Beaux-Arts - Vénus anadyomène - Portrait de Mme de Rothschild

BEAUX-ARTS.




VÉNUS ANADYOMÈNE. — PORTRAIT DE Mme DE ROTHSCHILD, PAR M. INGRES.




Nous n’avons plus le temps d’avoir du goût, c’est le cas de le dire avec ce bel-esprit employé aux fermes, et qui se désolait de la prosaïque occupation de ses journées. Pour la première fois depuis cinq mois, Paris jouit d’une sorte de repos : Dieu fasse qu’il ne soit pas provisoire ; mais, à travers les tumultes qui se sont succédé et l’anxiété qui dévorait les âmes, qui aurait pu trouver une heure pour les arts, pour les poétiques et exquises récréations ? Comment ne pas croire aussi qu’au milieu de l’orage toutes les voix se fussent éteintes, toutes les harpes brisées, toutes les palettes séchées ? Et n’a-t-on pas quelque peine à se figurer une retraite heureuse jusqu’où le bruit de la rue ne soit pas monté, au fond de laquelle quelque savant obstiné, quelque artiste, doué de cette magnifique indifférence du juste d’Horace, ait continué paisiblement son labeur solitaire, sans se douter que Syracuse était prise ?

Il en est pourtant, bien qu’en petit nombre, et parmi ces derniers, c’est le maître lui-même qui donne un si rare exemple. Insoucieux de l’émeute et de la fusillade, M. Ingres posait, pendant tout ce fracas, une dernière perle sur la chevelure de son Anadyomène, et voilà que depuis quelques jours, suivant l’habitude désormais suivie par l’auteur du Saint Symphorien, les portes de son atelier s’ouvrent discrètement au petit nombre de fidèles qui ne croient. pas que toute poésie soit morte avec la confiance et le crédit. En temps ordinaire, l’annonce de deux nouveaux tableaux du grand artiste était toujours un événement ; aujourd’hui c’est une bonne fortune, rendue précieuse par les circonstances dans lesquelles elle se produit.

Le salon que les amis de M. Ingres lui firent, il y a trois ans, et qui inaugura la galerie de la société des artistes au bazar Bonne-Nouvelle, formait, si l’on s’en souvient, une suite habilement variée de onze tableaux de différentes époques, disposés de manière à présenter un abrégé complet de l’œuvre de M. Ingres. Toutes les phases de son talent s’y trouvaient représentées, phases plus diverses qu’on se serait peut-être, au premier abord, tenté de croire. Il fut curieux d’en suivre la gradation, depuis l’Œdipe expliquant l’énigme, qui remonte aux débuts de l’auteur, jusqu’au portrait de Mme d’Haussonville, qui était alors son dernier ouvrage. Entre ces deux points extrêmes, la Françoise de Rimini et la Chapelle Sixtine, la Stratonice et le portrait de M. Berlin formaient des oppositions tranchées et témoignaient de transformations successives qu’on n’avait encore jamais bien pu apprécier, quelques-uns de ces tableaux n’étant pas connus du public, les autres n’ayant été jugés qu’à distance et à de longs intervalles. Aussi ne fut-on pas peu surpris de voir ce talent fécond se révéler sous des aspects aussi contrastés qu’inattendus, et faire justice de l’accusation de monotonie qui lui avait été si souvent jetée. À côté de compositions inspirées par l’étude du moyen-âge et de l’antique, telles que la Françoise de Rimini, d’un sentiment si naïf et si plein de grâce, et la Stratonice, d’un fini si précieux, cette mouvante physionomie de la Chapelle Sixtine un jour de grande cérémonie, rendue avec le feu et l’entrain d’une ébauche, et les portraits surtout, accusaient une étonnante puissance de réalité. Il y avait là comme deux catégories distinctes, presque deux manières, dans lesquelles l’art du peintre aux prises, tantôt avec le modèle et la nature, tantôt avec l’idéal et la tradition, se maintenait toujours à une égale hauteur.

On trouve précisément, dans les deux tableaux que M. Ingres vient d’exposer, une expression complète de ce contraste. Sa Vénus anadyomène et le portrait de Mme la baronne de Rothschild sont deux œuvres capitales, traitées chacune avec une grande supériorité, mais chacune d’un sentiment et d’un faire tout-à-fait à part, ainsi que le demandait la différence du sujet. Le portrait de Mme de Rothschild resplendit de tout le réalisme vigoureux de l’école vénitienne, et, dans tout ce qu’a fait M. Ingres, nous ne connaissons rien d’aussi poétique, d’aussi idéalement beau que son Anadyomène, rien dont l’exécution rende aussi parfaitement la fraîcheur de l’idée. Le mérite particulier et étrange de cette œuvre tient, au reste, à des conditions tout-à-fait exceptionnelles : c’est un rêve de jeunesse réalisé dans la puissance de l’âge mûr, bonheur que peu de gens obtiennent, artistes ou autres. Quand le talent et la main se sont formés par de nombreuses années d’études, en vain cherche-t-on souvent à ressaisir la naïve inspiration d’autrefois. Juillet est venu apportant la moisson et les fruits dorés ; mais les fleurs du printemps sont flétries, et la frêle odeur des amandiers s’est pour toujours enfuie. Toute la science du peintre de la Transfiguration ne lui fera jamais retrouver la grâce céleste et l’adorable gaucherie du groupe de jeunes filles placé à la suite de la Vierge dans Sposalizio. Si M. Ingres eût attendu jusqu’à ce jour pour composer une Vénus, il est probable qu’il l’eût conçue d’une manière différente. Sans doute, sa Vénus eût été belle, mais d’un autre genre de beauté ; certaines parties eussent peut-être été plus parfaites ; mais l’impression riante, la fougue d’imagination, mais cette sève, ce parfum, tout cet épanouissement de l’adolescence, les eussions nous retrouvés ?

Ce qui fait donc l’originalité de ce morceau, c’est qu’il a été inventé et ébauché il y a trente ans, peint et terminé hier. L’esquisse reléguée dans un coin de l’atelier voyait chaque année la recouvrir d’une nouvelle couche de poussière, et elle y serait peut-être encore sans les instances des amis de Mme Ingres et de M. Delessert en particulier, aujourd’hui possesseur du tableau, Sur leurs sollicitations réitérées, l’artiste se détermina à reprendre son travail si long-temps suspendu ; mais ce ne fut pas sans une répugnance aisée à comprendre. Il s’agissait, en effet, de retrouver les linéament fugitifs de sa pensée ancienne, et de conserver intact le jet poétique et pur de sa première inspiration. Tous ceux qui ont vu l’esquisse s’accordent à dire qu’il a réussi complètement. Le fini d’une exécution savante n’a en rien altéré la grâce antique de cette œuvre, qui semble empruntées quelque pierre gravée ou à quelque vase de Cornetto, tant on y sent partout la trace de l’art grec et comme un souffle de l’harmonieuse poésie d’Hésiode.

Ce poète a raconté dans sa Théogonie la naissance de Vénus, il l’a fait naître du sein de la mer, fécondée par Cœlus, et, après lui, cette fiction fut pendant long-temps reproduite par la peinture et la statuaire dans une donnée à peu près uniforme. Les plus anciens fragmens qui nous soient parvenus représentent la fille de la mer au moment où, sortant des ondes, elle essuie sa chevelure,

Secouant, vierge encor, les larmes de sa mère,
Et fécondant la terre en tordant ses cheveux.

Ses pieds réunis sont posés sur une coquille, et ses mains, relevées à droite et à gauche par un mouvement parfaitement symétrique, partagent ses cheveux en deux tresses égales ruisselant d’eau salée. Ce n’est que plus tard, lorsque la tradition s’est obscurcie et que l’art profane a défiguré les symboles, qu’on voit Vénus couchée dans une vaste conque en forme de nacelle poussée par les amours et voguant vers Cythère, son voile déployé au vent. Elle est ainsi représentée dans une fresque d’Herculanum, et c’est le type qu’ont imité la plupart des peintres modernes en traitant le même sujet. Cette déviation date, à ce qu’il paraît, surtout de l’époque romaine. Les Grecs ne s’écartèrent jamais complètement de la légende religieuse, et, tout en modifiant l’ordonnance du sujet, ils furent attentifs à lui conserver toujours son caractère religieux et symbolique. Il existe une copie sculptée d’un tableau attribué à Apelles, et que ce peintre fit pour Alexandre, où la naissance de Vénus est figurée au centre d’une composition de Persée et Andromède, absolument comme un tableau d’autel auquel les peintres rattachent quelque épisode de la vie d’un saint. Vénus, sous les traits d’une jeune fille de douze à quinze ans, est assise sur une conque, les bras relevés et la chevelure partagée, conformément à la formule consacrée. À droite et à gauche, deux tritons, vus de profil dans l’attitude de l’adoration, supportent cette conque ; leurs queues de poisson recourbées se redressent derrière leur dos, et, sur la nageoire qui les termine, deux petits amours sont posés qui présentent à la déesse, l’un un miroir, l’autre une sorte de cassolette. Il y a là un curieux rapprochement avec ces saintes familles votives des peintres giottesques, imitées religieusement pendant plus de deux siècles, et dont l’arrangement compassé se perpétue jusqu’à Pérugin et André del Sarlo.

Quelquefois aussi on reproduisait l’instant même où la déesse fend le sein maternel. Au temps d’Anacréon, une table de métal ciselé, sur laquelle un artiste avait représenté Vénus nageant dans la mer suivie des Amours et des Néréides, inspira au poète de Cos une de ses plus belles odes. « Semblable à la fleur blanche des algues, elle nage, dit-il, sur le flot paisible en apparence. L’onde caresse son sein de rose, et fuit en arrière de sa tête charmante ; ses bras ouvrent le sillon, au milieu duquel son beau corps brille à travers la vague transparente, comme une tige de lis couchée dans un lit de violettes. » Deux mille ans après, cette description suggérait à Coypel l’idée d’un tableau où l’on voit, en effet, Vénus, les cheveux crêpés, s’ébattant dans l’eau en compagnie d’une bande d’enfans et de dauphins classiques qui l’éclaboussent de leurs plongeons, et, pour dernier trait, le rimeur Gacon écrivit au bas la paraphrase suivante :

En leçons la fable féconde
Nous apprend que, comme la mer,
Vénus, cette fille de l’onde.
Nous livre au sort le plus amer ;
Que ses jeux, ses ris et ses grâces,
Sont de vrais pièges pour les cœurs,
Et que ses plus grandes bonaces
Sont autant de calmes trompeurs.

Gacon n’avait vu dans l’ode LI d’Anacréon qu’un mot : paisible en apparence, et, dans ce mot, tout un thème de morale fort élégamment rendu, comme on voit. C’est ainsi qu’on comprenait alors l’antiquité. M. Ingres, qui sait son antiquité un peu mieux que Coypel, est remonté à la véritable source. Il a repris la donnée primordiale, et en a conservé scrupuleusement tout l’esprit en l’embellissant de cette merveilleuse forme qu’il a apprise dans la fréquentation des Grecs et des Étrusques. L’heure, le lieu de la scène, le choix de la pose, l’arrangement des accessoires, tout a été pour lui l’objet d’une méditation soutenue ; tout est grec, du grec le plus pur, et, jusque dans les moindres détails, il a su porter ce respect, ce culte passionné de l’antique dont il a, en vrai païen, fait sa religion.

L’aube se lève, et ses premiers rayons ont pâli l’azur du ciel, où les astres s’effacent. Seule, l’étoile du matin lutte la dernière et blanchit au zénith. Au-dessus de la mer, qui s’étend à l’horizon, une zone violette annonce l’approche du jour. Dans le fond, à droite, les roches escarpées du rivage de Chypre sont encore baignées dans l’ombre. La brise, qui commence à souffler de terre, fait mollement onduler au large les vagues endormies, au sommet desquelles apparaît la déesse. Elle est debout, portée non sur une coquille, mais sur le flocon d’écume qui l’engendra, et dont les blanches volutes achèvent de se briser sur ses pieds divins. Son bras droit, arrondi au-dessus de sa tête, va rejoindre la main gauche, occupée à relever sa chevelure. Il encadre le visage, qui s’y appuie légèrement avec une grâce enfantine. Calme, souriante et grave, la blonde fille de Cœlus promène autour d’elle un regard paisible, et ses yeux, où se reflète l’azur profond des flots, contemplent avec un doux étonnement le vaste univers dont elle se voit la reine. Un groupe d’amours prosternés à ses pieds lui offre les premiers hommages, et, de tous les points de l’horizon, les divinités marines, sortant de leurs retraites, accourent admirer leur jeune souveraine, mêlant leurs cris joyeux et le son des conques au bruit de la mer retentissante.

Oui, c’est bien la Vénus antique, la déesse reine qui subjugue le monde, du vieil Hésiode ; c’est ainsi qu’elle se révéla au sein brillant de la mer des Cyclades dans toute la voluptueuse splendeur de sa beauté éternelle. M. Ingres a su nous la rendre telle que l’avait conçue la sérieuse antiquité et dépouillée de cette grâce mignarde dont la corruption du goût l’a plus tard revêtue. Une majesté sereine, attribut de la divinité, s’allie à la plus fraîche jeunesse sur ce gracieux visage de quinze ans. Dans son regard est peinte une fierté naïve. Elle ignore la pudeur comme la coquetterie, et, d’un geste indifférent, rejetant en arrière sa magnifique chevelure, sur laquelle glissent en perles brillantes les dernières larmes de sa mère, elle étale aux yeux de l’univers ravi la chaste nudité de son corps, poli comme un bloc de Paros.

Si l’on analyse attentivement cette poétique composition, on voit que le peintre en a su disposer toutes les parties avec une extrême habileté, et que tout concourt à l’effet général qu’il s’est proposé. L’attitude qu’il a adoptée lui a fourni le plus heureux choix de lignes. D’un côté, le bras droit relevé forme, avec le torse, la hanche et la cuisse, une courte ondulée, qui, se prolongeant depuis le sommet du coude jusqu’au genou légèrement affaissé, vient se relier au groupe des amours, destiné à former la base de la figure. La hanche gauche, cédant au même mouvement de flexion, se creuse par une seconde courbe parallèle à la première, et non moins harmonieuse ; les deux mains s’arrondissent en saisissant la chevelure ; pas un angle, pas une ligne heurtée ne vient briser l’accord de cet ensemble plein d’élégance et de noblesse ; le corps est svelte et déjà riche ; il a encore toute l’exquise délicatesse de l’adolescence et déjà toute la majesté d’une nature divine. Que si l’on voulait se rendre compte du soin extrême avec lequel cette pose a été combinée et de l’harmonie qui résulte de la justesse de toutes ces proportions, il suffirait de comparer l’Anadyomène de M. Ingres à celle de Titien. Dans celle-ci, la composition est nulle, et le choix du modèle est commun. Aussi n’y voyons-nous qu’un prétexte à une superbe étude de nu. Qui nous dira que c’est Vénus, que c’est une déesse ? Nous ne trouvons qu’une belle fille charnue, peignant vulgairement ses cheveux dans sa baignoire, où elle est enfoncée jusqu’aux genoux.

Quelques portions, entr’autres la tête, sont restées intactes et telles que M. Ingres les avait traitées dans l’esquisse. On s’en aperçoit aisément à un certain pointillé qui diffère de la manière dont le reste est brossé. M. Ingres n’a pas voulu toucher à la tête ; il a bien fait ; la tête était suffisamment terminée, et l’expression en est complète. Nous ne savons ce qu’il aurait pu y ajouter sans ternir la douceur de ces joues rosées que recouvre le léger duvet de l’adolescence. À coup sûr, il l’eût gâtée en la corrigeront. Cette tête parait un peu grosse, ce qui est produit par la distante anormale qui existe entre le nez et l’oreille gauche. Le nez, la bouche, le menton, ne sont point rigoureusement d’accord, cela est vrai ; ils s’en vont, l’un à droite, l’autre à gauche, chacun au gré de son caprice ; mais on ne voudrait pas pour beaucoup qu’il n’en fût pas ainsi. De semblables irrégularités se rencontrent à chaque pas chez les maîtres ; on les voit et on ne les voit pas ; chez un peintre médiocre, elles nous crèveraient les yeux. La médiocrité seule est tenue d’être correcte.

Sauf la main gauche, trop épaisse et un peu lourde, tout le reste de cette merveilleuse figure est dessiné comme sait dessiner M. Ingres, et d’une couleur qui prouve un travail récent. Suivant son habitude, M. Ingres a modelé le corps en pleine lumière avec une grande hardiesse et un art consommé. Les moindres reliefs sont sentis ; les passages de la gorge, du cou, de l’aisselle et du ventre habilement indiqués et avec des finesses infinies. La lumière limpide du matin jette des reflets tremblans sur le torse, sur les bras lustrés comme du satin, sur le sein d’une fraîcheur de neige. Le grain velouté de cette peau si jeune et si tendre laisse entrevoir un sang vermeil qui circule comme la sève dans une tige de mai ; un îlot de cheveux blonds, s’épanchant le long des reins et du bras gauche, accompagne heureusement cette masse lumineuse qui se détache sur le fond bleu du ciel et de la mer.

Au point de vue du coloris, nous aimons moins la partie inférieure occupée par le groupe des amours. Cette portion, du reste, on le comprend, devait être un peu sacrifiée au haut du tableau. On y trouve un parti pris de couleurs éteintes. L’enfant placé à gauche, et qui tend son bras en présentant à la déesse un miroir, est un peu verdâtre. M. Ingres aussi l’a trop bien peigné, et sa tête ressemble à celle d’une poupée de cire ; mais son mouvement est prompt et gracieux, et sa petite main potelée se reflète bien dans le cuivre du miroir. Un second, dont on n’aperçoit que la tête et les deux bras, baise avec un respect plein de tendresse un des pieds de la déesse. Son corps se perd dans le flot d’écume qui lui fouette les yeux. Un autre, à cheval sur un dauphin, entoure de ses deux bras le genou et la jambe gauche, et y promène ses lèvres avec plus de feu et d’action, en vérité, que n’en comporte son âge. Tous deux sont adorables de pose et de forme. Un peu en arrière, Cupidon, l’enfant mutin et cruel, vient de lancer sa première flèche. Celui-là, le peintre l’a fait robuste et nerveux dans sa petite taille, ainsi qu’il convient à un dieu qui commande en maître dans l’Olympe et soumet jusqu’au grand Jupiter. Sa joue est colorée, et son front ombragé de boucles brunes. Les muscles de son bras sont accusés, et l’expression de son regard est dure. Pourquoi ces quatre bambins ont-ils donc les yeux pochés ? Nous avons supposé que le dessous bleu de la mer, sur lequel ils sont peints, aura un pen poussé et produit la teinte trop foncée qui leur cercle la cavité orbiculaire.

Les compositions de M. Ingres sont semées d’intentions. Quand l’artiste parvient aussi complètement qu’il ’a fait dans celle-ci à les concentrer ver un même but et à les fondre dans une harmonieuse unité, il est indispensable de les analyser une à une, pour arriver, par une appréciation détaillée, à l’admiration raisonnée de l’ensemble. Or, si, à la première vue, son Anadyomène ravit les yeux et nous enchante par un charme pénétrant et ineffable. Ce charme grandit et s’accroit lorsqu’une seconde, une troisième visite nous permet de passer en rovue les savantes ressources que l’expérience de l’artiste a mises au service de cette suave conception de sa jeunesse. On ne sait pas ce qu’il faut le plus admirer, du sentiment tout-à-fait antique ou de la pureté et de la correction également antiques de ce tableau, qui, par un caprice de goût, est enchâssé dans un cadre ovale comme un onyx de la meilleure époque dans une bague d’or.

Passons dans la chambre voisine. Noms voici en face du portrait de la baronne de Rothschild, Nous sommes transportés de la sphère des rêves dans le monde réel, devant la réalité dans sa plus complète expression. Il est bien de n’avoir pas mis côte à côte de ces deux ouvrages si opposée ; ce n’est pas trop des quatre ou cinq pas qui les séparent pour se préparer à une aussi brusque transition.

Le premier aspect de ce portrait cause un peu de surprise. L’œil a besoin de se faire au luxe de tons rouges qui le frappe d’abord ; mais, une fois entré dans cette gamme de couleurs, il ne peut se lasser d’en admirer la précision et la richesse. Le spectateur, captivé par ce coloris inattendu, se reporte par la mémoire aux précédens portraits de l’auteur, dans lesquels la perfection du dessin, l’extrême vérité des altitudes, l’étude des détails poussée à sa dernière limite, avaient suffi, même en l’absence de couleur, à créer des œuvres si remarquables, et, retrouvant ici ces qualités agrandies et complétées, il n’hésite pas à placer cet ouvrage au premier rang. Et de fait le portrait de Mme de Rothschild vaut celui de M. Berlin ; c’est tout dire. Même jet hardi, même ampleur, même puissance. Ce portrait de M. Berlin, si majestueux dans sa forte nature, si fièrement campé sur ses vigoureux poignets, si idéalisé dans son habit noir, sa cravate blanche et ses breloques, a jusqu’à présent été compté, d’une opinion unanime, parmi les plus beaux portraits de l’école moderne ; il ne lui manquait qu’une belle robe rouge de conseiller au parlement. La pauvreté de notre costume avait restreint les moyens de l’artiste ; mais un portrait de femme offrait plus de ressources. M. Ingres, cette fois, pouvait faire de la couleur ; il en a fait avec audace. Il n’est rien de tel que ces dessinateurs, quand ils sont en veine de hardiesses, témoin le Marat de David et cet étonnant portrait de César Borgia qu’on voit à la galerie Borghèse.

Le modèle, assis sur un divan, se présente de face, dans l’attitude d’une causerie attentive, les genoux croisés, la main gauche soutenant légèrement le menton, le bras droit jeté en travers avec abandon et tenant un éventail fermé. La tête est coiffée d’un petit-bord de velours noir, attaché en arrière fit orné de deux plumes blanches qui retombent à droite et à gauche, encadrait une chevelure à reflets bleuâtres comme l’aile du corbeau. Cet arrangement de tête, qui rappelle certains portraits de Van Dyck, fait admirablement ressortir la blancheur du front et des tempes, et le ton plus vif du reste du visage. Deux grands sourcils à l’orientale se dessinent sur ce front, d’une pâte brillante ; dans les yeux, à l’avenant, pétillent la vie et l’esprit. Cette partie est baignée par une lumière abondante et étudiée avec un soin extrême. Évidemment l’artiste a consacré toute son habileté à la mettre en relief et à sauver, par la vivacité de l’expression, l’irrégularité des lignes. Rien de plus doux et de plus intelligent à la fois que ce regard, qui est à coup sur celui d’une femme spirituelle. Comme il s’accorde bien avec le sourire aimable qui relève les coins de la bouche ! Rien de plus vivant que cette tête, qui sort de la toile et semble nous interroger ; rien de plus naturel aussi que cette pose pleine d’aisance et d’un sans-façon élégant. M. Ingres excelle à donner à ses modèles l’attitude qui convient à leur nature. Le choix d’une pose est d’ordinaire, chez lui, le fruit d’observations assidues, faites le plus souvent à la dérobée, et ce n’est pas une des moindres causes de la grande ressemblance qu’il sait donner à ses portraits. Pourquoi juge-t-on le plus souvent, sans connaître les originaux, que ces portraits doivent être ressemblans ? C’est qu’on y trouve un tel réalisme, une telle vérité de détails techniques, qu’on sait bien que rien n’est là sans motif, rien n’a été livré au hasard, que c’est la vie, la vie prise sur le fait. Si donc nous rencontrons dans le portrait de Mme  de Rothschild une attache un peu épaisse du poignet gauche, c’est qu’apparemment M. Ingres ne se sera pas cru permis de supprimer tout-à-fait une défectuosité qu’il avait sous les yeux. Faut-il attribuer au même scrupule l’altération de la peau, semblable à celle que produit un rhume de cerveau, qu’on remarque autour des lèvres ? Si nous avons bonne mémoire, le même défaut avait été signalé dans le portrait de Mme  d’Haussonville. Jusqu’à ce qu’il soit constaté que cet effet est le produit d’une ressemblance fortuite entre deux modèles simultanément enchiffrenés, nous mettrons ce rhume sur le compte de M. Ingres.

Les bras et les épaules sont d’un beau dessin et modelés presque sans aucune ombre ; l’œil tourne autour. C’est la même fraîcheur de coloris que dans l’Anadyomène et la même transparence. Les épaules éblouissantes s’enlèvent richement sur le velours foncé des coussins. Et les étoffes ! À coup sûr, elles sont de fabrique vénitienne, et n’eussent point déshonoré les épaules d’un doge. Une robe de femme telle qu’on les fait aujourd’hui ne se prête pas facilement aux grands partis pris de draperies ; en s’astreignant à la reproduire exactement, il n’est pas rare qu’on tombe dans la sécheresse et la minutie. M. Ingres a triomphé de cette difficulté ; il a chiffonné des nœuds de satin et de gaze d’une façon toute magistrale. La robe de soie à volans, garnie de gaze, dans laquelle il ne pouvait trouver de larges masses, est touchée avec une franchise et une ampleur qui ne laissent pas regretter les plis majestueux de la stola. C’est tout une histoire que celle de cette robe : elle était bleue dans l’origine, ayant été choisie au goût du modèle ; mais, le tableau terminé, l’artiste, mécontent de son effet, sans mot dire et sans prendre conseil de personne, se décide subitement à la changer. Revenant sur sa peinture avec des empâtemens de laque, il lui fait, en deux jours, subir une transformation complète. Grand désespoir à cette nouvelle et instances réitérées auprès de l’artiste, qui est presque sommé de rétablir la couleur de prédilection. « Madame, répond-il flegmatiquement, c’est pour moi que je peins et non pour vous. Plutôt que d’y rien changer, je garderai le portrait, » et il eût fait comme il disait. M. Ingres, du reste, avait raison. Le rouge clair qu’il a adopté a chauffé le ton général du tableau, et s’allie bien mieux au velours grenat et au vert sombre de la tenture damassée qui fait le fond, fond qui, par parenthèse, a trop de hauteur. Les traces de l’opération n’ont pu être complètement effacées. Le dessous azuré n’a point tout-à-fait disparu aux endroits qui étaient recouverts par la gaze et les dentelles du corsage. Il en résulte pour celles-ci une teinte bleuâtre, et, dans certains passages de l’étoffe, des reflets violets qui étaient peut-être dans l’intention de l’artiste, et qui donnent plus de richesse à la soie.

Rarement le sévère pinceau de M. Ingres s’était joué avec autant de complaisance et de verve dans un fouillis plus séduisant d’étoffes chatoyantes et de bijoux aux mille couleurs, il a peint tout cela con amore, et pour se reposer, comme il dit, du nu auquel il est voué à Dampierre, où une de ses fresques, l’Age d’or, ne renferme pas moins de quatre-vingts figures nues, de grandeur naturelle, sur le fond uniforme d’un élysée toujours vert. Nous comprenons qu’il ait éprouvé le besoin de cette petite débauche de couleur. Quand vingt—cinq années auront passé sur toute cette magie, quand le temps aura fondu ces reflets opulens, adouci le brillant de ces épingles et de ces bracelets, vraies mosaïques de pierres précieuses, quand surtout il aura jelé son hâle doré sur ces magnifiques carnations, le portrait de Mme de Rothschild ne craindra la comparaison avec aucun de ceux que nous a laissés la fougueuse école de Venise, et il y aura plaisir à le placer à côté d’un Tintoret ou d’un Moioni.

M. Ingres possède depuis long-temps toutes les qualités qui font le grand portraitiste. S’il continue, comme il vient de le faire pour le portrait de Mme de Rothschild, à y joindre la séduction du coloris, ses portraits resteront certainement parmi les plus précieux monumens de notre époque. Le Tintoret avait inscrit sur les murs de son atelier : Le dessin de Michel-Ange et le coloris de Titien. Inférieur à son maître dans les grandes compositions, il le surpassa, au dire de beaucoup de gens, dans le portrait, genre qui réclamer la réunion de toutes les qualités et la perfection de l’exécution. Diderot disait avec beaucoup de justesse : « Le mépris du portrait annonce la décadence de l’art. Point de grands peintres qui n’aient su faire le portrait : témoin Raphaël, Rubens, Lesueur, Van Dyck. » Aussi ne faisait-on pas beaucoup de bons portraits de son temps, sauf Greuze et Latour, mais, en revanche, une foule de tableaux d’histoire et d’allégorie colossale, et beaucoup de petits sujets infâmes de l’école de Boucher. Et Pierre disait naïvement : « Savez-vuus pourquoi nous autres peintres d’histoire nous ne faisons pas le portrait ? c’est que c’est trop difficile. » L’école française depuis David, s’est relevée de cette intériorité, et, de nos jours, M. Ingres et ses principaux élèves contribuent à maintenir à la hauteur où l’ont placé les grands maîtres un genre qui, suivant l’expression de Diderot, « doit être particulièrement honoré chez un peuple républicain, où il convient d’attacher les regards des citoyens sur les défenseurs de leurs droits et de leurs libertés. »

L. G.