Beautés de la poésie anglaise/Le Plat Couvert

Traduction par François Chatelain.
Beautés de la poésie anglaiseRolandivolume 1 (p. 53-57).

Le Plat Couvert.
Histoire vraie.

Il est nombre de gens d’une vertu si rare
Que les fautes d’autrui, voilà qui les effare ;
« Si vertueux ! » ainsi que Burns nous les fait voir,
« Qu’ils n’ont que du prochain à guigner le devoir »
Pour cette espèce là le barde ici raconte ;
Quand se perd le sermon, vient la place du conte.

L’illustre Frédéric de Prusse, ce grand Roi
Était au champ d’honneur la terreur et l’effroi
Des ennemis, c’était vraiment un trouble fête ;
Mais le combat fini, finissait la tempête ;
Et cet homme au combat un héros demi-Dieu
Trouvait plaisir causer au petit coin du feu ;
Et c’était à savoir, au dire de Voltaire,
Si ce guerrier vainqueur, si ce foudre de guerre,
Préférait au canon ce brillant cliquetis
Que fait la causerie en son langage exquis.
Comme un Athénien ce grand et vieux monarque,
Fût-ce au lit de la mort eut arrêté la parque
Pour causer avec elle au bord de son tombeau ;
Il rançonnait chacun pour avoir du nouveau,
Son esprit curieux, et sa verve féconde
Demandait « du nouveau ! n’en fut-il plus au monde ! »

C’était un tatillon, un monsieur Touche à tout,
Qui voulait tout savoir pour amuser son goût ;
Il se glissait partout, interrogeait chaque âge,
Se montrait très friand des cancans du ménage,
Et des bruits de la ville amant peu généreux,
Les citait à sa cour pour les divulguer mieux.
Comme Aroun Al Raschid, jaloux de tout connaître,
Il vous sortait le soir, se glissait comme un traître,
Drapé dans son manteau, partout en tapinois,
Pour flairer les « ont dit » de ses bons Berlinois,
Fréquentant par la nuit passages et ruelles,
Toujours l’oreille au guet, ayant soif de querelles,
Ravi d’être auditeur, quand vigoureux poumons
Engageait un combat à charmer les démons.

Or un soir qu’il flanait attifé de la sorte
Près de chaque fenêtre et près de chaque porte,
Il avisa soudain se faisant vis-à-vis,
Discutant, s’échauffant, un digne couple assis.
Il fut incontinent au fait de la dispute.
C’était d’Eve et d’Adam au sujet de la chute.
« Ah ça ! » disait Madame en colère à l’époux,
« Fi de la sotte femme, entre nous, vertuchoux !
Oui, fi de la mère Eve !—aller croire aux sornettes
De l’Esprit tentateur qui lui contait fleurettes,
Vois où nous a conduit sa curiosité !
À sa place, vois-tu, dame ! si j’eusse été,
Faisant fort peu de cas de tous ses beaux parlages
J’eusse dit à Satan : « Fuis démon, tu m’outrages ! »

Le royal écouteur entendant ce discours
S’en retourna chez lui riant, riant toujours.

Un jour a fui. Voilà que le diner s’approche,
Un fumet tout exquis annonce un tourne-broche,
Le couple en appétit soudain avec frayeur
Voit entrer un gendarme à l’aspect pourfendeur,

Hôte peu bienvenu, même alors que par chance
Sur un lit de duvet s’endort la conscience ;
Alors que nous croyons n’avoir contre l’état
Ou Madame l’Église, à fouetter aucun chat.
Avec grand sans façon est entré le gendarme,
« Qu’on me suive, » a-t-il dit, « et sans qu’on se gendarme. »
Dieu sait où !… car alors qu’on voit un baudrier,
Une moustache, un sabre, un regard de limier,
On ne pense pas trop à faire résistance ;
Mais ne pourrait-on pas obtenir la licence
De manger un morceau ?— « N n ce n’est point un jeu,
Il vous faut m’obéir de suite palsambleu ! »
Et donc avec la faim et la peur pour escorte,
Les voilà tous les deux cédant à la main forte.

Une chambre proprette était le « Dieu sait où ? »
Simple, mais confortable, en un mot un bijou :
Un buffet reluisant, et garni de bouteilles
Aux gosiers altérés promettait des merveilles ;
Tandis qu’au beau milieu de la table, un surtout
De mets bien délicats laissait percer le goût ;
Du rôti, du bouilli l’odeur appétissante
Provoquait de la faim la soif impatiente.

J’ai dit que c’était l’heure où chacun dîne ;—vrai
Appétit allemand souffre peu de délai ;
Or, de ces plats nombreux et tous rangés en cercle,
Un, celui du milieu, seul avait son couvercle.
Un majordome a dit le benedicte,
Puis s’adressant au couple avec bénignité :
« Asseyez-vous, amis, asseyez-vous à table, »
Dit-il, « les mets sont bons, le vin est délectable,
Mangez sans vous gêner, faites comme chez vous,
Buvez de tous les vins, des plus forts, des plus doux,
Mais… respectez le plat au milieu de ce cercle,
Et gardez-vous surtout de toucher au couvercle ! »
Puis avec un salut digne d’un courtisan,
Il sortit en disant un : « Souvenez-vous en ! »

Notre couple averti s’approche de la table,
Étonné, mais trouvant le diner… attaquable ;
Et d’attaquer des mets succulents et nombreux
Que n’eut pas dédaigné Jupin le roi des Dieux.
« Tatigué ! que c’est bon ! quels morceaux, Tu-Dieu ! femme
Cette aile de poulet, tâtes-en, sur mon âme !
C’est parfait ; et puis tiens ce filet de chevreuil
Est digne, crois le bien du plus aimable accueil,
Il est si savoureux, arrosé de groseille,
J’ai rarement dîné, je le dis, c’est merveille
Aussi bien qu’aujourd’hui ;—mais goûte à ce pâté
La croûte en est exquise. »—Et chacun a parte
Au splendide diner de rendre ample justice,
Et cela de bon cœur avec un grand délice.

Cependant sur le front de la dame on voyait
Certain je ne sais quoi de vague et d’inquiet :
« Que peut donc contenir ce plat ? Eh ! eh ! » dit-elle,
« Qu’on le cache à nos yeux avec autant de zèle ?
Cela doit être, sûr, quelque morceau de roi
Que ce grigou de vieux se réserve à part soi
Pour le plus grand bonheur de sa laide mâchoire,
Il me faut d’un coup d’œil éclairer ce grimoire ;
Parmi ces mets choisis, n’est-il pas dur, dis-moi,
De ne pouvoir toucher à ce seul plat ? Ma foi !
Arrive que pourra, nul œil ne nous regarde,
À le découvrir, moi, tant pis, je me hazarde. »
Le couvercle est levé :—que sort-il du logis ?
Et fringante et ravie… une jeune souris.

Voilà que soudain s’ouvre un steeple chace ;
Autour de la table on chasse on déchasse ;
Et bref la souris guignant un matou
À bien vitement regagné son trou,
Pendant que Frédéric ayant poussé la porte
Dans la chambrette entra sans bruit et sans escorte.
Attérée, et tremblante et de honte et de peur,
La coupable eut voulu fuir le regard frondeur

De Frédéric ; mais lui du trouble de la dame
Paraissait se gaudir et de toute son âme ;
Puis rompant à la fin le silence, le Roi
Lui dit d’un ton bien fait pour doubler son effroi :
« La dame aux beaux propos, vous nous la baillez belle,
De curiosité n’avez une parcelle ;
Eve était faible, mais avez une vertu
Qui du pied ne se mouche, et d’un 'Quand fuiras-tu ?'
Eut envoyé morbleu ! Satan lui-même au diable,
Et forcé le serpent à fuir au préalable.
Vite quittez ces lieux, et souvenez-vous bien
Que médire d’autrui ne valut jamais rien :
Ne déblatérez plus, sans pitié ni sans trève,
Sur la faute commise au Paradise par Eve ;
Ayez recours au livre où sur des feuillets d’or
La parole de Dieu pour nous tous vit encor,
Lisez là le narré de la paille et la poutre,
Et sans y réfléchir ne passez jamais outre ;
Et quand sur le prochain voudrez jeter mépris,
Pensez au plat couvert ;—pensez à la souris ! »