Beaumarchais inédit

Beaumarchais inédit
Revue des Deux Mondes3e période, tome 116 (p. 154-171).
BEAUMARCHAIS INÉDIT

Après le Beaumarchais et son temps de M. de Loménie, qui parut d’abord ici même[1], après le Beaumarchais et ses œuvres que nous avons publié, il reste un Beaumarchais inédit, que de récentes et heureuses circonstances ont achevé de nous révéler, qui mérite un éditeur et auquel ne manqueraient pas les lecteurs. Le public sera juge du fait. En lui apportant ici quelques échantillons des documens littéraires et historiques qui dorment encore dans les volumineux portefeuilles du père de Figaro, nous essaierons, à l’aide de ces documens, d’éclairer deux des périodes les plus obscures et les plus intéressantes de l’histoire de son esprit et de sa vie, celle de la genèse du Mariage de Figaro, et celle de ses missions dans la fameuse affaire des fusils, sous la révolution. On verra, par ce double exemple, quel jour plus vif une publication de Beaumarchais inédit jetterait sur la physionomie de l’auteur et de son œuvre, de l’homme et de son temps.


I

Dans la préface du Mariage de Figaro, et dans divers documens, moins spirituels, mais plus explicites, conservés aux archives de la Comédie-Française, Beaumarchais a raconté comment il avait eu à triompher d’une demi-douzaine de censeurs et de mille et une résistances, pendant « quatre ans de combat, » avant de faire jouer sa pièce. Or il n’avait pas tout dit, tant s’en faut. Nulle part il n’avait risqué une allusion intelligible à un fait inouï, invraisemblable et qui serait même tout à fait incroyable, si nous n’en avions sous les yeux la preuve très curieuse, très précieuse et absolument irréfutable.

Quelque temps après avoir terminé et publié notre Beaumarchais et ses œuvres, nous avions obtenu une seconde fois l’accès des archives privées où s’amoncellent les papiers de notre auteur. Nous achevions de parcourir un volumineux dossier relatif à un canal inter-océanique par le Nicaragua, et à certaine alliance des Américains insurgens avec Ayder-Haly-Khan, qu’un fougueux Marseillais, au service de ce rajah, se faisait fort d’obtenir, le tout fort emmêlé, quand nous démêlons dans le tas un feuillet détaché de quelque manuscrit du Mariage de Figaro. Nos yeux tombent sur une phrase où la Bastille était apostrophée en toutes lettres. Si habitué que nous fussions aux pétulances inédites de mons Figaro, celle-là nous parut un peu forte. Nous interrogeons de plus près ce curieux feuillet, entièrement autographe, nous en découvrons deux autres qui lui faisaient suite et constituaient une longue variante du fameux monologue du Mariage de Figaro, et nous éprouvons alors un étonnement qu’il nous reste à faire partager à nos lecteurs.

Après le succès des hardiesses de Figaro dans le Barbier de Séville, son père se sentit poussé par l’opinion publique vers toutes les audaces. Le vent de fronde qui s’était levé, dès l’affaire du parlement Maupeou, soufflait plus fort, et pour la troisième fois, Beaumarchais lui confia sa barque, toutes voiles dehors. Après les Mémoires contre Goezman, après le Barbier de Séville, il lança le Mariage de Figaro, excité et soutenu par la complicité de l’opinion. « Il n’y a plus que vous qui osiez rire en face, » lui disait-on tout bas. Vous n’oserez pas oser jusqu’au bout, lui disait tout haut son ami et protecteur le prince de Conti. « Il me porta, conte Beaumarchais, le défi public de mettre au théâtre ma préface du Barbier, plus gaie, disait-il, que la pièce, et d’y montrer la famille de Figaro, que j’indiquais dans cette préface. » On sait assez que Beaumarchais tint la gageure, mais ce qu’on ne sait pas, c’est à quel point il fut beau joueur. Non content de montrer sur la scène de Molière la famille de Figaro, il avait osé lui faire passer les Pyrénées, Figaro en tête. Oui, le Mariage de Figaro, dans le premier plan de l’auteur, était transporté en France, tout comme le fut dix ans plus tard la Mère coupable. C’est là le premier fait que nous révèle notre manuscrit, et non-seulement Beaumarchais avait eu cette audace qui, à elle seule, suffirait à décupler la portée de toutes celles de la pièce connue, mais il osait faire parler son héros, en France, à Paris, sous Louis XVI, convenablement au temps, aux lieux et aux personnes, c’est-à-dire en accumulant toutes les inconvenances. Mais voyons le texte dans son intégrité.

Pour l’apprécier, il faut le replacer dans son cadre. Il n’en eut jamais qu’un, ce fut « le cabinet intérieur de Sa Majesté, » le jour où il y fut lu par Mme Campan devant Louis XVI et Marie-Antoinette, seuls, et sous le sceau du secret d’État. La lectrice a pris place sur le siège qu’on lui a préparé auprès d’une petite table, qui porte le lourd fardeau du Mariage de Figaro, « un énorme manuscrit en plusieurs cahiers, » tandis que les deux Majestés, assises en face d’elle, écoutent attentivement, l’une pour juger, l’autre pour rire. « Je commençai, dit Mme Campan. Le roi m’interrompait souvent par des exclamations toujours justes, soit pour louer, soit pour blâmer. Le plus souvent il se récriait : « C’est de mauvais goût ; cet homme ramène continuellement sur la scène l’habitude des concetti italiens. » Passons : mais comme nous serions curieux de savoir ce que le roi pouvait bien trouver à louer dans le Mariage de Figaro ! Quel diable d’homme que ce Beaumarchais ! Après avoir pesé plus que personne sur Louis XVI, pour le décider à favoriser secrètement la révolution des États-Unis et à soutenir de ses deniers « une guerre républicaine, » il ne lui manquait plus que d’arracher à sa majesté des applaudissemens pour Figaro ! Mais patience ! comme dit Panurge. Voici qu’il n’est plus question de mauvais goût. « Au monologue de Figaro, continue Mme Campan, dans lequel il attaque diverses parties d’administration, mais essentiellement à la tirade des prisons d’État, le roi se leva avec vivacité… » Qu’y avait-il donc ? Est-ce la tirade connue : « N’ayant pas un sol, j’écris sur la valeur de l’argent et sur son produit net, sitôt je vois, du fond d’un fiacre, baisser pour moi le pont d’un château-fort, à l’entrée duquel je laissai l’espérance et la liberté (Il se lève), etc. » qui fait lever si vivement Louis XVI, en même temps que Figaro ? Certes, il y a de quoi ; mais il y avait bien pis. Regardons, en effet, par-dessus l’épaule de Mme Campan. La voici écrite de la main de Beaumarchais, la phrase révolutionnaire qui a fait sursauter Louis XVI, et a dû glacer la gaîté de la reine : « Mon livre (sur le produit net) ne se vendit point, fut arrêté et, pendant qu’on fermait la porte de mon libraire, on m’ouvrit celle de la Bastille… » Le mot y est, et sans le moindre pâté pour excuse. Et dès lors elle devient terriblement claire, l’exclamation de Louis XVI qui « se leva avec vivacité et dit : C’est détestable, cela ne sera jamais joué, il faudrait détruire la Bastille pour que la représentation de cette pièce ne fût pas une inconséquence dangereuse. » Il prophétisait vrai, le pauvre roi ! En août 1789, Beaumarchais sera officiellement chargé par le maire de Paris de surveiller la démolition de cette Bastille dont Figaro avait sonné l’assaut dix ans auparavant, dans le cabinet intérieur du roi.

Mais sa majesté s’est rassise et Mme Campan reprend : « …Et pendant qu’on fermait la porte de mon libraire, on m’ouvrit celle de la Bastille, où je fus fort bien reçu en faveur de la recommandation qui m’y attirait. J’y fus logé, nourri, pendant six mois, sans payer auberge ni loyer, avec une grande épargne de mes habits, et à le bien prendre, cette retraite économique est le produit le plus net que m’ait valu la littérature. Mais comme il n’y a ni bien ni mal éternel, j’en sortis à l’avènement d’un ministre qui s’était fait donner la liste et les causes de toutes les détentions, au nombre desquelles il trouva la mienne un tant soit peu légère. » Certes, l’explication de Figaro n’était pas faite pour atténuer sa première impertinence. Mais, quoi ! Non content de prendre la Bastille en idée, il s’en prenait aussi à l’archevêché. Écoutez : « Une autre fois, je fis une tragédie ; la scène était au sérail. Comme bon chrétien, l’on sent bien que je ne pus m’empêcher de dire un peu de mal de la religion des Turcs. À l’instant, l’envoyé de Tripoli fut se plaindre au ministre des affaires étrangères que je me donnais dans mes écrits des libertés qui offensaient la Sublime-Porte, la Perse, une partie de la presqu’île de l’Inde, l’Egypte, les royaumes de Barca, Tripoli, Alger et Maroc et toute la côte d’Afrique, et ma tragédie fut arrêtée à la police de Paris, par égard pour les princes mahométans, lesquels nous font esclaves et nous exhortant au travail du geste et de la voix, nous meurtrissent l’omoplate, en nous disant chien de chrétien. Et ma pièce ne fut pas jouée. Pour me consoler et surtout pour vivre, je m’amusai à en composer une autre où je dépeignis de mon mieux la destruction du culte des Bardes et Druides et de leurs vaines cérémonies. Il n’y a point d’envoyé de ces nations, qui n’existent plus, me dis-je, et pour le coup ma pièce n’aura rien à démêler avec le ministère et les comédiens la joueront, et j’aurai de l’argent, car le neuvième de la recette m’appartient ; mais je n’avais pas aperçu le venin caché dans mon ouvrage, et les allusions qu’on pouvait faire des erreurs d’un culte faux aux vérités révélées d’une religion véritable. Un officier d’église, à hausse-col de linon, s’en aperçut fort bien, pour moi, me dénonça comme impie, eut un prieuré, et ma pièce fut arrêtée à la troisième représentation par le bishop diocésain ; et les comédiens, en faisant mon décompte, trouvèrent au résultat que, pour mon neuvième de profit, je redevais cent douze livres à la troupe, à prendre sur la première pièce que je donnerais, et que le bishop laisserait jouer. » Un officier d’église à hausse-col de linon, c’était bien joli, mais était-ce de quoi faire passer le bishop ? Nous savons maintenant pourquoi l’auteur du Mariage de Figaro écrira dans sa préface : « On me faisait des ennemis jusque sur le prie-Dieu des oratoires. » Franchement c’était de bonne guerre, et si Beaumarchais est fondé à rappeler à ce propos les démêlés de l’auteur de Tartuffe avec les dévots, il faut convenir qu’il avait tout fait pour les ressusciter et pour être comparé, à son tour, à « un démon vêtu de chair. »

Rappelons d’ailleurs que, contre la noblesse, notre Figaro inédit avait poussé sa pointe aussi hardiment que contre le bon plaisir du roi et les censures du clergé. La preuve en est dans un autre fragment qui se rapporte au dénoûment de la pièce. Quand le comte se croit trahi par la comtesse et pour Figaro, qui même lui tient tête un moment, il le menace des dernières violences. Brid’oison alors, fort gravement, prenait position entre eux, tout comme fera d’Épresménil, au nom des légistes du temps jadis, entre le pouvoir aux abois et le tiers-état en insurrection. Et le comte avait beau l’appeler Maudit bavard ès lois, et lui réclamer non son avis, mais son concours, le magistrat tenait bon et refusait d’accorder l’un sans l’autre, ne fût-ce que pour la…a foorme. C’était grave. Mais ce qui l’était bien davantage, c’est cette apostrophe d’Antonio au comte berné : « L’y a parguenne une bonne providence, vous en avez tant fait dans le pays, qu’il faut ben aussi qu’à votre tour… » qui était accueillie en ces termes par la foule obscure des serfs de M. le comte : « Tous les paysans l’un après l’autre, d’un ton bas et comme un murmure général : « Il a raison, bien fait, c’est juste, il a raison, etc., etc. » Bonaparte n’avait-il pas raison, et plus qu’il ne pensait, quand il disait : Le Mariage de Figaro, c’est déjà la révolution en action ?

Après avoir frondé le roi, le clergé et la noblesse, c’est-à-dire toutes les vieilles puissances, il ne restait plus à Figaro qu’à s’attaquer à la plus nouvelle de toutes, à celle qui règne encore, à la presse, et il n’y a pas manqué. Nous lisons, en effet, dans notre monologue inédit : « Je fus remis en liberté. Je ne savais point faire de souliers, je courus acheter de l’encre à la Petite-Vertu. Je taillai de nouveau ma plume et je demandai à chacun de quoi il était question maintenant : l’on m’assura qu’il s’était établi depuis mon absence un système de liberté générale sur la vente de toutes les productions, qui s’étendait jusqu’à celles de la plume, et que je pouvais désormais écrire tout ce qui me plairait, pourvu que je ne parlasse point de la religion, ni du gouvernement, ni de la politique, ni du produit net, ni de l’Opéra, ni des comédiens français : tout cela me parut fort juste, et, profitant de cette douce liberté qu’on laissait à la presse, j’imaginai de faire un nouveau journal. Mais quand je voulus lui donner un titre, il se trouva qu’ils étaient à peu près tous remplis par les mille et un journaux dont le siècle et la France se glorifient. Je me creusai la tête, enfin, las de chercher, je l’intitulai Journal inutile, et j’allais imprimer, lorsqu’un de mes amis, effrayé, m’avertit que j’allais, sur mon titre seul, avoir tous les journalistes sur les bras, que l’inutilité faisant l’essence de tous ces ouvrages périodiques, ils ne souffriraient pas que, sous l’apparence d’un titre nouveau, je partageasse avec eux tous un droit d’inutilité qu’ils n’avaient acquis qu’avec des pots-de-vin énormes et des pensions multipliées sur les têtes de tous les protégés. » Il est heureux que notre manuscrit s’arrête là brusquement, sinon nous aurions peut-être été forcé d’en interrompre la citation, pour ne paraître pas chercher des allusions trop brûlantes.

Après que Figaro eut tout dit, Louis XVI s’écria : « Cet homme joue tout ce qu’il faut respecter dans un gouvernement. » Il avait compris, quoi qu’on en ait dit, qu’après tout, son métier de roi consistait d’abord à être royaliste, et à réprimer l’insurrection de mons Figaro. Voilà pourquoi aucune de ces audaces ne devint publique, et pourquoi Beaumarchais, avant de porter les autres à la scène, dut ourdir, pendant quatre ans, toutes ces intrigues qui ont été tant de fois contées par d’autres et par nous-même.


II

L’occasion serait belle pour reprendre tous les documens de cette comique histoire, et pour montrer combien de points restés obscurs s’éclairent maintenant et fort curieusement à la lumière de notre monologue de Figaro. Mais pour le faire court, nous nous bornerons à faire remarquer que Beaumarchais ne céda le terrain que pied à pied. C’est ce qu’on voit clairement d’abord par l’autorisation de jouer la pièce aux Menus-Plaisirs, surprise on ne sait par qui ni comment, puis si brusquement retirée, et ensuite par le joyeux scandale de sa représentation à Gennevilliers, où a chacun souffrait de ce manque de mesure, » au dire de Mme Lebrun, une des spectatrices. On en souffrait plus ou moins, mais on le constatait ; et M. Campan, qui était aussi parmi les spectateurs privilégiés, et que sa femme avait mis sans doute au courant du texte et des incidens de la lecture clandestine chez le roi, ayant été pressé de déclarer à la reine « que les passages répréhensibles avaient disparu, » se récria spirituellement : « Ma foi, messieurs, je ne sais pas qui l’on trompe ici, tout le monde est dans le secret. » D’autre part, le cinquième censeur, Desfontaines, moins de quatre mois après, déclarera avec bonhomie : « D’après la manière dont on a parlé de cet ouvrage, j’ai dû l’examiner avec le plus grand soin, et j’en ai fait quatre lectures dans lesquelles j’ai suivi l’auteur, phrase par phrase : j’en conclus que M. de Beaumarchais aura supprimé ou adouci plusieurs endroits de sa pièce, puisqu’il me semble que de légers changemens suffiront pour en autoriser la représentation. » Voilà des témoignages qu’il suffit de rapprocher pour qu’ils s’éclairent. Donc, sans nous arrêter à peser ici toutes les habiletés de Beaumarchais, qu’il caractérise à merveille en les appelant sa docilité obstinée, constatons simplement que les grandes audaces que nous venons de signaler disparurent les premières, et si bien qu’il n’en restait plus trace dans aucun des manuscrits connus, dont nous avons sous les yeux toutes les variantes. Nous pouvons même dater avec quelque certitude cette suppression capitale, et l’époque où Figaro dut repasser les Pyrénées, sans tambour ni guitare. Remarquons du reste que l’opération n’était pas compliquée et que, pour transporter le lieu de la scène de France en Espagne, il n’y avait pas dix mots à changer dans la pièce ; qu’il suffisait par exemple de changer quelque château de Fraîche-Fontaine en Aguas-Frescas, et Antoine en Antonio, etc. La couleur locale était ici le moindre obstacle. On peut d’ailleurs maintenant s’amuser à faire l’opération inverse, à la scène, quand on voudra.

Le Mariage de Figaro, qui ne devait être joué à la Comédie-Française que le mardi 27 avril 1784, y avait été reçu dès la fin de 1781. Coquelay de Chaussepierre, chargé de le censurer, donna vite une première approbation, qu’il ne faut pas confondre avec une autre du même censeur, laquelle se lit sur le manuscrit de la famille, à la date du 28 février 1784. Cette première autorisation de Coquelay était accordée au prix de quelques changemens dont le roi voulut être juge lui-même. C’est pourquoi il se hâta de parcourir seul d’abord, puis de se faire lire d’un bout à l’autre la pièce par Mme Campan. Or, dès le 22 mai 1782, Beaumarchais écrivait à son ami La Porte, dans ce style à la fois précieux et truculent, où il se joue quand il a une grosse joie : « Quand le terme est venu d’accoucher d’une pièce devant le public, il faut, ma foi, ranger cette opération parmi les affaires graves, car il y va de la vie ou de la mort de l’enfant conçu dans le plaisir. Les comédiens, mes accoucheurs, sont donc tout prêts ; un censeur qui m’a tâté le ventre à Paris a dit que ma grossesse allait bien. Quelques praticiens de Versailles ont prétendu depuis que l’enfant se présentait mal ; on l’a retourné. Mais puisque nous sentons enfin les premières mouches, occupons-nous donc de mettre au monde mon second enfant comique. Ma première censure rend la seconde infiniment aisée, puisqu’il ne s’agit que de faire approuver ou improuver les changemens. » On a retourné l’enfant signifiait, entre initiés, — nous en avons d’autres preuves, mais trop longues, — que Figaro était retourné en Espagne, et que la Bastille était devenue, dans la nouvelle rédaction, le vague « château-fort à l’entrée duquel il laissa l’espérance et la liberté. » Il n’y eut plus de Pyrénées pour Figaro, le jour seulement où il n’y eut plus de Bastille, c’est-à-dire dix ans plus tard, lors du dénoûment lamentable de la trilogie comique dont il est le héros. En attendant, il ne restait plus à Beaumarchais qu’à dédier sa pièce au roi, à l’exemple de Voltaire, dédiant Mahomet au pape, et c’est ce qu’il fit, comme vient de l’établir M. Maurice Tourneux[2]. « Mais votre Figaro est un soleil tournant qui brûle en jaillissant les manchettes de tout le monde, » objectait-on à Beaumarchais ; son manuscrit inédit vient de nous expliquer pourquoi il répliqua avec un sourd grondement, dans la préface de la pièce amendée : « Qu’on me sache gré du moins s’il ne brûle pas aussi les doigts de ceux qui croient s’y reconnaître. »

Quant à ces praticiens de Versailles dont il est question dans son billet amphigourique à La Porte, nous savons quel était le plus autorisé d’entre eux, et qu’il n’était autre que le roi. Mais il n’était pas seul : et, au fait, qu’en pensait notamment l’autre majesté qui avait assisté à la lecture des audaces toutes nues de maître Figaro ? Elle eut voix au chapitre comme on sait de reste. Eh bien, après que Louis XVI eut exhalé sa légitime colère contre la pièce, la reine demanda : « On ne la jouera donc point ? » Sur quel ton de curiosité gourmande et inquiète cela dut être dit ! « Non, certainement, répondit Louis XVI, vous pouvez en être sûre. » Elle était bien sûre du contraire, la jolie souveraine ; elle en était bien sûre aussi, toute cette aristocratie qui l’environnait, si frivole, si friande des scandales de l’esprit, si chevaleresque dans son duel contre l’opinion, et qui s’en allait en chuchotant, dès le lendemain, de salon en salon, ce mot étrange que nous retrouvons sous la plume des grands seigneurs, comme sous celle de l’auteur : « Point de salut sans Figaro ! » La pauvre reine qui répéta sans doute ce mot d’ordre, avec les autres, si même elle ne le donna pas, s’en souvint-elle le jour où, dans sa prison du Temple, un serviteur dévoué lui nomma Beaumarchais parmi les seuls hommes capables de « ramener le peuple à des sentimens plus doux envers la famille royale ? » Mais, hélas ! lui-même était alors fort occupé à défendre sa tête, et on ne sait pas bien encore comment il y réussit. C’est ce miracle, comme disait Sainte-Beuve, qu’il nous reste à expliquer.


III

M. Alexandre Dumas fils écrivait un jour cette éloquente boutade dont l’exagération est singulièrement atténuée par les audaces inédites que nous venons d’exhumer : « Si Beaumarchais, en jetant le Mariage de Figaro au nez de son époque, n’a pas aidé au mouvement des idées et des faits extérieurs au théâtre, s’il n’a pas été révolutionnaire et émeutier comme un journaliste ou un tribun, comme Camille Desmoulins ou Mirabeau, je reconnais avec vous que je ne sais pas ce que je dis. » Ainsi pensait Beaumarchais, et on le voit bien dans sa requête à la Commune de 17S9 où, énumérant, pour sa défense, « d’une âme vraiment citoyenne, » ses titres de précurseur de la révolution française, il n’a garde d’oublier son Figaro. Mais comment en était-il réduit à se défendre, dès le début de cette révolution dont il avait été un des plus incontestables ouvriers de la veille ? Sans entrer ici dans le détail du rôle de Beaumarchais sous la révolution, car il y faudrait un assez gros volume, qui serait tout nourri de documens inédits, rappelons seulement les faits indispensables à l’intelligence de celui que nous voulons éclaircir, et qui est l’affaire des fusils.

Les démêlés de Beaumarchais avec Mirabeau et Bergasse, dans deux procès retentissans, à la veille de la révolution, lui avaient suscité des ennemis acharnés dans les clubs. Dès la première heure, ces derniers, les Gorsas, les Colmar, les Michelin, etc., le dénoncèrent comme accapareur, et désignèrent à la colère du faubourg Saint-Antoine, comme une insulte à la misère publique, la luxueuse maison qu’il avait fait bâtir à l’entrée même de ce faubourg volcanique. On commença par casser les superbes bas-reliefs que Beaumarchais attribuait à Germain Pilon, et qu’il avait achetés lors de la démolition de la porte de Saint-Antoine pour en orner l’entrée principale de son hôtel. Aussitôt il saisit sa plume, et adresse une requête à « Messieurs du bureau de la ville, » pour obtenir la permission de construire une barrière « à plus de six pieds des sculptures, » qui les mette « hors de la portée d’un bâton dont la méchanceté s’est déjà servie, » et protège ainsi « un monument formé à grands frais sur le quinconce du boulevard, des précieux débris de l’arc de triomphe Saint-Antoine, en la forme circulaire, de manière que la promenade publique aboutisse agréablement à ce monument décoré de statues, bas-reliefs et inscriptions en marbre, d’un très grand prix. » Pauvres statues ! Les voici sous notre fenêtre, dans le jardin du musée de Cluny, pendant que nous écrivons ceci, affreusement mutilées, et lugubrement drapées de neige.

Mais ce n’est déjà plus entre ses statues et « les pelotons de plébéiens, » c’est entre la révolution et sa propre personne, que Beaumarchais est contraint de mettre une barrière. On l’accuse de cacher, dans ses vastes magasins, du blé et des armes. Ironie immanente des choses ! Ce qu’il cache, ce sont 1,500,000 volumes de cette édition de Kehl qu’il a élevée, en payant un demi-million de sa poche, à la gloire de Voltaire, un autre précurseur de cette révolution qui traitait en suspects ses ancêtres les plus authentiques, en attendant qu’elle dévorât ses propres enfans. Dans une lettre inédite au prince Youssopow, écrite à ce propos, quand Athènes l’aimable s’est un peu changée en Sparte la farouche, Beaumarchais s’écriait mélancoliquement : « J’ai tenu parole à l’Europe en rendant gloire ouvertement à l’étonnant vieillard qui m’avait dit, presque en mourant, et me serrant de ses bras décharnés : Mon Beaumarchais, je n’espère qu’en vous ; vous seul en aurez le courage. » Certes, parmi les obstacles à une édition complète de ses œuvres, l’étonnant vieillard ne prévoyait pas celui-là, et qu’un jour viendrait, qui n’était pas loin, où son éditeur risquerait d’être égorgé comme accapareur et aristocrate.

Beaumarchais reçoit donc les formidables visites du peuple souverain, et il est porté sur les listes de proscription qui se dressent dans les clubs. Il se défend en affichant sur les murs de sa maison qu’il est pur, que le peuple a visité ses magasins, et n’y a trouvé ni armes, ni blé, que des commissaires « ont examiné tous ses papiers » et n’y ont trouvé « rien de coupable. » Nous avons sous les yeux une de ces affiches : elle est jaune, imprimée en grosses lettres, avec ces mêmes caractères de Baskerville qu’il avait achetés pour éditer Voltaire. Mais toutes ces parades deviennent insuffisantes. C’est alors qu’il pousse l’affaire des fusils qui allait lui coûter la bourse, mais lui sauver la vie.

La révolution manquait de fusils, et la guerre avec l’Europe approchait, inévitable. M. de Graves, ministre de la guerre, avouera à Beaumarchais qu’il avait fait pour plus de 21 millions de soumissions de fusils, sans avoir pu, depuis un an, en obtenir un seul. Sur ces entrefaites, en mars 1792, un Flamand était venu proposer à Beaumarchais un premier lot de 60,000 fusils qui seraient suivis de 140,000 autres, provenant du désarmement des Brabançons par l’Autriche. L’octroi et le droit exclusif d’acquérir ces armes avaient été concédés à ce personnage par l’empereur Léopold, qui voulait le récompenser ainsi de sa fidélité, et l’indemniser des dommages considérables que la guerre lui avait infligés. Mais le Flamand mettait une condition à cette vente, c’était de faire que ces armes étaient destinées à la France, car les bruits de guerre entre nous et l’Autriche couraient dès lors avec persistance, bien que la déclaration de guerre officielle ne date que du 20 avril. Beaumarchais a affirmé plus tard, sans convaincre personne, que, bien loin de faire naître cette obscure affaire, il avait hésité à l’engager, par une sorte de pressentiment de ses suites. Voici la preuve qu’il disait vrai. Le Flamand et ses acolytes, de connivence avec M. de Narbonne, alors ministre, s’étaient adressés tout naturellement à Beaumarchais, l’ancien et émérite munitionnaire des États-Unis dans la guerre de l’indépendance, et ils lui avaient adressé, à la date du 2 mars 1792, une lettre à laquelle il fit, dès le lendemain 3 mars, la réponse suivante : « Depuis longtemps, messieurs, je ne fais plus d’affaires et n’en veux entamer aucune. Vous me faites plus d’honneur que je n’en désire, en me disant que j’ai la confiance d’un ministre. Je ne veux point de leur confiance et me contente de leur estime, qu’aucun ne peut me refuser. — Mais comme je ne veux pas qu’on puisse me croire impoli, parce que je suis loin des affaires, si vous me faites l’honneur de passer demain matin chez moi, je vous entendrai volontiers, si l’objet qui vous y amène peut intéresser notre France. »

On sait la suite, du moins en partie, par le mémoire de Beaumarchais, intitulé les Six époques, et par le récit, récemment publié, de Gudin, son ami, éditeur et historiographe, que M. de Loménie avait d’ailleurs lu et suivi pas à pas. On sait que Beaumarchais, pour avoir refusé de passer par les fourches caudines des bureaux dont la devise était : « Nul ne fournira rien hors nous et nos amis, » et de payer les énormes pots-de-vin qui étaient de règle entre munitionnaires et bureaucrates, sous le nouveau régime, comme au beau temps des frères Duverney, se vit savamment croisé dans toute l’affaire par ces mêmes bureaucrates et leurs agens, les Colmar, Constantini et Cie ; que ces scélérats faisaient retenir les fusils de Hollande, en dénonçant secrètement au gouvernement de ce pays la véritable destination des armes ; qu’après avoir livré en nantissement au ministère les titres de 72,000 francs de bonnes rentes qu’il devait toutefois continuer à toucher, et avoir reçu un acompte de 500,000 francs en assignats, Beaumarchais se trouva accusé de spéculer bassement sur l’affaire et de manœuvrer pour se faire acheter les armes à plus haut prix par les étrangers ; que le triumvirat qui lui prédisait que « son cou y passerait, » réussit à le faire enfermer à l’Abbaye, dont il ne sortit que trois jours avant les massacres, grâce à Manuel et à une amie trop commune ; que Lecointre, complètement dupe des « vilenies bureaucratiennes, » le faisait décréter d’accusation par la Convention, le 28 novembre 1792, avec les épithètes les plus forcenées ; qu’enfin Beaumarchais osa venir lui-même à Paris, au début de 1793, pour plaider sa cause, après s’être fait précéder de son mémoire des Six époques, tiré à six mille exemplaires. C’est le reste qui est demeuré trop obscur. Les commissions secrètes et les dénonciations solennelles, les mesures vexatoires et les décrets contradictoires dont Beaumarchais et les siens ont été victimes, de 1793 à 1796, ont paru louches, et le rôle de Beaumarchais pendant cette dernière période est resté suspect pour plus d’un historien consciencieux de la révolution. Nous pouvons le tirer rapidement au clair, à l’aide des documens officiels et des mémoires inédits que Beaumarchais multiplia à cette occasion. Ces derniers d’ailleurs ne sont pas intéressans seulement par rapport à leur auteur.


IV

La Convention décrète, le 10 février 1793, « qu’il sera sursis, pendant deux mois, à l’exécution du décret d’accusation (celui du 28 novembre 1792) lancé contre le citoyen Caron Beaumarchais et que, pendant ce temps, il fournira ses défenses afin que la Convention nationale prononce définitivement. » Beaumarchais arrive, dès qu’il peut quitter la prison anglaise du Banc du roi, où il était retenu pour dettes, et il fait si bien qu’il convainc de son innocence ses deux rapporteurs : Lecointre d’abord et Bergoing le « girondiste, » qu’on donne pour successeur à Lecointre, avant le dépôt du rapport. Ce dernier, secret et favorable, est communiqué au comité de Salut public, qui fonctionnait depuis le 10 avril et qui, sur la proposition de Danton et de son ami et fidèle Lacroix, convoque Beaumarchais. Le 22 mai, le redoutable comité, par une délibération que nous avons sous les yeux, avec les signatures autographes de Guyton, Cambon, Bréart, Delacroix (sic), Barrère, R. Lindet, Delmas et Danton, renouvelle à Beaumarchais sa mission. Cette seconde mission consiste à faire entrer, dans nos arsenaux, 922 caisses et 22 tonneaux contenant 52,345 fusils avec leurs baïonnettes ou mousquetons, ou paires de pistolets, déposés dans les magasins de Tervère, chez James Turing. Mais Beaumarchais, pour éviter que ces armes ne fussent confisquées par les Hollandais, auxquels nous venions de déclarer brusquement la guerre, le 1er février, ainsi qu’à l’Angleterre, les avait vendues à un négociant anglais, nommé Lecointre, le 7 février, avec un réméré de deux mois, lequel, par conséquent, était expiré. En conséquence, le comité autorisait Beaumarchais à offrir à Lecointre jusqu’à 800,000 florins, sur la remarque de Danton, que « pour sauver la patrie en danger, faute d’armes, on ne devait pas épargner les florins quand on avait fait de telles fautes. » Si d’ailleurs, les armes n’étaient pas rendues dans un port de France « dans cinq mois de ce jour, » le traité devait être résilié. Pour que le secret fût mieux gardé et qu’on évitât quelque nouvel esclandre de tribune dans ce pays « où rien ne peut rester secret, » selon la remarque mélancolique de notre négociateur, le traité restait renfermé dans le dépôt du comité sans qu’il en dût être donné aucune connaissance au conseil exécutif. Il était convenu, en outre et expressément, que Beaumarchais ne correspondrait qu’avec le comité de Salut public, lequel ajoutait, fort honorablement pour lui : « Nous attendons de son zèle le succès de sa négociation et l’exécution d’un traité qu’il importe à la république de faire réussir. » Voilà tout le mystère !

Cependant, plus d’un mois après, Beaumarchais était encore à Paris. Danton avait fait modifier sa mission en ne lui laissant que vingt-cinq jours, à dater de la signature, pour réussir à racheter les fusils à Londres. Or cette mission était signée depuis plus d’un mois, sans que Beaumarchais eût encore pu obtenir « ce qui lui était indispensable pour sortir même de Paris. » — « Je vous en ai fait la remarque, écrit-il à Danton, à la date du 27 juin, le jour que vous étiez si en colère au comité de ce que je n’étais pas encore parti, et sans le citoyen Hérault, lequel m’avait bien entendu, et qui vous l’a répété après moi, que le retard de mon départ ne pouvait être attribué qu’au comité et non à moi, j’allais me retirer encore sans avoir rien pu terminer. » — Elle est, d’ailleurs, fort curieuse, cette lettre du 27 juin. Au mérite d’achever de nous débrouiller les origines de la seconde mission de Beaumarchais, elle joint celui de peindre au vif les attitudes respectives du subtil père de Figaro et du formidable Danton : — « Depuis trois jours, écrit le premier au second, prêt à partir, je passe une partie de mon temps à chercher le moyen de prendre personnellement congé de vous sans pouvoir vous rejoindre. A peine, dit-on, venez-vous depuis quelques jours au comité de Salut public, où pourtant je n’ai pas aperçu, depuis deux mois que j’y monte la garde, qu’on y prenne un parti sur rien de regardé comme important sans vous l’avoir communiqué. » — Relevons au passage ce précieux indice du déclin de l’influence de Danton au comité de Salut public vers cette époque, c’est-à-dire, deux ou trois semaines à peine après les journées si critiques pour lui et pour sa politique du 31 mai et du 2 juin : d’ailleurs ce reste d’influence devait durer à peine jusqu’au 10 juillet, car, à cette date, il n’y fut même pas réélu. Nous constatons, du reste, par ce même document, que Beaumarchais le prend sur un ton aussi libre avec les puissances de la Révolution qu’avec celles de l’ancien régime : c’est à Danton lui-même qu’il écrit : « Citoyen, toujours vif quand vous discutez ! mais dont la réputation de franchise et de loyauté n’est ici méconnue de personne, ce n’est pas que je craigne qu’on mette ces choses en oubli, mais j’ai la triste expérience que les affaires journalières s’accumulent à tel point au comité, que tout ce qui n’est pas là pour vous presser en personne court risque très souvent de rester en souffrance. » — Il concluait en ces termes : — « Vous avez enflammé mon zèle en me disant obligeamment qu’on savait bien que rien ne me résiste. Soyez certain, Danton, que si le Conseil tient ses paroles pour les fonds que Perregaux doit être chargé pour lui d’assurer en Hollande ou chez Hoppe, ou chez Muilmann, je ferai rentrer les fusils au pouvoir de la république. Je vous salue et vous honore ! » — Dès le lendemain (28 juin 1793), les derniers obstacles étaient levés, et Beaumarchais, dûment commissionné par le comité de Salut public, quittait Paris, le 28 juin 1793. Il était temps : la Terreur commençait, et voilà sans doute pourquoi et comment elle ne fit pas une illustre victime de plus.

Le comité de Salut public avait d’ailleurs assuré Beaumarchais que, « pendant son absence, ses possessions et sa famille seraient spécialement tenues sous la sauvegarde et protection de la république, dans la personne du comité de Salut public. Le bon billet qu’il avait là ! Si le comité restait, ses têtes allaient changer, tomber même, Bellua mullorum es capitum ! Beaumarchais vit tourner de nouveau « la lanterne magique à personnages, » dont la rapidité l’effrayait déjà, lors des Six époques, et, dans ce perpétuel changement des commissaires, notre commissionné du comité, ne sachant plus à qui il avait affaire, prend le parti de débuter ainsi, dans ses lettres et mémoires : « Citoyens dont le comité est composé présentement. » Cependant, grâce à l’insubordination respective des pouvoirs, et notamment aux conflits sans cesse renaissans entre le comité de Salut public et celui de Sûreté générale, son soi-disant subordonné, Beaumarchais, émissaire de l’un, est porté par l’autre sur la liste des émigrés ; sa femme, sa sœur, sa fille, âgée de dix-sept ans à peine, sont incarcérées ; ses fonderies sont éteintes, et, sur sa belle maison, s’étale l’inscription : Propriété nationale. Et Beaumarchais courait toujours après ses insaisissables fusils, dont la livraison devait délivrer sa personne, sa famille, ses propriétés et ses 72,000 livres de bonnes rentes, garanties par les bons bourgeois de Genève.

Grâce à ses lettres et mémoires, nous pourrions suivre presque jour par jour le reste de l’affaire. Nous verrions par le menu comment et pourquoi les fusils, bien huilés par un armurier hollandais, dans leurs caisses bien closes, attendent en vain à Tervère que « le bon général Pichegru » pousse jusque-là et les enlève ; comment les Anglais, plus pressés, les prennent, et, en attendant l’occasion de les envoyer aux Vendéens, les font transporter d’abord de Tervère à Portsmouth, et non à Plymouth, comme le disent Gudin et M. de Loménie, qui a suivi Gudin de trop près ; comment Beaumarchais, traité de « jacobin » par les émigrés, « d’émigré » par les jacobins, condamné au silence en France, comme en Angleterre, sous peine de laisser tout deviner et de tout perdre, se terre dans un grenier de Hambourg ; comment de là il pare la manœuvre de l’enlèvement des fusils par le ministère anglais, en faisant passer les fusils en la possession d’un citoyen américain et sous la protection de John Jay, l’ambassadeur des États-Unis à Londres, et en demandant leur départ pour New-York quitte à leur faire faire en route un crochet sur un port français ; comment enfin Pitt, trop bien renseigné sur le véritable propriétaire et la réelle destination de ces armes, se les adjuge à vil prix, en juin 1795. Il ne serait pas sans intérêt de raconter, dans ses détails tragi-comiques, tout ce jeu de cache-cache, dont les biens de Beaumarchais, la liberté et la vie même de ses proches étaient l’enjeu, où il avait à lutter contre le ministère anglais d’abord et une nuée d’espions, et surtout contre ceux qui auraient dû être ses auxiliaires, contre les maladroits qui, comme l’incorrigible Lecointre déjà nommé, pour servir des manœuvres de parti, et bien que Beaumarchais s’exclamât : « Ce n’est point un parti que je sers, mais la république française, » ébruitaient de nouveau l’affaire à la tribune ; ou, enfin, contre la bande des exécrables, « qui voulaient, dit Beaumarchais, battre monnaie sur la place de la révolution, à nos dépens, d’un coup de hache sur ma tête ; » mais il y faudrait trop d’espace. Il nous suffit d’avoir éclairci les causes et les conditions de la seconde mission de Beaumarchais et d’avoir montré son entière bonne foi, reconnue de tous ses redoutables commettans, dans le renouement comme dans toute la conduite de l’affaire.

Il a d’ailleurs lui-même plaidé sa cause, avec sa limpidité ordinaire, et çà et là avec toute la verve des meilleurs jours, dans un long mémoire qui est le plus intéressant de tous ces documens inédits qui ont trait à la révolution. Il est adressé « à tous les nouveaux membres actuels du comité de Salut public à Paris, » et porte la date du 30 avril 1795. Nous en donnerons seulement quelques extraits qui indiqueront le ton et l’intérêt du reste : « En lait de vérités qu’on a grand intérêt d’éclaircir et de propager, il faut dire comme Voltaire à qui on faisait ce reproche : j’en planterai tant, répondait-il, qu’enfin il en poussera quelqu’un ! Sévère citoyen Sieyès ! je vous désire pour rapporteur. Pardon, si je ne vous tutoie pas ! j’espère prouver, avant peu, combien la faute de le faire qui ne semble que puérile est grave, quoiqu’elle soit, dans mon opinion, la moindre contre mon pays, de toutes celles qu’on a faites. » Il y dit son mot sur la Terreur : « En arrivant près de Nimègue, j’appris la justice tardive qu’on avait faite de ce monstre de Robespierre que je savais être mon ennemi. » — « O mes concitoyens ! s’écrie-t-il plus loin, dans son style, toujours vert et pittoresque, que Dieu soit loué, puisqu’enfin on conçoit que dévaster un grand État, en éclaircir les habitans, comme les baliveaux d’un taillis, est un détestable moyen d’en rendre la nation heureuse et libre et prospérante. » Mais il se rassure : « Heureusement on ne raisonne plus chez nous à la façon de Robespierre ! Le temps du carnage est passé. Votre équité a pris la place. » C’est surtout à celle de Sieyès qu’il s’adresse en ces termes, dont les circonstances excusent assez la curieuse emphase : « J’ignore quels sont les membres qui composent votre comité, mais je sais que le citoyen Sieyès en est un, cela suffit à mon espoir ; il n’y a pas de mauvais raisonneur qui doive oser s’offrir aux regards pénétrans de cet aigle de la logique, au jugement d’un des plus forts des penseurs d’aujourd’hui : car lorsque l’évêque d’Autun, Taillerand, me demandait ce que je pensais du mérite de Mirabeau et de Sieyès, je répondais sans hésiter : Mirabeau, selon moi, n’est qu’un metteur en œuvre et Sieyès un grand lapidaire. L’un parle bien, et l’autre pense mieux. Eh bien, c’est à ce penseur-là que je présente ce tableau de ma conduite patriotique : qu’il soit mon rapporteur près de vous et jugez ! » Et il signe : « Pierre-Augustin Caron Beaumarchais, commissionné, errant, persécuté, non émigré. » Et il s’excuse de dater en vieux style, du « 30 avril 1796, » n’ayant pas d’almanach français. Ce n’est d’ailleurs pas la seule excuse qu’il doive de ce chef au Comité de Salut public, car il a gardé les dangereuses habitudes de style d’un ci-devant, et nous le voyons écrire couramment « le royaume » pour la France. Heureusement pour lui, la loi des suspects allait être rapportée.

Enfin nous trouvons l’épilogue de toute l’affaire dans une pétition de la veuve et de la fille de Beaumarchais au consul Cambacérès, pour obtenir que l’affaire fût liquidée par le conseil d’État. « Le nom de Beaumarchais ne vous est pas inconnu, y disait sa veuve ; personne n’était plus capable que vous d’apprécier ses grandes qualités, son énergie et son patriotisme… Nous avons succédé à ses peines et à 600,000 livres de dettes. Voilà tout notre héritage. » Elle ajoutait : « C’est une affaire qui a détruit notre tranquillité et notre fortune. » Il est vrai, mais plaie d’argent n’est pas mortelle, et celle-là fut assez vite guérie, comme nous l’avons prouvé ailleurs. Tout compte fait, comme finira par en convenir Gudin lui-même, qui d’abord s’échauffait contre l’imprudence apparente de son ami en mettant la frontière entre Robespierre et lui, cette même affaire des fusils lui avait sauvé la tête. Il put même la présenter aux lauriers, le 5 mai 1797, sur la scène du Théâtre-Français, alors émigré rue Feydeau, où le public le força de venir en personne, et constater avec une suprême joie, dans ses lettres à ses amis, qu’il y avait toujours en France une royauté debout, celle de l’esprit.


Nous ne pousserons pas plus loin cette démonstration de l’intérêt qu’il y aurait à publier Beaumarchais inédit. Une vaste correspondance relative à toutes les époques de sa vie ; tout un recueil de pensées et de maximes ; d’intéressans opuscules ; des variantes précieuses de toutes ses œuvres connues, comme cet acte inédit du Barbier de Séville que nous avons fait jouer plusieurs fois à l’Odéon, où il supporta si gaillardement la double épreuve de la représentation et du voisinage du reste de la pièce ; une quantité considérable de documens variés et de mémoires relatifs à l’affaire des auteurs dramatiques, avec des lettres de la plupart des hommes de théâtre du temps, à la guerre d’Amérique, et surtout à la révolution, telles sont les principales richesses des portefeuilles de Beaumarchais. Joignons-y, pour en illustrer l’édition future, tout un musée de souvenirs artistiques, qui, murés avec les manuscrits, dans une maison de Neuilly, ont échappé ainsi, grâce à la vigilance des descendans de Beaumarchais, aux bombes de la guerre et de la Commune. On y trouve le superbe portrait de notre auteur par Nattier, qu’on a pu admirer à l’exposition rétrospective de 1879 ; ceux de la plupart de ses proches, des vues peintes de son célèbre hôtel et de ses jardins dont une, prise du dedans, donne, par une large baie de la salle à manger de marbre, sur le jardin et la colonnade circulaire qui portait un promenoir, et au centre de laquelle s’élève la statue du Gladiateur combattant, symbole de la vie et des œuvres de son propriétaire ; un buste de Voltaire, que Beaumarchais tenait du modèle lui-même ; un encrier de cuivre qui fut celui de Boileau, que coiffe un bonnet de folie, lequel, en se soulevant, a alimenté les deux plumes qui écrivirent l’Art poétique et le Mariage de Figaro, horresco referens !

Mais que les temps sont changés ! En 1826, l’éditeur de Rousseau, Musset-Pathay, appuyé sur le libraire Dupont, sollicitait ardemment, longuement, dans une correspondance que nous venons de parcourir, la communication des papiers inédits de Beaumarchais, pour publier une édition complète de ses œuvres, et ne l’obtenait pas. Mieux éclairés aujourd’hui sur les véritables intérêts de la mémoire de leur ancêtre, les descendans de Beaumarchais se prêteraient sans doute à cette publication, mais ce sont les libraires qui doutent maintenant de la curiosité du public, tant elle est submergée par la marée toujours montante des publications éphémères.

Il reste pourtant un moyen de mettre les lettrés et les historiens en possession de ce trésor de documens et même d’esprit. La ville de Paris va dresser une statue à l’auteur du Mariage de Figaro, qui est d’ailleurs un de ses enfans, le plus fameux même, après Voltaire, et qui lut un de ses premiers représentans à l’Hôtel de Ville en 1789 ; c’est justice. Mais peut-être estimera-t-on, après nous avoir lu, que cet hommage en implique un autre, que pour protéger à jamais Beaumarchais contre les calomnies qui rampent encore autour de l’homme, rien ne vaudrait une publication intégrale des réponses que l’auteur y a faites, et qu’enfin une édition complète et critique des œuvres du père de Figaro serait le socle le plus solide qu’on pût donner à sa statue.


EUGENE LINTILHAC.

  1. Voir, dans la Revue des années 1852, 1853 et 1854, Beaumarchais et son temps, par Louis de Loménie. — Beaumarchais et ses œuvres ; Hachette.
  2. Histoire de Beaumarchais, par Gudin de la Brenellerie, publiée par Maurice Tourneux, p. 488. Paris, 1888 ; Plon.