Beaux-Arts. - La Statue équestre de François Ier

BEAUX-ARTS

LA STATUE ÉQUESTRE DE FRANÇOIS PREMIER.

La statue de François Ier placée dans la cour du Louvre n’est qu’un essai. Ce qui le prouve clairement, c’est qu’au lieu d’exposer le bronze, l’administration s’est contentée d’exposer le modèle en plâtre. Il n’y a donc pas à se méprendre sur ses intentions : elle veut consulter l’opinion publique et recueillir les voix avant de donner à cet ouvrage une forme dispendieuse et définitive. C’est là une mesure excellente à laquelle nous devons applaudir. Si l’on eût adopté ce parti pour la statue de Louis XIV de la place des Victoires, pour le quadrige de l’arc du Carrousel, il est probable que les Parisiens n’auraient pas devant les yeux ces deux compositions déplorables.

Chacun sait aujourd’hui que l’importance de M. Clésinger a été singulièrement exagérée. Quelques flatteurs empressés avaient affirmé, en voyant la Femme piquée par un serpent, que l’auteur allait renouveler la face de son art. Quelques esprits rebelles, pour s’être permis d’en douter et de publier leurs doutes, furent traités de zoïles. Cette accusation banale ne méritait pas une réponse, et le temps s’est chargé d’en faire justice. L’opinion publique s’est aujourd’hui rangée du côté des esprits rebelles. On ne conteste pas l’adresse de M. Clésinger dans l’exécution d’un morceau, mais on s’accorde à dire qu’il ne sait ni concevoir ni composer : c’est une main habile dirigée par une intelligence paresseuse ou peu éclairée. Je laisse au lecteur le soin de trancher la question.

En disant ce que je pense de la statue de François Ier, je ne m’expose donc pas au reproche de témérité. M. Clésinger ne semble plus destiné à régénérer la sculpture. Il a mis à profit l’engouement de la multitude pour l’exactitude littérale ; le bruit fait autour de son nom a pu l’abuser pendant quelques années ; les travaux importans qui lui ont été confiés devaient le confirmer dans sa méprise : aujourd’hui sans doute, il comprend que le bruit n’est pas précisément la renommée. S’il a recueilli quelques-unes des paroles échappées aux curieux, il doit s’apercevoir que l’indulgence de quelques-uns est combattue par l’étonnement du plus grand nombre. Je dis étonnement, je ne dis pas admiration.

Convenait-il de placer une statue équestre dans la cour du Louvre ? À cet égard, les avis sont partagés. Cependant, si au lieu d’écouter l’avis des passans on interroge les hommes qui ont étudié la décoration des monumens, on arrive à cette conclusion, qu’une fontaine peu élevée produirait dans cette cour un effet plus heureux. La richesse de l’architecture conseille de renoncer à tout ce qui pourrait en masquer la partie inférieure. Si l’on voulait absolument une statue, il eût été plus sage de placer la figure du roi debout sur un socle à hauteur d’appui. De cette manière, le regard des promeneurs n’aurait rien perdu. Toutes les belles sculptures de la renaissance qui ornent la façade intérieure du côté de l’horloge, contemplées librement comme par le passé, auraient gardé leur importance. Maintenant, quand on tourne le dos à Saint-Germain-l’Auxerrois, on n’aperçoit pas toutes les merveilles qui sont pour notre génération un sujet d’émulation et d’étude. C’est là un grave inconvénient dont il faut tenir compte, et j’espère que l’administration, après avoir recueilli les voix, c’est-à-dire consulté les hommes compétens, réduira les proportions de la statue, si toutefois elle persiste dans le choix du sujet, car ce que je dis de la façade intérieure du côté de l’horloge, je peux le dire des trois autres façades sur la cour, qui n’ont sans doute pas la même valeur comme décoration, mais qui cependant veulent être vues librement. Qu’on aille du pont des Arts à la rue du Coq, de la rue du Coq au pont des Arts, du pavillon de l’Horloge à Saint-Germain-l’Auxerrois, l’on est toujours désagréablement surpris en apercevant cette masse noire qui masque la partie inférieure du monument. Ces remarques, faciles à vérifier, engageront sans doute l’administration à modifier son premier projet. Elle comprendra que les dimensions de cette statue ne sont pas en rapport avec l’architecture du Louvre. Si le rez-de-chaussée du monument n’offrait qu’une surface nue, si l’ornementation ne commençait qu’au premier étage, l’inconvénient que je signale, sans disparaître tout entier, aurait pourtant moins de gravité ; mais il n’en est pas ainsi. La sculpture est partout, et lors même qu’on aurait devant soi, en traversant la cour du Louvre, une œuvre de premier ordre, le dédommagement ne serait pas suffisant. Tout doit être subordonné à l’effet d’ensemble ; si une erreur de proportion vient troubler cet effet, il faut s’empresser de la rectifier. La réclamation des hommes de goût sera facilement accueillie, puisque le modèle n’est pas encore fondu. Avant de faire le moule destiné à recevoir le bronze, on pourra réduire le cheval et le cavalier.

Quant au choix de la figure, je ne crois pas qu’il soulève de sérieuses objections. Il ne s’agit pas en effet de savoir si François Ier mérite tous les éloges qui lui ont été prodigués, s’il a donné aux lettres, aux sciences, aux arts tous les encouragemens dont parlent ses panégyristes. Les bûchers allumés sous son règne ne sont pas précisément un service rendu à la philosophie ; les flammes qui dévoraient les hérétiques projettent sur son nom une lueur sinistre ; mais quand il s’agit de décorer un monument, les récriminations historiques n’ont pas la même valeur que dans un livre destiné à l’enseignement. Quelque jugement que l’on prononce sur François Ier, et je crois qu’il mérite plus d’un reproche, on ne peut s’étonner de voir son image dans la cour du Louvre, car sous son règne le Louvre a reçu de nombreux embellissemens. Que sous Henri II, sous Charles IX, les artistes les plus habiles de la renaissance aient travaillé activement à la décoration du nouveau palais, personne ne l’ignore ; mais le nom de Henri II n’est pas populaire, et celui de Charles IX est justement flétri. De quelque manière qu’on explique la Saint-Barthélémy, qu’on y voie une conspiration ourdie depuis longtemps, ou qu’on la traite comme un caprice sanguinaire, comme une fantaisie du pouvoir absolu, il n’y a pas un esprit sensé qui songe à la réhabiliter. Les petits vers qu’on attribue à Charles IX, rapprochés de cette épouvantable tragédie, ajoutent encore à l’horreur de son nom. Les bûchers allumés par François Ier sont moins connus que la bataille de Marignan et les travaux accomplis au château de Fontainebleau par les artistes italiens ; je pense donc que l’image du vainqueur de Marignan n’est pas déplacée dans la cour du Louvre. Malgré mon profond respect pour le témoignage de l’histoire, je ne crois pas qu’il faille proscrire sans pitié l’image de tous les rois qui n’ont pas laissé une mémoire pure et sans tache. Si le rival de Charles-Quint n’a pas fait pour la science, la littérature et les arts tout ce qu’il pouvait faire, nous savons cependant que les études ont accompli sous son règne d’éclatans progrès, et c’en est assez pour expliquer, pour légitimer sa présence dans un monument qu’il a enrichi.

Mais avant d’aborder la statue de M. Clésinger, je veux dire quelques mots d’une autre question : étant donné la figure de François Ier, fallait-il représenter le protecteur des arts ou le guerrier ? Le choix de l’emplacement ne devait-il pas déterminer le choix du costume ? C’est, je crois, la manière la plus simple de trancher la difficulté. Au Champ-de-Mars, près de l’École-Militaire, je comprends le guerrier ; au Louvre, je ne comprends que le protecteur des arts, car il faut que la figure soit en harmonie avec sa destination. Si le protecteur des arts convient seul au Louvre, si le guerrier n’a rien à démêler avec le palais splendide dont le ciseau de Jean Goujon a fait une école de sculpture, nous sommes amené à dire que la statue équestre doit faire place à une statue debout. Que signifie un cheval de bataille lorsqu’il s’agit de consacrer la mémoire des services rendus à l’imagination, au savoir, par François Ier ? Le costume de cour est le seul qui convienne. L’appareil militaire ne s’accorde pas avec la destination de la figure. Les considérations morales et les considérations purement techniques se réunissent pour recommander le parti que je propose. Si ce parti était adopté, l’architecture s’en accommoderait, et le penseur n’aurait rien à dire.

M. Clésinger paraît avoir négligé ou dédaigné toutes les considérations que je viens de présenter. Il a voulu faire un François Ier théâtral, et je dois avouer qu’il a pleinement réussi. Dans la réduction exposée par M. Barbedienne au palais de l’industrie, le défaut que je signale était déjà très sensible ; il est devenu plus manifeste encore dans le modèle que nous avons sous les yeux. Quand il s’agissait d’une statuette destinée à orner une cheminée, si les plus clairvoyans savaient à quoi s’en tenir, le plus grand nombre pouvait croire que le sculpteur avait ordonné l’économie de sa composition pour une grande masse, et que les juges les plus difficiles lui rendraient justice dès que son œuvre serait placée dans la cour du Louvre. Aujourd’hui les promeneurs étrangers à toutes les questions techniques, éclairés par les seules lumières du bon sens, se demandent ce que signifie cette statue. Quant à ceux qui connaissent les monumens de l’art antique et ceux de l’art moderne, si je dois en juger par les voix que j’ai recueillies, ils n’hésiteraient pas à se prononcer. Toutefois les avis qui sont venus jusqu’à moi pourraient trouver des contradicteurs parmi ceux mêmes qui ont étudié l’histoire de la sculpture. Je n’entends pas affirmer dès aujourd’hui que mon opinion soit partagée par tous les hommes qui jouissent d’une autorité légitime.

Est-ce un guerrier, est-ce un Mécène que nous avons devant nous ? Si c’est un guerrier, pourquoi donc est-il coiffé d’une toque ? Si c’est un Mécène, un roi protecteur des arts, pourquoi donc est-il couvert d’une cuirasse ? Est-ce avec une toque, le front découvert, que François Ier affrontait les balles à Marignan ? Est-ce avec une cuirasse qu’il visitait, qu’il encourageait les travaux de Fontainebleau ? C’est à ces termes élémentaires que se réduit la question posée par le bon sens. Il fallait choisir entre l’homme de guerre et l’homme de goût. M. Clésinger a voulu tout concilier, et je crains fort qu’il n’ait contenté personne. Il n’y a qu’une manière d’exprimer franchement l’impression produite par son œuvre : le François Ier de la cour du Louvre appartient à l’Opéra-Comique par la toque, à Franconi par la cuirasse. Ces mots suffisent à caractériser la statue dont nous parlons. Ce n’est pas un guerrier, car au xvr siècle on n’allait pas au combat le visage découvert ; ce n’est pas un roi protecteur des arts, car, pour encourager la peinture et la sculpture, la cuirasse est au moins inutile. Un tel attirail de guerre serait embarrassant et ridicule dans l’ateher de Léonard de Vinci, de Primatice ou de Benvenuto Cellini.

De quelque côté en effet qu’on regarde cette statue, on n’aperçoit qu’une figure de théâtre. Qu’on pense au vainqueur de Marignan ou au roi protecteur des arts, on est également désappointé. Si, pour se préparer à l’indulgence, on veut bien oublier un instant le personnage qu’on a devant les yeux, on n’est guère plus satisfait. Le cavalier n’est pas en selle, il n’est pas campé de façon à gouverner son cheval. Je n’ai pas la prétention de me poser en homme du métier, je veux dire en écuyer ; mais il suffit d’avoir vu un dragon à cheval, manœuvrant au Champ-de-Mars, pour affirmer que le François Ier de M. Clésinger serait désarçonné au premier caprice de sa monture. La bouche du coursier ne sent pas la main qui le guide ; les cuisses du cavalier n’étreignent pas les côtes ; un bond jetterait à terre, en un clin d’œil, l’homme assez inexpérimenté pour se conduire avec une telle maladresse. Avec les pieds en dehors, comment imposer sa volonté ? Il n’y a pas un écolier de manège qui, après trois leçons, ne se comporte autrement. Parlerai-je de la pantomime de François Ier ? Elle est plus étrange encore que sa tenue à cheval. Le mouvement de son bras droit ne se comprend pas, à moins qu’on ne consente à voir dans le roi un des virtuoses du Cirque. Pourquoi étend-il la main ? Qui donc salue-t-il ? S’il tenait la bride entre ses dents, s’il gouvernait son cheval d’une étreinte puissante, s’il tenait le mousquet d’une main, l’épée de l’autre, je ne m’étonnerais pas ; mais je n’ai devant moi qu’un héros de parade, et pour m’expliquer son attitude, je suis obligé de croire qu’il défile devant le parterre et va recueillir ses applaudissemens. Ce jugement pourra paraître sévère aux admirateurs de M. Clésinger. J’ai pourtant quelques raisons de penser qu’il sera bientôt accepté.

Le cheval ne vaut pas mieux que le cavalier, et ses dimensions ne s’accordent pas avec celles du roi. Qu’on agrandisse un peu le modèle d’un cheval de bataille, je le conçois sans peine : encore faut-il que le cavalier puisse enfourcher sa monture. Si le roi, pour se mettre en selle, est obligé de demander un escabeau, s’il ne peut mettre le pied à l’étrier en parlant du sol, il est évident que le sculpteur a dépassé le but. Or je crois que les plus habiles cavaliers seraient quelque peu embarrassés pour grimper sur le géant que M. Clésinger a donné pour monture à François Ier. Si nous prenons la peine d’étudier les diverses parties du cheval, notre étonnement redouble à bon droit. À quelle race appartient-il ? Est-il normand, est-il arabe ? Bien fin serait celui qui trancherait cette question. Ni les naseaux, ni les orbites, ni le front ne peuvent servir à la décider. Les sabots sont d’une dimension inusitée, pour quelque race qu’on se prononce. Les lecteurs les plus assidus du Stud-Book, qui connaissent familièrement tous les signes généalogiques, hésiteraient sans doute devant le problème que je leur propose, et je suis porté à croire qu’ils rangeraient le cheval de François Ier dans une race inconnue. Ne trouvant en lui aucun des signes mdiqués par les maîtres de la science, ils renonceraient à le caractériser, et déclineraient l’honneur de révéler son origine. Il faudrait en effet être doué d’une singulière témérité pour essayer de résoudre cette question.

M. Clésinger connaît l’Italie ; il y a vécu pendant plusieurs années. Comment donc se fait-il qu’il ait oublié Venise et Padoue, qui possèdent d’admirables statues équestres ? Venise garde comme un trésor inestimable, comme une œuvre digne des meilleurs temps, la statue de Colleoni, d’Andrea Verocchio ; Padoue vante à bon droit la statue de Gatta Melata, placée devant l’église de Saint-Antoine. Je ne parle pas de la statue de Marc-Aurèle, placée au Capitole derrière les trophées de Marins, car elle ne pourrait fournir d’utiles conseils pour la statue de François Ier. Une fois résolu à composer une statue équestre, M. Clésinger ne devait négliger ni Donatello ni Andréa Verocchio, deux maîtres d’une habileté consommée, qui ont su faire deux guerriers solidement établis sur leur monture. Ni Gatta Melata ni Colleoni ne se laisseraient désarçonner par le premier caprice. Fièrement campés sur la selle, ils ne redoutent ni bond ni faux pas. Que leur cheval bronche ou poursuive sa route d’une allure paisible, ils n’ont rien à craindre, car si la bride leur échappait, la puissance musculaire de leurs genoux et de leurs cuisses leur suffirait pour dompter l’indocilité de leur monture. À défaut de Venise et de Padoue, de Colleoni et de Gatta Melata, nous avons sous les yeux les cavaliers du Parthénon. C’est plus qu’il n’en faut pour reconnaître et pour signaler les défauts de l’œuvre conçue par M. Clésinger. Ces cavaliers ne ressemblent guère par leur attitude au roi placé dans la cour du Louvre. Tous les monumens justement célèbres de l’art antique et de l’art moderne se réunissent donc pour condamner la statue soumise au contrôle de l’opinion publique.

Quoique je sois profondément convaincu de l’inopportunité d’une statue équestre dans la cour du Louvre, et j’ai dit pourquoi, j’aurais accueilli sans déplaisir une œuvre de ce genre, si elle eût été conçue et composée avec simplicité. Dans le François Ier de M. Clésinger, je ne trouve rien de pareil : cheval et cavalier ne conviennent qu’au théâtre ; je ne vois là rien de monumental. La toque a plus d’importance que la tête du cavalier, le harnais a plus d’importance que le cheval. La queue, relevée pour une raison que j’ignore, ofire une ligne des plus malheureuses. Le portrait de Titien, que nous avons au Louvre, admirable comme peinture, ne donne pas de François Ier une idée très avantageuse ; il exprime la luxure, la gourmandise, et révèle une intelligence très modestement développée. Il me semble cependant que le statuaire pouvait tirer parti de ce portrait en le modifiant légèrement. Personne n’eût songé à l’accuser d’infidélité en voyant le front s’avancer au lieu de fuir, comme dans le portrait vénitien, les pommettes moins saillantes, les lèvres un peu moins épaisses. On aurait accepté sans répugnance ces corrections, que réclamait la sculpture monumentale. La gourmandise et la luxure ne sont pas les traits caractéristiques d’un Mécène, et puisqu’il s’agissait d’un roi protecteur des arts, parmi les visiteurs les plus assidus de la galerie du Louvre, il ne s’en fût pas trouvé un seul pour reprocher à M. Clésinger la faiblesse de sa mémoire. Il a copié servilement, et pourtant inexactement, le portrait de Titien. Il nous a donné une tête de Faune qui s’accorde assez mal avec la destination du modèle.

Il est donc permis d’affirmer que M. Clésinger a complètement oublié ou méconnu le but qui lui était assigné. Il s’agissait d’une sculpture monumentale destinée à retracer l’image d’un roi protecteur des arts : qu’a-t-il fait ? que nous a-t-il donné ? À cet égard, les avis ne sont pas partagés. Le François Ier exposé dans la cour du Louvre ne satisfait à aucune des conditions du programme. Je ne veux pas rappeler toutes les conjectures plus ou moins hasardées auxquelles a donné lieu cette étrange statue. Ce serait traiter d’une manière trop légère un sujet grave. Que des esprits enclins à la raillerie aient vu et s’obstinent à voir dans l’œuvre de M. Clésinger l’image non pas de François Ier, mais du héros de Cervantes, je n’ai pas à m’en inquiéter. Je ne veux pas introduire dans la discussion des élémens que la raison doit répudier. Qu’ils s’étonnent de ne pas trouver Sancho près de son maître, c’est un regret que je ne puis accueillir. Sans recourir à de tels argumens, il est facile de démontrer que la statue de François Ier ne répond pas à sa destination. Non-seulement en efi"et la toque ne s’accorde pas avec la cuirasse, mais lors même qu’on accepterait sans répugnance le costume singulier, à demi pacifique, à demi guerrier, qu’il a plu à l’auteur d’inventer, on aurait encore le droit de lui demander pourquoi, au lieu de laisser le cheval au repos, comme l’exige impérieusement la sculpture monumentale, comme le bon sens le conseille, il a imaginé un mouvement qui inquiète le spectateur. Le cheval se cabre, et comme le cavalier est assez mal assis, comme il n’est pas maître de sa monture, on craint à chaque instant de le voir désarçonné. Si M. Clésinger eût pris la peine de consulter les monumens de son art qui font autorité en pareille matière, il aurait compris que la sculpture monumentale ne s’accommode pas de ces mouvemens désordonnés. Dans une statue équestre, il ne s’agit pas de représenter une action, mais un personnage. Tout ce qui excède cette dernière limite doit être condamné sans hésitation. Qu’ayant à retracer la victoire de Marignan ou la défaite de Pavie, M. Clésinger lance au galop le cheval de François Ier, personne ne se plaindra, personne n’aura le droit de se plaindre ; mais une figure isolée n’est pas soumise aux mêmes conditions qu’une figure engagée dans une action militaire. À la première l’immobilité, à la seconde le mouvement. Pour sentir l’opportunité de cette distinction, il n’est pas nécessaire de réfléchir longtemps, il suffit de se demander la destination de l’œuvre soumise au contrôle public. Que le statuaire enflamme le regard de son modèle, qu’il donne à son attitude une expression guerrière, c’est son droit ; qu’il n’essaie pas de concevoir le personnage comme il pourrait le faire dans un bas-relief, car dans cette tentative réprouvée par le goût, il est sûr d’échouer. Un mouvement qui ne rencontre aucune résistance, un mouvement qui ne s’explique par la présence d’aucun adversaire est un mouvement inutile. M. Clésinger, obéissant à l’opinion vulgaire qui ne connaît pas la vie sans mouvement, a fait un cheval qui se cabre, et, ce qui est plus grave, un cheval qui se cabre sous un cavalier inhabile.

Malheureusement les statues équestres que nous possédons à Paris ne valent guère mieux que la statue de François Ier. La statue de Louis XIII, commencée par Dupaty et achevée par Roman, se dérobe par le ridicule à toute discussion. Le tronc d’arbre placé sous le ventre du cheval pour l’étayer est à coup sûr une des conceptions les plus singulières que l’on puisse rêver. Les paisibles habitans de la Place-Royale ont perdu depuis longtemps l’habitude d’en rire, et je suis loin de blâmer leur indifférence. La statue de Louis XIV, condamnée par le bon sens de tous ceux qui ont pris la peine de la regarder, peut être citée comme une des œuvres les plus absurdes de la sculpture moderne. La statue de Henri IV quoique très supérieure aux statues de Louis XIII et de Louis XIV, ne mérite cependant pas de grands éloges. Si Lemot a mieux fait que Dupaty et Bosio, il n’a pas montré une bien grande habileté. La construction du cheval ne révèle pas des études bien profondes. Il y a, dans toutes les parties qui présentent une difficulté à résoudre, une mollesse d’exécution que je prendrais volontiers pour une ruse. On dirait que Lemot, ne sachant comment indiquer la forme vraie du cheval qu’il a voulu modeler, n’achève pas sa tâche pour échapper au reproche des spectateurs trop sévères. Il faut du mohis lui rendre cette justice, qu’il n’a pas lancé au galop la monture de Henri IV. Le roi, tête nue, quoique vêtu en guerrier, respire une majesté calme ; en un mot, si l’auteur n’a pas réalisé pleinement le programme qui lui était donné, il faut reconnaître qu’il l’a compris, et qu’il a fait de son mieux pour contenter ses juges.

M. Clésinger n’a pas suivi l’exemple de Lemot. Il a voulu faire quelque chose d’extraordinaire, quelque chose qui fût sans précédent, et j’avoue sans hésiter qu’il a réussi. La statue de François Ier est une œuvre inattendue, qui n’a pas dans le passé de termes de comparaison. La réunion d’une toque et d’une cuirasse est une invention hardie qui doit satisfaire les amis de l’imprévu. Un esprit timide, soumis docilement aux traditions consacrées, ne se fût jamais avisé de tenter cette réunion. L’étonnement des spectateurs a dépassé toutes les espérances du statuaire. Son œuvre est à bon droit considérée comme une témérité, sinon des plus heureuses, au moins des plus singulières. Il a fait certainement ce que personne n’avait fait avant lui. Reste à savoir si c’est là le but que l’art doit se proposer. Que l’invention soit le premier devoir de tous ceux qui veulent émouvoir et charmer, je l’ai toujours pensé ; qu’il soit permis d’inventer sans tenir compte de la destination assignée à l’œuvre qu’on exécute, je l’ai toujours nié, et je crois que mon avis trouvera de nombreux approbateurs. Si je me trompe, j’ai du moins pour moi la Grèce et l’Italie, dont l’autorité n’est pas sans quelque poids en pareille matière. Je n’ai pas la prétention de résoudre par moi-même tous les problèmes qui relèvent du goût, mais une telle autorité me confirme dans mon opinion.

À quoi bon invoquer le témoignage du passé ? M. Clésinger ne s’en inquiète guère, et ceux qui l’admirent partagent à cet égard son indifférence. Il y a aujourd’hui parmi les sculpteurs, comme parmi les peintres, une classe nombreuse d’esprits étourdis par la louange, égarés par l’orgueil, qui croient de bonne foi avoir découvert le secret de leur profession, et qui parlent du passé avec un dédain très sincère. Ces hardis inventeurs, qui se prennent au sérieux, n’écoutent jamais sans sourire l’éloge de l’art grec ou romain. C’est à peine si la renaissance trouve grâce à leurs yeux. Les révélations de leurs panégyristes nous ont édifiés sur la valeur de cette merveilleuse découverte. Il s’agit tout simplement de copier ce qu’on voit, rien de moins, rien de plus. C’est une recette souveraine pour éblouir ses contemporains et transmettre son nom à la postérité la plus reculée. Les anciens ont fait fausse route. Comment en douter ? On chercherait vainement dans leurs œuvres la copie exacte du modèle vivant. Ils n’avaient pas deviné le grand secret qui fait tant de bruit de nos jours ; ils croyaient ingénument à la nécessité d’inventer ; ils ne pensaient pas que le travail du statuaire ou du peintre dût se réduire à copier ce que l’œil a vu. Ils s’imposaient une tâche plus difficile, et pour eux l’habileté de la main n’était pas le terme suprême. Ils se trompaient, la chose est aujourd’hui démontrée ; il ne faut ni s’en étonner, ni leur en vouloir. À l’époque où ils vivaient, l’intelligence humaine n’était pas assez puissante pour poser nettement le problème résolu sous nos yeux. Ils méritent l’indulgence, et se montrer sévère serait méconnaître l’action du temps sur le développement des idées. En sculpture et en peinture, il est désormais avéré qu’il s’agit d’imiter la nature. Plus l’imitation sera fidèle, plus la gloire sera grande. Quiconque se permettra de rêver quelque chose au-delà de l’imitation sera déclaré aveugle, inintelligent, incapable de se prononcer sur les qualités ou les défauts d’une figure peinte ou modelée. Cette doctrine, malgré les nombreux adeptes qu’elle a déjà recrutés, n’a pas encore imposé silence à toutes les objections, mais elle grandit, elle s’affermit de jour en jour, et bientôt il ne sera plus permis d’en parler qu’avec un profond respect. En attendant qu’elle soit déclarée infaillible, nous croyons utile de l’appliquer dans toute sa rigueur à ceux mêmes qui la préconisent. Plus tard, il serait trop tard. Dès qu’elle sera proclamée supérieure et antérieure à toute discussion, l’épreuve de l’application ne sera plus de mise. Les adeptes de bonne foi feront la sourde oreille ; ils se croiront en possession de la vérité, et ne voudront écouter personne.

Je veux donc bien admettre pour un instant que la tâche des peintres et des sculpteurs se réduit à Fimitation de la nature, et je demande si M. Clésinger, en modelant la statue de François Ier, a réalisé cette condition unique et suprême. Qu’on me prouve qu’il a t’ait un vrai cavalier, un vrai cheval, et je me résigne à l’admiration. Malgré mes vieux scrupules, malgré la part que j’ai toujours attribuée à l’invention dans les arts du dessin, je consentirai à voir dans l’auteur de cette statue un maître habile, digne de l’attention et des encouragemens non-seulement de la France, mais de l’Europe entière. Si l’on vient me dire que l’Allemagne et l’Angleterre se dijpulent son ciseau, je ne m’en étonnerai pas ; que l’Italie regrette amèrement de ne pas le compter au nombre de ses enfans, je compatirai à sa douleur. Mais qui oserait affirmer la vérité du cavalier, la vérité du cheval ? Parmi les spectateurs étrangers aux querelles d’école, qui n’ont jamais songé à prendre parti pour l’nivention ou pour l’imitation, impartiaux et désintéressés par conséquent, les uns trouvent que le cavalier n’est pas en selle, qu’il n’a pas son cheval dans la main ; les autres, que le cheval n’est pas possible, que l’avanttrain et l’arrière-train ne s’accordent pas, que les cuisses sont trop grosses pour les épaules. En examinant froidement la valeur de ces reproches, on arrive à reconnaître qu’ils ne sont pas dépourvus de fondement. Ainsi M. Clésinger est condamné par la doctrine même qu’il professe. S’il faut en croire ses admirateurs, et je les tiens pour bien informés, il n’a rien tenté, rien voulu au-delà de l’imitation. A-t-il réussi dans l’accomplissement de son projet ? Si je consulte l’impression produite par son œuvre, je suis obligé de dire non. Comme je le juge au nom du principe qu’il a posé, auquel il attribue le mérite de la nouveauté, il aurait mauvaise grâce à se plaindre. Pour blâmer sa statue, j’ai consenti à négliger les exemples fournis par l’antiquité ; la nature seule m’a servi de guide. Je ne cherchais dans la statue de François Ier que l’exactitude, la fidélité scrupuleuse de l’imitation. Mon espérance déçue, faut-il s’étonner que mon désappointement se traduise en paroles sévères ? J’ai bien voulu, pour estimer l’œuvre nouvelle de M. Clésinger, me placer à son point de vue, et faire abstraction d’une doctrine qui n’est pas la sienne et que je crois vraie. Cette seconde épreuve n’a pas été pour lui plus heureuse que la première.

Mais, diront les iiartisans exclusifs de l’imitation, lors même que vous auriez démontré l’infidélité que vous affirmez et qui ne frappe pas nos yeux, auriez-vous réfuté la doctrine que nous soutenons ? L’auteur de cette statue, que vous épluchez avec tant d’obstination, n’a pas fait tout ca qu’il voulait, tout ce qu’il espérait faire : est-ce une raison pour condamner en même temps son œuvre et son espérance ? Lors même que le premier point vous serait acquis, sur le second la discussion resterait ouverte. — Et cette réponse n’est pas une pure invention. L’argument n’est pas imaginé pour les besoins de la cause. Eh bien ! je dis que les épreuves, en se multipliant, ne laisseront aucun doute sur la puérilité de la doctrine que je combats. La main la plus habile ne remplacera jamais le travail de la pensée. Quand l’artiste, en face de la nature, comprend qu’il ne peut lutter avec elle, qu’il doit renoncer à la copier littéralement, quand il profite du témoignage de ses yeux en y ajoutant les fruits de la méditation, — si la tâche qu’il se propose est difficile, elle n’est pas au-dessus de ses forces. S’il ne comprend pas l’inégalité de la lutte, sa défaite est certaine. Lors même que son reg-ard atteindrait tous les élémens de la vérité, ce qui lui est refusé, comme il ne dispose pas des mêmes moyens que la nalure, il serait vaincu. Ainsi, quand on arriverait à prouver que dans la statue de M. Clésinger ni le cavalier ni le cheval ne laissent rien à désirer sous le rapport de l’exactitude, il resterait à prouver que l’œuvre est belle, qu’elle intéresse, qu’elle dit quelque chose à la pensée.

Les défauts que j’ai signalés dans la statue de François Ier, et qui frappent tous les yeux, ne doivent pas surprendre ceux qui ont suivi avec attention les travaux de M. Clésinger. Lorsqu’il a voulu aborder la sculpture religieuse, les admirateurs les plus empressés, les plus sincères de la Femme piquée par un serpent ont reconnu que son talent n’était pas à la hauteur d’une pareille tentative, et n’ont pas même essayé de le défendre. C’était en effet le parti le plus sage. Quelques-uns de ses bustes ont réuni d’assez nombreux suffrages, je dois même reconnaître que parmi les gens du monde ils ont passé pour de véritables chefs-d’œuvre. Malheureusement pour l’auteur, quelques amis imprudens ont prononcé le nom de Coustou, et les hommes familiarisés avec l’histoire de la sculpture française ont dû repousser cette étrange comparaison. Les femmes de Nicolas Coustou, placées devant le château des Tuileries, n’ont rien de commun avec les bustes de M. Clésinger. Il y a dans ces figures une élégance qu’il n’atteindra jamais, si nous devons juger de son avenir par son passé. Il ne faut pas s’abuser en effet sur le mérite de res bustes si vantés. Dépouillés de la couche légère de stéarine qui les recouvre, ils auraient bientôt perdu la meilleure partie de leur charme. Tout ce qu’on peut louer dans ces œuvres trop prônées, c’est une certaine habileté de ciseau. Quant à l’expression des physionomies, elle n’a rien qui excite l’attention. Rapprocher M. Clésinger de Nicolas Coustou, c’est, là en vérité un étrange caprice. Pour imaginer une telle comparaison, il faut compter singulièrement sur l’ignorance des lecteurs. Quoique les développemens de l’art français depuis la renaissance jusqu’à nos jours ne fassent pas partie de l’enseignement ordinaire de nos écoles, un tel jugement devait rencontrer des contradicteurs.

Insuffisant dans la sculpture religieuse, prosaïque dans la représentation du masque humain, comment M. Clésinger s’est-il trouvé chargé d’un travail aussi important que la statue de François 1er. Je ne veux pas accuser légèrement ceux qui distribuent les commandes : je ne m’étoime pas qu’ils aient songé à l’auteur de la Femme piquée par un serpent, car cette figure, malgré les objections très légitimes qu’elle a soulevées, garde encore aujourd’hui une véritable popularité. Il sera toujours difficile de contenter tout le monde, et si le choix de M. Clésinger ne s’accorde pas avec ses antécédens, sévèrement estimés, je reconnais sans hésiter que pour bien des gens c’était un acte de justice. En apprenant cette heureuse nouvelle, ses amis nous promettaient merveille : nous allions donc avoir enfin un ouvrage original ; la sculpture allait se dégager de la routine. Si quelques incrédules secouaient la tête en écoutant ces magnifiques promesses, on les accusait de ne pas encourager les talens nouveaux, de suivre aveuglément les doctrines académiques. Aujourd’hui les incrédules n’ont pas besoin de se justifier : la statue placée dans la cour du Louvre suffit à leur défense. Quel argument pourraient-ils invoquer qui ne demeurât au-dessous de ce plaidoyer ? L’aptitude de M. Clésinger pour la sculpture monumentale est aujourd’hui appréciée par des milliers de spectateurs. À cet égard, toute discussion serait désormais superflue.

Quelque singulier que puisse paraître le choix de l’artiste en présence de l’œuvre qu’il nous a donnée, il ne faut pas oublier qu’avant l’épreuve décisive qui vient de dessiller les yeux, il passait pour très capable. C’est donc à lui-même que le public doit s’en prendre ; il recueille aujourd’hui le prix de son engouement. S’il n’avait pas loué sans réserve une figure qui n’avait d’autre mérite que l’exactitude littérale, il n’aurait pas devant lui une statue vulgaire, dont personne ne comprend la composition. La sculpture monumentale exige impérieusement des facultés d’une nature toute spéciale. Pour l’accomplissement d’une pareille tâche, l’habileté de la main ne suffit pas. Il ne faut pas seulement posséder une intelligence étendue, il faut encore avoir le goût de la méditation. Or, je le demande à tous les hommes de bonne foi, la Femme piquée par un serpent pouvait-elle être acceptée comme un gage suffisant ? Ceux qui ont accueilli avec joie la nouvelle d’une statue équestre commandée à M. Clésinger le croyaient sans doute ; ils doivent maintenant savoir à quoi s’en tenir.

Pour concevoir, pour exécuter la figure à laquelle M. Clésinger doit sa popularité, la méditation est parfaitement superflue. De quelque manière qu’on l’envisage, il est impossible d’y découvrir l’ombre même d’une pensée. Et si l’on veut prendre l’auteur au mot, si l’on cherche dans son œuvre l’expression de la douleur, on est obligé de lui donner tort, car la figure entière, empreinte d’un caractère lascif, ne laisse pas deviner la plus légère souffrance. Il est évident qu’elle n’avait pas de nom avant d’être achevée, c’est-à-dire, en d’autres termes, que l’intelligence n’a rien à démêler avec cet ouvrage. Or, quand il s’agit de représenter un personnage historique, l’intelligence est une mise de fonds de première nécessité. Le maniement de l’ébauchoir, dont je ne méconnais pas l’importance, ne satisfait qu’à demi aux exigences du programme. Les admirateurs de M. Clésinger vantent beaucoup la prestesse de son exécution : c’est sans doute un avantage toutes les fois que la prestesse se trouve réunie à la perfection de la forme. Si l’œuvre est imparfaite ou vulgaire, n’est-ce pas le cas de se rappeler la parole d’Alceste avant d’écouter le sonnet d’Oronte ? En sculpture comme en poésie, le temps ne fait rien à l’affaire. Ou viendrait me dire que la statue de François Ier a été modelée en six semaines, cette nouvelle ne me rendrait pas plus indulgent. Peut-être fallait-il une année de travail pour atteindre le but désigné ; les hommes du métier peuvent seuls décider cette question, qui n’intéresse pas le public. L’œuvre est-elle bonne ? répond-elle à sa destination ? Voilà ce qui l’inquiète. Si, pour justifier l’échec de l’auteur, on nous affirme qu’il a improvisé la statue de François Ier, cet argument restera pour nous sans valeur. Je n’admets pas même qu’on soit reçu à le produire pour défendre un mauvais sonnet écrit sur un album ; à plus forte raison, je dois l’écarter lorsqu’il s’agit de sculpture monumentale. Improvisée ou non, la statue de François Ier ne soutient pas l’examen, et si l’on se décidait à la couler en bronze, je crois qu’on ne tarderait pas à s’en repentir. Malgré les dépenses déjà faites, il est encore temps d’aviser, et j’espère qu’on n’ira pas plus loin.

En face de cette statue, qui obtient une improbation unanime, une question se présente que je ne puis éluder, et qui n’est pas facile à résoudre : d’après quels principes l’administration doit-elle se décider lorsqu’il s’agit de choisir un sculpteur ou un peintre pour l’exécution d’un travail important ? En appelant M. Clésinger, il est hors de doute qu’elle s’est trompée. Cependant il est certain que son choix s’explique par la popularité du nom qu’elle avait préféré. Comment à l’avenir pourra-t-elle se mettre à l’abri de pareilles déceptions ? Bien habile serait celui qui lui donnerait une recette infaillible pour prévenir tout mécompte. Il y a pourtant quelques précautions à prendre qui réduisent le nombre des chances malheureuses. Je n’entends pas supprimer les recommandations : quelle que soit la forme du gouvernement, les recommandations interviendront toujours ; mais je voudrais que les bureaux qui distribuent les travaux fussent défendus contre l’action dangereuse des apostilles, je voudrais qu’ils s’entourassent de conseils désintéressés. Quand il s’agit d’un monument qui doit attester aux générations futures le bon goût ou le goût dépravé de notre temps, la prudence n’est pas superflue. En pareil cas, l’administration, au lieu d’écouter docilement l’opinion populaire, doit s’imposer le devoir de la contrôler, car ceux qui ont accepté, qui ont suivi aveuglément cette opinion, sont les premiers à se plaindre, quand l’administration est déçue dans son espérance. Délivrés tout à coup de leur engouement, ils dédaignent ce qu’ils ont adoré, comme ils adoreront demain ce qu’ils dédaignent aujourd’hui. L’administration, en raison même des fonctions qui lui sont dévolues, doit dominer cette inconstance de l’opinion populaire. Il faut qu’elle étudie par elle-même ou qu’elle fasse étudier par des hommes spéciaux les transformations, les défaillances, les déviations, les progrès de la sculpture et de la peinture, afin de choisir, le cas échéant, des artistes capables de justifier la confiance ou de mériter l’approbation publique. Je ne propose pas de rétablir le concours, je sais trop bien que cette méthode a trompé l’espérance de ses plus fervens approbateurs : c’est au concours que nous devons le fronton de la Mideleine et le tombeau de Napoléon ; sans le concours, nous aurions peut-être évité MM. Lemaire et Visconti. La mesure que j’indique n’est pas d’une application aussi difficile qu’on pourrait le croire. Il suffirait de consulter ceux qui connaissent les antécédens des peintres et des sculpteurs de notre temps, et d’estimer l’aptitude des artistes pour un travail projeté d’après les œuvres qu’ils ont déjà soumises au contrôle de l’opinion. La plus sûre manière de prévenir les recommandations, ou du moins d’en atténuer le danger, serait de ne pas révéler le nom des conseillers dont on réclamerait l’assistance. Il serait impossible d’éviter les indiscrétions, je ne l’ignore pas ; cependant j’aime à penser qu’en suivant cette méthode on arriverait à décorer Paris de monumens plus heureusement conçus, plus habilement exécutés que la statue de François Ier. Je ne considère pas l’impartialité en pareille matière comme un rêve d’enfant. Sans prétendre à la sagacité souveraine de Salomon, l’administration peut choisir des hommes dont les facultés, dont les études s’accordent avec la tâche qu’elle leur confiera. Pour atteindre ce but, il serait nécessaire de déroger aux habitudes consacrées, et de ne pas accepter sans réserve les droits attriiués par l’usage aux pensionnaires de l’Académie de France à Rome. Qu’un lauréat vive cinq ans en Italie aux frais de l’état, qu’il s’instruise, qu’il étudie, qu’il travaille librement sans souci du lendemain, c’est déjà un assez beau privilége. Je ne comprends pas que ces cinq années de loisir, je veux dire de travail indépendant, dégagé de toute préoccupation, constituent pour l’avenir un titre à la préférence de radministratiou. Et cependant, pour me servir d’une expression vulgaire, les pensionnaires de Rome écrément les travaux du gouvernement. Si pourtant les lauréats de l’Académie ne sont pas préparés par leurs études à la conception, à l’exécution d’un monument, il faut bien jeter les yeux sur d’autres noms. En appelant M. Clésinger, qui n’est pas lauréat, l’administration s’engageait dans la voie que j’indique ; malheureusement sa préférence n’a pas été justifiée. Ce n’est pas une raison pour ne pas choisir à l’avenir en dehors des pensionnaires, lorsqu’ils ne présentent pas de garanties suffisantes.

J’ignore si les statues équestres de Louis XIV et de Napoléon, qui doivent décorer le nouveau Louvre, sont dès à présent données. Si l’administration n’a pas encore pris d’engagement, l’occasion est bonne pour réparer l’échec éprouvé par M. Clésinger. Parmi les pensionnaires qui ont dessiné la Famille de Balbus au musée de Naples, y en a-t-il un qui ait prouvé son aptitude pour la composition d’une statue équestre ? y en a-t-il un qui soit naturellement désigné pour représenter Louis XIV ou Napoléon ? Toute la question est là. Quoique les costumes du xvir et du xix siècle ne se prêtent pas facilement à la sculpture, il y a cependant moyen de prouver aux plus incrédules que MM. Bosio et Seurre n’ont pas épuisé les ressources de l’art. L’œuvre de Bosio est ridicule, l’œuvre de M. Seurre n’est que vulgaire. Louis XIV et Napoléon entre les mains d’un artiste habile peuvent donner quelque chose de mieux. Sans recourir au manteau romain, que le bon sens proscrit, il n’est pas défendu d’assouplir le costume réel, et je nourris la ferme confiance qu’un sculpteur habile résoudra cette difficulté. Avant tout, puisqu’il s’agit de deux statues équestres, il est indispensable d’appeler un homme qui connaisse la forme et les mouvemens du cheval. Fût-il cent fois capable de modeler une figure humaine, s’il ne sait pas l’asseoir en selle, s’il ne sait pas placer les pieds dans les étriers, mettre la bride dans la main, il ne fera jamais qu’une œuvre incomplète, insuffisante. Il y a tel pensionnaire qui conçoit très bien une statue debout, et qui se trouverait fort empêché s’il avait à faire un cheval. Ses travaux en effet ne l’ont pas préparé à l’accomplissement de cette tâche. Quoique l’antiquité nous ait laissé plus d’une leçon en ce genre, les professeurs de l’école de Paris sont habitués à traiter la forme et les mouvemens de toutes les figures qui ne sont pas la figure humaine comme une chose secondaire. Aussi, lorsqu’on a besoin d’une statue équestre, professeurs et lauréats sont presque toujours pris au dépourvu.

Toutes les conditions que je viens d’énumérer, qui semblent au premier aspect si difficiles à réaliser, se trouvent pourtant réunies dans un homme dont le nom commence aujourd’hui à devenir populaire, mais qui n’a pas encore été encouragé selon la mesure de son mérite. C’est à peine si quelques travaux lui ont été confiés, et ses débuts remontent à l’année 1831. Après une lutte soutenue sans relâche pendant vingt-cinq ans, le nom de Barye se fait enfin jour. On s’aperçoit qu’il possède un savoir profond, un talent souple et varié. C’est un peu tard sans doute, mais l’heure est venue de réparer les injustices du passé. Les hommes du métier savent ce que vaut Barye, le public ne le sait pas encore complètement. Bien des occasions ont été négligées dont cet artiste éminent aurait dignement profité. Quand il s’agissait de l’achèvement de l’arc de l’Étoile, les promesses ne lui ont pas manqué ; on lui a demandé des esquisses, et les promesses sont demeurées sans résultat. On a confié la Bataille de Jemmapes à M. Marochetti, la Bataille d’Ausrerlitz à M. Gechter, et Barye n’a rien obtenu dans la décoration de cet immense monument. Ceux qui connaissent l’histoire anecdotique des artistes contemporains se rappellent avec amertume toutes les intrigues ourdies pour l’ensevelir dans l’obscurité. Des hommes d’une habileté réelle, mais d’un caractère envieux, dont je veux taire le nom, ont abusé longtemps l’administration sur la valeur et la portée de ce talent, qui est dès à présent et qui sera pour la postérité un des plus grands, un des plus purs de l’école française. Pendant toute la durée du règne de Louis-Philippe, Barye a été considéré comme un sculpteur de genre. C’est à peine si quelques esprits clairvoyans et désintéressés se permettaient de le recommander à l’administration : on prenait leurs réclamations pour un engouement paradoxal. Aujourd’hui la vérité frappe les yeux les moins exercés, mais ce talent de premier ordre n’a pas encore trouvé son emploi. Le duc d’Orléans avait eu l’heureuse pensée de demander à Barye des groupes d’animaux qui sont aujourd’hui dispersés, et qui devraient figurer au musée du Luxembourg. Ces groupes ont appris aux plus ignorans, aux plus incrédules, que ce prétendu sculpteur de genre est capable des plus hardies conceptions, et que sa main obéit docilement à sa volonté. Les Chasses au tigre, les Chasses au lion destinées à récréer les yeux des convives du prince, auraient été pour les jeunes sculpteurs et pour les sculpteurs d’un âge mûr un sujet d’étude profitable, et pour ma part je regrette qu’elles soient dispersées. Puisqu’on ne peut effacer le passé, qu’on se hâte du moins d’employer pour la décoration de nos monumens ce talent si fin et si vrai, qui ne s’est pas encore révélé avec une entière liberté. Qu’on lui demande des statues et des bas-reliefs, qu’on lui permette d’exprimer sa pensée par le bronze et par le marbre, sans lui assigner les limites étroites qu’il n’a pu franchir jusqu’ici. Les statues équestres de Louis XIV et de Napoléon sont une excellente occasion. Personne mieux que lui ne pourra satisfaire aux conditions de ce double programme. Si ces deux figures sont déjà commandées, dans une ville comme Paris il ne sera pas difficile de trouver une occasion équivalente. Les Tuileries, les Champs-Elysées, le Luxembourg offrent un vaste champ, et nous n’avons de lui que deux lions dans nos promenades publiques. C’est aux Tuileries que devrait être placé le groupe du Lapithe et du Centaure, enfouis dans le musée du Puy. Pourquoi ne demanderait-on pas à l’auteur de cet admirable ouvrage un groupe de Nessus et Déjanire qu’on placerait dans le jardin des Tuileries ? Ce serait une réparation équitable, éclatante, à laquelle tous les bons esprits applaudiraient.

La statue de François Ier, qui nous suggère ces réflexions, malgré tous les défauts que j’ai relevés, ne sera pas une œuvre inutile, si les hommes chargés de distribuer les travaux de sculpture se décident, après avoir recueilli les voix, à consulter le savoir plutôt que la popularité. Qu’ils essaient de pressentir ce que fût devenu le vainqueur de Marignan entre les mains d’un homme tel que Barye : au lieu d’une œuvre mesquine, sans élan, sans vérité, nous aurions une composition pleine de grandeur et de vie. Je n’abandonne pas les réserves que j’ai faites au sujet du programme : je persiste à croire qu’une statue équestre, quel que soit le nom du personnage, ne convient pas à la cour du Louvre ; mais si Barye eût été chargé de modeler la statue de François Ier, nous aurions du moins un vrai cavalier, un vrai cheval, et l’excellence de l’œuvre en atténuerait l’inopportunité. Le Charles VI, le général Bonaparte, malgré l’exiguité de leurs dimensions, ont montré tout ce que l’auteur peut faire, et nous savons d’ailleurs, par les deux lions des Tuileries, qu’en modelant une figure grande comme nature, il n’a rien à redouter.

La réparation que j’appelle de tous mes vœux, que je sollicite avec empressement, est-elle prochaine ? J’aime à le penser. Il faut effacer au plus tôt le souvenir du François Ier, qui tour à tour égaie ou étonne les passans. Le talent de Barye est aujourd’hui en pleine maturité : que l’administration le mette à profit. Il y a dans la vie de cet artiste, si longtemps méconnu, des épisodes qu’on a peine à croire vrais, et qui pourtant ne peuvent être contestés. Quand on réparait le Pont-Neuf, après en avoir abaissé le tablier, on a senti la nécessité de refaire les mascarons placés au-dessus des arches, et la moitié de cette besogne est échue à Barye. Que penser d’un tel choix ? À coup sûr celui qui s’en est avisé ne possède pas un esprit vulgaire. De la sculpture de genre à la sculpture d’ornement, il n’y a guère que l’épaisseur d’un cheveu ; c’est pour cela sans doute que l’auteur des deux lions placés au bas de la terrasse du bord de l’eau a été chargé de refaire une moitié des mascarons du Pont-Neuf. Aujourd’hui l’opinion publique, ou du moins celle de tous les hommes éclairés, le désigne pour les grands travaux. Puisqu’on n’a pas eu l’heureuse pensée de lui demander François Ier, qu’on lui confie, s’il en est temps encore, Louis XIV ou Napoléon ; qu’on lui fournisse l’occasion de montrer d’une manière décisive ce qu’il sait et ce qu’il sent, la profondeur de ses études, la richesse de son imagination ; que son œuvre soit librement soumise au contrôle de la foule et des connaisseurs, je veux dire placée assez près du regard pour ne pas exiger le secours d’une longuevue ; qu’on puisse en faire le tour et la contempler sans effort sous ses différens aspects. Le jour où mon vœu se réalisera, l’administration aura rendu à l’école française un éclatant service, et nous oublierons volontiers la statue de François Ier.

Gustave Planche.