Beaux-Arts
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 11 (p. 380-386).

alors dans toutes les mains. Cette page du poète-historien aura frappé le peintre qui l’a traduite avec le pinceau, mettant à son œuvre ce cachet de sévérité et de distinction qui lui est propre. Voulant représenter la noble et touchante figure de cette reine, hier si séduisante et si superbe, frappée aujourd’hui, comme la Niobé antique, dans son orgueil et ses plus chères affections, le peintre a choisi le moment qui suit la condamnation, et où la reine se retire du prétoire. En cela, il a montré cette délicatesse de goût, ce tact sûr qui le distinguent. Pouvait-il en effet placer cette femme, — qui peut répondre à l’appel de son nom : Marie-Antoinette de Lorraine et d’Autriche, veuve du roi de France, — face à face avec un Fouquier-Tinville ou un Hébert, ou en présence de leurs infimes et sanguinaires comparses du tribunal révolutionnaire les Hermann, les Sellier, les Coffinhal, les Foucault, les Masson et autres instrumens des vengeances populaires jetés par le peuple lui-même aux gémonies de l’histoire ? Un esprit vulgaire eût succombé à la tentation de faire briller une dernière fois d’une royale majesté l’œil de la reine répondant à ses misérables juges. M. Delaroche, qui possède à un si haut degré la science de l’intérêt, a compris qu’il y avait un moment qui résumait en quelque sorte toutes les émotions, toutes les douleurs : c’est le moment qui suit le jugement. M. Paul Delaroche l’a choisi sans hésiter. La plus grande iniquité de ces jours néfastes de la terreur est consommée ; l’arrêt vient d’être prononcé. La révolution qui tenait dans ses mains cette princesse, fille, femme et mère de rois, n’a pas su se montrer magnanime. Les vengeances d’en bas l’ont emporté. La reine vient d’être condamnée. On la reconduit du tribunal à la prison, d’où elle ne doit sortir que pour monter sur l’échafaud.

La mise en scène est des plus naturelles et des plus simples. Au fond, les juges iniques, éclairés par la lueur douteuse d’une lampe et revêtus de leurs insignes révolutionnaires, sont debout. Ils triomphent, ils ont vaincu, et leur front est sombre, leurs regards sont troublés. Sur le premier plan, le dos tourné au tribunal et faisant face au spectateur, la reine s’avance escortée par des gendarmes et des gardes nationaux que commande un officier, choisi, comme on peut s’en convaincre à sa physionomie, parmi les plus ardens suppôts du parti jacobin. Les autres gardes sont impassibles ; gendarmes ou limiers de police, ce sont de ces instrumens qui appartiennent nécessairement au plus fort, et qui, en temps de révolution, escortent tour à tour vainqueurs et vaincus, que tour à tour les mêmes lois condamnent et que le même couteau décapite. La séance du tribunal révolutionnaire a été longue ; elle a rempli toute une nuit. Le pâle et froid rayon d’une matinée d’octobre s’échappant d’une fenêtre que le peintre suppose faire face à la reine, et place entre elle et le spectateur, jette une lueur blafarde sur le visage, les épaules, les bras et tout le buste de Marie-Antoinette. Celle-ci, en se retirant, longe une tribune basse, placée à sa gauche, et que remplit le peuple et la vile populace. Là sont réunis tous les sexes, tous les âges, toutes les passions, depuis l’affreux maratiste, qui menace du poing la victime découronnée, depuis la mégère édentée qui lui jette l’injure en passant, jusqu’à la jeune femme qui partageait peut-être tout à l’heure ces haines populaires, mais dont la physionomie s’apaise, s’attendrit, et dont l’œil humide va laisser couler une larme, jusqu’au gamin de l’époque dont la tête brune apparaît au milieu des bonnets rouges, et dont la prunelle espiègle et curieuse plutôt que méchante ne peut se détacher d’un spectacle si étrange et si nouveau pour lui.

La composition, comme on voit, est d’une extrême simplicité ; des gardes conduisent hors du tribunal une femme qu’un jugement vient de frapper, et que des gens du peuple injurient ou contemplent avidement. L’artiste a donc voulu tout laisser à l’expression. C’est l’expression seule qui peut nous apprendre quelle est cette femme ou plutôt ce qu’elle a été ; ce qu’elle souffre, ce qu’elle pense, et quel est le sort qui lui est réservé. M. Paul Delaroche n’a pas failli à ce qu’on était en droit d’attendre de lui et a dignement rempli le programme qu’il s’était imposé. Cette femme n’a plus rien dans ses vêtemens et son entourage qui rappelle son ancien rang, ni sa splendeur d’autrefois. Ainsi qu’on l’a fort justement observé, sa dignité de femme ne lui a pas permis de se draper dans sa misère et de chercher à apitoyer le peuple en étalant les baillons de sa prison. Elle s’est coiffée et vêtue aussi convenablement que ses geôliers le lui ont permis. Elle a jeté un fichu blanc sur sa robe noire et rattaché les boucles de sa chevelure, qui tombent sur le cou et les épaules, avec un ruban noir. Son costume, en un mot, est celui que peut porter la plus modeste bourgeoise de Paris, et cependant il suffit de jeter un regard sur la pâle et majestueuse figure de celle qui vient d’être condamnée et qu’on affecte de traiter comme une obscure malfaitrice, pour reconnaître la reine. Son front a perdu sa royale couronne ; mais il reste haut, et la douleur et les angoisses de sa captivité lui ont fait, avant le temps, comme un diadème de cheveux blancs. Si les chagrins et les terribles insomnies ont pâli ce teint autrefois éblouissant, creusé et bruni l’orbite de cet œil souverain, éteint son éclat et gonflé ses paupières, d’où, on ne le sent que trop, tant de larmes sont tombées ; si enfin la femme a long-temps et cruellement souffert, elle n’a jamais abdiqué. Elle est reine encore par la majesté naturelle de sa démarche, par l’indifférent mépris qu’elle ressent pour ces juges infâmes qui l’ont condamnée, pour ce misérable peuple qui la poursuit de ses clameurs ; reine par ce léger froncement du sourcil, par le gonflement involontaire de la narine, par cette amère et insensible contraction de la lèvre qui exprime à la fois la résignation et le dédain ; reine surtout par ce caractère indélébile qui se manifeste dans son attitude si pleine de dignité et dans l’ensemble de l’expression de son noble visage.

Le peintre, ayant choisi une situation passive et toute contenue, a parfaitement compris que ce moment solennel ne comportait ni gestes ni paroles. La reine se tait, et ne vit plus déjà que par la pensée. Ses bras tombent et suivent sans effort le mouvement et les ondulations du corps. Cet abandon a du charme ; il est naturel et n’exclut pas la noblesse. La physionomie est calme et réfléchie. Ce n’est pas encore la majestueuse immobilité de la mort, c’est la complète abnégation et l’impassible enthousiasme du martyre. Ces pensées que tout à l’heure elle va confier au papier, et qu’elle envoyait à sa sœur, se présentent en foule à son esprit. Elle songe d’abord au roi son mari. Innocente comme lui, elle ne demande qu’à mourir comme lui, et se propose de montrer la même fermeté dans ses derniers momens. Si elle a un profond regret, c’est d’abandonner ses pauvres enfans ; elle n’existait plus que pour eux et pour sa soeur. Elle les bénit, elle les console, elle leur adresse de suprêmes avis. Vient ensuite la pensée de Dieu : elle lui demande sincèrement pardon de toutes les fautes qu’elle a pu commettre ; elle espère qu’il voudra bien recevoir son ame dans sa miséricorde et dans sa bonté ; elle pardonne encore une fois à ses ennemis le mal qu’ils lui ont fait. Elle avait des amis : leurs peines et l’idée d’en être séparée pour jamais sont un des plus grands regrets qu’elle emporte en mourant. Sa pensée revient une dernière fois à ses pauvres et chers enfans ; elle leur adresse un adieu suprême : — Mon Dieu, qu’il est déchirant de les quitter pour toujours !… s’écrie-t-elle dans son cœur.

Le peintre de l’antiquité n’ayant à exprimer qu’un seul sentiment, une seule douleur, reculait devant ce qu’il regardait comme impossible, et couvrait d’un voile la tête de son héros. M. Paul Delaroche n’a pas, lui, de ces naïves faiblesses. Tout au contraire, il semble rechercher de préférence ces sujets où la physionomie humaine joue le rôle principal et doit beaucoup exprimer. Élisabeth terrassée par la douleur physique et la douleur morale, Strafford béni par l’archevêque de Cantorbéry ; Charles 1er captif, jouet d’une soldatesque insolente qui abuse de sa victoire et de sa force ; Richelieu mourant, songeant toujours à gouverner, mais surtout à se venger ; Cromwell contemplant le cadavre du roi décapité ; Napoléon franchissant le mont Saint-Bernard, sont, avant tout, si on peut s’exprimer ainsi, des personnages à expression. La tête de la reine Marie-Antoinette est le chef-d’œuvre du genre ; ’ elle traduit aussi complètement que possible toutes ces idées si douloureuses et si complexes que tout à l’heure nous n’avons fait qu’indiquer ; elle les traduit sans exagération ni recherche, et en les subordonnant aux deux grandes pensées qui préoccupèrent par-dessus, tout l’infortunée princesse : l’espérance en Dieu et le maintien de sa dignité royale. Nous savons que l’on a reproché au peintre l’exagération de ce dernier sentiment. En plaçant la reine sur le premier plan du tableau, en concentrant sur sa figure le seul rayon de jour qui perce ces ténèbres, a-t-il, comme on l’a prétendu, dépassé son but et démesurément grandi là victime ? Nous ne le pensons pas. Bossuet, dans sa magnifique oraison funèbre de la reine d’Angleterre, n’a pas autrement procédé. Après ce préambule de quelques lignes, dans lequel l’orateur chrétien rapporte naturellement tout à Dieu, il remplit exclusivement toute la première partie de son discours du récit des infortunes de la princesse, de l’éloge de ses vertus et de ses grandes qualités. Ce n’est que plus tard qu’il daigne jeter un rapide coup d’œil sur cette révolution d’Angleterre qui a vaincu sa reine, et sur cet homme d’une profondeur d’esprit incroyable qui s’est rencontré pour faire triompher la réformation, mais qu’il ne représente, après tout, que comme un de ces instrumens dont il plaît à Dieu de se servir quand il veut châtier les peuples et instruire les rois. Si M. Paul Delaroche a suivi dans sa composition une marche analogue à celle de l’orateur chrétien, s’il a concentré l’intérêt sur la royale victime aux dépens des personnages qui l’entourent, qui oserait l’en blâmer ? Les conditions de son art ne lui permettaient pas sans doute de faire apparaître, sur l’avant-scène de son tableau, l’image de celui de qui relèvent les empires et qui se glorifie de faire la loi aux rois et de leur donner, quand il lui plait, de grandes et de terribles leçons ; mais il est aisé de reconnaître qu’il n’y a là qu’un sous-entendu. L’idée religieuse ne pouvait être écartée d’un tel sujet ; elle se retrouve dans l’attitude digne à la fois et résignée de la reine, dans ce regard réfléchi, et comme intérieur, qui n’appartient qu’à la foi ; elle apparaît encore dans ce rayon de jour qui vient d’en haut, et dont le peintre a tiré un si heureux parti pour illuminer le visage de la condamnée, et en quelque sorte pour la glorifier autant qu’il lui était permis de le faire sans recourir à l’allégorie. Ce n’est plus là une victime de la fatalité antique ; ce n’est pas non plus, comme chez Charlotte Corday, la rayonnante exaltation d’un glorieux fanatisme, ni, comme chez Mme Rolland et les girondins, l’impassible et indifférente sérénité des confesseurs de la philosophie moderne.

Nous sommes disposé à croire que ce sujet a long-temps préoccupé l’artiste. Il appartenait de droit au peintre le plus dramatique de notre époque de retracer cette scène, la plus émouvante peut-être, de cette grande tragédie de la révolution française. Nous savons que M. Paul Delaroche est doué d’un esprit très souple et très étendu. Souvent facile et correct, très rarement vulgaire, quelquefois châtié et presque archaïque, il est toujours intéressant. Obéissant à une des évolutions de son talent, il a composé avec une adresse infinie l’un des plus considérables morceaux de peinture décorative que l’école française ait produits. Ses peintures de l’hémicycle de l’école des Beaux-Arts, où brille un rare talent, accusent plutôt une tentative dans le style héroïque qu’une complète transformation, et ne sont peut-être qu’un magnifique caprice. M. Paul Delaroche sut sans doute se plier merveilleusement aux convenances du sujet qui écartaient tout intérêt, toute passion. Il composa un beau poème dans un genre à la fois admiratif et didactique, plein de détails ingénieux et charmans, d’aperçus philosophiques, de points de vue nouveaux et scientifiques, qui étonna la foule plutôt qu’il ne la séduisit. Cette fois il plut sans émouvoir. Or, une des propriétés du talent de M. Paul Delaroche est de savoir presque toujours plaire et toujours émouvoir. Nous ne sommes donc pas surpris que l’homme qui débuta, il y a vingt-cinq on trente ans, par Joas dérobé du milieu des Morts (salon de 1822), Jeanne d’Arc malade et interrogée dans sa prison par le cardinal de Winchester (salon de 1824), Caumont de la Force, Miss Macdonald et les Suites d’un Duel (salon de 1827) ; qui plus tard a produit les Enfans d’Édouard, l’Élisabeth, la Jane Gray, le Charles Ier, le Strafford, le Cromwell, et tant d’autres morceaux d’un intérêt si saisissant, ait fait une infidélité à ces belles et froides madones de la renaissance, à ces majestueux personnages des fresques florentines qui le captivaient naguère, pour revenir franchement au drame. Ce retour est aussi absolu que possible. La peinture de M. Paul Delaroche est bien de la peinture contemporaine, pleine d’actualité ; il existe même plus d’un point de rapport, plus d’une singulière analogie entre son dernier ouvrage et la composition qui le fit connaître au début : nous voulons parler de Jeanne d’Arc dans sa prison. Le malheur de la reine n’est pas moins touchant que celui de la bergère, et toutes deux viennent de tomber de bien haut. La tête du cardinal de Winchester interrogeant la prisonnière et celle de l’officier démagogue qui commande l’escorte de la rune captive sont bien du même pinceau et animées toutes deux par un égal fanatisme. Cette fois, il faut le dire, le drame s’est élevé, s’est épuré ; les petits effets, les détails secondaires ont disparu. Tout l’intérêt est concentré sur une seule figure et résulte d’une seule expression ; ce n’est plus une action, c’est un dénouement, et des plus poignans.

Dans la dernière œuvre de M. Paul Delaroche, le retour à sa première manière est peut-être plus sensible encore pour ce qui touche à l’exécution que dans la composition même. Certaines tendances archaïques ont absolument disparu : la ligne est redevenue plus souple et plus ondoyante, le pinceau plus facile et plus moelleux ; la touche a perdu de sa sécheresse et de sa rigueur ; le coloris s’est rompu et a repris quelque chose de flamand : enfin l’habile entente du clair-obscur et l’harmonie de l’ensemble rappellent le peintre de Jeanne d’Arc, de Clara Macdonald et de Cromwell, si différent du peintre de l’hémicycle et de quelques ingénieuses réminiscences de l’école italienne. Nous devons faire la juste part de la critique et ajouter que peut-être l’artiste a beaucoup sacrifié pour atteindre à cette extrême harmonie et a fait trop de concessions à l’effet. C’est ainsi que tout le devant du tableau, à partir de la bordure jusqu’au tiers de sa hauteur, est plongé dans une ombre un peu égale et par trop compacte. Cela donne une apparence de négligence à l’exécution des pieds et du bas de la robe de la reine, et on a peine à distinguer la forme et le ton local de chaque objet, des boiseries de la tribune où le peuple se presse, de la banquette placée derrière la reine, qui sont uniformément teintés de noir et de roux. Ces tons bruns sont également prodigués dans tous les plans éloignés du tableau, particulièrement vers la gauche, dans le haut de la tribune où se pressent de hideux personnages aux formes confuses, dignes habitués de ce pandoemonium populaire, où nous voudrions retrouver ces ténèbres visibles de Milton. La partie droite du tableau, où l’on aperçoit à l’arrière-plan les jurés coiffés du bonnet rouge, trois des neuf juges qui condamnèrent la reine[1], et parmi eux Hermann, leur président, debout et la tête couverte d’un feutre empanaché, comme un ridicule et odieux comédien de mélodrame ; est éclairée par la lumière d’une lampe. L’effet est vrai et touche à la réalité ; mais peut-être la transition de ces arrière-plans et des plans secondaires, plongés dans une demi-obscurité, avec la pleine et vive lumière du jour répandue sur la figure et le buste du personnage principal, est-elle un peu brusque : il en résulte que les blancs du mantelet et des manchettes paraissent crus. Un léger glacis d’ocre eût pu rétablir une parfaite harmonie, mais le peintre a préféré sans doute se confier à l’action du temps, qui seul peut répandre sur son œuvre, dans une irréprochable proportion, ces teintes dorées, cette patine magique, que l’on simule vainement, et qui donne un si grand charme aux peintures flamandes et vénitiennes.

On pourrait encore signaler d’autres défauts dans la dernière production de M. Paul Delaroche. Ainsi, par exemple, cet embonpoint, ou plutôt cette bouffissure que l’inaction de la prison a donnée à la reine, paraît un peu exagéré. Il y a, ce semble, une trop grande différence entre la svelte et vive princesse de Trianon et de Versailles et la femme présente devant nous. Cet embonpoint épaissit singulièrement le cou et fait paraître le menton et toute la partie inférieure du visage un peu lourds, ce qui tend à exagérer le caractère de nationalité autrichienne qui appartenait à la princesse. Cet embonpoint nous a valu en revanche des bras d’une rondeur charmante et d’un admirable modelé, particulièrement ce bras droit et cette main qui tient si naturellement le mouchoir trempé de larmes. Peut-être les lois de la perspective pourraient-elles être plus rigoureusement observées, les personnages secondaires plus intéressans et moins sacrifiés au personnage principal, et cela sans nuire à l’unité d’intérêt, mais au contraire en y ajoutant et en la fortifiant, comme l’artiste nous l’a prouvé par le seul regard de la jeune femme contemplant la reine. On verra peut-être là un peu d’exigence de notre part ; un seul exemple nous fera comprendre. Derrière ce hideux officier de la garde nationale, ceint de l’écharpe, qui commande le détachement qui escorte la reine, et contrastant avec la froide et rude figure de l’impassible gendarme, on entrevoit dans l’ombre la tête d’un jeune soldat, garde national sans doute. Je l’ai devinée sympathique, mais j’aurais voulu la voir telle. Il y avait là une sorte de moralité pour le spectateur, auquel, au moyen d’un de ces coups de pinceau à la Tacite qui jettent sur toute une époque une effrayante lumière, le peintre eût fait comprendre combien aux heures néfastes des révolutions les sympathies les plus généreuses sont impuissantes et timides, sinon serviles, et comment la jeunesse elle-même, le jeunesse armée et intelligente, peut sacrifier sur ces autels de la peur qu’André Chénier flétrissait en 1792, et sur lesquels deux ans plus tard on l’immolait[2].

Nous ne nous appesantirons pas davantage sur de légères imperfections, d’autant plus que M. Paul Delaroche pourrait, et avec raison, nous reprocher de ne l’accuser que de péchés d’omission, et ceux-là sont des plus véniels et des plus contestables. Nous préférons féliciter l’artiste sur le grand et légitime succès qu’il vient d’obtenir. À une époque de la vie où tant d’autres croient avoir dit leur dernier mot et se reposent sur d’anciens succès, nous aimons à le voir courageusement à l’œuvre, cherchant de nouvelles voies, ou rentrant dans les anciennes pour les étendre et les élargir. Cette persistance dans le travail, ces vaillans efforts et ce constant amour pour son art témoignent d’une dignité de caractère et d’une honnêteté de cœur qui n’appartiennent qu’aux vrais artistes et aux natures supérieures. M. Paul Delaroche, en produisant une œuvre qui maintient le rang si honorable qu’il occupait à la tête de l’école française, vient de nous montrer qu’il possédait au plus haut degré les plus précieuses qualités et les vertus de l’artiste. Il sait, il veut, il produit. Qu’il nous permette toutefois de mêler à nos éloges, non pas une critique, mais l’expression d’un regret : c’est de le voir, lui, doué d’un caractère si ferme et d’un esprit si courageux, suivre l’exemple d’un maître illustre et se retirer irrévocablement des expositions annuelles. Que peuvent donc avoir à redouter de l’épreuve de la publicité la plus étendue, ou même de la comparaison, des hommes comme MM. Ingres et Paul Delaroche ?

F. MERCEY.

  1. Hermann, président, Foucault, Sellier, Coffinhal, Deliége, Ragmey, Maire, Denisot et Masson.
  2. Les Autels à la Peur. 1792.- Ce morceau est très remarquable et bon à lire dans tous les temps. Le passage suivant surtout doit être médité : « Citoyens honnêtes et timides, les méchans veillent, et vous dormez ! les méchans sont unis, et vous ne vous connaissez pas ! les méchans ont le courage de l’intérêt, le courage de l’envie, le courage de la haine, et les bons n’ont que l’innocence et n’ont pas le courage de la vertu ! »