Beaux-Arts - Du principe des expositions - Le concours en Grèce et de nos jours

Beaux-Arts - Du principe des expositions - Le concours en Grèce et de nos jours
Revue des Deux Mondes2e période, tome 30 (p. 41-64).
BEAUX-ARTS

DU PRINCIPE DES EXPOSITIONS

LE CONCOURS EN GRECE ET DE NOS JOURS.

Le retour des expositions de peinture et de sculpture est attendu comme une fête, fête de l’intelligence et du goût. On a déjà publié le programme qui annonce l’exposition de 1861; ce programme n’offre de nouveau qu’une clause rigoureuse qui défend à chaque peintre d’exposer plus de quatre tableaux! Quatre tableaux ! c’est peu si l’artiste a du talent, c’est trop s’il n’en a pas; mais je ne prends point la plume, en ce moment, pour critiquer l’administration des beaux-arts. Je voudrais, au contraire, obtenir d’elle des mesures plus larges, et comme des gens bien informés m’assurent que l’opinion publique est toute-puissante dans notre pays, que le gouvernement n’est que l’expression de ses désirs ou de ses arrêts, c’est à l’opinion que je m’adresse. L’art se perd chez nous. Les expositions n’en retardent point la décadence; certains juges affirment qu’elles la précipitent. Pour moi, j’estime qu’elles sont chose bonne par leur nature, mauvaise par leur application. Or tout dépend de l’application. Les médecins ne nous enseignent-ils pas que les meilleurs remèdes, si on les emploie avec excès, deviennent poison?

Il convient donc de discuter le principe même des expositions, de rechercher quelles conditions, quelles règles particulièrement salutaires doivent régir de telles solennités, car elles ne sont pas uniquement destinées à réjouir le public et à servir l’intérêt des artistes : elles ont, je le suppose du moins, un but plus élevé, qui est le progrès de l’art. Il est naturel d’examiner comment ce progrès est encouragé avec plus d’efficacité; mais avant d’étudier une matière délicate, j’ai besoin de me rassurer en considérant ce que faisaient les anciens. Le détour est long, il n’est pas inutile. Platon, dans un de ses dialogues, fait parler ainsi Socrate : « J’aime à converser avec les vieillards. Comme ils nous ont précédés sur une route qu’il nous faudra parcourir, je m’informe auprès d’eux si elle est sûre ou dangereuse, rude ou agréable. » Nous ferons comme Socrate : nous interrogerons d’abord les anciens, c’est-à-dire les Grecs. Quand il s’agit d’art, comment ne pas tenir compte de ce qu’ils ont enseigné? Comment ne pas consulter leurs exemples? Les principes surtout, si l’on veut s’en tenir aux théories, apparaissent chez eux avec plus de simplicité, parce que leur génie lui-même n’était qu’une expression plus sublime de leur bon sens.


I.

Les modernes s’attribuent volontiers toutes les inventions. Ils oublient que trente siècles les ont précédés; ils oublient qu’il y a eu jadis des civilisations si fortes et si raffinées qu’elles ont connu non-seulement des splendeurs, mais des jouissances que l’humanité ne retrouvera peut-être jamais. C’est dans les arts surtout qu’il nous siérait d’être modestes, car l’antiquité, en nous léguant tant de chefs-d’œuvre que nous avons perdus, nous a laissé bien peu d’idées nouvelles à découvrir. Ainsi beaucoup de personnes qui vantent nos expositions solennelles en rapportent tout l’honneur au temps présent. D’autres, qui les condamnent, partagent la même erreur, puisque c’est au nom de l’antiquité qu’elles les condamnent. « Les Grecs, disent-elles, ne connaissaient ni les concours ni les musées. Ils ne travaillaient point dans le vide ni sans but. Leurs tableaux ou leurs statues étaient commandés pour une place déterminée. » Cela est vrai dans beaucoup de cas, mais il n’est pas moins vrai aussi que les Grecs ont eu comme nous des expositions. Leur exemple doit nous rabaisser, si l’on nous fait un mérite d’avoir inventé cet usage, nous absoudre, si l’on nous en fait un crime.

Je dois prouver ce que j’avance. Les faits sont en petit nombre, mais ils sont clairs. Ils ont une importance qui paraîtra d’autant plus grande, si l’on réfléchit que tous les détails sur l’art qui ont été recueillis avant l’ère chrétienne ont disparu. En vain Ictinus a composé un ouvrage sur le Parthénon, en vain Polémon a décrit en quatre livres les merveilles de l’Acropole d’Athènes, en vain les critiques athéniens ont multiplié leurs catalogues dont nous n’avons que les titres, en vain les archéologues alexandrins ont dressé d’ingénieux inventaires : tous ces trésors, destinés à la postérité, ont péri entre les mains du moyen âge. Il a fallu que Pline le naturaliste parlât de tableaux à propos de couleurs, de statues à propos de métaux ou de marbres, pour sauver quelques débris de l’histoire de l’art. Combien d’artistes, sans lui, n’auraient point obtenu l’immortalité qui leur semblait promise! Quelque imparfaite que soit la compilation de Pline, on y recourt sans cesse. Les descriptions de Pausanias, les jugemens de Platon, de Lucien, de Plutarque, se disposent sur cette trame historique comme des broderies sur un tissu grossier et souvent déchiré. On ne s’étonne pas, avec de telles ressources, d’être parfois dans l’embarras. Bien plus, on rencontre des anecdotes auxquelles il est impossible d’ajouter foi; mais on doit imiter ces juges patiens qui confessent de faux témoins, et tirent la vérité même de leurs mensonges.

Déjà, à une époque assez reculée, la passion des collections avait commencé chez les Grecs. Lorsque les successeurs d’Alexandre se partagèrent l’Orient pour y fonder des royaumes, ils restèrent fidèles au génie grec en consacrant aux arts et aux lettres les richesses de l’Egypte ou de l’Asie. Pouvoir tout conduit à tout désirer. Ils désirèrent retrouver les jouissances qu’ils avaient connues dans leur patrie; ils attirèrent à leur cour les philosophes, les poètes, les artistes; ils créèrent des bibliothèques, des pinacothèques, c’est-à-dire des galeries de tableaux, des dactyliothèques, c’est-à-dire des collections de pierres gravées. Celle de Mithridate était renommée : Pompée la fit apporter à Rome. C’est alors que les œuvres d’art s’élevèrent à des prix qui dépassent tout ce qui nous a étonnés de nos jours. Alexandre couvrait d’or les tableaux d’Apelle. Attale, roi de Pergame, en payait un seul 500,000 francs, somme qui représentait au moins six fois ce qu’elle représente aujourd’hui. Démétrius Poliorcète s’exposait à ne point prendre Rhodes plutôt que d’attaquer le côté de la ville où se trouvait un tableau de Protogène. Pour un seul chef-d’œuvre, il faisait ce que l’armée française a fait à son tour en 1849, afin d’épargner le Vatican et les chefs-d’œuvre de la ville éternelle. Nicomède, roi de Bithynie, offrait aux habitans de Cnide de payer toutes leurs dettes s’ils lui cédaient la Vénus de Praxitèle, et les Cnidiens refusaient. Ainsi non-seulement ces princes commandaient des travaux aux artistes ou se disputaient ceux qu’ils venaient d’achever, mais ils s’efforçaient d’enlever à la Grèce ses richesses plus anciennes pour en orner leurs palais. Le grand Aratus, lorsqu’il voulait gagner Ptolémée III, savait quels présens lui étaient le plus agréables : il lui envoyait les tableaux des vieux maîtres sicyoniens, de Pamphile et de Mélanthe. Aratus cependant n’était pas un soldat grossier : il aimait les arts, il était connaisseur, si l’on en croit Plutarque, mais il aimait surtout son pays, et consentait, pour l’affranchir, à tous les sacrifices. Sicyone donnait les œuvres de ses peintres comme rançon de sa liberté. La Grèce n’a donc pas été plus heureuse que l’Italie moderne. Avant même que les Romains ne l’eussent pillée, elle avait commencé à se dépouiller par ses propres mains. Ses artistes allaient vivre à la cour des Séleucides ou des Ptolémées; ses tableaux passaient les mers pour enrichir des pays jadis barbares, de même que les tableaux italiens ont grossi les musées de l’Europe. L’art s’est affaibli en quittant ses divers centres pour se faire courtisan. Les princes, qui lui offraient tant de modèles réunis dans leurs demeures, ont plutôt contribué à cet affaiblissement, car l’érudition a tué l’inspiration chez les peintres, de même qu’elle l’a tuée chez les poètes alexandrins. L’horizon plus étroit, mais les traditions fermes d’une école locale, qui suit sa voie sans regarder autour d’elle, sont une condition de puissance et d’originalité, tandis que les modèles accumulés dans les musées favorisent une science stérile, confondent les principes les plus opposés et conduisent à l’éclectisme. Enfin l’éclectisme, source de jouissances si vives pour les critiques ou les amateurs, est un danger pour l’art, comme le panthéisme pour les religions. Voilà de graves questions, qui ne peuvent être traitées en passant, et qui du reste seront toujours discutées vainement, parce que la marche de la civilisation a quelque chose d’irrésistible, comme le soulèvement périodique des flots. Il suffit de reconnaître que les Grecs avaient, dû, aussi bien que les modernes, rassembler les monumens de l’art et former des musées. Les villes libres avaient même donné l’exemple aux rois. Athènes possédait une collection de tableaux dans les Propylées, et Polémon, que je citais plus haut, avait décrit cette collection dans un traité spécial. Le temple de Junon à Samos, le temple de Diane à Éphèse, contenaient également de véritables galeries de tableaux, car les anciens, pour les désigner, emploient le mot de pinacothèque, qui est l’équivalent de musée, avec le sens qu’on lui prête aujourd’hui.

C’étaient là de véritables expositions; mais les Grecs en avaient d’autres, plus solennelles, permanentes, et qui s’étendaient chaque année. Peut-on nommer Delphes, l’Acropole d’Athènes, Olympie, sans se figurer aussitôt un monde de chefs-d’œuvre auquel tous les artistes et tous les âges apportent leur tribut? Depuis les origines de l’art grec jusqu’à son avilissement, c’est-à-dire pendant dix siècles, les générations ne cessèrent point d’y entasser les monumens, les colosses, les statues de proportion humaine, les bas-reliefs, les tableaux, les vases d’un travail exquis, les offrandes de toute espèce. Olympie surtout, que les Hellènes appelaient leur patrie commune, où ils venaient à des époques régulières oublier leurs guerres, célébrer des fêtes, former un congrès pacifique auquel présidait le plaisir, Olympie était autant le sanctuaire de l’art que le sanctuaire de la religion. Non-seulement les athlètes victorieux se voyaient à chaque olympiade élever des statues, mais les cités ne cessaient point de lutter de munificence. Tout servait de prétexte à un zèle qu’enflammaient les rivalités nationales : une victoire, un oracle, un fléau détourné, un bienfait reçu, le caprice d’un homme d’état. Aussitôt on consacrait les images des dieux, des héros, des généraux vainqueurs, des bons citoyens ; les sculpteurs les plus habiles étaient employés, le bronze, le marbre, l’or, l’ivoire prodigués tour à tour. Les pays les plus lointains, la Sicile aussi bien que l’Asie, voulaient être représentés par des chefs-d’œuvre. C’était par des chefs-d’œuvre que les colonies prouvaient leur parenté avec la Grèce et que les tyrans des contrées à demi barbares justifiaient leurs prétentions au nom de Grecs. L’art profitait de tout, même des mesures disciplinaires ; c’est là un trait caractéristique. Quand un athlète avait transgressé les règlemens établis par les juges des jeux, il payait une amende. À quel usage les Eléens appliquaient-ils cette amende ? À l’entretien d’un monument ? aux besoins du culte ? aux frais de l’hospitalité publique ? Non, ils consacraient une statue à Jupiter. Une série d’amendes ainsi transformées ornait la terrasse qu’ils appelaient le Zanès. On peut se faire une idée de la quantité de statues qui remplirent peu à peu la cité olympique. Sous le règne de Néron, les Romains en enlevèrent trois mille. Cependant tel était le nombre de celles qui restaient, que Pausanias, un siècle après, eut besoin d’un volume entier pour les énumérer d’une façon sommaire.

Afin d’entrevoir toute la beauté d’un tel sanctuaire, il faut lui rendre en imagination le cadre merveilleux dont l’antiquité seule a pu jouir. Les produits de l’art grec ne sont point accumulés dans un édifice, si vaste qu’on le suppose, et éclairés d’un jour inégal. Ils sont à ciel ouvert, baignés par les rayons du soleil. Les statues bordent les avenues de l’enceinte sacrée ; elles sont disposées selon les époques et dans un harmonieux désordre, quelle que soit leur dimension ou la matière qui les compose, ici réunies, là isolées, tantôt sur des piédestaux, tantôt sous des portiques. Les plus précieuses, par exemple les statues d’ivoire, aussi bien que les peintures, sont à l’abri dans les temples et dans l’intérieur des trésors. De distance en distance s’élèvent au milieu de la verdure les temples peints de couleurs éclatantes, les colonnes votives, les colosses. Le stade et l’hippodrome sont voisins ; ils touchent à l’Alphée, ombragé par des peupliers qui ne cessent d’agiter leur blanc feuillage. Derrière le temple de Jupiter olympien croît l’olivier, dont les branches couronnent les vainqueurs. Partout la nature mêle son charme aux splendeurs de l’art, et dans aucun lieu de la Grèce elle n’a plus de douceur. Les riantes collines qui entourent Olympie se disposent en amphithéâtre comme pour appeler les fêtes et les combats non sanglans. Tous les quatre ans, dès que la trêve sacrée a été proclamée dans l’étendue du monde grec, la foule accourt joyeuse et parée. Les artistes n’ont pas manqué à l’appel, et le riche Zeuxis se fait suivre par des serviteurs aux vêtemens brodés d’or. La Grèce du nord, le Péloponèse, l’Asie-Mineure, les îles, la Sicile, l’Italie méridionale envoient des milliers de visiteurs : la vallée, hier silencieuse, se remplit de mouvement et de bruit. Les luttes des athlètes n’occupent point toutes les journées; les cérémonies religieuses, les entretiens sous la tente, les récitations des poètes et des historiens laissent encore du loisir. On contemple alors les œuvres d’art récemment exposées. Les Argiens ont construit un trésor; les Athéniens ont envoyé de belles statues, Hiéron, tyran de Syracuse, des offrandes plus riches encore; Phidias vient d’achever son Jupiter, Polyclète a fait un athlète. Ici brillent les élèves de Praxitèle, plus loin les fils de Lysippe. Les écoles doriennes sont comparées aux écoles ioniennes. Les sculpteurs d’Egine l’emportent-ils sur ceux de Sycione? ceux de Sparte sur ceux de Corinthe? L’Asie-Mineure a-t-elle des artistes moins distingués que la grande Grèce? Toutes ces questions préoccupent des esprits cultivés, délicats, qui forment l’opinion et décernent aux artistes cette couronne invisible qu’on nomme la gloire. Chaque génération, chaque olympiade renouvelle l’attention publique en produisant de nouvelles œuvres. L’histoire de l’art grec est écrite tout entière par ces bronzes et ces marbres qui se sont placés les uns auprès des autres pendant des siècles, de sorte que les spectateurs des âges plus avancés peuvent embrasser d’un coup d’œil les premiers essais de l’art, ses progrès, sa perfection, ses raffinemens, sa décadence, en un mot l’ensemble imposant et à jamais incomparable du génie grec. Croit-on qu’une telle exposition ne surpasse point les efforts les plus somptueux du XIXe siècle?

Le spectacle qu’Olympie présentait, Delphes, Délos, l’isthme de Corinthe, l’Acropole d’Athènes, les temples magnifiques d’Argos, de Samos et d’Ephèse l’offraient également. C’étaient autant d’expositions permanentes qui allaient grossissant avec les années. On peut croire, au premier abord, qu’une telle réunion d’objets d’arts était l’effet des mœurs et non de la volonté. Chaque statue, dira-t-on, avait sa place, chaque tableau sa destination. Les Grecs ne concevaient point les œuvres sans le monument qu’elles devaient orner. Ils ne dépouillaient point les édifices publics et les temples, pour comparer, à un moment donné, les productions des artistes contemporains. Ils ne faisaient point ce que font les Français, qui enlèvent les plafonds du Louvre ou de l’Hôtel-de-Ville pour les appliquer sur un cadre et les dresser contre une paroi verticale. Qui ne devine comment les maîtres de l’antiquité ou de la renaissance auraient accueilli la prière d’exposer ainsi leurs plus vastes créations? « J’ai peint mon Pœcile, aurait répondu Polygnote, comme il convenait de peindre un portique. J’ai distribué mes compositions selon les compartimens ; j’ai tenu compte des colonnes qui se projetaient sur le mur ; j’ai calculé les ombres portées par la corniche et la saillie du toit, de sorte que la zone frappée par le jour fût d’un ton plus solide, la zone plongée dans la demi-teinte, d’une couleur plus claire. La peinture de décoration n’est pas de la peinture d’atelier. Mes généraux athéniens ou persans, mes Troyens et mes captives à la belle coiffure, sont peints pour le grand air, la lumière, l’espace. » — « Vous voulez transporter ma Minerve Parthénos ou mon Jupiter olympien, aurait répondu Phidias ; mais ces colosses ne sont pas faits pour être regardés de près ni pour être touchés. Je savais qu’ils seraient adorés par la foule assemblée en dehors du temple, devant l’autel des sacrifices. Je savais qu’ils seraient vus à travers le péristyle extérieur, à travers les portes, à travers une longue colonnade intérieure, à deux rangs superposés. Dans la religieuse profondeur du sanctuaire, les colosses n’ont qu’un effet réduit. La perspective corrige tout : elle substitue à cette fausse grandeur qu’on appelle l’énormité la vraie grandeur qu’on appelle la proportion. » Raphaël eût parlé de même, si l’on avait voulu transporter sur toile la Messe de Bolsena ou la Délivrance de saint Pierre, faites pour les fenêtres qui sont entourées par ces fresques. Michel-Ange n’eût point tenu un autre langage, si on lui eût demandé les grandioses figures de la chapelle des Médicis pour les montrer isolées.

Il y a beaucoup de vrai dans ces objections, mais il y a aussi de l’exagération. La plupart des œuvres qui étaient envoyées à Olympie ou à Delphes n’avaient point de place désignée à l’avance. Les dons qu’adressaient les états et les particuliers, ils les offraient librement, sans s’inquiéter du lieu qu’ils occuperaient. Les artistes auxquels on commandait des statues de divinités ou d’athlètes n’avaient ni mesures imposées, ni convenances à observer. Il se pouvait même qu’ils n’eussent jamais visité ces sanctuaires célèbres. C’était aux Éléens ou aux prêtres de Delphes qu’il appartenait de trouver pour tous les présens qu’on leur adressait l’emplacement le plus favorable. Nous reconnaissions tout à l’heure qu’un harmonieux désordre devait présider à la disposition de richesses aussi variées et d’époques aussi diverses. En outre, si on lit avec attention les auteurs, on s’apercevra que les Grecs ne faisaient pas uniquement de la sculpture et de la peinture pour décorer les monumens : ils avaient des statues d’atelier et des tableaux de chevalet, œuvres détachées qui tantôt étaient commandées, tantôt attendaient l’acheteur. C’étaient certainement les productions les plus nombreuses dès le siècle d’Alexandre. On pouvait donc les transporter, les exposer, les comparer entre elles. Cette comparaison conduisait naturellement à l’idée d’un concours. Il serait en effet surprenant que les Grecs, qui avaient établi des prix de tant de sorte, n’en eussent point proposé aux artistes. Dès l’époque homérique, les jeux funèbres sont un concours : Achille distribue les récompenses avec autant d’équité qu’un juge des jeux néméens ou olympiques. Outre les exercices du corps, la poésie, la tragédie, la comédie, la danse, la musique, étaient le sujet de concours répétés. Une inscription de Téos nous apprend qu’il y avait jusqu’à des concours de calligraphie. Il y avait des concours pour les hérauts et pour les trompettes. Enfin, ce qui paraît un acheminement vers l’art, les Grecs avaient établi des concours de beauté. Celui-là seul qui avait remporté le prix de la beauté pouvait être prêtre de Jupiter à Ægæ, ville d’Achaïe, prêtre d’Apollon à Thèbes, ou devait conduire la procession de Mercure à Tanagre. Le grand Sophocle avait obtenu un prix semblable dans sa jeunesse. Comment l’art seul aurait-il été excepté? car les suffrages de l’opinion publique n’ont jamais le stimulant ni la précision des suffrages d’un tribunal spécial. Il est aisé de montrer, malgré les lacunes de l’histoire, que les Grecs avaient institué également pour les artistes des concours solennels.

Corinthe est la première ville de la Grèce continentale où la peinture fut cultivée avec succès. Les Corinthiens prétendaient même l’avoir inventée, et, pour justifier une prétention peu conforme à la vérité, ils instituèrent de bonne heure des concours de peinture. Ce fut à Corinthe que Parrhasius fut couronné pour son tableau de Bacchus.

Les habitans de Delphes suivirent cet exemple. Dès le siècle de Périclès, Polygnote fut appelé à Delphes pour décorer l’édifice qu’on appelait Lesché. La présence d’un peintre aussi illustre ne fut pas sans influence sur les décisions du conseil amphictyonique ; il avait conquis une grande autorité en refusant de recevoir aucun salaire, car le désintéressement rehausse les hommes et leur gagne le respect. En effet, aussitôt après Polygnote, on voit un concours de peinture établi à Delphes. Deux concurrens sont même cités. L’un est Panænus, frère de Phidias; l’autre, Timagoras de Chalcis. Timagoras fut vainqueur et composa des vers pour célébrer sa victoire.

Ces concours étaient entourés d’apparat; ils servaient au plaisir public, ils ajoutaient à l’éclat des fêtes, cela n’est point douteux, surtout à Corinthe et à Delphes, où rien n’était épargné pour rivaliser avec Olympie et pour attirer la Grèce entière aux jeux de l’isthme ou aux jeux pythiques. Il y avait donc une exposition. Je soupçonne même que les Éléens n’étaient point restés en arrière et qu’ils avaient aussi leurs expositions de peinture, car Lucien raconte qu’Aétion apporta son fameux tableau des Noces d’Alexandre à Olympie pour l’exposer. Proxénidas, un des magistrats qui présidaient les jeux, fut tellement ravi de ce tableau qu’il donna au peintre sa fille en mariage. Ces luttes, qui devaient se répéter à des époques régulières, étaient tenues en grande estime. Les Athéniens ouvraient le Prytanée aux artistes qui avaient remporté le prix dans un concours. Là ils étaient nourris aux frais de l’état, partageant cet honneur suprême avec les grands citoyens et les généraux couverts de gloire. Les Athéniens laissaient même exposer au théâtre les œuvres des peintres; ils venaient les y juger comme ils y jugeaient les concours de tragédie. Un jour en effet Zeuxis et Parrhasius se disputaient la palme. Zeuxis avait peint des grappes de raisin : telle était la vérité de ce tableau, telle était l’illusion, que des oiseaux vinrent voltiger sur la scène (les théâtres étaient à ciel ouvert) et becqueter les raisins. Cette histoire nous trouvera tous incrédules, car les anecdotes de ce genre ne sont qu’une forme plus vive de l’admiration, un tour ingénieux et poétique; c’est la métaphore poussée jusqu’à la fiction. Sous le mensonge toutefois il faut démêler le fond vrai, sous l’anecdote les mœurs. Les Athéniens souriaient plus tard de leur fin sourire lorsqu’un archéologue racontait ce trait de Zeuxis; mais lorsqu’il leur parlait d’exposition publique, de théâtre, de scène, ils se fussent récriés s’il n’eût point été d’usage d’exposer ainsi les tableaux. Le mensonge ne serait jamais supporté s’il ne se plaçait dans un cadre vraisemblable.

Dès que l’idée de concours et de récompense s’associe à l’idée d’une exposition, on arrive bientôt à proposer le même sujet à tous les concurrens. Un tel principe est net, logique, conforme à la justice. Il n’y a de concours équitable que celui qui impose à tous les prétendans les mêmes conditions et les mêmes difficultés. Les Grecs ne pouvaient manquer d’appliquer ce principe non-seulement à la peinture, mais aux autres branches de l’art. C’est ainsi que nous voyons Apelle figurer dans un concours où le sujet traité était un cheval. Chaque artiste avait donc peint un cheval. Les rivaux d’Apelle eurent recours à tant d’intrigues qu’ils l’auraient empêché d’obtenir le prix qu’il méritait s’il n’eût eu l’idée de faire amener des chevaux. On présenta successivement à ce singulier jury les œuvres de tous les peintres : le seul tableau d’Apelle leur fit dresser les oreilles. Il fut déclaré vainqueur, comme Darius avait été déclaré roi, par des hennissemens. Les contemporains d’Apelle et d’Alexandre avaient sans doute emprunté à la Perse, récemment conquise, cette fable, qui s’explique, comme la précédente, par le goût de l’hyperbole spirituelle et de l’allégorie. Au lieu de juger sérieusement de semblables récits, il faudrait les accueillir avec l’enjouement sceptique que respirent les dialogues de Platon ou de Lucien.

L’antiquité nous a conservé le souvenir d’un concours aussi illustre, mais dont les détails sont plus vraisemblables. Il avait lieu dans l’île de Samos, île où les arts jetèrent un éclat précoce, parce qu’elle touchait à l’Asie et empruntait plus d’un modèle à la civilisation orientale. Parmi les rivaux qui se disputaient le prix, l’histoire cite Parrhasius et Timanthe. Tous avaient dû peindre Ulysse et Ajax réclamant les armes d’Achille. Timanthe fut couronné. Parrhasius, dont l’orgueil était grand, se consolait de son échec en se comparant à Ajax, «dont la destinée, disait-il, était de toujours céder à un moins digne la récompense qui lui était due. » Ainsi le même sujet avait été traité, non point par des écoliers ou des talens obscurs, mais par deux des plus grands artistes du siècle. Quintilien nous montre Timanthe concourant une autre fois avec Colotès de Téos.

Si l’on se tourne vers les architectes et les sculpteurs, on ne sera point étonné de les voir concourir pour les travaux dont l’état disposait. Les choses se passaient chez les Grecs comme elles se passent quelquefois chez nous et comme elles devraient toujours se passer, car les lois du bon sens sont invariables. Voulait-on construire un monument ou élever une statue colossale, on ouvrait un concours. Les architectes et les sculpteurs faisaient des soumissions, en même temps qu’ils présentaient des plans ou des modèles. Plutarque, dans un de ses traités de morale, nous apprend que celui qui soumissionnait au plus bas prix et dont le projet paraissait le meilleur était chargé des travaux. La Minerve du Parthénon fut donnée à Phidias à titre d’entreprise. Aussi le voit-on comparaître devant l’assemblée du peuple et exposer ses idées comme devant un conseil d’administration.

Il semble plus difficile de mettre aux prises des sculpteurs et de leur commander des statues dont la plus belle sera seule achetée. C’est pourtant ce qui arrivait quelquefois, car l’intérêt des particuliers était sacrifié à l’intérêt de l’art. Les Athéniens voulaient consacrer une statue à Vénus. Agoracrite et Alcamène, tous deux élèves de Phidias, firent chacun une Vénus; celle d’Alcamène fut choisie, Agoracrite reprit la sienne. Les habitans d’Éphèse agirent avec plus de générosité, car ils consacrèrent dans le temple de Diane cinq statues, toutes représentant des Amazones, qui étaient l’œuvre d’artistes différens; parmi ces artistes, on remarque Phidias et Praxitèle. Les Éphésiens, désirant fixer le mérite de ces statues, demandèrent aux sculpteurs eux-mêmes de les classer. Chacun se donna naturellement le premier rang, mais tous accordèrent le second à Polyclète. Aussitôt Polyclète fut proclamé vainqueur. On retrouve encore l’idée d’un concours dans un récit de l’historien poète Tzetzès. Alcamène était le rival de Phidias autant que son disciple. Chacun d’eux avait achevé une Minerve de proportion colossale qui devait occuper le centre de l’un et l’autre fronton du Parthénon. Ils les exposèrent avant de les placer au sommet du temple. La Minerve d’Alcamène, plus fine, plus délicate d’exécution, faite pour être examinée de près, fut préférée. On s’indigna au contraire contre Phidias, qui avait donné à sa statue des yeux dilatés, une grande bouche et des narines ouvertes, parce qu’il avait tenu compte des lois de la perspective. Aussi, quand les deux statues eurent été hissées sur les frontons, à une hauteur de quarante-cinq pieds, se produisit-il un retour subit dans l’opinion. La Minerve de Phidias apparut dans toute sa beauté, avec un effet grandiose, tandis que l’œuvre d’Alcamène fut jugée mesquine.

Ici la lutte n’a plus un caractère officiel : l’initiative semble venir des particuliers. La Grèce, en effet, a connu aussi les expositions particulières. Le XIXe siècle ne les a point inventées, il ne peut même réclamer l’idée de faire payer les visiteurs. Les peintres qui ont fait cette spéculation n’étaient que les plagiaires de Zeuxis. Quand Zeuxis exposa son Hélène, il exigea de chaque curieux un droit d’entrée. Il faut dire que cette Hélène était le fameux tableau pour lequel avaient posé, en vertu d’un décret public, les cinq plus belles vierges de Crotone. C’était une œuvre d’une pureté idéale : je ne crois pas que nos exhibitions privées aient une excuse semblable, même celles de M. Courbet. Apelle faisait aussi des expositions particulières, mais dans une pensée plus noble. Il montrait ses tableaux à peine achevés. Caché derrière le tableau, il écoutait les critiques des spectateurs et en profitait pour retoucher les parties défectueuses. Il ne dédaignait pas l’avis d’un humble cordonnier, si le cordonnier blâmait les sandales de ses personnages. Apelle faisait ces sortes d’expositions dans la salle des ventes publiques. Plus tard, on voit par un article du code de Théodose (XII, 4, IV) que les professeurs de peinture obtenaient gratuitement, dans les édifices appartenant à l’état, un atelier et un local d’exposition.

Il serait facile de pousser plus loin les rapprochemens avec ce qui se passe de nos jours. Par exemple, le public grec, si intelligent, si passionné pour les arts, se trompe parfois. Tantôt il s’attire une leçon méritée, notamment dans la querelle de Phidias et d’Alcamène, tantôt il commet une injustice ridicule, lorsqu’il condamne Micon à une amende de 3000 drachmes, parce que, dans sa bataille de Marathon, il a peint les Perses d’une taille plus haute que les Athéniens. Et les juges des concours ne sont-ils pas déjà l’objet de toute la colère des artistes vaincus? Parrhasius les compare aux chefs achéens qui dépouillèrent Ajax. Apelle leur préfère des chevaux. Il ne restait plus qu’à transformer le jury d’exposition en un tribunal de singes, comme l’a fait Decamps. Les juges des concours anciens n’étaient cependant ni ces charcutiers, ni ces corroyeurs auxquels Aristophane se plaît à confier le gouvernement des affaires; c’étaient des connaisseurs distingués, Aristote dit même que les hommes destinés à présider les concours recevaient une éducation spéciale. La peinture était le premier des arts libéraux, et la Grèce entière avait suivi l’exemple de Sicyone, lorsqu’elle déclara que les fils des citoyens libres apprendraient avant tout la science du dessin. Assurément nous ne sommes point aussi avancés.

Les Grecs n’ont donc méconnu ou négligé aucun des moyens qui devaient hâter le progrès des arts. Il arrive aux sociétés civilisées ce qui arrive aux particuliers : elles ignorent parfois ce qu’ont fait les sociétés leurs aînées, et parce qu’elles l’ignorent, elles croient tout inventer. L’esprit grec est par excellence un esprit de rivalité, rivalité de races, de religions, de puissance, rivalité dans la politique et dans les lettres, rivalité de force physique et de beauté. On ne s’expliquerait pas que ce même aiguillon manquât dans les arts. Non-seulement il existait, mais les concours en sont la manifestation la plus vive. Avec quel feu en effet les écoles si diverses d’Athènes, de Corinthe, de Sicyone, d’Égine et de Sparte ne durent-elles point lutter à qui pousserait le plus rapidement chaque branche de l’art vers sa perfection? Ces luttes, nous les devinons malgré l’oubli des historiens, nous les sentons à travers tant de siècles d’indifférence et de barbarie, nous en pouvons montrer du doigt les traces fugitives. Tel un parfum que la brise apporte aux navigateurs, sans qu’ils voient quelle fleur le répand sur la rive toujours lointaine.


II.

Dans l’antiquité, il y avait donc et des expositions permanentes dont les richesses, semblables à celles d’un musée, allaient toujours s’accroissant, et des expositions temporaires qui constituaient un concours. On ne saurait, en effet, se figurer une génération d’artistes se disputant solennellement l’attention publique et la gloire, sans que des rangs soient assignés ou des récompenses décernées. Or l’esprit grec, logique par excellence, poussait chaque principe jusqu’à sa limite rigoureuse. Dans les sociétés modernes, les institutions de ce genre ont dû se transformer; elles se sont compliquées, comme la civilisation elle-même; peut-être n’ont-elles pas beaucoup gagné à devenir moins simples. Nous ne chercherons pas comment la renaissance mettait aux prises d’une façon directe les peintres ou les sculpteurs, quoique les portes du Baptistère de Florence soient un illustre témoignage de la victoire de Ghiberti sur ses rivaux. Même en nous restreignant à la France, l’histoire des expositions nous éloignerait du but, car s’il est nécessaire de considérer ce que faisaient les anciens pour recevoir d’eux des exemples et de saines théories, il serait moins utile d’étudier avec détail ce que font les artistes depuis trois ou quatre siècles. La théorie et l’enseignement ne se manifestent point avec clarté à une époque qui procède par imitation, qui puise au hasard dans le passé, professe la liberté individuelle, pratique l’éclectisme et n’aboutit qu’à tout confondre.

Toutefois je crois qu’il convient d’expliquer deux faits qui, dans nos annales de l’art, paraissent condamner les tentatives de concours. Pourquoi d’abord les expositions du XVIIe et du XVIIIe siècle n’étaient-elles point l’occasion d’un concours? En second lieu, pourquoi les prix décennaux de 1810 ont-ils produit des résultats éphémères et contestables?

On sait que le règlement de 1663 imposait à chaque membre de l’Académie de peinture l’obligation d’exposer ses œuvres; seuls, ils avaient le droit d’exposer. — Rien ne ressemble moins à une lutte, dira-t-on. Cependant, comme on estimait que les artistes qui faisaient partie de l’Académie étaient les plus habiles parmi leurs contemporains, ne s’adresser qu’à eux marquait déjà un choix. C’était un privilège qui valait un concours, car on assurait ainsi à ceux qu’on appelait des maîtres l’honneur de donner des modèles à la France, et de contribuer à la bonne direction des arts. La première exposition des œuvres de l’Académie de peinture eut lieu en plein air, dans la cour du Palais-Royal, l’an 1673. Bientôt les tableaux furent placés dans les galeries. En 1699, Mansard obtint du roi le salon du Louvre, qui resta depuis affecté à cet usage. Les trois Salons de Diderot nous apprennent quelle popularité s’attachait aux expositions du XVIIIe siècle. Elles étaient déjà l’objet des licences de la presse : on en a pour preuve le pamphlet que Daudet de Jossan publia sous le titre de Lettre de M. Raphaël, peintre d’enseignes, à M. Jérosme, son ami, râpeur de tabac et riboteur, pamphlet qui émut l’Académie, et qu’elle fit d’abord saisir; mais Cochin, son secrétaire, fut mieux inspiré en acceptant la plaisanterie, en répondant avec esprit, dans un temps où l’esprit menait le monde, et il sut mettre les rieurs de son côté par la Réponse de M. Jérosme, râpeur de tabac, à M. Raphaël[1].

Quant aux prix décennaux, il n’est pas équitable de les condamner après une seule expérience. Les nouveautés, même quand elles sont louables, veulent du temps pour passer dans les mœurs d’un peuple. Un premier essai étonne tout le monde et jette plus de trouble que d’émulation parmi les artistes; il faut qu’il se répète régulièrement pour qu’on puisse reconnaître si les résultats seront salutaires ou funestes. Le seul tort du concours de 1727 fut de n’être point renouvelé. Douze peintres étaient entrés en lice ; Lemoine obtint le prix, Coypel l’accessit. De telles innovations suscitent de terribles jalousies, devant lesquelles on est trop prompt à reculer. Ce n’est pas le concours de 1810 qu’il faut blâmer, ce sont les intentions et les règles qui présidèrent à l’institution. Napoléon, mû par un désir d’apparat et de fausse grandeur, conçut le concours sur un plan gigantesque et mesquin tout ensemble, qui devait le tuer. Dans une petite ville de la Grèce, un seul prix pouvait suffire, distribué à chaque olympiade ou bien de panathénées en panathénées. Il ne suffit pas dans un grand pays, où les classes de citoyens sont nombreuses et se pressent en foule à l’entrée de toutes les carrières; il faut un large système de récompenses et des périodes plus rapprochées. Que signifient deux ou trois prix, qui seront disputés deux ou trois fois à peine pendant toute la durée d’une génération? Aussi l’idée de l’empereur, accueillie d’abord avec enthousiasme par le public, se réduisit bientôt à ses justes proportions, embarrassa et fut oubliée. La commission fit un rapport évasif, donna à tous les concurrens une dose égale de louanges et d’inoffensives critiques; mais il n’y eut ni prix décerné, ni jugement définitif prononcé. Ce n’était point cependant un concours d’un médiocre intérêt, puisque à côté des Sabines et du Couronnement de l’empereur de David, on voyait la Peste de Jaffa de Gros, le Déluge de Girodet, les Trois Ages de Gérard, la Révolte du Caire de Guérin, la Justice et la Vengeance divine de Prudhon, le Passage du Saint-Bernard de Thévenin, la Bataille d’Austerlitz de Carle Vernet; mais le pouvoir absolu n’a point d’empire sur les choses qui sont du domaine exclusif de l’intelligence. La violence comprime, elle ne féconde point; c’est la fable de la rivière et du torrent.

Aujourd’hui nous sommes loin des privilèges exclusifs de l’ancienne Académie et de ces expositions sereines qui ressemblaient à un enseignement. Nous sommes plus loin encore des prix décennaux, honneur trop rare, que les maîtres seuls osaient se disputer. La révolution de 1789, en rompant toutes les barrières, a établi la démocratie victorieuse même dans la république des arts. Le droit d’exposer est réclamé par les peintres et les sculpteurs aussi impérieusement que le droit au travail l’a été, hélas! par les ouvriers. Il n’est point d’écolier, dès qu’il peut tenir un pinceau et jeter sur une toile un certain nombre de couleurs, qui n’apporte ses ébauches au jury avec la modeste conviction qu’il va changer la face de l’art. Un feuilletoniste, deux députés et une danseuse le protègent; si le jury refuse son œuvre, il se proclamera lui-même un grand homme, accusera les envieux, honnira ses maîtres et frappera à la porte des ministres avec des clameurs qui ne seront pas sans écho. Chaque jour le flot monte, chaque jour les tableaux sont plus nombreux, le local plus vaste. Il a fallu livrer à ces conquérans le Palais de l’Industrie comme pour mieux constater que l’art n’est pour eux qu’un commerce, l’exposition qu’un placement, le Salon qu’un marché qui effacera les souvenirs de Francfort et de Beaucaire. Qu’importe si les artistes sérieux souffrent de cette confusion? Les étrangers accourent de tous les points du monde, les hôtels regorgent, les cafés s’enrichissent et les revenus de l’octroi ont doublé. Il est curieux d’observer le public quand il hasarde ses premiers pas dans ce vaste pandémonium : il hésite, il s’effraie, il ne sait à quel dieu se vouer; mais la vogue est bientôt fixée, et l’on s’étouffe devant les caricatures de M. Biard. Il ne m’appartient pas de déterminer quelle direction de tels modèles impriment au goût; je préfère citer l’opinion d’un critique dont la bienveillance et l’autorité sont également incontestables. « Il faut convenir, écrivait M. Delécluze en 1855 dans son livre sur Louis David[2], que les expositions du Louvre (il n’était pas encore question du Palais de l’Industrie), créées dans l’intérêt de ceux qui font profession de la peinture, ont encore bien plus puissamment contribué à diminuer l’importance de cet art. C’est depuis cette institution surtout que les salons du Louvre ont pris d’année en année le caractère d’un bazar, où chaque marchand s’efforce de présenter les objets les plus variés et les plus bizarres pour provoquer et satisfaire les fantaisies des chalands. Cet usage des expositions publiques, combiné avec la formation des musées, qui date à peu près du même temps, anéantit l’effet moral que pouvait avoir la peinture sur les masses. Dans ces lieux où l’on arrive malgré soi avec la disposition froide et impartiale d’un critique jugeant l’art abstraction faite da sujet, on regarde tout avec indifférence comme dans un marché, jusqu’à ce que l’on ait trouvé ce qui est à sa convenance et à sa fantaisie. »

Ce jugement a d’autant plus de gravité qu’il est prononcé par un esprit indulgent et aimable. Personne ne traite les artistes avec plus d’égards que M. Delécluze, personne ne leur témoigne mieux combien il les estime. Faut-il donc souhaiter que les expositions cessent? Seront-elles haïssables parce qu’on en abuse et condamnées parce qu’on n’a pas su leur faire produire leurs fruits? J’avoue que je suis de mon temps, et que, tout en censurant ses erreurs, je ne puis m’empêcher d’en partager quelques-unes. Les expositions sont une fête véritable, une joie nationale, une émotion nécessaire; c’est peut-être la seule émotion que causent encore les arts. Elles ressemblent fort, il faut en convenir, à ces excitans qui donnent au corps une énergie passagère et le laissent ensuite plus affaibli; mais notre civilisation est un corps usé qui ne saurait se passer d’excitans. Les mœurs ont leur tyrannie; la force d’habitude a quelque chose de sacré qui rend odieuse toute réforme radicale. Que deviendront les peintres et les sculpteurs, si vous supprimez l’exposition? Comment échapperont-ils à l’oubli, s’ils ont du talent, à la misère, s’ils débutent? Comment enseigneront-ils le chemin de leur atelier à cette foule élégante, frivole, dédaigneuse, que l’on appelle le monde, et qui forme en effet un monde véritable au sein duquel ils sont perdus? Comment feront-ils parvenir leur nom jusqu’à l’oreille de ceux qui distribuent la faveur? Quelle sera leur arme pour lutter contre l’indifférence d’un public qui est de plus en plus sensible à l’intérêt et aux jouissances matérielles? Mettons chacun la main sur notre conscience : aimons-nous sincèrement les arts, nous tous qui ne les pratiquons pas? Y pensons-nous, ne fût-ce qu’une fois par jour, avec ces élans, ce feu généreux qui dénotent la passion vraie ? Nous levons-nous le matin avec un secret mouvement de plaisir parce que nous nous disons : « Aujourd’hui je verrai un beau tableau? » Parmi tant de courses vaines qui trompent l’ennui ou l’oisiveté, réservons-nous quelques pas pour nous diriger vers la porte d’un sculpteur? Il faut donc bien que l’art ait ses heures solennelles, comme l’église a ses fêtes carillonnées, qui réveillent les âmes tièdes et rassemblent le troupeau dispersé le reste de l’année. Il faut, par un coup subit, rappeler à la foule que l’amour du beau est une convenance chez un peuple civilisé, que c’est une dette qu’il est juste d’acquitter une fois tous les deux ans. Du reste, les Français paient joyeusement cette dette, parce qu’ils ont du goût et une réputation à soutenir.

Quant aux hommes positifs qui prisent peu les jouissances intellectuelles et qui mettent au-dessus de tout les progrès de l’industrie, quelquefois par un sentiment d’intérêt national auquel je rends justice, ils doivent craindre, autant que personne, l’affaiblissement de l’art, car si l’industrie française est partout recherchée, à quelle cause tient sa supériorité? Est-ce à la modération de ses exigences vis-à-vis des acheteurs? est-ce à sa probité dans ses transactions avec les étrangers? est-ce à la qualité de ses produits et à la consciencieuse sévérité de ses fabriques? Non, c’est uniquement au goût qui préside aux couleurs, aux dessins, aux formes et à tous les ajustemens. Or le goût dépend de l’art, et, selon que l’art est pur ou corrompu, le goût s’altère ou s’améliore. L’industrie emprunte à l’art ses modèles, elle lui dérobe ses reflets, et l’on ne doit point oublier que, de même que le sang part du cœur pour se répandre dans toutes les parties du corps, les plus nobles comme les plus viles, de même l’industrie française doit à l’art la force qui l’anime; quand l’art périra, elle ne lui survivra pas.

Si les expositions sont un mal, elles sont un mal nécessaire. Elles favorisent un certain abaissement de l’art, mais elles sauvent, elles font vivre l’art lui-même. C’est le propre de beaucoup d’institutions d’être d’abord mal appliquées, puis condamnées sur ce premier essai. N’est-il pas plus sage de s’efforcer de les mieux comprendre et de renouveler l’expérience? Souvent des corrections légères amènent des changemens profonds. Quand on parcourt l’histoire contemporaine, on reconnaît avec étonnement quelles faciles réformes eussent rendu durables nos libertés politiques, notre tribune et diverses dynasties successivement renversées. Les expositions ont besoin aussi, non pas d’être violemment réformées, mais de rencontrer leurs justes limites, la mesure, une règle heureuse. Elles ont besoin d’être ramenées à leur vrai principe; il faut si peu pour les y ramener! Ce principe, qui a été pratiqué avec un succès insigne par les peuples grecs, c’est le concours, le concours rigoureux, inflexible, efficace, sans complaisance ni faveur, le concours sur une vaste échelle qui satisfasse aux exigences des sociétés modernes. L’esprit français offre cette inexplicable contradiction, qu’il est tout à la fois épris des nouveautés et esclave de la routine. Il est important, lorsqu’on propose une amélioration, de respecter nos faiblesses, car nous n’acceptons le progrès qu’à la condition qu’il ne dérange aucune de nos habitudes. Les païens se convertissaient plus volontiers au christianisme, quand il s’établissait dans leurs temples. Il leur en coûtait moins de renoncer à Jupiter ou à Minerve que de désapprendre le chemin du vieux sanctuaire pour se diriger vers un nouveau. Ne touchons donc point au sanctuaire de l’exposition, mais seulement aux idoles qu’on y entasse. Demander qu’il y en ait moins et de moins laides, c’est une grande audace sans doute. Il est toutefois vraisemblable que le public se ferait plus vite qu’on ne le pense à une telle privation.

Si demain le gouvernement publiait un programme ainsi conçu : « L’exposition de 1861 n’admettra que cinq cents œuvres d’art. Cinquante places seront données à la sculpture, cent à la peinture d’histoire, cinquante à la peinture religieuse, cent au paysage, quarante aux portraits, vingt à la peinture de genre, etc., etc., » le gouvernement agirait comme Platon voulait agir dans sa république, en législateur absolu et radical; mais il soulèverait des réclamations universelles. En vain répondrait-on au public que son plaisir sera plus vif s’il est plus pur, qu’il sera moins sujet à mal adresser son admiration et à se gâter le goût ; en vain lui prouvera-t-on que deux années ne peuvent produire plus de cinq cents chefs-d’œuvre, puisque les musées, qui contiennent la fleur et le génie de quatre siècles, n’en offrent pas autant. En vain expliquera-t-on aux artistes que leur intérêt ne peut être séparé de celui de l’art, que leur but est de bien faire plutôt que de vendre, d’acquérir de la gloire plutôt que de figurer sur un livret, que d’ailleurs il est juste que les bons tableaux soient présentés aux acheteurs de préférence aux mauvais, que les travaux médiocres ont la ressource des expositions permanentes ou des entreprises particulières, sans que l’état leur doive son patronage. Aucune raison, fussent-elles toutes excellentes, ne sera écoutée et ne prévaudra sur la tendance funeste que j’appelle la démocratie dans l’art. Sous le règne du roi Louis-Philippe, le jury a plus d’une fois montré une rigueur courageuse pour écarter du Salon des œuvres qui ne se signalaient que par leur dévergondage et le mépris de tout ce qui constitue l’art. De quelles attaques le jury ne fut-il pas l’objet! La digue si nécessaire qu’il opposait ne fut-elle pas rompue en 1848? Le talent est rare, la médiocrité forme les gros bataillons; or les gros bataillons, si on les laisse hors de la place, l’assiègent. Les mécontens trouvent tout prêts des alliés redoutables qui finissent par leur assurer la victoire : je veux parler des journaux. La plupart des critiques qui rendent compte des expositions dans les journaux sont unis à un certain nombre d’artistes par des liens de camaraderie. Leurs amis sont nécessairement de grands hommes : comment ne pas aimer un tableau qu’on a vu ébaucher, retoucher, encadrer, vernir? On l’admire de bonne foi, c’est-à-dire les yeux fermés ; on a pour lui l’affection qu’un parrain ressent pour l’enfant qu’il voit grandir dans une maison amie; on le vante avec des tours de phrase hyperboliques, et l’on s’indigne contre ceux qui sont d’un autre avis.

Il convient de ne point heurter de front toutes ces exigences ; il vaut mieux leur donner satisfaction. Que l’exposition ait lieu comme d’ordinaire. L’Académie des beaux-arts, qui prononce les exclusions avec tant d’équité et de clémence (car si elle accepte bien des tableaux qui méritent d’être refusés, elle n’en a jamais refusé un seul qui méritât d’être reçu), l’Académie donnera, selon l’usage, un simple coup de balai à tout ce qui blesse la pudeur ou la propreté. Aussitôt la foule aura la joie de retrouver les 4 ou 5,000 tableaux devant lesquels elle défile bouche béante. Elle pleurera sur les infortunes d’une poupée, elle rira devant les contorsions des Parisiens qui font la traversée de Honfleur, elle reculera avec une terreur délicieuse devant une charretée de pavés, de grandeur naturelle, que cinq vigoureux percherons de même grandeur semblent lui verser sur la tête. Elle contemplera avec une conscience très nette de l’idéal des paysages couleur de chair et des chairs couleur de paysage. Laissez surtout ces douze ou quinze cents portraits qui font l’orgueil de tant de familles, et qui attestent d’une part l’amour qu’ont pour la peinture ceux qui ne se font peindre qu’à la condition d’être exposés, d’autre part la sincérité exagérée des artistes, qui, ayant promis de ne point embellir leurs originaux, ont trouvé le moyen de les enlaidir encore. J’entends quelques femmes exiger une exception pour M. Dubuffe. Laissez enfin la peinture officielle usurper les meilleures places, parce qu’elle a été commandée, et reléguer dans les coins les bons tableaux, parce qu’ils ne l’ont pas été : ce qui est logique. Les congrès de diplomates, les députations en habit noir, les maires et les adjoints qui présentent les clefs d’une ville, sont des sujets qui ne brillent pas par la poésie, mais qui apprennent à l’art qu’il ne doit pas toujours s’enivrer du spectacle de la beauté. Quant aux uniformes, aux épaulettes, aux bottes à l’écuyère, rien n’est plus propre à faire vibrer la fibre nationale : le Français, qui aime la guerre plus qu’il ne le pense, s’épanouit lorsqu’il entre dans le salon d’honneur (n’est-ce pas le nom qu’on lui donne?) et se croit à une revue du Champ-de-Mars. Pour que rien ne manque à la fête, ne refusez pas les descentes de la Courtille, qui sont si tristes, et les enterremens de M. Courbet, qui sont si gais. Lorsqu’on fait une petite débauche, on ne saurait la faire trop complète; mais on ne saurait aussi la faire trop courte. C’est pourquoi je demande qu’au bout d’un mois, l’exposition soit suspendue. La mesure n’aura rien d’insolite, car chaque année, à pareil terme, les portes restent closes pendant plusieurs jours. On profite de ce répit pour changer de place quelques toiles et quelques statues, sous prétexte de leur donner à tour de rôle l’ombre ou la lumière, les points de vue contraires ou favorables. Alors seulement s’appliquera la réforme que je propose, quand les impatiences sans but, les ambitions sans souffle, les vanités sans fondement seront tombées, quand la foule, les artistes et la presse auront jeté leur premier feu. Alors s’ouvrira le concours solennel dont le principe était énoncé tout à l’heure. L’exposition finira pour les œuvres médiocres, elle ne fera que commencer pour celles qui seront dignes d’être offertes à l’attention et aux éloges de toute la France.

L’Académie des beaux-arts est constituée de nouveau en jury; elle dépouille toute douceur et s’interdit l’indulgence, parce qu’il s’agit, non plus de ménager les artistes, mais de soutenir l’art lui-même, non plus d’encourager des débutans, mais de défendre les saines traditions. L’admissibilité n’avait pas de limites : un concours en a de si étroites que toute complaisance pour un des concurrens se traduit par une injustice envers un autre. Des rangs sont fixés, des prix, des médailles, des mentions sont décernés selon l’usage. Quand les vaincus ont été emportés, quand les vainqueurs ont été replacés tous dans un jour favorable qui ne leur est plus disputé et dans des salons qui seront justement nommés des salons d’honneur, les portes du Palais de l’Industrie sont rouvertes. La foule est admise de nouveau à contempler une rare et significative exposition, à laquelle président l’ordre et le respect du beau. Au lieu de ces herbes folles et inutiles que fait naître le premier sourire du printemps, on lui montre une moisson bienfaisante et dorée, fruit du labeur. Cette moisson n’a plus ni l’éclat, ni l’ampleur des anciens âges ; mais elle est à la taille de notre siècle et le nourrira selon ses forces. Toutes les œuvres admises ne sont pas belles, mais toutes dénotent, jusqu’à un certain degré, le culte de l’art sérieux, la conscience, l’effort sincère, les nobles aspirations. De même que les bonnes actions n’ont pas besoin d’être sublimes pour nous émouvoir et nous pénétrer, de même la peinture et la sculpture, sans être parfaites, peuvent porter avec elles leur moralité. Les artistes ont pour mission de charmer l’intelligence et de purifier les sens par le spectacle de la beauté. La lutte, fût-elle impuissante, les convictions, fussent-elles incomplètement traduites, l’ardeur du beau, toujours communicative, sont encore un spectacle qui vivifie les âmes et les ennoblit. Si notre époque est frappée du sceau de la décadence, il est du moins en notre pouvoir de ralentir cette décadence. Les artistes qui ne se lassent point de combattre pour une telle cause ne sont pas moins estimables que l’homme de bien aux prises avec l’adversité. Que les esprits soient donc soumis, à leur insu, à cette influence morale! D’ailleurs quel aiguillon pour eux, quel plaisir de contrôler les jugemens du tribunal suprême, de peser ses choix, de critiquer ses tendances, de critiquer surtout, parce que c’est notre génie propre! D’autre part, quelle sécurité pour ceux qui pensent que le goût du public a besoin d’être dirigé! Quelle satisfaction de savoir que les luttes d’opinions ne s’engagent que sur un terrain ferme, que les discussions n’ont d’autre objet que le bien ou le mieux ! Ainsi le cavalier sourit quand son cheval s’emporte sur une voie large et droite. Que l’Académie ne redoute point un contrôle qui ne peut qu’ajouter à son autorité, puisqu’on finira toujours par s’y soumettre au nom du bon sens et de la justice. Elle a même un moyen, d’autant plus puissant qu’il est secret, d’agir sur les artistes et sur la foule en montrant à ceux-là le frein, à celle-ci les modèles.

En effet, par cela même qu’elle fixe pour chaque branche de la peinture ou de la sculpture le chiffre que les œuvres admises ne pourront dépasser, elle encourage ou rebute chaque branche, selon l’importance qu’elle y attache, ou selon le courant qu’elle veut combattre. Par exemple, si elle fait une part abondante à la peinture religieuse et au grand art, elle exhorte les artistes à ne point les négliger, comme ils le font aujourd’hui, mais à les estimer la première gloire d’une école. Si elle honore le paysage classique, elle nous rappelle à tous combien doit nous être sacré l’héritage de Nicolas Poussin et de Claude Lorrain. Si elle rejette les caricatures et les tableaux puérils, si elle n’accorde qu’un petit nombre de places à la peinture de genre, quand elle est digne des Hollandais, nos yeux perdront bien vite l’habitude des toiles mesquines, sans portée, propres uniquement à satisfaire quelques particuliers et à meubler leurs boudoirs. Les portraits seront rares, parce qu’il faut qu’ils soient traités avec élévation et avec largeur, qu’ils offrent la recherche d’un type, s’attachent à l’expression morale, en un mot qu’ils soient le privilège des peintres d’histoire. La sculpture surtout, l’art idéal par excellence, sera puissamment protégée dans ce qu’elle a de viril et d’héroïque. Nous serons délivrés de cette volupté efféminée ou lascive qui tue le sentiment du grand art; la grâce elle-même ne sera acceptée comme un principe que si elle reste chaste et garde un reflet de sa céleste origine. Ainsi les juges du concours, en même temps qu’ils imprimeront une direction au goût public, exerceront sur les artistes eux-mêmes une action salutaire. Il ne sera besoin ni de secousses, ni de scandale, ni de préceptes, ni de programmes, ni d’aucune manifestation qui sente le pédantisme ou la tyrannie. Tout se fera sans apparat, par la force de la pratique et par le développement régulier des concours.

Il s’est produit à l’exposition de 1859 un fait qui justifie ce que j’avance. Une loterie a été annoncée, des fonds ont été réunis, un jury d’amateurs s’est formé. Ce jury a choisi et acheté un certain nombre de tableaux qui ont été exposés à part. On n’a point oublié avec quel empressement les visiteurs se portaient vers ces toiles privilégiées. Quoique choisies par des particuliers, il suffisait qu’elles eussent été choisies pour commander l’attention : elles étaient examinées avec plus de soin par les uns, avec plus de confiance par les autres, discutées par tous avec plus de respect. Or cette loterie n’était-elle pas un véritable concours où les experts étaient d’autant plus intéressés à bien juger que leur opinion s’attestait à beaux deniers comptans? Je ne demande point autre chose que de voir cette expérience se renouveler dans des proportions plus vastes, avec un caractère officiel, ou pour mieux dire national. L’Académie votera les récompenses et les acquisitions, en consultant, non le plaisir des particuliers, mais l’intérêt de l’art : ce sera toute la différence.

On m’objectera que la loterie achetait et que le jury de l’exposition n’achète pas. La gloire ne suffit point pour vivre; elle enflamme les artistes, mais elle ne les nourrit pas. Or les mentions que le jury décerne sont trop souvent stériles. Les esprits sévères me feront même remarquer que tel artiste proclamé avec honneur a dû remporter tristement son tableau ou sa statue, tandis que d’autres, dont les œuvres avaient été repoussées de l’exposition, ont su se les faire payer par le budget. On n’évitera des contradictions aussi fâcheuses que si le jury a autant de puissance que la loterie, et s’il a le droit de distribuer non-seulement des prix ou des rangs, mais les encouragemens de l’état. Dans un autre pays, je dirais : « Formons une association, faisons appel au zèle des souscripteurs, fondons une Galerie nationale à l’exemple des particuliers anglais, offrons chaque année un revenu considérable au jury, pour qu’il fasse, en notre nom, l’acquisition des œuvres les plus sérieuses et les plus belles. Imprimons ainsi aux arts un essor nécessaire, car l’argent est pour les artistes moins une rémunération qu’un moyen de travailler avec plus d’énergie, de dédaigner les exigences du commerce, et de se vouer avec passion aux études désintéressées. » Mais nos mœurs n’ont malheureusement rien de commun avec celles de l’Angleterre. Nous adorons la liberté à la condition de ne la pratiquer point, nous en appelons les bienfaits sans en accepter les devoirs; nous pouvons au besoin mourir, nous ne voulons pas vivre pour elle. La liberté politique doit reposer sur une série d’institutions libres que nous méconnaissons, parce qu’elles nous gênent. Nous rejetons toutes les charges sur l’état, sans réfléchir qu’en même temps nous lui donnons les moyens de soutenir ces charges : or ces moyens s’appellent le pouvoir. Que je propose de fonder une société libre pour l’encouragement des beaux-arts, on rira de ma naïveté. « N’avons-nous pas l’état? » me répondra-t-on. « C’est lui qui préside à ce luxe qu’on appelle les beaux-arts. Il est notre expert, notre acquéreur; nous lui votons chaque année plusieurs millions qui servent à payer, dans un département spécial, beaucoup d’employés et quelques tableaux. Adressez-vous à l’état. » Il le faut bien, en attendant que la France s’aperçoive que pour un peuple les deux mots centralisation et abdication sont synonymes.

Tournons-nous donc vers l’administration des beaux arts, et présentons-lui la requête suivante :

« Vous avez confié à l’Académie, érigée en jury, le soin de décider du mérite des artistes et de répartir entre eux les récompenses. Poussez la confiance jusqu’au bout : donnez aux juges des fonds assez considérables pour que le concours ait toute son efficacité. L’honneur ne sera point diminué, parce que les statues victorieuses et les tableaux couronnés seront en même temps acquis. Ce sera au contraire un tout puissant encouragement que d’assurer aux hommes de talent un placement glorieux pour leurs œuvres, la sécurité pour eux-mêmes, et l’indépendance pour le travail du lendemain. Sur votre budget, richement doté depuis huit ans, prélevez une part pour l’attribuer à l’exposition. Au lieu d’arriver à cette échéance prévue avec des excuses, de bonnes paroles et une caisse presque tarie, il est facile de thésauriser à l’avance, de diminuer le nombre des commandes obscures, des copies plus médiocres encore que coûteuses : allocations stériles que vous arrachent de hardis solliciteurs. L’exposition et le prochain concours vous fourniront la meilleure réponse à leurs importunités. Nous ne demandons pas que le gouvernement se dépouille du droit de faire entreprendre de grands travaux et de décorer les monumens publics; nous ne prétendons pas non plus qu’il s’interdise le plaisir d’accroître son influence, de répandre des faveurs et de se créer des amis. Donnez satisfaction, puisqu’il en a toujours été ainsi, aux convenances politiques et aux nécessités de situation; réservez-vous surtout la gloire d’aider le mérite, de deviner le génie, de le faire surgir, si vous le pouvez. Sans sacrifier aucun de ces privilèges, vous trouverez aisément à tailler dans le superflu, de façon à déposer tous les deux ans sur le bureau de l’exposition un million, enjeu du concours qui va s’ouvrir. Annoncez au jury que les tableaux ou les statues qui auront été classés dans les cent premiers rangs se partageront ce million. Laissez des juges aussi compétens établir les bases du partage d’après l’importance et le mérite des œuvres. Vous ne ferez, après tout, pour les arts que ce que vous faites pour la littérature dramatique et la musique. Des subventions considérables ne sont-elles pas accordées au Théâtre-Français et au théâtre de l’Opéra, afin qu’ils représentent, fût-ce avec perte, non-seulement les œuvres classiques, mais les nouveautés dont le caractère élevé et sérieux illustre notre pays, sans séduire la foule et sans obtenir ce qu’on appelle aujourd’hui le succès?

« Si l’on vous dit, à vous qui tenez dans vos mains la direction des beaux-arts, que votre intérêt s’oppose à ce qu’un tel pouvoir soit délégué au jury, ceux qui vous parlent ainsi sont vos ennemis. N’est-ce donc pas une responsabilité et un sujet d’effroi que d’avoir à décider, entre mille artistes que la France produit, lesquels seront encouragés, lesquels rebutés, lesquels seront accablés de faveurs, lesquels auront faim, et d’avoir à reconnaître de quel côté sont le talent et l’avenir, de quel côté la médiocrité et le danger? Ce qui se passe dans les autres administrations doit vous donner à réfléchir. Les magistrats et les présidens des tribunaux ne peuvent point prononcer qu’un voleur et un assassin sont coupables, et s’en remettent au vote de douze citoyens tirés au sort; les notions du bien et du mal sont cependant claires et écrites dans toutes les consciences. Le ministre de la guerre n’ose donner de l’avancement dans l’armée que sur l’avis d’un comité spécial, composé des officiers les plus expérimentés ; il est aisé cependant de savoir ce que c’est que la bravoure et l’exactitude au devoir. Le ministre de l’instruction publique ne nomme point à une chaire de l’École de droit sans qu’elle soit mise au concours, et n’institue professeurs au Collège de France que ceux qui sont désignés par les suffrages de leurs futurs collègues. Ainsi, dans des questions moins difficiles à résoudre, les chefs de l’instruction, de la guerre et de la justice prennent contre eux-mêmes des garanties, s’entourent de conseillers, reconnaissent des droits supérieurs. Dans les arts au contraire, matière délicate qui trompe les meilleurs esprits, où l’on est toujours exposé à mettre son goût à la place de la beauté et son caprice à la place des principes, un seul homme réglera-t-il tout par lui-même? Les connaisseurs consommés qui ont passé leur vie à étudier l’art craindraient d’accepter une tâche aussi périlleuse, et l’on voit sous tous les régimes des écrivains, des hommes politiques, des financiers s’en charger le plus gaiement du monde ! Les intérêts des artistes sont cependant aussi respectables que ceux des accusés, des professeurs ou des soldats, et le progrès ou la corruption de l’art mérite d’être confié à des arbitres qui n’envisageront ce problème ni avec une légèreté dédaigneuse ni avec ennui. Ces arbitres, ce sont les membres de l’Académie, que leur âge, leur talent, leur vie entière, désignent comme les protecteurs naturels de l’art. D’ailleurs les ministres changent, et avec eux les systèmes de direction, tandis qu’un grand corps qui se renouvelle et s’assimile successivement tous ceux qu’il élit ne change pas. Il est donc le seul représentant de la tradition, de l’esprit de suite, de la stabilité dans les théories et des progrès dans la pratique; il est le juge le plus désintéressé du monde, parce qu’il n’a de passion que celle du beau. Désarmez-vous donc sans crainte, transmettez au jury une part bien faible de vos prérogatives et en même temps une part bien lourde de votre responsabilité. Par là, loin de perdre de votre puissance, vous l’accroîtrez en lui ménageant des garanties, la sécurité d’action et les avantages d’une concession encore plus habile que nécessaire. »

Telle est la demande que beaucoup de personnes formulent tout bas et que j’exprime à haute voix. Six mois nous séparent encore de l’exposition prochaine : l’opinion publique a donc le temps de se prononcer, l’administration des beaux-arts le temps d’agir. L’une ou l’autre m’entendra-t-elle? Je l’ignore; mais on dit que les naufragés perdus sur l’immense Océan ne peuvent s’empêcher d’agiter un signal qu’ils savent n’être vu de personne. Que ceux qui voudraient se joindre à moi, que la presse, organe de l’opinion, ne reculent point parce qu’ils prévoient une tentative inutile et un échec presque certain. C’est remplir un devoir que de lutter contre des tendances funestes et de proposer tout ce qui peut ralentir la décadence de l’art.


BEULE.

  1. Voyez l’ouvrage de M. Le comte de Laborde intitulé De l’Union des Arts et de l’Industrie, tome Ier, p. 213.
  2. Page 324.