Beaux-Arts - L’Apothéose de Napoléon et le salon de la Paix

BEAUX-ARTS





L’APOTHÉOSE DE NAPOLÉON


ET


LE SALON DE LA PAIX.





LES DEUX ÉCOLES DE PEINTURE A L’HOTEL-DE-VILLE.





MM. Ingres et Delacroix viennent d’achever pour l’Hôtel-de-Ville de Paris deux plafonds qui sont un curieux sujet d’étude et qui soulèvent de nombreuses discussions. La diversité du style donne lieu, comme on devait s’y attendre, à des objections nombreuses. Je tâcherai, en examinant ces deux ouvrages, qui se recommandent par une importance capitale, de me tenir constamment dans les limites de l’impartialité. Ceux qui ont voué à l’antiquité une prédilection exclusive sont naturellement portés à condamner le plafond de M. Delacroix en raison même de leur admiration pour M. Ingres. D’autre part, ceux qui se préoccupent avant tout de l’invention accusent trop facilement M. Ingres de froideur. Le devoir de la critique, si je ne me trompe, est de juger ces deux artistes éminens en tenant compte des facultés qui leur sont particulières. Toute autre méthode nous mènerait nécessairement à l’injustice. Toutes les grandes écoles de l’Italie se recommandent par des qualités diverses : si nous tentions de les estimer au nom d’un type unique, nous serions condamnés à ne pas les comprendre. C’est ce qu’oublient trop souvent les juges passionnés qui maudissent la couleur au nom de la ligne, ou qui maudissent la ligne au nom de la couleur. Il faut donc, à mon avis, demander à chacun ce qui appartient à sa nature, et non pas ce qui appartient à une nature toute diverse.

Ces prémisses une fois posées, si notre tâche demeure encore fort délicate, elle est du moins simplifiée. Il y a vingt-sept ans, quand M. Ingres découvrit l’Apothéose d’Homère, un cri unanime d’admiration accueillit cette œuvre savante. Ceux mêmes qui ne partageaient pas les doctrines du maître ne purent méconnaître tout ce qu’il y a de sublime et d’ingénieux dans cette vaste composition, et je rapproche à dessein ces deux épithètes, qui semblent se contredire. C’est qu’en effet dans l’Apothéose d’Homère il n’y a pas moins de finesse que de puissance. Il faut donc remercier l’administration municipale d’avoir demandé à M. Ingres l’Apothéose de Napoléon, car personne parmi nous n’était mieux que lui préparé par les études de toute sa vie, par les habitudes de son esprit, à l’expression d’une telle pensée.

L’artiste a-t-il réalisé toutes les espérances éveillées par son génie, et surtout par l’Apothéose d’Homère ? — Cette question mérite un sérieux examen et ne veut pas être décidée à la légère. Et d’abord, s’est-il bien pénétré de la nature même du sujet qu’il avait accepté ? Je sais qu’en pareille matière le doute seul est un blasphème pour ceux qui voient dans M. Ingres l’unique représentant des grands maîtres de la renaissance. Il faut pourtant se hasarder sur ce terrain glissant sous peine de prodiguer des paroles inutiles. Hésiter devant le péril serait se condamner au verbiage, supprimer le doute ne va pas à moins qu’à supprimer la discussion ; or, si nous essayons de caractériser l’apothéose envisagée d’une façon générale, il nous semble impossible de la concevoir autrement que l’Apothéose d’Homère. En d’autres termes, la transformation d’une créature humaine en créature divine par la toute-puissance de la poésie équivaut pour nous à l’admission de cette créature parmi les êtres du même rang. Si dans l’Apothéose d’Homère cette donnée générale subit une légère altération, si l’auteur immortel de l’Iliade et de l’Odyssée ne semble pas entouré de ses pairs, mais de ses descendans, de ses élèves, l’idée que je viens d’exprimer n’en demeure pas moins vraie. Eschyle, Shakspeare, Virgile et Milton, Mozart et Gluck servent à caractériser la divinité intellectuelle d’Homère, Sans ce cortège harmonieux, sans cette cour mélodieuse, nous aurions peine à concevoir l’apothéose du poète par excellence. Eh bien ! le peintre qui avait si habilement compris la transfiguration d’Homère a-t-il eu raison d’abandonner cette donnée, de s’engager dans une voie toute nouvelle ? Dussent les admirateurs de M. Ingres m’accuser de présomption et d’impiété, je crois avoir le droit de poser cette question, et je pousserai la témérité jusqu’à la résoudre négativement

Je pense que l’Apothéose de Napoléon, pour agir puissamment sur l’imagination des spectateurs, devrait nous offrir ses aïeux, ses pairs en génie. Napoléon entre Alexandre et César, entouré de Lycurgue et de Solon, de Charlemagne et de Charles-Quint, serait pour tous les esprits une idée claire, facile à saisir. La grandeur de ces illustres personnages ajouterait à la grandeur du héros transfiguré. Législateur et guerrier, son double génie nous serait révélé par les législateurs et les guerriers qui l’entoureraient. L’hésitation ne serait pas permise en présence d’une œuvre ainsi conçue. Chacun saurait que le peintre n’a pas voulu glorifier la seule puissance de l’épée, le seul génie des batailles, mais bien aussi et dans la même mesure la puissance de la raison, la prévoyance, l’intelligence des besoins publics, l’art de contenir les passions, de réprimer leurs égaremens, en un mot le génie législatif, le génie de la paix. Or la clarté, dans une composition quelconque, ne me semble pas à dédaigner. Ce n’est pas un médiocre avantage pour l’œuvre la plus belle de s’expliquer par elle-même, de révéler pleinement à tous les regards l’idée qui l’a inspirée, de se passer de commentaires : l’évidence de l’intention fait partie de la beauté poétique. Si le spectateur, avant de pénétrer la pensée du poète et du peintre, est obligé de réfléchir longtemps, de s’interroger, l’admiration est encore possible, mais l’émotion est rarement profonde.

Cependant M. Ingres a conçu l’Apothéose de Napoléon tout autrement que l’Apothéose d’Homère. Il n’a pas adopté le parti qui semblait indiqué par la nature du sujet : les applaudissemens qu’il avait recueillis il y a vingt-sept ans ne l’ont pas empêché de tenter une voie nouvelle. Il ne s’est pas préoccupé du double génie de son héros. Les aïeux et les pairs en génie du guerrier législateur n’entrent pour rien dans sa composition. Parmi ses admirateurs les plus fervens, au nombre desquels j’entends bien me compter, un grand nombre lui donne raison, je ne l’ignore pas. On lui sait bon gré d’avoir réduit à sa plus simple expression la donnée de son œuvre. On dit qu’il a bien fait de nous montrer Napoléon couronné par la Renommée, conduit par la Victoire, et de supprimer tout ce qui aurait pu distraire l’attention. J’avoue ne pas comprendre la valeur de cet argument. Malgré ma prédilection constante pour la simplicité, je ne saurais accepter cette apothéose comme suffisamment claire. Lycurgue et Solon, Alexandre et César, Charlemagne et Charles-Quint, ne sont pas à mes yeux des hors-d’œuvre. Ils n’auraient pas distrait l’attention, mais auraient plutôt aidé l’intelligence du spectateur à s’élever jusqu’aux régions idéales. Et ce n’était pas un secours à négliger. On aura beau dire, tout ce qui peut nous enlever à la vie réelle et nous frayer le chemin vers la poésie pure est quelque chose de mieux qu’un épisode parasite. C’est pourquoi je n’hésite pas à dire que M. Ingres s’est trompé en simplifiant outre mesure la donnée qu’il avait acceptée.

Ici, je le sens, j’ai l’air de m’exposer de gaieté de cœur au reproche que j’adressais tout à l’heure aux juges passionnés. J’ai l’air de demander à M. Ingres l’expression de l’idée que j’ai conçue, au lieu de m’en tenir à l’intention qu’il a voulu réaliser. Une telle accusation ne me semble pourtant pas difficile à réfuter. Où ai-je pris en effet l’idée que je défends ? cette idée m’appartient-elle ? est-ce bien moi qui ai le droit de la revendiquer comme mienne ? n’est-ce pas dans l’Apothéose d’Homère que je l’ai puisée tout entière ? C’est une des œuvres les plus belles de M. Ingres, sinon la plus belle, qui me sert à juger l’œuvre nouvelle. Je ne méconnais pas les facultés éminentes qui lui assignent un rang si glorieux dans l’école française et dans l’histoire de toutes les écoles; je ne lui demande pas une composition contraire à son génie : c’est à son génie même que je m’adresse pour éclairer mon intelligence. Je ne crois donc pas me rendre coupable d’injustice en contestant la valeur du parti auquel il s’est arrêté. Si j’essayais de discuter son œuvre en la comparant aux maîtres qu’il n’a pas étudiés ou qu’il n’a jamais voulu suivre, si je lui opposais Titien ou Paul Véronèse, on aurait le droit de me récuser comme injuste ou inhabile; mais je n’ai pas commis une pareille faute et j’espère bien ne jamais la commettre. Jusqu’à présent d’ailleurs il n’est pas encore question de peinture, mais seulement de la conception poétique. Je ne veux aborder la forme qu’après avoir épuisé la question de la donnée. Or il me reste à réfuter un singulier genre d’objection, qui ne va pas à moins qu’à déclarer inutiles toutes les études qui ont rempli la vie de M. Ingres.

Si je n’avais pas entendu de mes oreilles l’objection dont je vais parler, je serais disposé à la traiter comme une pure invention» comme un jeu d’esprit; mais je suis bien forcé de me rendre à l’évidence. Il y a parmi nous une classe d’esprits beaucoup trop nombreuse pour qui l’idéal n’existe pas, ou qui du moins le conçoivent d’une façon très incomplète. Pour cette classe d’esprits, Napoléon dépouillé de son costume réel est un caprice bizarre que le bon sens répudie. Les compositions de Raffet sont pour eux le dernier mot de la poésie. En regardant l’Apothéose de Napoléon, ils se rappellent la Revue aux Champs-Elysées, et ne comprennent pas qu’il puisse entrer dans la pensée d’un artiste de nous montrer le vainqueur d’Austerlitz et de Marengo sans redingote et sans chapeau. Je veux croire que cette objection est sincère, mais il faut en vérité se faire violence pour consentir à la discuter. Personne plus que moi n’admire tout ce qu’il y a d’émouvant et d’élevé dans le talent de Raffet, J’estime la Revue aux Champs-Elysées comme une des conceptions les plus heureuses de notre âge; néanmoins il ne faut pas réfléchir longtemps pour comprendre que le parti adopté par cet artiste ingénieux, excellent pour le cadre qu’il a choisi, mènerait au ridicule dans un cadre plus étendu. Et pourtant j’ai entendu soutenir, avec une vivacité digne d’une meilleure cause, que M. Ingres eût agi sagement en suivant l’exemple de Raffet. Porter la discussion sur un tel terrain est une aberration que je renonce à caractériser. Exposer l’objection, c’est la réduire à sa juste valeur. Les régions idéales où M. Ingres a voulu transporter l’âme du spectateur ne sauraient s’accommoder des élémens réels que Raffet a très bien fait de respecter; je n’ai pas besoin de le démontrer.

Pour la classe d’esprits dont je parle, l’Apothéose de Napoléon, telle que l’a conçue M. Ingres, est tout simplement lettre close. Comme ils s’obstinent à demander ce que l’artiste n’a pas voulu faire, leur désappointement les mène à l’injustice, j’allais dire au blasphème. Dessiller leurs yeux n’est pas la tâche de la critique; il n’y a qu’une seule chose à leur répondre, c’est qu’il leur manque une faculté : ils n’aperçoivent pas l’idéal dans toute sa pureté; ils sont si loin du but, qu’il serait inutile de leur tendre la main; peut-être l’étude réussira-t-elle à leur montrer toute l’étrangeté de leurs affirmations. Quant à la critique, elle s’épuiserait en efforts impuissans si elle tentait de les éclairer. Il y a sans doute dans la Revue aux Champs-Elysées une part d’idéal que personne ne peut méconnaître; mais proposer cette composition comme un type dont la peinture ne doit pas s’écarter, c’est prendre en dérision le but suprême de l’art, et je suis presque confus d’avoir énoncé un tel paradoxe. Le bon sens et le goût, qui n’est que le bon sens fortifié par la réflexion, se réunissent pour proclamer la nullité absolue d’une telle objection. Ce n’est pas dans le domaine de la poésie une hérésie, une impiété; c’est la négation même de toute poésie et du terme qu’elle doit se proposer. Il est temps maintenant d’aborder l’œuvre de M. Ingres, et d’en discuter tous les élémens.

Voici comment l’artiste a conçu l’Apothéose de Napoléon. L’empereur, debout dans un char attelé de quatre chevaux, tenant d’une main le sceptre et de l’autre le glaive, se dirige vers le temple de la Gloire. La Renommée le couronne, et la Victoire guide le quadrige. La figure entière de Napoléon est d’une grande beauté. Le visage est empreint d’une majesté imposante. Le torse, modelé avec fermeté, respire une immortelle jeunesse. Peu importe que le quadrige rappelle les médailles de Syracuse. Pour ma part, je ne comprends guère qu’on ait cherché dans cette ressemblance un sujet de reproche. Les médailles de Syracuse sont au nombre des plus belles œuvres que l’antiquité nous ait laissées, et pourvu que l’imitation n’ait rien de servile, les peintres et les sculpteurs feront toujours sagement de les consulter. La Renommée qui couronne le héros exprime très nettement le rôle qui lui appartient. Quant à la Victoire qui guide le quadrige, c’est un modèle de grâce et de légèreté. Les chevaux sont dessinés avec une rare perfection, et je ne vois personne aujourd’hui qui puisse entrer en lutte avec M. Ingres sur ce terrain difficile. L’auteur a su concilier la force et l’élégance. Cependant, malgré ma profonde admiration pour la figure du héros, pour la Renommée, pour la Victoire, pour le quadrige, j’avouerai sans détour que je ne trouve pas dans la réunion de ces élémens une véritable apothéose. C’est un triomphe conçu et rendu d’une manière splendide, mais je ne vois pas là le héros transfiguré, passant de la nature périssable à la nature immortelle. Et ce n’est pas malheureusement la seule objection que j’aie à produire contre cette composition, car je n’ai parlé jusqu’ici que de la moitié supérieure. Dans la moitié inférieure, nous voyons la France en deuil qui lève les yeux au ciel, et suit d’un regard éploré le char du triomphateur; à droite de la France, un trône vide, un aigle qui pleure; derrière le trône, Némésis qui terrasse l’Anarchie et la précipite dans l’abîme. La figure de la France est très belle. Il y a dans sa douleur quelque chose de poignant. Peut-être aurait-on le droit de reprocher au bras gauche un peu d’exagération. Je ne puis que louer sans réserve l’énergie de la Némésis. Les figures précipitées dans l’abîme sont d’un dessin magistral qui rappelle les plus beaux temps de l’art. Mais, parlons franchement, la moitié inférieure du tableau se rattache-t-elle bien directement à la moitié supérieure ? pour ma part, je ne le pense pas. Je sais que mon opinion rencontrera de nombreux contradicteurs; cependant je la crois très facile à défendre. La douleur de la France et l’Anarchie terrassée par Némésis n’ont rien à démêler avec l’Apothéose de Napoléon. C’est un sujet dont l’artiste a tiré un excellent parti, mais un sujet à part, qui ne peut être considéré comme un épisode de l’Apothéose.

Ainsi la composition de M. Ingres manque d’unité. Il fallait choisir entre les deux sujets, et ne pas essayer de les réunir sur la même toile. Le triomphe du héros est une idée complète par elle-même; l’Anarchie terrassée par Némésis est une autre idée également complète qui suffirait à défrayer un tableau : ces deux idées accouplées se nuisent mutuellement. Pour le nier, il faut fermer les yeux à l’évidence. Le mérite singulier qui recommande toutes les parties de l’œuvre n’enlève rien à la gravité du reproche. Qu’il s’agisse en effet d’un tableau, d’un groupe ou d’un poème, quel que soit le génie ou le talent de l’auteur, l’unité sera toujours une des conditions fondamentales de l’émotion. Aussi voyez ce qui arrive devant le plafond de M. Ingres : après avoir admiré le héros, le spectateur se demande ce que signifient les figures placées dans la partie inférieure de la toile, et lorsqu’il les a comprises, il s’adresse involontairement une nouvelle question : par quel lien mystérieux se rattachent-elles à l’Apothéose de Napoléon ! Question insoluble, à mon avis du moins. Quelle que soit la valeur de cette seconde composition, il est hors de doute qu’elle distrait l’attention de la première. Or, je ne pense pas que personne puisse contester le danger de cette double impression. On aura beau vanter l’élégance et la grandeur qui respirent dans toutes les parties de la toile, on n’arrivera jamais à prouver que l’artiste n’eût pas agi plus sagement en se renfermant dans les limites de son sujet.

Au point de vue poétique, mes objections sont donc de deux natures. M. Ingres nous montre le triomphe et non l’apothéose de Napoléon. En second lieu, il ne s’est pas tenu au sujet principal, et a greffé sur l’idée première une idée dont je n’entends pas contester la valeur, mais qui nous emporte bien loin de l’apothéose et du triomphe. L’apothéose nous ravit dans une région calme et sereine; l’Anarchie terrassée par Némésis nous ramène sur la terre. Je m’étonne qu’un homme d’un goût aussi délicat, aussi pur, soit tombé dans une telle faute. Un esprit qui a vécu si longtemps dans le commerce familier de l’antiquité doit mieux que personne comprendre toute l’importance de l’unité. Les Grecs, qui nous ont légué tant de beaux modèles en tous genres, n’ont jamais méconnu cette condition fondamentale, et si le témoignage de l’antiquité ne suffisait pas pour justifier ma pensée, je n’hésiterais pas à invoquer contre l’auteur du nouveau plafond les œuvres mêmes qu’il a signées de son nom, car elles se recommandent par l’unité aussi bien que par l’élégance.

Si maintenant nous abandonnons la question purement poétique pour aborder la question du style, notre tâche deviendra plus facile et plus douce. Ici, en effet, nous n’avons que des éloges à donner; il est impossible d’imaginer, de rêver, de souhaiter un style plus élevé que le style de cette Apothéose. L’expression de toutes les têtes est d’une justesse et d’une grandeur qui ne laissent rien à désirer. Tous les détails sont traités avec un soin scrupuleux auquel par malheur nous ne sommes pas habitués. L’auteur, sévère pour lui-même, n’oublie jamais le respect qu’il doit au public; il ne sous-entend rien, n’ébauche rien; il sait d’avance toute la portée de sa pensée, il prévoit la forme qu’il va lui donner, et ne laisse rien à deviner : mérite bien rare, et que je loue avec bonheur. Tous ceux qui aiment l’art ramené à ses élémens les plus purs doivent se réjouir en présence de telles œuvres, car les pensées écrites d’un pareil style ne se comptent pas aujourd’hui par centaines. Pour ma part, j’ai ressenti en contemplant toutes les parties de cette apothéose une joie que je n’avais connue qu’en présence des œuvres de l’art grec. Il y a dans l’exquise délicatesse, dans l’irréprochable pureté avec laquelle M, Ingres a su réaliser sa volonté un charme si puissant, que je m’explique sans peine l’indulgence d’une certaine classe de spectateurs pour les défauts poétiques de la composition. Tout entiers au plaisir que leur donne l’harmonie linéaire, ils oublient d’interroger la pensée même que cette harmonie traduit à leurs yeux.

J’aime à croire que le style de cette œuvre exercera sur la génération nouvelle une action salutaire. Il y a dans la forme excellente dont l’auteur a revêtu sa pensée un enseignement qui ne doit pas être perdu. Depuis les grands maîtres de la renaissance, personne n’a concilié avec un égal bonheur la science et la beauté; c’est un mérite qui frappera tous les yeux exercés. Le seul embarras que j’éprouve, c’est de louer dignement cette forme excellente. Envisagée sous cet aspect, l’Apothéose de Napoléon est un service éclatant rendu à l’art contemporain. Depuis vingt ans, en effet, dans la peinture et la statuaire, le style a été trop négligé. On s’est trop souvent contenté de pensées indiquées plutôt que rendues, en d’autres termes on s’est contenté d’un art incomplet. Nous avons vu applaudir des œuvres très louables quant à l’intention, mais qui n’avaient rien de définitif. L’Apothéose de Napoléon n’abandonne rien à la conjecture. C’est une pensée très nettement conçue, exprimée fidèlement et complètement. Or personne n’ignore l’intervalle immense qui sépare l’indication de l’expression. C’est pourquoi, malgré les réserves que j’ai dû faire pour la question poétique, je considère le tableau de M. Ingres comme un événement capital. Qu’on accepte ou qu’on répudie mon sentiment sur la composition proprement dite, je ne pense pas qu’il soit possible de contester le rang que j’assigne à cette œuvre sous le rapport du style. Il y a parmi nous plus d’un peintre capable de concevoir sur cette donnée quelque chose de séduisant; je ne crois pas qu’il y en ait un seul en état de traiter le sujet avec la même élévation. Il est donc permis d’affirmer que l’Apothéose de Napoléon arrive à propos pour rappeler aux imaginations égarées l’importance du style, et non-seulement je nourris la ferme espérance qu’elle réagira contre les habitudes de notre école, mais encore je crois qu’elle redressera le goût de la foule. Les louanges très légitimes prodiguées à cette œuvre par tous les connaisseurs, et par les artistes mêmes qui ne partagent pas les doctrines de l’auteur, prouvent aux plus incrédules que la forme n’est pas une chose secondaire. Les intentions les plus justes n’obtiennent qu’un succès éphémère lorsqu’elles ne sont pas traduites avec évidence, c’est-à-dire d’une manière complète. Il n’est donné qu’aux intentions exprimées dans un style pur et châtié d’enchaîner pour longtemps la sympathie publique; mais pour atteindre ce but glorieux il faut un travail persévérant, et plus d’un sans doute reculera devant les difficultés et la durée de la tâche. Tant pis pour ceux qui faibliront, car ils n’obtiendront qu’une popularité passagère. Quant à ceux qui voudront prendre la peine de méditer sérieusement la leçon que M. Ingres vient de nous donner, ils n’auront qu’à s’applaudir de leur courage. Si les œuvres deviennent plus rares, elles seront assurées du moins d’occuper longtemps l’attention.

Ai-je besoin d’ajouter que la nudité du héros peut seule se concilier avec l’élévation du style ? Dans un tel sujet, le costume réel est un non-sens. L’auteur a voulu nous transporter dans les régions idéales : qui oserait dire qu’il n’a pas réussi ? Que le torse de son Napoléon rappelle le torse du Germanicus, je ne songe pas à le nier. Je demande seulement s’il était possible d’éviter cette ressemblance sans sortir de la donnée purement héroïque, et je ne crois pas qu’il y ait deux manières de répondre à cette question. Si, comme je l’espère, ce bel ouvrage obtient les honneurs de la gravure, si la reproduction en est confiée au burin de M. Henriquel-Dupont ou de M. Calamatta, les idées que j’exprime ici entreront bien vite dans le domaine public. Dans tous les cas, la leçon ne sera pas perdue. Bien que je préfère l’Apothéose d’Homère à l’Apothéose de Napoléon sous le rapport poétique, je mets ces deux ouvrages sur la même ligne, à ne considérer que l’élévation et la pureté du style. L’un et l’autre méritent d’être étudiés sans relâche. La génération qui grandit sous nos yeux, et qui aspire à la gloire dans les arts, y trouvera des enseignemens sans nombre. Les discussions soulevées par l’Apothéose de Napoléon ne sont pas près de s’apaiser, et suffiraient seules à démontrer qu’elle appartient à un esprit de premier ordre. Quant aux esprits frivoles qui voudraient n’y voir qu’un pastiche ingénieux, je n’essaierai pas de réfuter leur opinion, ce serait vouloir leur donner un sens qui leur manque.


J’ai retrouvé avec bonheur dans le salon de la Paix les qualités qui m’avaient séduit dans le plafond de la galerie d’Apollon : c’est la même abondance, la même spontanéité d’imagination. Le sujet proposé à M. Delacroix serait demeuré froid et inanimé entre les mains d’un peintre voué sans réserve aux traditions académiques; il a pris sous le pinceau d’un artiste indépendant et hardi une vie énergique et puissante. M. Delacroix a franchement accepté la donnée qu’il avait à traiter, et n’a pas reculé devant la résurrection complète de la mythologie. C’est de sa part une preuve éclatante de sagacité. Il eût été difficile en effet de représenter le triomphe de la Paix sans recourir aux dieux du paganisme, et je lui sais gré de les avoir appelés comme l’expression la plus claire de sa pensée. Il y a cela d’excellent dans les divinités païennes, qu’elles ont un sens nettement défini et ne laissent aucune place à l’hésitation dans l’esprit du spectateur. C’est une langue toute trouvée, dont tous les termes sont connus depuis longtemps, que tous les esprits cultivés comprennent sans effort, et qui se prête naturellement à la représentation d’une idée. La manière dont M. Delacroix a conçu le Triomphe de la Paix est pleine à la fois de grandeur et de simplicité. Tous les épisodes de cette vaste composition sont reliés entre eux par une intime parenté. La Terre éplorée lève les yeux au ciel pour en obtenir la fin de ses maux. Elle est entourée de ruines. Près d’elle, un soldat éteint sous ses pieds une torche. Des amis, des parens, se retrouvent et s’embrassent. On relève en pleurant les victimes de la guerre. La Paix, portée sur des nuages, ramène l’Abondance et le cortège des Muses. Cérès repousse Mars et les Furies. La Discorde s’enfuit et se replonge dans l’abîme, tandis que Jupiter, du haut de son trône, menace encore les divinités malfaisantes.

M. Delacroix a trouvé dans ce programme l’occasion de montrer son talent sous des aspects très variés. La Terre, qui occupe la partie inférieure de la composition, attire d’abord l’attention par la majesté de sa douleur. Son regard est une prière éloquente. Les ruines amoncelées autour d’elle commentent et complètent ce qu’exprime son regard. Toute cette zone de la composition est lugubre et désolée. La Paix est traitée dans un style gracieux, qui désarmera, j’en suis sûr, les juges les plus difficiles. Son visage respire la sérénité. Le mouvement de la Cérès est énergique et vrai; je regrette seulement qu’il n’offre pas une réunion de lignes plus heureuse. En peinture, la vérité ne suffit pas, il faut y joindre la beauté, et M. Delacroix parait avoir oublié cette condition impérieuse en plaçant les bras de Cérès sur deux lignes parallèles. La Discorde est plus habilement conçue; son visage exprime l’épouvante et la confusion. Les Muses, que le spectateur aperçoit sur un plan plus éloigné, sont d’une couleur charmante et d’une adorable jeunesse. Il est impossible de caractériser plus clairement les bienfaits de la paix. Elles arrivent, souriantes et légères, pour rendre aux hommes le calme et la joie. Je n’ai rien à dire de Jupiter, qui occupe le sommet de la toile. Son attitude menaçante achève d’expliquer le sens de la composition. Que pouvait-on souhaiter de plus ? Apollon vainqueur du serpent Python présente sans doute un intérêt plus dramatique; mais le Triomphe de la Paix n’est pas un sujet d’étude moins attachant. Il y a dans le plafond de l’Hôtel-de-Ville un mélange de grâce et de grandeur qui étonne le regard et captive l’attention. Tous les yeux sont ravis par l’harmonie des couleurs et la vérité des mouvemens. Il n’y a pas un spectateur qui, après avoir contemplé pendant une heure cette œuvre ingénieuse et puissante, ne se promette de la revoir. Par la variété des groupes, par le choix des tons, l’auteur a su donner à l’expression d’une idée toute la vivacité d’une action réelle. Tous ceux qui ont suivi depuis trente-deux ans les travaux de M. Delacroix reconnaîtront dans son plafond de l’Hôtel-de-Ville une jeunesse d’imagination et en même temps une finesse de combinaison qui se trouvent bien rarement réunies dans le même esprit. Il est permis sans doute de désirer plus de précision, plus de pureté dans la forme; mais il y a dans cette dernière œuvre tant d’éclat et de sagacité, que nous aurions mauvaise grâce à chicaner l’auteur sur l’indécision ou l’incertitude de quelques lignes. Les dons qu’il a prodigués dans le Triomphe de la Paix sont trop précieux pour qu’on n’oublie pas ce qui lui manque.

Les caissons qui encadrent ce plafond, sans nous offrir des sujets qui se déduisent directement du sujet principal, retiennent cependant la pensée dans la même région. Vénus, Bacchus, Mars enchaîné. Minerve, la poésie, Mercure, Cérès, et Neptune calmant les flots, peuvent être acceptés comme l’expression d’une pensée commune, comme l’expression du bonheur. Envisagés sous cet aspect, ces huit caissons n’ont rien d’inattendu. Je veux bien croire que la fantaisie les a dictés plutôt que la réflexion; cependant la réflexion ne les répudie pas.

La vie d’Hercule, destructeur des monstres et vengeur des opprimés, a fourni à M. Delacroix onze motifs dont il a tiré un excellent parti. A proprement parler, c’est une histoire abrégée de la civilisation prise au point de vue païen. Hercule est recueilli par Junon et par Minerve après sa naissance. Minerve le tient dans ses bras et le présente à Junon, qui se dispose à l’allaiter. Après avoir posé deux colonnes aux bornes du monde, il se délasse de ses travaux. Il ramène Alceste des enfers et la rend à Admète. Il tue le Centaure. Il enchaîne Nérée, dieu de la mer, pour le forcer à lui dévoiler l’avenir. Il s’empare du baudrier d’Hippolyte, reine des Amazones. Il étouffe Antée, que la Terre, mère de ce Titan, essaie en vain de défendre. Il délivre Hésione, fille de Laomédon, exposée pour être dévorée vivante par un monstre marin. Il écorche de ses mains le lion de Némée pour se revêtir de sa peau. Il hésite entre la Vertu et la Volupté. Enfin il rapporte vivant sur ses épaules le sanglier d’Érymanthe, qu’il avait pris à la course. L’auteur a su traiter tous ces sujets avec une variété d’accent qui lui fait le plus grand honneur. Tour à tour énergique et gracieux, il a trouvé pour l’expression de ces actions si diverses une série de mouvemens toujours vrais. Tous ces petits poèmes sont très heureusement conçus, et je ne serais pas étonné de voir bien des spectateurs les préférer au Triomphe de la Paix. Je ne partagerais pas leur prédilection, mais je ne saurais la condamner, car je reconnais volontiers que ces épisodes de la vie d’Hercule offrent plus d’attrait à l’imagination que le développement d’une idée purement philosophique.

Ce qui me charme surtout dans cette biographie du héros civilisateur, c’est l’abondance et la spontanéité de l’invention. Il n’y a pas une figure, pas une attitude qui accuse la contrainte ou l’épuisement. L’auteur se ment en pleine mythologie comme dans son atmosphère naturelle. Il marche d’un pas ferme et délibéré ; on sent qu’il foule un sol qui lui est familier. Cependant je suis loin de croire que ces compositions soient improvisées. Si la forme n’est pas toujours assez franchement écrite, l’expression est toujours vraie, et, pour atteindre à une pareille vérité, il faut réfléchir longtemps avant de prendre le crayon ou le pinceau. Quoi qu’on puisse penser de l’exécution envisagée au point de vue scientifique, il est certain qu’il n’y a pas trace de précipitation. L’auteur a pris son temps et n’a rien mis sur la toile sans avoir interrogé sa pensée dans tous les sens. S’il ne réussit pas à contenter tous les juges, s’il n’achève pas toujours ce qu’il a conçu, s’il n’écrit pas sa volonté en termes assez précis, on sent du moins qu’il n’a rien livré au hasard. Étant donné ses habitudes, il a fait tout ce qu’il pouvait faire.

Ici je m’engage sur un terrain délicat. Est-il permis à un artiste, si ingénieux qu’il soit, de ne pas achever l’expression de sa volonté, d’abandonner son œuvre avant d’en avoir déterminé tous les contours ? Non sans doute. Dans le domaine de la théorie, la réponse n’est pas douteuse ; mais qui oserait affirmer que M. Delacroix ferait mieux en travaillant plus lentement ? À coup sûr ce n’est pas moi. Il tâtonne, il hésite longtemps, comme tous les esprits qui mesurent les difficultés de leur tâche ; mais une fois qu’il a pris son parti, il a hâte d’arriver au but. La rapidité de l’exécution est une des nécessités de sa nature. Il essaierait en vain de travailler lentement : il gâterait son œuvre au lieu de l’améliorer ; il se refroidirait, il prendrait sa tâche en dégoût, et nous perdrions la meilleure partie de son talent.

C’est pourquoi je ne veux pas le juger d’une manière absolue. C’est en pareil cas qu’il faut se rappeler la maxime antique : La justice rigoureuse n’est trop souvent qu’une souveraine injustice. Jouissons des dons qu’il a reçus, et ne lui demandons pas avec obstination l’exactitude et la pureté des lignes qu’il a peut-être cherchées, mais vers lesquelles son instinct ne le porte pas. Les imaginations vraiment fécondes ne sont pas assez nombreuses pour qu’on leur marchande l’admiration et la sympathie, M. Delacroix est un des inventeurs les plus heureux de notre temps; à ce titre, il occupe dans l’école française une place considérable; essayer de la lui disputer au nom des traditions, dont il connaît toute l’importance, mais qui l’enchaîneraient sans le guider, serait à mes yeux une tentative parfaitement stérile. A quoi bon lui reprocher des erreurs qu’il n’ignore pas ? Il invente, il est heureux d’inventer. Sa vie et sa puissance sont dans son imagination. C’est donc le développement de son imagination qu’il faut discuter, et non pas le côté scientifique de ses œuvres. Tout en maintenant les droits de la théorie, sachons maintenir aussi les privilèges de l’invention. Quand cette faculté précieuse se révèle à nous dans toute sa splendeur, serait-il sage de nous cuirasser contre la joie qu’elle nous donne, et de gourmander la fécondité au nom de la science ? pour ma part, malgré mon respect pour la pureté de la forme, je me laisse aller au charme de l’invention. J’admire et j’aime le Triomphe de la Paix et les épisodes de la vie d’Hercule, tout en reconnaissant que ces œuvres éclatantes pourraient être écrites dans une langue plus précise. Je ne partage pas la colère des esprits chagrins devant un contour inachevé.

D’ailleurs, les défauts qu’on reproche à M. Delacroix sont beaucoup moins sensibles dans un plafond que dans un tableau composé seulement de quelques figures, et dont l’œil peut à loisir interroger toutes les parties. La peinture de décoration lui convient à merveille, c’est là qu’il règne vraiment en maître. Il semble que sa palette s’enrichisse à mesure que l’espace s’agrandit devant lui. Il aime à manier, à pétrir de grandes masses; il ne s’effraie d’aucune difficulté, et trouve sans effort des tons harmonieux pour les plus vastes compositions. Le devoir de la critique est de l’encourager dans cette voie. Le salon de la Paix dessillera, je l’espère, les yeux des juges prévenus; en voyant toutes les ressources de cet esprit ingénieux, les partisans exclusifs de la science consentiront à reconnaître comme légitime la renommée qu’il a conquise par trente ans d’un labeur assidu. Depuis Dante et Virgile jusqu’au salon de la Paix, quelle variété, quelle fécondité! Il ne s’est pas reposé un seul jour. Le travail est pour lui un besoin et une joie. Il a tour à tour abordé les sujets les plus difficiles de l’histoire et de la Bible, et son dernier ouvrage, aussi éclatant, aussi séduisant que les ouvrages de sa jeunesse, révèle une maturité de jugement que lui envieraient les partisans les plus dévoués de la tradition. Je n’essaierai pas d’établir une comparaison entre le Triomphe de la Paix et l’Apothéose de Napoléon. Ce serait, à mon avis, un pur exercice de rhéteur. A quoi bon opposer l’un à l’autre deux hommes d’une nature si diverse ? De tels parallèles n’apprennent rien à personne ; pour ma part, je ne crois pas que la critique doive se complaire dans les jeux d’esprit. Ce que j’ai dit de MM. Ingres et Delacroix montre assez clairement le fond de ma pensée. J’aurais beau multiplier les antithèses et faire appel à tous les artifices du langage, je n’arriverais pas à exprimer une idée nouvelle. Il me semble donc plus sage de laisser au lecteur le soin de tirer la conclusion. Si j’ai bien compris le sens et la valeur des deux ouvrages que je viens d’analyser, si j’ai réussi à traduire nettement l’impression que j’en ai reçue, le lecteur n’aura pas de peine à déterminer le rang qui appartient à chacun d’eux, et, si je ne me trompe, il se prononcera comme moi contre l’opportunité de toute comparaison.

Quoi que puissent dire les partisans exclusifs de l’art antique, il y aura toujours en peinture deux grandes écoles dont les principes et les tendances ne pourront se concilier, ou du moins dont les œuvres ne pourront être jugées d’après les mêmes lois. La première voit dans l’expression de la forme le but suprême de l’art, et pour justifier sa prédilection, elle n’a pas besoin de se mettre en quête d’argumens : elle trouve dans le passé d’éloquens plaidoyers qui ont épuisé la question. La seconde, sans dédaigner la forme, dont elle connaît tout le prix, se préoccupe de l’éclat et de l’harmonie des couleurs. Au lieu de chercher l’expression de la forme dans le choix des lignes, elle la cherche dans le choix des tons. Il n’est pas vrai, comme on l’a trop souvent répété, qu’elle considère le dessin comme une des tâches secondaires de la peinture : l’affirmer serait lui prêter une pensée qu’elle n’a jamais conçue, il suffit de jeter les yeux sur les œuvres de Titien et de Paul Véronèse pour comprendre toute l’ineptie d’une telle supposition; mais tout en gardant pour la forme un profond respect, cette école ne cache pas sa prédilection pour la splendeur de la lumière, pour les couleurs vives et variées. Toutes les fois que l’une de ces deux prédilections domine à l’exclusion de l’autre, l’œuvre est nécessairement incomplète. Aussi les artistes vraiment grands n’ont jamais sacrifié la couleur au dessin ou le dessin à la couleur. Cependant, pour rester dans les limites de l’équité, il ne faut pas juger les œuvres d’art d’une manière absolue. C’est pourquoi j’ai tâché d’estimer le salon de la Paix et l’Apothéose de Napoléon en tenant compte des facultés particulières qui caractérisent MM. Ingres et Delacroix,. C’est à mon avis la seule manière de leur rendre justice. Les deux grandes écoles que j’ai tenté de définir ne sont pas dans l’histoire de la peinture de purs accidens, mais une nécessité. Elles révèlent deux faces, deux aspects de l’intelligence humaine, et, par cette raison même, sont destinées à se perpétuer. Tant qu’il y aura des peintres, ces deux écoles persisteront, et la critique, sous peine de méconnaître la valeur des œuvres enfantées par chacune d’elles, devra toujours se rappeler le but qu’elles se proposent. J’admets volontiers, et le bon sens m’y oblige, que chacune des deux envisage l’art d’une manière incomplète; mais cette vérité une fois admise, je suis forcé d’abandonner le champ de l’absolu sous peine d’être inique. L’histoire en effet nous offre un grand nombre d’artistes éminens qui n’ont entrevu qu’une face de la beauté. En restant obstinément dans le champ de l’absolu, nous serions amené à nier comme incomplètes des œuvres dignes d’admiration.

Je voudrais qu’il me fût donné de populariser ces idées de tolérance; je suis sûr que l’art et le public y trouveraient leur compte. Si la foule comprenait la nécessité de juger les peintres de notre temps selon leurs facultés, les œuvres spontanées deviendraient plus nombreuses, en raison même des encouragemens qu’elles recevraient. C’est à l’état surtout, c’est aux hommes qui distribuent les travaux qu’il appartient de répandre parmi la foule les principes que je viens de développer, car ils sont chargés de mettre en valeur, de faire fructifier toutes les richesses intellectuelles de notre pays. En se laissant guider par leurs prédilections, ils condamneraient, sinon au néant, du moins à l’obscurité, une partie des richesses qui leur sont confiées; c’est pourquoi je suis heureux de voir réunis dans la décoration de l’Hôtel-de-Ville les noms de MM. Ingres et Delacroix. Je vois dans cette réunion un gage de tolérance. Il se trouvera toujours des esprits étroits qui répudieront le premier au nom de l’école vénitienne, et le second au nom de l’école romaine. L’administration ne doit se laisser entraîner par aucune doctrine exclusive. Dans le choix des artistes qu’elle appelle à décorer nos monumens, ce n’est pas le triomphe de telle ou telle école qu’il faut avoir en vue, mais bien le développement de la pensée sous ses aspects les plus divers. Or, pour réaliser ce vœu des bons esprits, il est nécessaire d’encourager tous les artistes qui possèdent un talent élevé, sans leur demander d’où ils viennent, où ils vont, ce qu’ils veulent, ce qu’ils poursuivent : pourvu qu’ils aient donné des gages de savoir et d’invention, ils ont des droits égaux à la décoration de nos monumens; c’est là une vérité qu’il suffit d’affirmer.

Je n’ignore pas qu’en parlant ainsi je m’expose tout à la fois au reproche d’indifférence et au reproche de profanation. Les admirateurs exclusifs de M. Ingres m’accuseront de méconnaître la sainteté de la tradition; les admirateurs exclusifs de M. Delacroix verront en moi un esprit incapable de se passionner pour la cause du progrès. car ils confondent volontiers le respect de la tradition avec l’immobilité. Si j’étais assez malavisé pour me préoccuper de ce double péril, je n’aurais plus qu’à me réfugier dans le silence; mais je comprends autrement les devoirs et les droits de la critique. S’il est permis, s’il est prescrit même aux inventeurs de suivre une doctrine intolérante, la tolérance est pour les juges une condition d’équité. Tous ceux qui étudient les œuvres de l’imagination, qui veulent en signaler la valeur à l’attention publique, doivent envisager l’art sous tous ses aspects. Ce qui s’appelle dans les ateliers indifférence ou profanation change de nom dès qu’il s’agit non pas d’inventer, mais d’apprécier les fruits de l’invention. Les disciples de Rome et de Florence n’ont pas plus de privilèges que les disciples de Venise ou d’Anvers. Il n’y a pas de création possible sans parti préconçu; mais avec un parti préconçu, dans le domaine de la critique, l’injustice devient une nécessité. Aussi, toutes les fois que j’essaie d’estimer la valeur d’un tableau, je m’efforce d’oublier mes prédilections, et si je ne réussis pas toujours dans cette tâche difficile, j’ose croire du moins que personne ne contestera mon entière bonne foi. La réunion de MM. Ingres et Delacroix m’offrait une éclatante occasion de proclamer la nécessité de la tolérance, et je l’ai saisie avec empressement. J’ai tenu à prouver que mon admiration pour le savoir profond, pour le goût exquis de l’artiste éminent à qui nous devons l’Apothéose d’Homère et tant d’autres beaux ouvrages, n’enlève rien à ma sympathie pour l’imagination active et féconde de M. Delacroix. Peu m’importe que des esprits studieux, mais entêtés, pour qui l’antiquité est le dernier mot de toute chose, m’accusent de méconnaître l’inviolable sainteté de la tradition. Je m’applaudis de ne pas partager leur adoration exclusive pour le passé, car j’aime tout ce qu’ils aiment, et mon admiration pour les œuvres de l’antiquité ne ferme pas mes yeux aux mérites de mon temps.

Il y a d’ailleurs deux manières de comprendre la tradition, l’une étroite et stérile, l’autre large et féconde. Croire que le passé a tout dit, ne nous a rien laissé à dire, c’est se condamner à d’éternelles répétitions. Toutes les œuvres enfantées sous l’empire de cette doctrine, quel que soit d’ailleurs le mérite qui les recommande, n’ont pas de raison d’être. A proprement parler, elles n’ajoutent rien à la somme du travail humain, et je me glorifie de ne pas comprendre ainsi l’étude du passé. La tradition bien comprise signifie tout autre chose. Les œuvres de l’antiquité, pour les esprits vraiment éclairés, ne sont qu’un moyen d’interroger la nature. Consulter les maîtres de la Grèce et de l’Italie, c’est emprunter leurs yeux pour voir ce qu’ils ont vu, mais sans nous dispenser de regarder à notre tour; c’est emprunter leur langage, non pour exprimer ce qu’ils ont pensé. mais pour donner à notre pensée personnelle plus d’évidence et de clarté. C’est ainsi que M. Ingres comprend la tradition; l’harmonie et la pureté qui éclatent dans toutes ses œuvres ne sont pas de simples souvenirs. Il parle avec bonheur, avec fierté la langue du passé, mais il exprime des idées qui lui appartiennent. Pour lui, la tradition n’est pas l’immobilité, mais un mouvement glorieux qui commande un mouvement nouveau. C’est un encouragement, une leçon. Or quelle valeur pourrait avoir une leçon qui condamnerait toutes les générations futures à jouer le rôle d’écho ? A quoi bon interroger la vie des générations qui ont disparu, si ce n’est pour vivre à notre tour d’une vie personnelle et active ? Ceux qui se vantent de comprendre et d’admirer M. Ingres et qui ne voient en lui que l’image du passé le méconnaissent et le calomnient à leur insu. Il continue le passé et ne le reproduit pas.

M. Delacroix lui-même, que des admirateurs égarés voudraient nous donner pour un homme nouveau, pour un artiste sans aïeux, respecte et continue le passé à sa manière. Seulement, au lieu d’interroger la Grèce, il interroge, il étudie avec ardeur Venise et Anvers. Il vit dans le commerce assidu de Rubens et de Paul Véronèse, au lieu de s’entretenir avec Phidias. Il est donc fils de la tradition aussi bien que M. Ingres; mais il a choisi dans l’histoire de l’imagination un moment plus rapproché de nous, dont il n’est ni l’image ni l’écho, qu’il admire et qu’il aime sans renoncer à son indépendance. Il emprunte la langue de Rubens et de Paul Véronèse, comme M. Ingres la langue de Raphaël et de Léonard de Vinci, pour exprimer ce qu’il a pensé. Les Noces de Cana et la Descente de Croix sont pour lui un enseignement, un conseil dont il profite habilement, tout en marchant dans la voie qu’il s’est frayée. Croire qu’il ne relève de personne, qu’il a la prétention de créer un art absolument nouveau, sans racines dans le passé, c’est lui faire un triste compliment. Tous les hommes d’une véritable valeur cherchent dans la tradition un modèle et un auxiliaire. A cet égard, MM. Ingres et Delacroix sont du même avis. Quelle que soit la diversité de leurs œuvres, sur ce terrain du moins ils se donnent la main, quoique leurs disciples ne paraissent pas s’en douter. C’est la seule comparaison que je veuille établir entre eux, la seule à mes yeux qui puisse offrir quelque intérêt. S’ils se séparent à l’heure de l’invention, ce n’est pas à nous de nous en plaindre, puisqu’ils offrent à notre admiration deux faces de l’art dont la réunion est la beauté suprême, la sévérité de la ligne et l’éclat de la fantaisie.


GUSTAVE PLANCHE.