une question ministérielle. Un vote significatif répondit au ministre en appelant au fauteuil M. Delehaye, député de Gand et l’un des vice-présidens de la chambre ; mais celui-ci n’accepta pas. S’il s’était prêté à cette candidature, c’est qu’il y avait vu un moyen de renverser un ministère faisant obstacle à la reprise des bonnes relations avec la France, au grand préjudice de l’industrie linière et des provinces flamandes. M. Verhaegen, élu à son tour, blessé de s’être vu d’abord écarté, n’accepta pas non plus. Force fut bien alors à M. Rogier de se démettre sincèrement du pouvoir ; mais pour lui-même et pour l’opinion libérale qu’il prétendait représenter, cette résolution était un peu tardive, et l’on pouvait regretter qu’il ne se fût retiré qu’après avoir résisté à l’avertissement des électeurs et entravé la libre action du roi dans la composition d’un nouveau ministère. M. Rogier n’avait pas su tomber, il avait forcé la chambre des représentans à le renverser. Le bénéfice des gouvernemens représentatifs, c’est que les changemens réclamés par l’opinion publique s’effectuent sans révolution et sans secousse. Pour que ce bénéfice reste acquis au régime constitutionnel, il faut que les ministres, loin de vouloir se perpétuer à tout prix, soient toujours prêts à sacrifier au pays l’intérêt de leur ambition personnelle.
Après une prorogation d’un mois donnée aux négociations relatives à la formation d’un cabinet, la chambre des représentans reprit ses travaux le 26 octobre, et élut président, au second tour de scrutin, M. Delfosse, l’un des vice-présidens. M. Henri de Brouckère, ministre plénipotentiaire près les cours d’Italie, chargé par le roi de former un cabinet, avait fait de cette nomination la condition de son entrée aux affaires. Le 31 octobre, le nouveau ministère fut constitué : M. Henri de Brouckère avait le département des affaires étrangères ; M. Piercot, bourgmestre de Liège, celui de l’intérieur ; M. Charles Faider, avocat général à la cour de cassation, était ministre de la justice ; MM. Liedts, Van Hoorebeke et le lieutenant-général Anoul conservaient respectivement les portefeuilles des finances, des travaux publics et de la guerre. Composé de libéraux modérés dont les antécédens n’avaient rien qui pût offusquer le parti catholique, ce cabinet répondait à ce besoin de trêve des partis et de retour à l’union qui était le caractère dominant du mouvement électoral du mois de juin 1852. Cette situation se dessina dès le début de la session. Ainsi M. Delfosse, en montant au fauteuil, recommanda cet esprit de sagesse et de modération qui, joint au patriotisme, fait la force et l’honneur des assemblées délibérantes. Dans le même ordre de sentimens. M. Henri de Brouckère, exposant à la chambre son programme, prenait pour devise modération, prudence, conciliation. Il annonçait l’intention d’adoucir les luttes politiques, de chercher à pacifier les esprits, de les diriger dans la voie des améliorations sages et mesurées, de gouverner sans bruit, sans éclat, mais avec utilité, avec fruit ; puis, invoquant les traditions et les souvenirs du congrès national, dont il partagea les travaux, il faisait appel à l’union qui avait fondé la nationalité belge, et qui seule pouvait la maintenir. Plus explicite encore au sein du sénat, il promettait de s’appliquer à apaiser l’animosité des partis et de prévenir autant que possible ces rencontres où les passions s’irritent et s’aigrissent. Il ajournerait les luttes susceptibles d’être ajournées, il tâcherait de modérer celles qui seraient inévitables.
CGe programme pacifique a été fidèlement tenu. Les débats parlementaires n’ont donc pas offert, dans la session de 1852-1853, l’attrait ordinaire des luttes politiques : on y a plutôt remarqué ce flegme qui est de l’essence du caractère belge, et dont il ne s’écarte par momens que sous l’influence des mœurs françaises ; mais l’intérêt du pays a gagné à cette marche plus calme des travaux du parlement. La Belgique peut se féliciter d’être ainsi rentrée dans sa voie et d’avoir offert des gages à l’Europe, qui l’a solennellement reconnue comme nation indépendante et souveraine, il est vrai, mais aussi comme nation perpétuellement neutre.
Les intentions conciliantes que manifestait le ministère ne tardèrent pas à se produire dans une grave question internationale. L’un des premiers actes du nouveau cabinet fut la reprise des négociations avec la France, qu’avait rompues le précédent ministère, menaçant d’entraîner le pays dans une imprudente guerre de tarifs. Ces négociations aboutirent, le 13 décembre, à la signature d’une convention provisoire aux termes de laquelle le traité du 13 décembre 1845 (expiré depuis le 10 août 1852) était remis en vigueur à partir du 15 janvier 1853 jusqu’à la conclusion d’un traité définitif, et avec cette seule modification que le déchet alloué en Belgique aux sels français était ramené de 12 à 7 pour 100. L’échange des ratifications des deux conventions commerciale et littéraire du 22 août 1852 était ajourné jusqu’à la conclusion entre les deux pays d’un traité de commerce définitif. Enfin le gouvernement belge recevait du gouvernement français l’assurance officielle que le décret du 14 septembre 1852, qui avait élevé les droits sur les houilles et les fontes belges à l’entrée en France, cesserait de produire ses effets en même temps que la convention du 9 décembre entrerait en cours d’exécution. Cette convention reçut l’assentiment des chambres belges, fut ratifiée par le roi des Belges et par l’empereur des Français, et l’échange des ratifications eut lieu à Bruxelles le 31 décembre 1852. Ce résultat devait être considéré comme un grand pas vers un traité définitif. Il est fâcheux que les négociations n’aient pas été sérieusement poursuivies en vue de ce traité, à la conclusion duquel doit se rattacher l’abolition de cette triste industrie de la contrefaçon, que la Belgique, mieux éclairée aujourd’hui, désavoue comme aussi contraire à sa dignité nationale qu’aux intérêts de sa propre littérature.
À la séance de la chambre des représentans du 19 mai 1853, le ministre des affaires étrangères, jouant sur les mots, déclarait, en réponse à une interpellation de M. de Perceval, que les négociations avec la France n’étaient pas rompues. Il était dans le vrai sans doute, mais il eût été plus dans le vrai encore en reconnaissant que les négociations n’étaient pas sérieusement reprises. Soyons justes cependant envers le cabinet du 31 octobre : il a fait de sérieux efforts pour surmonter quelques-uns des obstacles qui pouvaient s’opposer à une bonne entente avec le gouvernement français. C’est ainsi qu’il a fait adopter par les chambres la loi du 20 décembre 1852, portant répression des offenses envers les chefs des gouvernemens étrangers. Le gouvernement français, sans s’immiscer dans l’administration de la justice, sans méconnaître l’indépendance du jury, était fondé à s’en prendre au gouvernement belge lui-même de l’acquittement du Bulletin français et de la Nation, poursuivis en mars et septembre 1852, sur la plainte officielle de la légation française, sous la prévention de calomnie et d’injures envers le prince Louis-Napoléon. En effet, dans ces deux causes, le principal argument de la défense avait été que la loi du 28 septembre 1816, en vertu de laquelle les poursuites étaient intentées, avait été virtuellement abrogée par la constitution et par le décret sur la presse. Le gouvernement français, pour que de telles attaques ne restassent point impunies à l’avenir, demandait des prescriptions légales qui eussent une autorité incontestée et incontestable. La loi du 20 décembre lui assurait toute sécurité sur ce point. Si l’on considère que cette loi fut votée par la chambre des représentans le 6 décembre, et que la convention provisoire qui rétablit et règle les relations entre les deux pays fut signée trois jours après, on est fondé à conclure de ce rapprochement que le vote de la loi belge, conforme du reste a tous les principes du droit des gens, était pour le gouvernement français la condition sine quâi non de la reprise des négociations et de la signature d’un arrangement quelconque.
Il s’en faut cependant que tous les actes du gouvernement et de la législature belges aient été empreints de ce caractère de conciliation et de sympathie pour la France et pour son gouvernement. Le rétablissement de l’empire français, envisagé par les uns avec indifférence comme un acte d’administration intérieure, accueilli par les autres avec faveur comme un moyen énergique de comprimer l’esprit révolutionnaire et de conjurer une révolution sociale, a été assez généralement considéré comme menaçant pour la nationalité belge, et à ce titre il a inspiré un effroi à peu près général dans le pays ; car le parti français ou réunioniste, qui comptait encore en 1830, n’existe plus aujourd’hui, et le maintien de la nationalité est devenu le vœu de tous les Belges. Ce sentiment a été froissé par les menaces que dans un zèle outré et maladroit l’on a prêtées au gouvernement de Louis-Napoléon. Sans nous faire ici l’écho de toutes les fausses rumeurs qui ont circulé en Belgique depuis le 2 décembre 1851, nous citerons parmi ces bruits quelques-uns des plus caractéristiques : ainsi le décret du 31 décembre 1851, qui rétablit l’aigle impériale sur les drapeaux de l’armée française, a été présenté comme le programme de la conquête des limites du Rhin ; on prétendait savoir, par les indiscrétions d’un ami du prince qui affirmait l’avoir lu, que le décret de réunion du royaume de Belgique à l’empire français était rédigé et écrit de la main de Louis-Napoléon lui-même ; enfin l’on allait jusqu’à donner le plan adopté pour rétablir dans les provinces belgiques le drapeau et l’autorité de la France. Cent mille Français devaient surprendre et occuper le pays, et un appel au suffrage universel devait régulariser, aux yeux de l’étranger, cette atteinte portée au droit public européen, après un premier moment d’effroi, effet bien naturel de ces rumeurs, le patriotisme se trouva surexcité, et le pays fut poussé dans une voie toute nouvelle. Depuis 1839, date de la signature du traité de paix avec la Hollande, il semblait que la Belgique, désormais sans ennemis extérieurs, trouvant dans les engagemens et dans l’intérêt des grandes puissances les plus sûres garanties, pouvait ne pas se préoccuper de son système de défense, laisser ses places fortes sans entretien, subir l’action du temps, qui se chargeait de démolir lentement et sans frais tous ces travaux élevés par l’Europe comme une menace contre la France. Une armée paraissait être une dépense inutile ; la réduire, la supprimer même, pour la remplacer par un ou deux régimens de gendarmerie, tel était le cri impérieux de l’opinion. Il ne s’agissait plus que de ménager la transition, de respecter les droits acquis. Dans une période de dix années, de 1840 à 1850, sept ministres de la guerre (3), en cherchant à défendre les intérêts de l’armée, avaient succombé successivement devant la chambre des représentans, qui, écho fidèle de l’opinion publique, voulait alléger les impôts, aux dépens du budget de la guerre. Les événemens de l’année 1851 en France ont opéré dans ces idées un revirement subit et complet ; les projets d’économie n’ont plus eu cours : la question des places fortes, plus d’une fois soulevée dans les chambres, a été résolue en fait : le gouvernement, sous sa responsabilité, a fait démolir les places d’Ath, de Philippeville, de Menin et de Mariembourg, jugées trop faibles pour pouvoir tenir dans le cas d’une invasion française. Il a fait armer la place de Mons et fait construire, en avant d’Anvers, un camp retranché pouvant contenir de vingt-cinq à trente mille hommes. L’organisation de l’armée, réglée par la loi du 19 mai 1845, a été révisée, et, loin de se préoccuper cette fois d’économie, comme il en avait toujours été question jusqu’en 1848, on n’a rien négligé pour augmenter la force militaire. Ainsi les cadres sont organisés en vue d’un effectif de cent mille hommes (au lieu de quatre-vingt mille), non compris la garde civique (4). En cas de guerre, ou si le territoire est menacé, le roi est autorisé à rappeler à l’activité tel nombre de classes congédiées qu’il juge nécessaire à la défense du pays (article 5 de la loi du 8 juin 1853). Comme conséquence de cette nouvelle législation, la dotation de l’armée a été portée à 32,190,000 fr. (loi du 9 juin 1853, contenant le budget de la guerre pour l’exercice 1853), et ce budget, qui depuis quatorze ans avait rencontré tant d’opposition, a été voté sans discussion et à l’unanimité dans les deux chambres.
C’est ainsi que la Belgique manifeste sa volonté arrêtée de vivre d’une existence indépendante et qui lui soit propre. Le développement immense qu’ont pris dans ces riches contrées toutes les grandes entreprises de l’industrie et du commerce est un gage certain de leur ardent désir de voir maintenir le bienfait de la paix ; mais sans rien faire pour provoquer la lutte, les Belges se sont crus obligés de se préparer à l’accepter, fût-ce au prix des plus grands sacrifices. Cette attitude nouvelle devait fixer l’attention d’une grande puissance aux yeux de laquelle la Belgique s’était compromise par son union intime avec la France de juillet. Déjà le tsar, remarquant que ce pays était du petit nombre de ceux qui avaient échappé à l’effervescence de 1848, avait fait exprimer au roi Léopold son regret de ce que le maintien dans les rangs de l’armée de dix-sept officiers polonais l’empêchât d’accréditer à Bruxelles un ministre plénipotentiaire. Des ouvertures à ce sujet ayant été renouvelées au commencement de 1852, le gouvernement jugea que l’intérêt d’un rapprochement avec la Russie devait remporter sur les intérêts privés des officiers polonais. Un arrêté royal du 4 avril 1852 plaça donc ces officiers dans la position de non-activité ; une loi du 12 mars 1853 stipula qu’ils recevraient leur traitement d’activité jusqu’au jour de leur mise à la pension, et les admit à la retraite dans des conditions de faveur exceptionnelle (5). Le seul obstacle qui existât encore à l’ouverture de relations diplomatiques avec la Russie ayant ainsi disparu, M. H. de Brouckère, ministre des affaires étrangères, proposa aux chambres un crédit supplémentaire destiné à couvrir les frais d’établissement d’une légation en Russie.
« L’établissement de ces relations diplomatiques est (disait-il à la chambre des représentans) un nouveau, un irrécusable témoignage de l’estime de l’Europe pour la Belgique et pour son roi. Notre pays est aujourd’hui, quant à ses rapports extérieurs, dans la même position que les plus vieilles monarchies. J’ajouterai qu’il est dans des relations de confiance et d’amitié avec tous les états. Ce qu’il veut, ce qu’il doit vouloir, ce qui est dans la mission de son gouvernement, c’est que cette heureuse situation se maintienne. Pour cela, la Belgique n’a qu’une chose à faire, bien facile assurément : c’est de rester fidèle à ses antécédens, fidèle à elle-même, c’est de persévérer dans la ligne de conduite qu’elle a si admirablement suivie, c’est de faire ce que j’appellerai la propagande du bon exemple. C’est là le conseil que lui donnent ses amis. Je me permettrai toutefois d’y ajouter un vœu que ceux de ses amis les plus dignes de ce nom partagent avec moi ; c’est par là que je terminerai. Dans un pays de libre discussion comme le nôtre, la presse quotidienne a un grand et noble rôle à remplir, rôle utile autant qu’il est honorable. Les organes importans de cette presse, ses organes les plus accrédités l’ont compris : ils usent en général de leurs droits avec une modération louable. Malheureusement, à côté des journaux dont je parle, il en est d’autres, en petit nombre il est vrai, qui n’ont pas la même intelligence de leurs devoirs. Ceux-ci se laissent parfois entraîner dans les voies d’une polémique passionnée et outrageante qu’on ne peut assez déplorer. Ces journaux, sans influence chez nous, vont chercher des lecteurs à l’étranger, et y suscitent contre nous par leur langage provoquant, par les personnalités odieuses auxquelles ils se livrent, des préventions, peut-être des ressentimens. Je désire vivement que ces abus, qui sont déjà moins fréquens, je le reconnais, disparaissent enfin. Je le désire, non dans des vues personnelles, vous le comprendrez, mais dans l’intérêt de ces bonnes relations internationales dont je viens de constater l’existence, et aussi, permettez-moi de le dire, pour l’honneur de la Belgique elle-même. La Belgique ne saurait assez réprouver des excès qui finiront par la compromettre, ni repousser trop énergiquement toute solidarité dans une guerre d’injures si contraire à ses habitudes, à sa modération naturelle, guerre que, pour ma part, je n’hésite pas à condamner hautement, parce qu’elle est sans dignité comme sans courage, et qu’elle n’est qu’une sortie d’intervention inopportune et brutale dans les affaires d’autrui. »
La chambre des représentans, après ces paroles qui rencontrèrent une adhésion unanime, vota le projet de loi sans discussion et à l’unanimité des voix moins deux. À peine fut-il converti en loi, qu’un ministre belge et un ministre russe étaient accrédités respectivement à Saint-Pétersbourg et à Bruxelles.
La monarchie de 1831 a reçu en 1853 une consécration non moins importante par la majorité du duc de Brabant et par son mariage avec une archiduchesse d’Autriche. Le 9 avril, le prince héréditaire Léopold, duc de Brabant, avait atteint sa dix-huitième année, âge fixé par l’article 80 de la constitution pour la majorité du roi, et par l’article 58 pour l’admission au sénat de l’héritier présomptif du trône. Comme on peut en juger par le portrait du prince, il a une taille élevée, des dehors aimables ; sa physionomie, où l’on devine autant de finesse que de bonté, rappelle celle du roi ; ses traits sont ceux de sa mère, la reine Louise-Marie, dont la mort a été un deuil public, et dont la mémoire vénérée est restée pour tous les Belges l’objet d’un véritable culte. Dans les rares solennités où le prince héréditaire avait eu l’occasion de se produire, il s’était fait remarquer par quelques mots heureux, une certaine facilité d’élocution, un organe séduisant. On était donc généralement prévenu en sa faveur, et M. Delfosse, président de la chambre des représentans, dont le caractère exclut toute idée de flatterie, exprimait la pensée de tous, lorsque, félicitant le prince à l’occasion de son mariage, il lui disait : « Vous n’avez eu qu’à vous montrer pour réussir. »
La majorité politique du prince héréditaire, qui mettait le pays à l’abri des embarras d’une régence, fut acclamée comme un événement de la plus haute importance. Le duc de Brabant fut solennellement installé en qualité de membre du sénat, et jura entre les mains de M. le prince de Ligne, président de cette assemblée, d’observer la constitution. Une médaille de grand module, due au burin d’un artiste de talent, M. L. Wiener, fut frappée à l’effigie du prince pour perpétuer le souvenir de ce premier acte de sa vie politique. Les deux chambres furent admises à féliciter le roi. « Jamais jour plus solennel, jamais fête plus nationale, dit avec vérité le président du sénat, ne furent célébrés avec un sentiment aussi unanime. Il n’est point de ville, il n’est point de hameau qui ne veuille y prendre sa part. De l’église, de la maison du riche comme de la chaumière du pauvre partent les mêmes hommages pour votre majesté. » — « Cet événement, disait au roi le président de la chambre des représentans, fait naître dans tout le pays une joie qui prouve jusqu’où va l’affection du peuple belge pour la famille royale. Il faut que cette affection soit bien profonde pour qu’un peuple, naturellement calme et peu porté par caractère aux démonstrations bruyantes, manifeste un enthousiasme qui dépasse en vivacité et surtout en spontanéité ce qui se voit ailleurs dans des circonstances analogues. Si la famille royale est si populaire, c’est surtout à vous, sire, qu’elle le doit, à vous qui avez rendu au pays tant de services signalés, à vous qui avez consolidé notre indépendance et notre nationalité, à vous qui avez respecté et fait respecter nos libertés, à vous dont la bonté et l’affabilité ont su gagner tous les cœurs. »
Dans toutes les églises du pays furent chantés des Te Deum, prescrits spontanément par le cardinal-archevêque de Malines et par les évêques dans des mandemens pleins d’expressions de dévouement au roi, à la Belgique et à ses institutions libérales. La capitale du royaume, ville natale du jeune prince, eut naturellement le premier rang dans ces fêtes nationales ; l’administration communale, à laquelle préside avec autant d’intelligence que d’activité l’un des hommes les plus éminens du pays, M. Charles de Brouckère, eut l’heureuse idée de rattacher à la date du 9 avril le souvenir de deux de ses actes les plus importans, l’agrandissement de la ville de Bruxelles et le système de distribution des eaux, par la pose de la première pierre tant du viaduc de la rue de la Loi prolongée sur la vallée d’Etterbeek que du grand aqueduc d’Ixelles, d’où l’eau se répandra dans tous les quartiers de la cité. Le roi voulut présider à cette double inauguration ; il remercia les mandataires de la commune d’avoir choisi un jour à tant de titres cher à son cœur pour poser la première pierre de ces travaux d’utilité publique. Dans la cour de l’hôtel de ville, à la hauteur du premier étage, fut improvisée une salle d’un aspect féerique, où un bal offert par la ville au roi réunit cinq mille invités appartenant à l’élite de la bourgeoisie. Ainsi se termina la journée du 9 avril, qui, dans toutes ses phases, échappa à la banalité ordinaire des fêtes de ce genre.
C’était là le prélude d’un événement plus important encore pour la Belgique et sa dynastie Le 2 mai, le roi et le duc de Brabant partaient pour l’Allemagne, où les attendaient les hommages des populations et les témoignages de sympathie des souverains. Le but principal de ce voyage était de réaliser le projet que le roi avait sagement conçu et habilement préparé d’unir son fils aîné à la jeune archiduchesse Marie-Henriette-Anne d’Autriche, arrière-petite-fille de l’impératrice Marie-Thérèse, dont la mémoire est restée chère aux habitans des anciens Pays-Bas autrichiens. Le 17 mai, la demande de la main de l’archiduchesse était formellement faite par le roi à l’empereur d’Autriche, et elle était gracieusement et favorablement accueillie. Le 28, le roi et son fils faisaient en Belgique une véritable entrée triomphale. La Belgique, s’identifiant avec ses princes, se rendait solidaire de l’accueil qu’ils avaient reçu dans l’Allemagne entière et particulièrement à Vienne. « C’est, disait le bourgmestre de Bruxelles dans sa harangue au roi, une consécration publique de l’estime que la Belgique indépendante a su conquérir. Nous ne nous dissimulons pas l’influence du caractère élevé et de la haute sagesse de sa majesté : nous en ressentons les effets depuis vingt-deux ans ; mais le roi s’est trop identifié avec le peuple belge pour ne pas permettre que nous revendiquions une part du succès et que nous en soyons fiers. Ce succès d’ailleurs reliera le passé à l’avenir ; il contribuera, nous en avons la persuasion, au bonheur de la famille royale, ainsi qu’à la stabilité de nos institutions, de notre nationalité. »
Le 30 mai, M. Henri de Brouckère, ministre des affaires étrangères, annonçait officiellement aux chambres, au nom du gouvernement, le mariage du duc de Brabant. « Cette union, dit-il, comble les vœux et assure le bonheur d’un prince dont la Belgique est fière à juste titre ; elle satisfait en même temps aux plus hautes convenances politiques… Elle sera un gage de perpétuité et de félicité pour la dynastie, comme elle est déjà un gage de sécurité pour notre pays. Celui-ci, en effet, se voit rattaché ainsi par un nouveau lien à une antique monarchie essentiellement intéressée à consolider la paix du monde et à sauvegarder, de concert avec les autres puissances, les traités qui ont consacré la nationalité belge. »
Les chambres accueillirent cette communication par des applaudissemens, et décidèrent qu’elles se rendraient en corps auprès du roi pour lui adresser leurs félicitations. « La Belgique et sa dynastie, dit le prince de Ligne, président du sénat, sont tellement liées l’une à l’autre, qu’un événement aussi important, aussi heureux pour la maison royale, rejaillit sur le pays tout entier. Il en revendique sa part de gloire et de félicité. » M. Delfosse, président de la chambre des représentans, exprima la même pensée en d’autres termes. « Le pays, dit-il, ne peut que se réjouir d’un choix qui consolide nos institutions et notre nationalité. Affermie par plus de vingt années de durée, affermie surtout par l’union touchante qui n’a cessé d’exister entre le peuple belge et votre majesté, notre nationalité puisera naturellement une force, une consécration nouvelle dans l’alliance de l’héritier présomptif du trône avec la puissante maison d’Autriche. »
Au nombre des manifestations de la sympathie que rencontre le duc de Brabant au sein des chambres belges, il faut compter les lois du 23 mars et du 14 juin, votées sans discussion et à l’unanimité. Ces lois ont accordé au duc de Brabant une dotation annuelle de 500,000 francs, et lui ont constitué un domaine privé composé du palais ducal à Bruxelles et du château et du parc de Tervueren, dans une situation charmante aux portes de la capitale.
Le même patriotisme, allié à une pensée de reconnaissance et de respect pour la dynastie régnante, se révèle dans le vote d’une loi de crédit de 968,000 francs destinés à l’achèvement de la colonne du Congrès à Bruxelles et de l’église monumentale de Laeken, où doivent reposer les restes mortels de la reine Louise-Marie. « C’est là, dit M. l’abbé de Haerne, ancien membre du congrès, dans son rapport à la chambre, le plus noble hommage qu’un peuple puisse rendre à une assemblée qui l’a constitué et à une reine qui a si puissamment contribué à consolider l’œuvre immortelle de cette assemblée. La consécration publique de ces sentimens est une dette nationale, un tribut que la nation se doit à elle-même, aux autres peuples et à la postérité plus encore qu’à ceux dont le souvenir ne s’effacera jamais de sa mémoire (6). »
On voit comment a été remplie en Belgique la session législative de 1852-1853, close le 15 juin. Les résultats politiques de cette session peuvent se résumer ainsi : — Pour la politique extérieure, la Belgique est entrée dans une voie nouvelle. Elle comprend sa neutralité en ce sens, qu’elle doit être en bonnes relations politiques et commerciales avec les grandes puissances et leur offrir à toutes des garanties : elle en offre à la France par la loi répressive des offenses contre les souverains étrangers dite la loi Faider (7) ; elle en offre à la Russie par la mise à la retraite des officiers d’origine polonaise et par l’établissement de relations diplomatiques ; elle en offre à l’Autriche par une alliance de famille ; elle en offre, en un mot, à toutes les puissances en augmentant les cadres et l’effectif de l’armée, en remettant en bon état et en complétant à grands frais le matériel du génie et de l’artillerie, en démolissant certaines places fortes et en construisant des travaux de défense qui attestent la résolution bien arrêtée de repousser toute agression contre ces provinces qui ont été érigées en royaume indépendant et neutre comme une ligne de séparation entre les puissances militaires de l’Europe. Dans le domaine de sa politique intérieure, la Belgique a aussi obtenu quelques résultats importans. Les partis acceptent la trêve que leur offre un ministère formé dans un esprit de conciliation. Sur les questions qui les divisent le plus, telles que l’intervention du clergé dans les établissemens d’instruction de l’état pour y donner l’éducation morale et religieuse, et le vote des électeurs des campagnes au chef-lieu de canton, les débats sont ajournés à la session prochaine. Les nuances politiques s’effacent ; à la politique militante du ministère Rogier et Frère-Orban, politique qui avait pour base la lutte violente des partis, a succédé une politique expectante, prélude d’une politique de fusion et de conciliation. Sur les confins de l’opinion dite catholique et de l’opinion dite libérale se forme dans la chambre un tiers-parti qui a la majorité assurée dans le sénat, et qui l’aura très probablement dans la chambre (8). Cette coalition formera, avec l’accession de quelques autres représentans, une majorité mixte professant les principes de l’union de 1829 qui ont passé dans la constitution ; et disposée à les faire passer dans les lois et dans l’administration. Ainsi ne disparaîtront pas sans doute comme par enchantement tout germe de dissentiment, tout élément de discussion, car une administration ainsi patronée trouverait des adversaires dans les rangs extrêmes de l’opinion catholique et de l’opinion libérale ; mais entre cette opposition, nécessairement exagérée et violente, et les pratiques sages d’un gouvernement modéré, l’opinion publique n’hésiterait point. On aurait fait un grand pas vers l’union, ce vœu de tous les hommes d’ordre, et le parlement pourrait prendre pour devise ces paroles de M. le vicomte Charles Vilain XIII, qui répondent si bien aux mœurs du pays ; à son besoin de discussion et de paix : « Querellons-nous, mais entendons-nous ! »
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(1) Voyez, pour l’état de la famille royale de Belgique, les détails donnés par l’Annuaire de 1851 ; voyez aussi, pour la constitution belge, l’Annuaire de 1850.
(2) On sait qu’en Belgique les membres de la chambre des représentans sont élus pour quatre ans ; ils sont renouvelés par moitié tous les deux ans. Les sénateurs sont élus pour huit ans ; ils sont renouvelés par moitié tous les quatre ans (art. 51 et 55 de la constitution).
(3) Les généraux baron Willmar, Buzen, de Liem, Dupont, baron Prisse, baron ChazaI et Brialmont.
(4) Vote émis dans la chambre des représentans par 72 voix contre 21 et 2 abstentions (séance du 10 mai 1853).
(5) Un membre de la chambre des représentans, M. de Perceval, invoquant ce précédent, proposa, en défiance des officiers d’origine française, qui sont restés dans les rangs de l’armée belge, où ils sont entrés en 1830, la mise à la retraite de tous les officiers d’origine étrangère. Cette mesure, combattue au nom du gouvernement par M. H. de Brouckère, ministre des affaires étrangères, fut repoussée par la chambre à la majorité de 69 voix contre 8.
(6) Deux représentans (MM. de Brouwer de Hogendorp et Coomans) avaient proposé de décréter qu’au faite de la colonne du Congrès serait placée la statue du roi qui a consolidé la loi fondamentale. Cette proposition rencontra un assentiment unanime ; mais on savait que déjà, lorsqu’il avait été question d’ériger au roi une statue équestre sur l’emplacement où s’élèvera bientôt la colonne du Congrès, ce prince s’y était formellement refusé. M. de Haerne, rapporteur, fit donc observer que, par l’adoption d’une disposition de ce genre, on s’exposait à briser la plume appelée à promulguer la loi. C’est ainsi que l’érection de la statue du roi, au lieu de former une des dispositions de la loi, a été admise par les deux chambres sous la forme d’un simple vœu, mentionné dans les procès-verbaux.
(7) C’est le nom du ministre de la justice qui a présenté cette loi et qui en a soutenu la discussion dans les deux chambres.
(8) Ce tiers-parti compte, parmi les catholiques, MM. de Decker, Ch. Vilain XIIII, de Chimay, de Haerne, Van Overloop, de T’Serclaes, de Sécus, Van der Donckt, Julliot, Moncheur, Osy, Van don Branden de Reith, Clep, de La Coste, Rodenbach, de Muelenaere, Brixhe, Dechamps, Vermere et Visart ; —parmi les libéraux.M.M. Ad. Roussel, Ch. Rousselle, T’Kint de Naeyer, Veydt, H. de Baillet, de Baillet-Latour, de Brouwer de Hogendorp, Cans, Anspach, Ch. de Brouckère, de Steenhault, Van Hooreheke, Delehaye, Van Grootven, Lelièvre, Laubry, de Royer, Mascart, Tremouroux, Mercier, Le Hon, Lebeau, de Pitteurs, de Renesse, d’Hoffschmidt et Moxhon.
II — Administration
modifier- Finances. — Situation commerciale. — Enseignement industriel. — Institutions médicales et d’hygiène publique. — L’armée et les établissemens militaires.
Les passions politiques, qui en ce moment semblent s’éteindre, ainsi que nous venons de l’expliquer, n’ont jamais exclu en Belgique le soin des intérêts matériels. Depuis la révolution de 1830, le progrès politique et le développement industriel ou commercial du pays ont toujours marché de pair, et le gouvernement a pris à tâche de faire aimer la révolution et la nationalité qu’elle a enfantée, en allégeant les charges publiques sans compromettre les finances de l’état, en favorisant l’industrie et le commerce, en améliorant le bien-être des populations.
FINANCES. — Nous avons fait connaître dans l’Annuaire de 1850 le mécanisme et les détails du budget de la Belgique ; dans l’Annuaire de 1851-1852, nous avons indiqué les résultats de ce budget pour 1851. Nous complétons ces renseignemens statistiques par un tableau qui présente les résultais des budgets ordinaires de douze exercices :
Excédant de recette : fr.4,977,243 29(1) Cet excédant de dépense provient en grande partie d’un changement introduit dans le mode d’imputation sur les budgets des intérêts de la dette publique. Ce mode a été abandonne a partir de 1849 et le budget de ce dernier exercice a présenté, par contre, une diminution équivalente et même supérieure.
(2) Le vote de plusieurs crédits se rattachant à cet exercice ayant été ajourné à la session prochaine, ce chiffre n’a pu être fixé que d’une manière approximative.
(3) A partir de 11854, l’économie sera de 2,208,956 fr. 70 cent. Si la réduction à opérer sur le budget de 1853 n’est que de 1,021,110 fr. 65 cent., c’est que le service désintérêts et de l’amortissement doit se continuer sur l’ancien pied jusqu’au 1er mai de cette année.
(4)
{| style="font-size:80%; text-align:center; " |- | Les impôts proprement dits sont évalués à | 92,104,850 fr. |- | Les péages à | 8,390,000 |- | Les capitaux et revenus, y compris les chemins de fer, à | 22,473,000 |- | Les remboursemens à | 2,304,300 |- | Ensemble | 125,002,150 |- | Produit des ventes de domaines | 1,000,000 |- | Francs | 120,002,150 |} (5) Ces écoles ont été créées le 31 mai 1825, organisées le 3 août suivant, réorganisées:1° le 27 septembre 1836 en vertu de la loi du 27 septembre 1835 sur l’enseignement supérieur ; 2° le 1er octobre 1838 ; 3° par l’arrêté ministériel du 25 septembre 1852, portant règlement organique, qui a réuni et coordonné les dispositions en vigueur éparses dans les divers arrêtés.
(6) Des cours publics de taille des arbres sont donnés dans cette égale pour les jardiniers et pour les amateurs ; ils sont suivis chaque année par deux cents personnes.
(7) Cette école, destinée à former des ouvriers capables de fabriquer ou de réparer des instrumens perfectionnés d’agriculture, a un caractère théorique et pratique; elle est annexée aux forges, usines et fonderies de Hain-Saint-Pierre, placées, ainsi que l’école elle-même, sous la direction intelligente de M. Hochereau, ancien élève du l’École polytechnique.
(8) Pensionnat communal où sont admis environ 80 enfans de l’âge de douze ans et au-dessus, auxquels on apprend à lire, écrire et calculer, en même temps qu’on leur fait faire dans l’établissement l’apprentissage pratique d’un métier. Il y a à cet effet cinq ateliers de menuiserie, de tissage, de construction, de fonderie et de bonneterie.
(9) Parmi ses derniers actes, nous devons mentionner le concours qu’il a ouvert sur la question des changemens à introduire dans la législation des cours d’eau non navigables ni flottables dans l’intérêt de l’agriculture, de l’industrie et de la salubrité publique, concours à la suite duquel le ministre de l’intérieur, sur les conclusions du conseil supérieur, a accordé [le 27 juin 1853) le premier prix à M. Jules Sauveur fils, avocat à la cour d’appel de Bruxelles, docteur en sciences administratives et politiques, et le second prix à M. Clément Labre, sous-ingénieur des pouls et chaussées à Liège, déjà connu par une publication remarquable sur la législation des travaux publics.
(10) Le comte de Baillet-Latour, propriétaire de ce régiment, était Belge. Le comte de Bailiet-Latour, ministre de la guerre, assassiné à Vienne, en 1848, descendait de lui en ligue directe.
(11) Le roi Léopold est colonel-propriétaire de l’un de ces régimens.
III – L’esprit public
modifier- La presse périodique des provinces et de la capitale. — Les associations électorales. — Les cercles. — La littérature et la contrefaçon.
Dans un pays qui n’a pas une très grande étendue, et que des chemins de fer sillonnent en tous sens (1), où chaque semaine les membres de la représentation nationale peuvent aller dans leur district s’inspirer de l’opinion de leurs mandatas, les débats politiques du parlement reflètent assez fidèlement l’esprit public. Il y a moins d’importance et moins de vérité dans les symptômes de vie politique que présentent la presse périodique, les cercles, les associations électorales.
PRESSE PERIODIQUE. — Il n’est pas de ville où il n’y ait plusieurs journaux (2). Dans les provinces, les rédacteurs s’étudient en général à condenser les événemens extérieurs, les faits généraux de l’intérieur et les faits locaux, afin que le lecteur puisse se dispenser de recourir aux journaux de Bruxelles ou de l’étranger; mais dans ce travail ingénieux que reste-t-il pour la politique ? Bien peu de place. Le cercle de cette influence locale est d’ailleurs fort restreint. Plus les feuilles de province sont nombreuses, moins est grand le nombre de leurs lecteurs. La suppression du timbre et la réduction du prix de transport par la poste à 1 centime par journal, quelle qu’en soit la dimension, loin d’accroître la clientèle des feuilles de province, l’ont diminuée au profit de la presse bruxelloise. C’est le premier pas de la capitale vers une prépondérance que Gand, Anvers et Liège lui ont contestée jusqu’à présent. La presse périodique bruxelloise ne peut guère faire l’objet d’une appréciation générale:on a dit qu’elle ne comptait dans ses rangs que des étrangers ; ce fait, qui était à peu près vrai en 1830, ne l’est plus aujourd’hui; les écrivains berges qui concourent en ce moment à la rédaction des journaux de Bruxelles sont beaucoup plus nombreux que les écrivains français, et ceux-ci, par une longue participation à la polémique des partis, ont acquis le droit de discuter des intérêts avec lesquels ils se sont identifiés. Il convient de mettre hors de cause les journaux satiriques : nous citerons le Sancho, rédigé avec beaucoup de verve et d’esprit, et en très-bon français, par un Flamand nommé Victor Joly. Il serait assez difficile de déterminer la couleur politique de ce pamphlet ; on a remarqué cependant que ses attaques sont particulièrement dirigées contre les représentans du libéralisme. Ce sont au contraire les représentans de l’opinion catholique que cherche à salir le Méphistophélès, dont le rédacteur, condamné par corps à 25,000 fr. de dommages-intérêts, expie en prison les odieuses calomnies lancées contre un homme qui jouit, à juste titre, de l’estime de tous (3). On espère que cette condamnation sera le coup de mort pour ce journalisme effronté, dont les honteuses manœuvres déshonorent la presse.
Nous devons également mettre hors de cause les journaux sans couleur politique, exclusivement consacrés à des exposés de faits et s’adressant à toutes les opinions, en tâchant d’éluder les questions politiques : tels sont le Journal de la Belgique, l’Écho de Bruxelles et l’Étoile belge, dont le tirage s’élève à dix mille pour chacun d’eux, chiffre énorme si l’on considère qu’ils ne franchissent pas la frontière.
Il reste, après cela, cinq journaux politiques. La Nation, organe de l’opinion démocratique, a fort peu d’adhérens en Belgique. Frappé par le tribunal de Bruxelles d’une condamnation à 5,000 fr. de dommages-intérêts pour calomnies et injures envers M. de Larochejacquelein, sénateur, il est douteux que ce journal put survivre à cette condamnation, si elle était maintenue par la cour de Bruxelles, à laquelle elle est déférée par voie d’appel.
Le Journal de Bruxelles (ancien Courrier de la Meuse, à Liège) représente l’opinion catholique ; il a pour principal rédacteur un homme d’esprit, M. Coomans, membre de la chambre des représentans. Ce journal, dont la principale clientèle est le clergé, est peu répandu ; son tirage est de deux mille. Les catholiques ont un autre organe dont les allures militantes et tracassières contrastent avec le caractère honorable des personnages de cette opinion qui en sont devenus les propriétaires : c’est l’Émancipation (4), qui, appartenant par sa direction au parti catholique, par sa rédaction au tiers-parti, par sa liste d’abonnés au libéralisme, est dans une période de transition. Si cette feuille réussissait à concilier le ton de sa rédaction avec les exigences d’une position nouvelle, l’opinion catholique trouverait en elle un utile auxiliaire, car elle est assez répandue, elle a un tirage de plus de 5,000 exemplaires.
L’opinion libérale a deux représentans dans la presse bruxelloise : l’un est l’Observateur belge (tirage 2,500), dirigé par le fondateur du Courrier des Pays-Bas, journal dont le souvenir se rattache à la lutte ardente que la presse belge soutint, en 1828 et 1829, contre le gouvernement de Guillaume Ier. L’Observateur apporte la même ardeur dans la lutte qu’il soutient contre le parti catholique. Très-répandu parmi les libéraux, dont il est le principal organe, il est à peine connu hors du pays. L’Indépendance belge, représentant un libéralisme plus vrai, en ce sens qu’il est moins exclusif et plus tolérant, est, par ce motif-là même, répudiée par les libéraux dont les opinions se rattachent le plus au radicalisme ; c’est le journal des libéraux modérés, des fonctionnaires, des personnes qui ont des goûts littéraires et surtout de ceux qui tiennent à être les premiers au courant des événemens importans qui agitent le monde, car, tout en donnant aux faits propres de la Belgique les développement qu’ils comportent, l’Indépendance embrasse le monde entier par ses correspondances télégraphiques et autres. Le tirage de ce journal est de 9,000, dont 3,000 en Allemagne, 3,000 dans les autres pays étrangers, et 3,000 en Belgique.
ASSOCIATIONS ELECTORALES. — Les associations électorales catholiques agissent secrètement et efficacement : on peut apprécier les résultats qu’elles obtiennent, mais leurs moyens d’action échappent à toute investigation. Il en est tout autrement des associations électorales libérales établies dans tout le pays sous le nom de confédération générale du libéralisme par la résolution du congrès libéral du 14 juin 1846. Leur action, qui fut considérable dans le principe, puisqu’elle a produit les élections libérales de juin 1817 et l’avènement du ministère Rogier, n’a fait que décroître depuis lors. Ce discrédit tient surtout à la prépondérance que les présidens de ces réunions (particulièrement dans les grandes villes) ont acquise ou conservée, tandis que le rôle des simples membres se borne à recevoir et à transmettre le mot d’ordre, rôle modeste dont ils se sont bientôt fatigués. Le personnel des associations libérales se divise aujourd’hui en trois fractions : l’une qui obéit en murmurant, l’autre qui s’abstient, et enfin la troisième composée de membres qui s’abstiennent pour retrouver leur liberté, car la base de toute cette organisation est le ralliement de tous les libéraux aux choix préparatoires de la majorité. Chaque électeur libéral, par le seul fruit de son admission, prend l’engagement d’honneur de voter et d’user de toute son influence en faveur du candidat de la société libérale (5). Aussi l’influence de ces associations deviendra-t-elle bientôt nulle, si leurs chefs ne tiennent pas plus de compte des répugnances des électeurs. La principale association libérale du pays, celle de Bruxelles, parait disposée à entrer dans une meilleure voie, si l’on en juge d’après les candidats qu’elle a portés aux deux sièges laissés vacans au sénat par la démission du comte de Marnix et par l’annulation de l’élection de M. le vicomte van Lempoel. Le choix de la société, convenable à tous égards, eut été empreint de plus de modération et de conciliation encore si le colonel baron Goethals, aide-de-camp du duc de Brabant, jugeant les circonstances inopportunes pour quitter les rangs de l’année, n’avait pas décliné la candidature qui lui était offerte. Les deux candidats de l’association, M. Coppyn, membre du conseil provincial du Brabaut (à la place de M. Goethals qui devait être nommé) et M. le baron Seutin, médecin en chef de l’armée belge (6), ont été élus sénateurs le 12 juillet. Quoi qu’il en soit, on ne peut méconnaître qu’il n’y ait contre les associations libérales des villes et contre les choix qu’elles imposent aux électeurs une réaction qui vient puissamment en aide au pétitionnement organisé par les catholiques pour obtenir le vote des électeurs au chef-lieu de canton (de préférence au chef-lieu d’arrondissement).
Il est, en dehors de la politique, une influence qui pèse d’un poids non moins grand sur les élections : c’est celle des sociétés particulières, qui, sous des dénominations et avec un but variant à l’infini, couvrent la surface du pays, telles que, dans les villes, les sociétés d’exercice de la garde civique, de la Concorde, du Casino, de la Grande-Harmonie, de la Loyauté, du Commerce, de Lecture, etc., et les sociétés récemment fondées sous le titre de Cercles artistiques et littéraires ; — dans les campagnes, les sociétés de balle, de musique, de tir à l’arc et à la perche, de la grande et de la petite arbalète. On compte dans les chambres, dans les conseils de la province et de la commune, un grand nombre de membres dont le mandat n’a pas d’autre origine. Là plus que partout ailleurs, s’il y a une politique, c’est celle de la conciliation.
C’est dans la presse périodique, c’est dans les associations que nous venons d’énumérer, qu’il faut chercher, surtout en ce moment, la vie intellectuelle de la Belgique. La littérature belge, dont nous avons déjà signalé d’estimables productions (7), semble sommeiller pour se réveiller sans doute après l’abolition de la contrefaçon, qui s’efforce encore d’alimenter les établissemens typographiques. La seule publication importante que nous ayons à mentionner est une série de Lettres adressées aux électeurs par M. Lebeau, ancien ministre et député ; ce sont de vrais discours parlementaires. Au milieu de ces manifestations d’une activité tournée principalement jusqu’à ce jour vers les intérêts matériels et les questions politiques, la Belgique poursuit son existence calme et prospère, fière de son passé, satisfaite du présent, confiante dans l’avenir.
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(1) Indépendamment du réseau des chemins de fer de l’état et des embranchemens construits par concession, les concessions des lignes ci-après ont été accordées dans la session législative de 1852-1853 : d’Anvers à la frontière des Pays-Bas, de Pepinster à Spa, de Lierre à Turnhout, du bassin du centre à la Sambre vers Erquelinnes, de Mons à Maubeuge, de Fleurus à Landen, et de Groenendael à Nivelles, de Jemeppe à Dietz par Jodoigne et Louvain, de Tubize à la Dendre par Enghien, et de Hasselt à la frontière du duché de Limbourg.
(2) Nous en avons donné la liste dans l’Annuaire de 1850.
(3) Le comte Xavier de Mérode, ancien officier de l’armée belge, camérier secret du pape.
(4) MM. Briavoine frères, qui furent longtemps propriétaires-directeurs de ce journal, y sont aujourd’hui complètement étrangers.
(5) Art. 3 de l’acte de confédération générale du libéralisme (résolution du congrès libéral du 14 juin 1846).
(6) Par l’acceptation du mandat du sénateur, M. le baron Seutin, aux termes de la loi sur les incompatibilités, renonce aux fonctions qu’il remplit dans l’armée.
(7) Voyez l’Annuaire de 1850.