Beaucoup de bruit pour rien/Traduction Guizot, 1864/Acte IV

Beaucoup de bruit pour rien
Traduction par François Guizot.
Œuvres complètes de ShakespeareDidiertome 2 (p. 447-459).
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Scène I

L’intérieur d’une église. Entrent Don Pèdre, Don Juan, Léonato, un moine, Claudio, Bénédick, Héro et Béatrice.


LÉONATO. — Allons, frère François, soyez bref. Bornez-vous au simple rituel du mariage ; vous leur exposerez ensuite leurs devoirs mutuels.

LE MOINE. — Vous venez ici, seigneur, pour vous unir à cette dame ?

CLAUDIO. — Non.

LÉONATO. — Il vient pour être uni à elle, et vous pour les unir.

LE MOINE. — Madame, vous venez ici pour être mariée à ce comte ?

HÉRO. — Oui.

LE MOINE. — Si l’un ou l’autre de vous connaît quelque empêchement secret qui s’oppose à votre union, sur le salut de vos âmes, je vous somme de le déclarer.

CLAUDIO. — En connaissez-vous quelqu’un, Héro ?

HÉRO. — Aucun, seigneur.

LE MOINE. — Et vous, comte, en connaissez-vous ?

LÉONATO. — J’ose répondre pour lui ; aucun.

CLAUDIO. — Que n’osent point les hommes ? Que ne font les hommes, que ne font les hommes chaque jour, sans se douter de ce qu’ils font ?

BÉNÉDICK. — Quoi ! des exclamations ! Comment donc, ce sont des exclamations de rire, comme ah ! ah ! ah !

CLAUDIO. — Prêtre, arrêtez. – Père, avec votre permission, me donnez-vous cette vierge, votre fille d’une volonté libre et sans contrainte ?

LÉONATO. — Aussi librement, mon fils, que Dieu me l’a donnée.

CLAUDIO. — Et qu’ai-je en retour, moi, à vous offrir, qui puisse égaler ce don riche et précieux ?

DON PÈDRE. — Rien, à moins que vous ne la rendiez à son père.

CLAUDIO. — Cher prince, vous m’enseignez une noble gratitude. Tenez, Léonato, reprenez-la, ne donnez point à votre ami cette orange gâtée ; elle n’est que l’enseigne et le masque de l’honneur. Voyez-la rougir comme une vierge ! Oh ! de quelle imposante apparence de vérité le vice perfide sait se couvrir ! Cette rougeur ne semble-t-elle pas un modeste témoin qui atteste la simplicité de l’innocence ? Vous tous qui la voyez, ne jureriez-vous pas à ces indices extérieurs, qu’elle est vierge ? mais elle ne l’est pas ; elle connaît la chaleur d’une couche de débauche, sa rougeur prouve sa honte et non sa modestie.

LÉONATO. — Que prétendez-vous, seigneur ?

CLAUDIO. — N’être pas marié, ne pas unir mon âme à une prostituée avérée !

LÉONATO. — Cher seigneur, si l’ayant éprouvée vous-même, vous avez vaincu les résistances de sa jeunesse, et triomphé de sa virginité…

CLAUDIO. — Je vois ce que vous voudriez dire. – Si je l’ai connue, me direz-vous, elle m’embrassait comme son mari ; et vous atténueriez par là sa faiblesse anticipée. – Non, Léonato, je ne l’ai jamais tentée par un mot trop libre. Comme un frère auprès de sa sœur, je lui montrais une sincérité timide et un amour décent.

HÉRO. — Et vous ai-je jamais montré une apparence contraire ?

CLAUDIO. — Maudite soit votre apparence ! je m’inscris en faux contre elle. Vous me semblez telle que Diane dans son orbe, chaste comme le bouton avant d’être épanoui ; mais vous avez un sang plus impudique que celui de Vénus ou celui de ces créatures lascives qui l’abandonnent à une brutale sensualité.

HÉRO. — Monseigneur se porte-t-il bien qu’il tienne des discours si extravagants ?

LÉONATO. — Généreux prince, pourquoi ne parlez-vous pas ?

DON PÈDRE. — Que pourrai-je dire ? Je reste déshonoré par les soins que j’ai pris pour unir mon digne ami à une vile courtisane.

LÉONATO. — Dit-on réellement ces choses, ou est-ce que je rêve ?

DON JUAN, – On le dit, seigneur, et elles sont vraies.

BÉNÉDICK. — Ceci n’a pas l’air d’une noce.

HÉRO. — Vraies ! ô Dieu !

CLAUDIO. — Léonato, suis-je debout ici ? Est-ce là le prince ? Est-ce là le frère du prince ? Ce front est-il celui d’Héro ? Nos yeux sont-ils à nous ?

LÉONATO. — Oui sans doute ; mais qu’en résulte-t-il, seigneur ?

CLAUDIO. — Laissez-moi adresser une seule question à votre fille, et par ce pouvoir paternel que la nature vous donne sur elle, commandez-lui de répondre avec vérité.

LÉONATO. — Je te l’ordonne comme tu es mon enfant.

HÉRO. — Ô Dieu, défendez-moi ! Comme je suis assiégée ! À quel interrogatoire suis-je donc soumise ?

CLAUDIO. — À répondre fidèlement au nom que vous portez.

HÉRO. — Ce nom n’est-il pas Héro ? Qui peut le flétrir d’un juste reproche ?

CLAUDIO. — Ma foi, Héro elle-même ! Héro elle-même peut flétrir la vertu d’Héro. Quel homme s’entretenait la nuit dernière avec vous, près de votre fenêtre, entre minuit et une heure ? Maintenant, si vous êtes vierge, répondez à cette question.

HÉRO. — À cette heure-là, seigneur, je n’ai parlé à aucun homme.

DON PÈDRE. — Alors vous n’êtes plus vierge. – Je suis fâché, Léonato, que vous soyez forcé de m’entendre ; sur mon honneur, moi, mon frère et ce comte outragé, nous l’avons vue, nous l’avons entendue la nuit dernière parler, à cette heure même, par la fenêtre de sa chambre, à un coquin, qui, comme un franc coquin, a fait l’aveu des honteuses entrevues qu’ils ont eues mille fois ensemble secrètement.

DON JUAN. — Elles ne sont pas de nature à être nommées ; seigneur, on ne peut les redire ; la langue ne fournit pas d’expression assez chaste pour les rendre sans scandale. Ainsi, belle dame, je suis fâché de votre étrange inconduite.

CLAUDIO. — Ô Héro ! quelle héroïne n’aurais-tu pas été, si la moitié de tes grâces extérieures eût été donnée à tes pensées et à ton cœur ! Mais adieu, la plus indigne et la plus belle ! – Adieu ! pure impiété et pure impie ! Tu seras cause que je fermerai toutes les portes de mon cœur à l’amour, et que le soupçon veillera suspendu sur mes paupières pour me faire soupçonner toujours le mal dans la beauté, qui n’aura jamais de charmes pour moi.

LÉONATO. — Personne ici n’a-t-il une pointe de poignard pour moi ?

(Héro s’évanouit et tombe.)

BÉATRICE. — Ah ! qu’est-ce donc, cousine ? pourquoi tombez-vous ?

DON JUAN. — Allons, retirons-nous. – Ses actions dévoilées au grand jour ont confondu ses sens.

(Don Pèdre, don Juan et Claudio sortent.)

BÉNÉDICK. — Comment est-elle ?

BÉATRICE. — Morte, je crois. Du secours, mon oncle ! – Héro ! eh bien ! Héro ! – Mon oncle ! – Seigneur Bénédick ! moine !

LÉONATO. — Ô destin ! ne retire point ta main appesantie sur elle ! La mort est le voile le plus propre à couvrir sa honte qu’on puisse désirer.

BÉATRICE. — Eh bien ! cousine ? Héro !

LE MOINE. — Prenez courage, madame.

LÉONATO. — Quoi, tu rouvres les yeux !

LE MOINE. — Oui, et pourquoi non ?

LÉONATO. — Pourquoi ? Tout sur la terre ne crie-t-il pas infamie sur elle ? Peut-elle nier un crime que son sang agile révèle ? Oh ! ne reviens pas à la vie, Héro, n’ouvre pas tes yeux ; car si je pouvais penser que tu ne dusses pas bientôt mourir, si je croyais ta vie plus forte que ta honte, je viendrais à l’arrière-garde de tes remords pour trancher ta vie. – Je m’affligeais de n’avoir qu’une enfant… Je reprochais à la nature son avarice ! – Oh ! j’ai trop d’une fille : pourquoi ai-je une fille ? Pourquoi fus-tu jamais aimable à mes yeux ? – Pourquoi d’une main charitable n’ai-je pas recueilli à ma porte l’enfant de quelque mendiant ? Si elle se fût ainsi souillée et plongée dans l’infamie, j’aurais pu dire : « Ce n’est point une portion de moi-même. Cette infamie est dérivée de reins inconnus. » Mais ma fille, elle que j’aimais ; ma fille, que je vantais ; ma fille dont j’étais fier, au point que m’oubliant moi-même, je n’étais plus rien pour moi-même et ne m’estimais plus qu’en elle… Oh ! elle est tombée dans un abîme d’encre ! Tous les flots de l’Océan entier ne pourraient pas la laver, ni tout le sel qu’il contient rendre la pureté à sa chair corrompue !

BÉNÉDICK. — Seigneur, seigneur, modérez-vous ; pour moi, je suis si pétrifié d’étonnement, que je ne sais que dire.

BÉATRICE. — Oh ! sur mon âme, on calomnie ma cousine.

BÉNÉDICK. — Madame, partagiez-vous son lit la dernière nuit ?

BÉATRICE. — Non, je l’avoue ; non, quoique jusqu’à la dernière nuit j’aie été depuis un an sa compagne de lit.

LÉONATO. — Confirmation, confirmation ! Oh ! les voilà plus fortes encore ces preuves déjà revêtues de barres de fer ! Les deux princes voudraient-ils mentir ? Claudio aurait-il menti, lui qui l’aimait tant, qu’en parlant de son indignité il la lavait de ses larmes ? – Écartez-vous d’elle, laissez-la mourir.

LE MOINE. — Écoutez-moi un moment. Je n’ai gardé si longtemps le silence et n’ai laissé un libre cours à la marche de la fortune, que pour observer la jeune personne. J’ai remarqué que mille fois la rougeur couvrait son visage, et mille fois la honte de l’innocence remplaçait cette rougeur par une pâleur céleste ! Un feu a éclaté dans ses yeux, pour brûler les soupçons que les princes jetaient sur sa pureté virginale. Traitez-moi d’insensé, méprisez mes études et mes observations, qui du sceau de l’expérience confirment ce que j’ai lu. Ne vous fiez plus à mon âge, à mon ministère, à ma sainte mission, si cette jeune dame n’est pas ici la victime innocente de quelque méprise cruelle.

LÉONATO. — Frère, cela ne peut être. Vous voyez que la seule pudeur qui lui reste est de ne pas vouloir ajouter le péché du parjure à son damnable crime. Elle ne le désavoue pas. Pourquoi cherchez-vous donc à couvrir d’excuses la vérité qui se montre toute nue ?

LE MOINE. — Madame, quel est l’homme qu’on vous accuse d’aimer ?

HÉRO. — Ceux qui m’accusent le savent ; moi, je n’en connais aucun ; et si je connais aucun homme vivant plus que ne le permet la modestie virginale, puisse toute miséricorde être refusée à mes fautes ! – Ô mon père, prouvez qu’à des heures indues un homme s’entretint jamais avec moi, ou que la nuit passée je me sois prêtée à un commerce de paroles avec aucune créature ; et alors renoncez-moi, haïssez-moi, faites-moi mourir dans les tortures.

LE MOINE. — Les princes et Claudio sont aveuglés par quelque erreur étrange.

BÉNÉDICK. — Deux des trois sont l’honneur même, et si leur prudence est trompée en ceci, la fraude est sortie du cerveau de don Juan le bâtard, dont l’esprit travaille sans relâche à ourdir des scélératesses.

LÉONATO. — Je n’en sais rien. Si ce qu’ils disent d’elle est la vérité, ces mains la mettront en pièces ; mais s’ils outragent son honneur, le plus fier d’entre eux en entendra parler. Le temps n’a pas encore assez desséché mon sang, l’âge n’a pas encore assez consumé les ressources de mon esprit, la fortune n’a pas encore assez ravagé mes moyens, et ma mauvaise vie ne m’a pas assez privé d’amis, que je ne puisse encore, réveillé d’une semblable manière, posséder la force de corps, les facultés d’esprit, les ressources d’argent et le choix d’amis nécessaires pour m’acquitter pleinement avec eux.

LE MOINE. — Arrêtez un moment, et laissez-vous guider par mes conseils. Les princes en sortant ont laissé ici votre fille pour morte ; dérobez-la quelque temps à tous les yeux, et publiez qu’elle est morte en effet ; étalez tout l’appareil du deuil, suspendez à l’ancien monument de votre famille de lugubres épitaphes, en observant tous les rites qui appartiennent à des funérailles.

LÉONATO. — Qu’en résultera-t-il ? Qu’est-ce que cela produira ?

LE MOINE. — Le voici. Cet expédient bien conduit changera sur son compte la calomnie en remords, et c’est déjà un bien. Mais ce n’est pas pour cela que je pense à ce moyen étrange ; j’espère faire naître de ce travail un plus grand avantage. Morte, comme nous devons le soutenir, au moment même qu’elle se vit accusée, elle sera regrettée, plainte, excusée de tous ceux qui apprendront son sort ; car il arrive toujours que ce que nous avons, nous ne l’estimons pas son prix tant que nous en jouissons ; mais s’il vient à se perdre et à nous manquer, alors nous exagérons sa valeur, alors nous découvrons le mérite que la possession ne nous montrait pas tandis que ce bien était à nous. C’est ce qui arrivera à Claudio. Quand il apprendra qu’elle est morte sur ses paroles, l’image de la vie se glissera doucement dans les rêveries de son imagination, et chaque trait de sa beauté vivante reviendra s’offrir aux yeux de son âme, plus gracieux, plus touchant, plus animé que quand elle vivait en effet. Alors il pleurera ; si l’amour a une part dans son cœur, il souhaitera ne l’avoir pas accusée ; oui, il le souhaitera, crût-il même à la vérité de son accusation. Laissons ce moment arriver, et ne doutez pas que le succès ne donne aux événements une forme plus heureuse que je ne puis le supposer dans mes conjectures ; mais si toute ma prévoyance était trompée, du moins le trépas supposé de votre fille assoupira la rumeur de son infamie, et si notre plan ne réussit pas, vous pourrez la cacher comme il convient à sa réputation blessée dans la vie recluse et monastique, loin des regards, loin de la langue, des reproches et du souvenir des hommes.

BÉNÉDICK. — Seigneur Léonato ; laissez-vous guider par ce moine. Quoique vous connaissiez mon intimité et mon affection pour le prince et pour Claudio, j’atteste l’honneur que j’agirai dans cette affaire avec autant de discrétion et de droiture, que votre âme agirait envers votre corps.

LÉONATO. — Je nage dans la douleur, et le fil le plus mince peut me conduire.

LE MOINE. — Vous faites bien de consentir. Sortons de ce lieu sans délai. Aux maux étranges, il faut un traitement étrange comme eux. Venez, madame, mourez pour vivre. Ce jour de noces n’est que différé peut-être ; sachez prendre patience et souffrir.

(Ils sortent.)

BÉNÉDICK. — Signora Béatrice, ne vous ai-je pas vue pleurer pendant tout ce temps ?

BÉATRICE. — Oui, et je pleurerai longtemps encore.

BÉNÉDICK. — C’est ce que je ne désire pas.

BÉATRICE. — Vous n’en avez nulle raison, je pleure à mon gré.

BÉNÉDICK. — Sérieusement, je crois qu’on fait tort à votre belle cousine.

BÉATRICE. — Ah ! combien mériterait de moi l’homme qui voudrait lui faire justice !

BÉNÉDICK. — Est-il quelque moyen de vous donner cette preuve d’amitié ?

BÉATRICE. — Un moyen bien facile ; mais de pareils amis, il n’en est point.

BÉNÉDICK. — Un homme le peut-il faire ?

BÉATRICE. — C’est l’office d’un homme, mais non le vôtre.

BÉNÉDICK. — Je n’aime rien dans le monde autant que vous. Cela n’est-il pas étrange ?

BÉATRICE. — Aussi étrange pour moi que la chose que j’ignore. Je pourrais aussi aisément vous dire que je n’aime rien autant que vous ; mais ne m’en croyez point, et pourtant je ne mens pas : je n’avoue rien ; je ne nie rien. – Je m’afflige pour ma cousine.

BÉNÉDICK. — Par mon épée, Béatrice, vous m’aimez.

BÉATRICE. — Ne jurez point par votre épée, avalez-la.

BÉNÉDICK. — Je jure par elle que vous m’aimez, et je la ferai avaler tout entière à qui dira que je ne vous aime point.

BÉATRICE. — Ne voulez-vous point avaler votre parole ?

BÉNÉDICK. — Jamais, quelque sauce qu’on puisse inventer ! Je proteste que je vous aime.

BÉATRICE. — Eh bien ! alors, Dieu me pardonne…

BÉNÉDICK. — Quelle offense, chère Béatrice ?

BÉATRICE. — Vous m’avez arrêtée au bon moment ; j’étais sur le point de protester que je vous aime.

BÉNÉDICK. — Ah ! faites cet aveu de tout votre cœur.

BÉATRICE. — Je vous aime tellement de tout mon cœur qu’il n’en reste rien pour protester.

BÉNÉDICK. — Voyons, ordonnez-moi de faire quelque chose pour vous.

BÉATRICE. — Tuez Claudio.

BÉNÉDICK. — Ah ! – Pas pour le monde entier.

BÉATRICE. — Vous me tuez par ce refus ; adieu.

BÉNÉDICK. — Arrêtez, chère Béatrice.

BÉATRICE. — Je suis déjà partie quoique je sois encore ici. – Vous n’avez pas d’amour. – Non, je vous prie, laissez-moi aller.

BÉNÉDICK. — Béatrice !

BÉATRICE. — Décidément, je veux m’en aller.

BÉNÉDICK. — Il faut que nous soyons amis auparavant.

BÉATRICE. — Vous osez plus facilement être mon ami que combattre mon ennemi ?

BÉNÉDICK. — Claudio est-il votre ennemi ?

BÉATRICE. — N’est-il pas devenu le plus lâche des scélérats, celui qui a calomnié, insulté, déshonoré ma parente ? Oh ! si j’étais un homme ! – Quoi ! la mener par la main jusqu’au moment où leurs deux mains allaient s’unir ; et alors, par une accusation publique, par une calomnie déclarée, avec une rage effrénée, la… Dieu, si j’étais un homme ! Je voudrais lui manger le cœur sur la place du marché.

BÉNÉDICK. — Écoutez-moi, Béatrice.

BÉATRICE. — Parler à un homme par la fenêtre ! Oh ! la belle histoire !

BÉNÉDICK. — Mais Béatrice…

BÉATRICE. — Chère Héro ! Elle est injuriée, calomniée, perdue.

BÉNÉDICK. — Béat…

BÉATRICE. — Des princes et des comtes ! Vraiment, beau témoignage de prince, un beau comte de sucre[1], en vérité, un fort aimable galant ! Oh ! si je pouvais, pour l’amour de lui, être un homme ! Ou si j’avais un ami qui voulût se montrer un homme pour l’amour de moi !… mais le courage s’est fondu en politesse, la valeur en compliment, les hommes sont devenus des langues et même des langues dorées. Pour être aussi vaillant qu’Hercule, il suffit aujourd’hui de mentir, et de jurer ensuite, pour appuyer son mensonge. – Je ne puis devenir un homme à force de désirs. – Je resterai donc femme, pour mourir de chagrin.

BÉNÉDICK. — Arrêtez, chère Béatrice. Par cette main, je vous aime.

BÉATRICE. — Servez-vous-en pour l’amour de moi autrement qu’en jurant par elle.

BÉNÉDICK. — Croyez-vous, dans le fond de votre âme, que le comte Claudio ait calomnié Héro ?

BÉATRICE. — Oui, j’en suis aussi sûre que d’avoir une pensée ou une âme.

BÉNÉDICK. — Il suffit ! Je suis engagé, je vais le défier. – Je baise votre main et vous quitte ; j’en atteste cette main, Claudio me rendra un compte rigoureux. Jugez-moi par ce que vous entendrez dire de moi. Allez consoler votre cousine. Il faut que je dise qu’elle est morte… c’est assez. Adieu !

(Ils sortent.)


Scène II

Une prison. Dogberry et Verges paraissent avec le sacristain, ils sont en robes. Borachio et Conrad sont devant eux.


DOGBERRY. — Toute notre compagnie comparaît-elle enfin ?

VERGES. — Vite, un coussin et un tabouret pour le sacristain.

LE SACRISTAIN. — Quels sont les malfaiteurs ?

DOGBERRY. — Vraiment, c’est moi-même et mon collègue.

VERGES. — Oui, cela est certain. – Nous sommes commis pour examiner le procès.

LE SACRISTAIN, – Mais quels sont les coupables qui doivent être examinés ? Faites-les avancer devant le maître constable.

DOGBERRY. — Oui, qu’ils s’avancent devant moi. Ami, quel est votre nom ?

BORACHIO. — Borachio.

DOGBERRY. — Je vous prie, écrivez Borachio. – Et le vôtre, coquin ?

CONRAD. — Je suis gentilhomme, monsieur, et mon nom est Conrad.

DOGBERRY. — Écrivez M. le gentilhomme Conrad. – Mes maîtres, servez-vous Dieu ?

BORACHIO, CONRAD. — Nous l’espérons bien.

DOGBERRY. — Mettez par écrit qu’ils espèrent bien servir Dieu, et écrivez Dieu le premier. Car à Dieu ne plaise que Dieu marche devant de pareils vauriens ! Camarades, il est déjà prouvé que vous ne valez guère mieux que des fripons, et l’on en sera bientôt au point de le croire. Que répondez-vous pour votre défense ?

CONRAD. — Diantre ! monsieur, nous disons que non.

DOGBERRY. — Voilà un compère étonnamment spirituel, je vous l’assure. – Mais je vais user de détour avec lui. Vous, coquin, venez ici : un mot à l’oreille. Monsieur, je vous dis qu’on vous croit tous deux des fripons.

BORACHIO. — Monsieur, je vous dis que nous ne sommes point ce que vous dites.

DOGBERRY. — Allons, tenez-vous à l’écart. Devant Dieu ! ils n’ont qu’une réponse pour deux. Avez-vous mis en écrit qu’ils n’en sont point ?

LE SACRISTAIN. — Messire constable, vous ne prenez pas la bonne manière pour les examiner. Vous devriez faire appeler les gardiens qui les accusent.

DOGBERRY. — Oui, sans doute, c’est la voie la plus courte ; qu’on fasse comparaître la garde. (On fait venir la garde.) Mes maîtres, je vous somme, au nom du prince, d’accuser ces hommes.

PREMIER GARDIEN. — Cet homme a dit que don Juan, le frère du prince, était un scélérat.

DOGBERRY. — Écrivez, le prince don Juan un scélérat ; ce n’est ni plus ni moins qu’un parjure d’appeler le frère d’un prince un scélérat !

BORACHIO. — Monsieur le constable…

DOGBERRY. — Je vous prie, camarade, silence. Votre regard me déplaît, je vous le déclare.

LE SACRISTAIN, au gardien. — Que lui avez-vous entendu dire de plus ?

SECOND GARDIEN. — Ma foi ! qu’il a reçu de don Juan mille ducats pour accuser faussement la signora Héro.

DOGBERRY. — Ceci est un vol avec effraction, si jamais il s’en est commis.

VERGES. — Oui, par la messe ! c’en est un.

LE SACRISTAIN. — Quoi de plus, l’ami ?

PREMIER GARDIEN. — Et que le comte Claudio avait résolu, d’après ses propos, de faire affront à Héro devant toute l’assemblée, et de ne pas l’épouser.

DOGBERRY. — Ô scélérat, tu seras condamné pour ce fait à la rédemption éternelle.

LE SACRISTAIN. — Et quoi encore ?

SECOND GARDIEN. — C’est tout.

LE SACRISTAIN. — C’en est plus, messieurs, que vous n’en pouvez nier. Le prince don Juan s’est secrètement évadé ce matin ; c’est ainsi qu’Héro a été accusée et refusée ; et elle en est tout à coup morte de douleur. Monsieur le constable, faites lier ces hommes et qu’on les conduise devant Léonato. Je vais les précéder et lui montrer leur interrogatoire.

(Il sort.)

DOGBERRY. — Allons aux opinions sur leur sort.

VERGES. — Qu’on les enchaîne.

CONRAD. — Retire-toi, faquin !

DOGBERRY. — Ô Dieu de ma vie, où est le sacristain ? qu’il écrive que l’officier du prince est un faquin. Impudent varlet ! Allons ; garrottez-les.

CONRAD. — Arrière ! tu n’es qu’un âne, tu n’es qu’un âne.

DOGBERRY. — Ne suspectez-vous pas ma place, ne suspectez-vous pas mon âge ? Oh ! que n’est-il ici pour écrire que je suis un âne ! Mais, compagnons, souvenez-vous-en que je suis un âne. Quoique cela ne soit point écrit, n’oubliez pas que je suis un âne. Toi, méchant, tu es plein de piété, comme on le prouvera par bon témoignage. Je suis un homme sage, et qui plus est, un constable, et qui plus est encore, un bourgeois établi, et qui plus est, un homme aussi bien en chair que qui ce soit à Messine ; un homme qui connaît la loi, va ; un homme qui est riche assez, entends-tu, et qui a souffert des pertes, et qui a deux robes et tout ce qui s’ensuit à l’avenant. Emmenez, emmenez-le. Oh ! que n’a-t-on écrit que j’étais un âne !


(Ils sortent.)


  1. « County, anciennement terme générique pour dire un noble, » (STEEVENS.)