BEATA.


1780.

I.


Il n’y avait guère plus de deux heures que les malades de Spa, les buveurs d’eau, les oisifs et les joueurs encombraient le salon de l’hôtel des Bains, lorsque la porte s’ouvrit à deux battans. Il en sortit d’abord une large bouffée de chaleur, un gros bruit de voix, l’éclair de mille bougies, puis un frac bleu à longues basques et collet rabattu, une culotte de peau jaune tachetée de vin et de punch, des bottes à revers éperonnées et poudreuses, des mains ensevelies sous de fines manchettes de dentelles, un air vif et luisant de plaisir, un front étincelant de sueur, des joues vermillonnées d’ivresse, une tête de vingt ans sous une neige de cheveux poudrés, un jeune homme enfin, ne regardant ni à droite ni à gauche, poussant, heurtant, bousculant et sautant sur les marches de l’escalier comme un chat amoureux.

— Monsieur, monsieur ! vous laissez tomber vos gants, votre argent ! — Voix perdues, peines inutiles, il est déjà loin, bien loin, hors de portée ; il a franchi l’escalier, le péristyle, la cour, les allées du jardin, la grille des bains, et il est allé respirer au fond d’une bonne chaise de poste qu’il a trouvée tout attelée et toute disposée à recevoir un voyageur qui n’est certainement pas lui. Qu’importe ? Bast ! fouette, postillon, et en route !

— Où allons-nous, monsienr ?

— Où tu voudras.

— Mais, monsieur !…

— La première route venue, voilà cinq florins, ferme la portière, et à cheval !

Les roues baisent la terre, les chevaux la battent, le fouet crie, le postillon fume, et la chaise, emportée, roule, par un beau ciel d’étoiles et une belle nuit d’été, sur la route contraire à celle qu’elle devait parcourir… Au bout d’une longue demi-heure, l’homme à la grosse queue et aux petites cuisses, descend de cheval, laisse la voiture gravir lentement une montée, secoue les cendres chaudes de sa pipe, la gorge de tabac, et ouvrant la bouche pour la première fois, se dit à lui-même, après trois aspirations de fumée, et avec toute la vivacité allemande : — Je crois bien qu’il est fou ce jeune homme… Oui, il est fou de joie, fou à lier, ivre, plus ivre cent fois qu’un jour de dimanche aux barrières, qu’un mousse anglais arrivant des Indes, qu’une femme du peuple revenant de la Grève. — Il a joué, et il a gagné…, 15,000 florins courent la poste avec lui, il a de l’or partout, plein ses basques, plein ses goussets, plein l’oreille, plein la tête…

— Rouge passe, impair gagne, murmura-t-il du creux de sa voiture, malgré l’affreux grincement des roues, et les cahots qui le secouent de façon à lui couper la langue.

— Rouge passe, impair gagne… À moi ! — Faites votre jeu messieurs. — Rouge passe, impair gagne. — Encore à moi ! — Rouge passe, impair gagne. — Toujours à moi… Et l’or s’entasse devant lui comme une montagne, et flamboie aux reflets des lumières comme un Vésuve allumé… Cette nuée de têtes étagées et pendantes autour de la table, cette foule de mains gravitant sans cesse du tapis à la poche, joueurs, spectateurs, tout disparaît ; il ne voit qu’une chose, le tapis ; qu’un homme, le banquier ; il n’entend que le bruit, le roulement de la bille ; il ne comprend que rouge passe, impair gagne ; il n’a des mains que pour ramasser l’or qu’on lui jette, il n’a des sens que pour gagner… Il est dans le délire.

— Foin des gens qui fuient le jeu comme la morsure d’un chien ! s’écrie-t-il… Foin des gens qui ne savent au monde que manger, dormir et faire l’amour !… ce sont des brutes… Oh ! merci, merci cent fois, chers amis ! vous qui m’avez dit : Joue et tu seras homme… merci, car mon premier florin m’a ramassé des tas d’or et de jouissances… enfin j’ai complété ma vie ; j’ai, grâce à vous, conquis mon dernier poil de barbe ; je connais à présent les myriades de sensations enfouies sous les trois lettres du mot jeu ! Ô sublime, sublime rouge ou noir ! gain ou perte, pas de milieu, vous êtes là suspendu, sans voix, sans haleine, prêt à monter au ciel ou à plonger dans l’abîme ; vous avez la tête sur le billot, vous voyez le couperet au-dessus, et vous dites : Tombera-t-il ou ne tombera-t-il pas ? et cela, non pas une fois par hasard, mais soixante fois de suite dans une heure ; et cela pour un florin comme pour des millions, pour un liard comme pour un royaume. Ô jeu !… divine irritation des nerfs qui réchauffe le sang ; fièvre ardente que les forts dissimulent, mais qu’ils ressentent tous jusqu’à la pointe des cheveux ; passion qui vous prend l’homme à deux mains et qui vous le secoue jusqu’à extinction de force ou de vie ; synapisme énergique qui réveille les morts, et qui fait que le tronc humain le plus rongé de maladies et d’années, le corps le plus ridé, le plus jaune, le plus près de tomber en poussière, se redresse à la vie, auprès d’une poignée de cartes, et bondit sous la pile galvinique d’un monceau d’or !… Non, baisers de vierge, étreinte de femme, ivresse de la scène, trépignement du parterre, hurlement du peuple, vous n’êtes auprès du jeu qu’un chatouillement insensible, un frôlement de pattes de mouches. Rien, rien au-dessus de rouge passe, impair gagne ; rien, si ce n’est la première passe à ce jeu terrible, cette roulette sanglante où le tapis est un champ de carnage, où les enjeux sont des têtes d’hommes, où la bille est de fer, et où le banquier c’est la mort ! Oui, lorsque après avoir tiré le canon, labouré des arpens de chair humaine, sur un sol pétri de sang, dans un air embaumé de poudre et sous une voûte de flammes et de fumée, après des heures d’angoisses et d’attente, vous pouvez dire : Enfin j’ai gagné, à moi la partie… oui, là seulement il y a une volupté immense, supérieure à toutes les voluptés terrestres ; mais pour en porter le poids, il faut une organisation de fer, un crâne de Titan… Oh ! que n’ai-je eu assez de force !… Je me sentais ; j’aurais fait sauter la banque, j’aurais joué jour et nuit, toujours, ma vie, la terre, si elle avait pu trouver place sur la table ; j’aurais joué contre Dieu même, et j’aurais gagné… Mais le bonheur m’a brisé les nerfs au bout de trois heures, et je suis sorti… Ah ! povero… je ne suis qu’une femme, bonne à jouer aux hochets avec ses petits enfans. Ah ! rouge passe, impair gagne, tu m’as obéi comme un chien pendant trois heures, qui sait maintenant si je te retrouverai jamais ?… j’étouffe !…

Et le voilà qui jette sa tête brûlante à la portière, le voilà puisant avec délices les fraîches ondulations de la brise…

Son cœur se dégonfle, ses artères battent moins vite, il respire ; alors, comme un enfant qui déploie un rouleau de figures peintes, il s’amuse à voir galoper les formes sombres et fantastiques des arbres de la route ; il voit courir des maisons, des plaines, des montagnes ; des courans d’eau blanchis par la lune étincellent dans l’ombre et sillonnent ses yeux comme l’éclair ; la lune elle-même, comme une vieille pièce d’or usée, lui montre sa mine jaune et blafarde ; puis au milieu de la virginale poussière des étoiles, il cherche à distinguer la sienne ; enfin il se replonge dans le coin de sa chaise, il étale ses jambes, passe la main dans son gilet et clôt les yeux…

Les sonnettes pendantes aux oreilles des chevaux, le roulement sourd et continuel des roues, le croassement aigre des ressorts de la voiture, l’ont bientôt endormi. Mais la pensée veille et s’égare dans un rêve bizarre, il est médecin… et vite, on le vient quérir, pour saigner une femme in extremis : c’est dans une rue borgne, une maison chauve, un escalier décrépi, au cinquième étage, chez une vieille fille ; là, à la maigre lueur d’une chandelle coulante, il tire sa lancette et puise dans une veine chétive une palette de sang. Une vieille voisine veut ensuite lui apporter de quoi se laver les mains, car il n’y a pas une goutte d’eau dans la chambre, pas un linge ; pour s’essuyer, il tire son mouchoir qui lui sert de serviette ; puis il prend son chapeau, mais la vieille fille se soulève, le rappelle, et lui remet, en reconnaissance de ses bons soins, une petite boîte de trois pouces, entourée d’un petit ruban rose passé. Il ouvre la boîte, et il trouve au milieu d’une petite crèche de mousseline jaune et usée, une grosse araignée noire, couchée sur le dos, remuant avec ses longues pattes des petits morceaux de papier sur lesquels sont inscrits des numéros… et sur le revers de la boîte il lit en grosse bâtarde : moyen infaillible de gagner à la loterie ; puis la vieille fille se recouche, crache et meurt… Alors la voiture s’arrête, et le dormeur se réveille en sursaut avec la sueur froide et le tressaillement d’un homme qui a le pistolet sous la gorge ; une horrible pensée le saisit, celle d’être assassiné et volé, lui tout jeune et tout cousu d’or, sur une route et dans un pays qu’il ne connaît pas. Il se penche au carreau de la chaise, aperçoit une montagne, des arbres et l’entrée d’un village… trois bonds le mettent hors de la voiture, et le voilà sous le nez du postillon qui bat tranquillement le briquet, et qui est tout étonné de voir le voyageur si près de lui.

— Où sommes-nous ?

— À la Sauvenière, monsieur.

— Connais-tu du monde ici ?

— Oui, monsieur, pour votre service.

— Veux-tu gagner cinq florins.

— Oui, monsieur.

— Eh bien ! un nom d’honnête homme ?

— Un nom d’honnête homme ? reprend le postillon, étourdi de la demande.

— Oui, et du plus honnête…

— Eh bien ! Franz Rasmann le Hongrois, je lui prêterais ma pipe et mon cheval.

— Tiens, voilà dix florins pour ton nom, reste ici et attends-moi, et il disparaît.

Le postillon, ébahi, fait sonner les pièces d’or dans le creux de sa main, et hausse le bras pour les glisser dans le gousset de son gilet… mais sa pipe tombe et se brise en morceaux sur les cailloux.

— Malheur, malheur ! s’écrie-t-il amèrement et en branlant la tête, ma pipe est morte.

— J’ai vendu le nom d’un honnête homme à un fou… Jesus mein Gott, ayez pitié de moi !… qui sait ce qu’il en adviendra !

II.

Le soir, en été, quand le ciel a les pommettes rouges comme une jeune fille qui a chaud, si vous entrez dans un joli village des bords du Rhin au-delà de la Suisse, vous entendez chanter toutes les portes ; il y a là sur chaque seuil, comme oiseaux sur le bord de la branche, des groupes de voix argentines qui vous jettent en passant des bouffées d’harmonie… Ce ne sont, il est vrai, que walses, rondes, chansonnettes, trois ou quatre notes au plus, les airs les plus simples du monde ; mais vous donneriez pour cette mélodie les plus belles partitions, Beethoven, Mozart, et la meilleure prima dona de Saint-Charles et de la Scala, tant il y a dans les accords de ces jeunes chanteuses une fraîcheur et une pureté d’ensemble qui vous ravissent et vous émotionnent… C’est que vous êtes en Allemagne, sur un sol où l’instinct musical habite les lèvres les plus grossières et les moins habiles, et où la nature a voulu sans doute réparer les rigueurs du climat par le don d’une divine faculté : la musique, langage des âmes poétiques qui ne peuvent refléter leurs pensées par des mots ; parole vive, féconde, immense, infinie comme l’âme, nuancée comme l’arc-en-ciel : la musique est la rose de la Germanie, c’est la fleur qui répand tant de poésie dans l’air pesant et glacial du nord, et c’est avec son parfum que le pauvre Allemand, sombre et mélancolique, se crée un rayon de soleil au milieu de ses brouillards et se fait un peu de bleu dans le ciel…


Mein Schatz ist ein Reiter,
Ein Reiter muss er sein ;
Das Ross ist dem Kaiser,
Der Reiter ist mein
Der Reiter…

Mon amant est un cavalier,
Il fallait qu’il fût cavalier ;
Le cheval est au roi,
Mais l’homme est à moi
Mais l’homme…


— Jésus mon Dieu !

La chanteuse, interrompue dans son refrain, jeta un léger cri, et fit un bond en arrière… Mais elle avait la main prise et serrée dans celle d’un jeune homme.

— Ma jolie fauvette, est-ce ici que demeure Franz Rasmann ?

— Ici même, monsieur, entrez.

La jeune fille, revenue de sa peur, saute comme une petite chèvre, et poussant la porte, elle se remet à chanter d’une voix légère.


Mein Schatz ist ein Reiter,
Ein Reiter muss er sein ;
Das Ross ist dem Kaiser,
Der Reiter ist mein
Der Reiter…

III.

Une salle basse et enfumée, de vieux cadres, de vieux portraits, de grands rideaux de samis rouge, une fenêtre à verres croisés, un peu ouverte, et tout encadrée de plantes grimpantes, de vignes vierges et de pois de senteur ; une table revêtue d’un gros tapis, des chaises, un poêle dans un coin, une horloge de bois dans un autre ; sur la table, une lampe allumée, une bible ouverte, des lunettes posées en travers, des piles d’or renversées, une jeune fille qui compte, un jeune homme qui regarde… L’horloge sonne neuf heures. — Allons, puisque mon père me laisse toute la besogne, je vais compter les florins. — Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, onze… — Ce n’est pas cela, je vais recommencer. — Un, deux, trois, quatre, cinq, six.… — Ma foi, je ne puis aller plus loin !

— Pourquoi cela, mademoiselle ?

— Parce que vous me faites tromper avec vos yeux.

— Comment ?

— Vous me regardez trop.

— Qu’à cela ne tienne : vous ne me verrez plus.

— Vous vous en allez ?

— Non, je m’asseois derrière vous, voulez-vous mon genou pour chaise et mon bras pour dossier ?

— Je le veux bien, mais à une condition.

— Tout ce qu’il vous plaira.

— C’est que vous ne me toucherez pas, car je suis très chatouilleuse et rieuse.

— Soit.

— Une, deux, trois, quatre, cinq, six… Comme ils sont brillans vos beaux florins !

— C’est vrai, mais ils vont salir vos jolis doigts.

— Je vais prendre mes gants.

— Ne vous dérangez pas, voici les miens.

— Ils ne m’iront pas.

— Peut-être ?

— Oh ! quelle petite main, est-ce bien la vôtre ?

— Regardez, mesurez-la vous-même.

— Non, j’ai honte.

— Coquette, j’ai la main si faible qu’un enfant la briserait.

— Vraiment, monsieur !

— Essayez, mettez vos doigts entre les miens.

— Oh ! si je pouvais faire crier un homme.

— Quel bonheur, n’est-ce pas ? vous êtes méchante !

— Un peu.

— Quelles peines ces pauvres hommes vous ont-ils faites pour tant leur en vouloir ?

— Aucunes, c’est par instinct ou par pressentiment.

— Avez-vous jamais aimé ?

— Beaucoup, cela vous étonne ?

— Vous êtes si enfant !

— Les femmes ne le sont jamais pour aimer.

— Vous êtes charmante.

— Non, je suis folle.

— Folle à rendre fou, folle que j’aime.

— Vous voulez bien le dire.

— Mais je le pense.

— Comment se peut-il ? vous ne savez même pas mon nom !

— Qu’importe le nom quand je vous vois ?

— Le nom fait beaucoup pour aimer.

— Le nom ! c’est si peu de chose.

— C’est justement pour cela.

— Je ne conçois pas.

— Sans doute, vous n’êtes pas femme.

— Oh ! rieuse, vous vous moquez.

— Cela se peut, mais nous ne comptons pas les florins. Savez-vous, monsieur, que si je vais de ce train-là je n’aurai pas fini demain…

— Plaise à Dieu ! ma belle.

— Du tout, monsieur, je veux m’aller coucher ; allons, laissez-moi compter.

— Tout ce qu’il vous plaira, mais auparavant j’ai un autre conte à vous faire.

— Je ne comprends pas.

— Je n’y pensais plus, vous êtes Allemande ?

— Hongroise, s’il vous plaît, monsieur.

— N’importe, c’est un mauvais jeu de mot, je voulais vous dire…

— Je vous écoute.

— Je voulais vous dire que je vous aime.

— Vraiment, vous ne m’avez vue que la nuit.

— Qu’est-ce que cela fait ?

— Eh bien ! si j’avais la peau noire.

— Impossible, vous êtes blonde.

— Si j’étais contrefaite ?

— Mon bras le saurait.

— Si j’avais des yeux verts ?

— Vous ne le diriez pas, — pas plus que si vous m’aimiez.

— C’est ce qui vous trompe.

— Eh bien ! puisque vous êtes si franche, m’aimez-vous ?

— Non !

— Et pourquoi ?

— Parce que — bien des choses.

— Mais encore ?

— Parce que d’abord vous êtes un comte, et que je ne suis qu’une petite campagnarde.

— Si ce n’est que cela, je donnerais un monde de florins et de titres, rien que pour le baume de vos cheveux, et puis ?

— Parce que j’ai là quelque chose qui m’empêche de vous aimer.

— Le cœur ?

— Non vraiment, mais un petit papier.

— Un talisman peut-être ?

— Non, monsieur, un petit papier où j’ai griffonné mon idéal, celui que j’ai rêvé.

— Quelle folie !

— Moquez-vous bien, vous aurez beau rire, mais ce n’est pas vous.

— Et ce n’est pas moi, pas la plus petite chose de moi ?

— Pas un cheveu ; il est brun, et vous, vous êtes tout blanc poudré ; il se nomme Henri, et vous vous nommez Otto. — Le vilain nom !

— Ô mauvaise ! — Mais si par hasard je m’appelais Henri, si j’avais les cheveux noirs et les yeux bruns, m’aimeriez-vous ?

— Alors, alors je m’en garderais bien.

— Et pourquoi ?

— Toujours pourquoi ! Eh bien ! parce que vous joueriez avec moi comme le chat avec la souris.

— En vérité, je vous croquerais ! (Il l’embrasse.)

— Ô ! mon père, mon père !

— Chère enfant…

Un grand silence… La lampe est morte, la lune jette à travers la croisée trois fleurettes blanches sur le carreau, puis l’horloge sonne minuit. La jeune fille dort, ou rêve depuis long-temps. Quant au jeune fou, il roule en chaise de poste sur le chemin de Spa, et il rentre à l’hôtel à deux heures du matin, sans argent, sans même la quittance que lui a signée le vieux Hongrois, mais content, mais impatient de revenir le lendemain à la Sauvenière. — Le lendemain il avait pris la route de Paris, il avait reçu une lettre de France : son père était mourant.

IV.

Paris, en 1780, était ce qu’il est encore aujourd’hui, la Solfatare du monde civilisé, la Sodome de l’Europe, une fournaise d’intelligences fortes et neuves, en ébullition constante, un pandémonium de philosophes, d’économistes, de bavards et d’écrivassiers, un gouffre où s’enrôlait la bande noire des démolisseurs de trônes et d’autels : Paris enfin était un Titan couché dans la fange, écrasé sous une montagne de pierre, mais prêt à secouer le monde du moindre de ses mouvemens… Et cependant on y dansait avec autant de ferveur qu’aujourd’hui, seulement on y dansait en culottes et en paniers, avec des mouches et de la poudre, ce qui n’empêchait pas mademoiselle Arnould d’être l’homme d’esprit le plus aimable et le plus impertinent de son siècle ; M. de Mirabeau, le plus éloquent polisson qui ait mis à mal une femme et une monarchie ; et la douce, la fraîche Lamballe, la fleur la plus blanche qu’on ait vue s’épanouir dans une fontange, et que la pique d’un sans-culotte ait jamais teinte en rouge…

On dansait donc à Paris, au faubourg Saint-Germain, rue de Varennes, chez une douairière qui mariait sa fille : c’était bal de noces, — grand gala, buffets chargés à triple étage, vastes salons, peintures à la Boucher, une platelée de marquises, une tourbe de comtes, une forêt d’épées, une pluie de cordons bleus, une grêle de talons rouges, des chaconnes, des menuets, du biribi, du pharaon, force argent, force esprit, force indécence. La petite, la toute belle, la mariée en un mot, était une pauvre jeune fille bien gauche, bien innocente, sentant encore la guimpe, et qu’on avait tirée du couvent pour la farder comme une vieille, et pour la monter comme une perle sur un corps à long buste, et sur huit ou dix aunes de paniers ; néanmoins elle était jolie, un peu pâlotte malgré son rouge et ses dix-huit ans, et fort convenablement née. Elle portait d’or à la vivre d’azur, mise en bande par aucuns d’or à la bande vivrée d’azur… tout ce qu’il y a de plus inusité et d’indéchiffrable en matière blasonique, le tout avec une couronne comtale et deux cent mille livres de dot : c’était, je crois une Labaume-Maurevert. Quant au mari, l’on disait dans le monde qu’il avait plus d’aïeux que d’écus, qu’il ne prenait femme qu’afin de rétablir la balance ; car des femmes il n’aimait que la peau… Encore fallait-il qu’elle fût douce et blanche. Pour le cœur, il ne s’en souciait pas plus que d’une pelure d’orange ou d’un zeste de noix ; il avait coutume de dire que le bien qu’on en tire ne vaut pas le mal qu’elles nous font, et que d’ailleurs il y a toujours à perdre avec elles : son temps, lorsqu’elles nous aiment par vanité ; de l’argent, lorsqu’elles vous prennent par intérêt, et la santé, lorsqu’elles vous enchaînent par amour. Ce n’est pas qu’il en eût connu des milliers, mais une ou deux bien étudiées, bien retournées, lui avaient donné plus de lumières sur ce chapitre que la possession d’un harem.

C’était au demeurant un fort aimable garçon, fort bien tourné et fort original ; un homme à donner vingt Parisiennes pour un cheval anglais, et toute la littérature du dix-huitième siècle pour trois vers inconnus d’un ami des MM. de Pange. Ce soir-là, il dansait peu et jouait beaucoup. Or, tandis que sa femme passait de mains en mains, chassait, croisait, tournait, sautait à en perdre le souffle et ses jarretières, monsieur faisait rouler l’or à pleines poignées sur une table de pharaon.

Enfin, vers minuit, la mariée se retira dans son appartement avec sa mère et ses femmes. Après elle, la place resta long-temps encore à une douzaine d’enragées marquises, qui en auraient pris jusque sur l’autel, et qui dansèrent jusqu’à pâmoison ; mais la fatigue vint bientôt balayer ce reste de danseurs et de danseuses. Tout disparut, orchestre et lumières. Les joueurs eux-mêmes, race d’ordinaire inamovible et tenace, désertèrent peu à peu les rangs, ils se démolirent un à un, et quittèrent tous le salon, tous… excepté deux, et ces deux là… ils ne jouaient pas aux cartes en partie, ils jouaient aux dés, au plus haut point : ils voulaient aller vite.

— Ma foi, saute, comtesse, et toute la dot. — Mille louis, marquis ?

— Je le veux bien, jette le cornet : — trois, cinq ; perdu.

— Deux mille louis ?

— Deux, six ; perdu.

— Dix mille, marquis ?

— As, cinq ; perdu. Voilà deux cent mille livres.

— Deux cent mille livres !

— Tu n’as plus rien ?

— Non !

— Alors, bonsoir.

— Écoute, marquis, voilà qui vaut quinze mille florins. (Il tire de son cou une tresse de cheveux blonds, noués avec un petit ruban bleu, et il la jette sur la table.)

Es-tu fou, une tresse de cheveux !

— C’est quinze mille florins, te dis-je, je t’en donne ma parole d’honneur ; c’est meilleur qu’un bon de la Ferme.

— Allons, je le veux bien. — Quatre, six ; perdu.

— Encore… mille damnations !

— Plus rien ?

— Rien…

— Tarare, tu joues de malheur ; mais je ne veux pas de ta nouvelle monnaie, je t’en fais cadeau. — Au revoir, Otto.

— Bonsoir.

Le comte resta foudroyé dans son fauteuil, les yeux fixés sur la tresse de cheveux, qui venait de tomber, et les deux mains collées à son front.

Le marquis frisota son jabot chiffonné, tira ses manchettes, et passant la main dans ses cheveux, fit une pirouette sur le talon ; puis il s’éloigna en chantant entre ses dents un noël du dernier règne :


De Jésus la naissance
Fait grand bruit à la cour,
Louis en diligence
Vient trouver Pompadour. —
Allons voir cet enfant,
Lui dit-il, ma mignone. —
Mais la marquise dit au roi : —
Qu’on l’amène tantôt chez moi,
Je ne vais chez personne.

V.

À peine les talons du marquis avaient-ils quitté la porte, qu’une vieille figure, couverte d’un pied de rouge et encadrée d’un énorme catogan, se suspendit sur l’épaule du perdant, et lui contant dans l’oreille quelques fadeurs, lui rappela qu’il se faisait tard, et qu’il était marié… Ce souvenir l’impatienta vivement ; il se leva et se laissa conduire où d’autres s’élancent avec transport et le frémissement de la joie. Il entra chez sa femme pâle et froid comme un marbre, comme la statue du commandeur chez don Giovanni. — Il se trouva dans le plus élégant boudoir, sur un beau tapis de Perse, avec des fleurs, des Chinois, du silence, une douce et molle clarté, et une odeur féminine qui s’épanchait de tous les coins de la chambre ; une robe de satin à fleurs bleues, de la gaze, des dentelles, pendaient négligemment sur le dos d’un sopha, le lit entr’ouvert était vierge encore, la mariée dormait auprès dans une bergère. C’était une de ces ravissantes figures comme il en échappait souvent au pinceau suave et coloré de Watteau, une de ces mille et une animations féminines qui n’appartenaient qu’à lui seul, et qu’il savait coucher avec tant de grâce sous une douce feuillée, ou promener si légèrement sur la terrasse d’un beau jardin ; une charmante petite frimousse au teint de rose et de lait, au sourire fin et voltigeant comme l’abeille, aux petits cheveux blonds retroussés, au collier de ruban noir, et aux formes délicates, et nageant dans une grande baigneuse ondoyante, comme la vapeur ; un enfant qui dormait de bien bon cœur, et avec tout le calme d’une recluse. Madame sa mère et une foule d’amies complaisantes et expérimentées avaient eu beau dire : Vous êtes sur les limites d’une existence nouvelle, vous allez puiser une source d’émotions inconnues, ouvrez bien les yeux ; malgré sa curiosité de jeune fille, et son impatience de femme, bien que le cœur lui battît de crainte et de désir, la fatigue du bal, la lassitude de la danse, l’avaient emporté sur toutes les autres sensations ; elle avait penché sa tête, et livré ses yeux au sommeil. Sa joue, appuyée sur son bras, gardait un petit air boudeur qui lui seyait à merveille ; son autre main pendante froissait encore par intervalle les feuilles d’une rose tombée de ses cheveux, et un de ses jolis pieds, sorti de sa pantoufle, battait doucement les bords du fauteuil, et semblait répéter en dormant la mesure et la cadence d’une gavotte ou d’une sarabande. Otto ne put faire autrement que de la regarder, tant elle était gracieuse et au naturel ; il la contempla long-temps, bien long-temps, d’abord, comme une belle chose qui prend et captive les yeux, par cela seul qu’elle est belle, ensuite comme une douce lueur qui venait un moment éclairer le noir de ses idées, comme un ange qui passait dans l’enfer de son âme ; puis à force de la regarder, à force de penser à tant de jeunesse, de bonheur et de beauté, il se sentit venir au cœur ce qu’il n’avait jamais éprouvé, un froid glacial, et qui lui fit claquer les dents ; une espèce de remords, ce qui lui parut très bouffon, et ce qui le fit rire. Mais le sérieux lui remonta bien vite au visage ; alors comme une bête fauve dans sa loge, la tête pendante et l’œil hagard, il se mit à arpenter la chambre à grands pas, et de long en large ; et toutes les fois, en passant, qu’il heurtait du pied le fauteuil où reposait sa femme, un saisissement rapide, un frisson magnétique lui chagrinait la peau.

Après une perte au jeu, il n’y a guère que deux choses à faire, se jeter à l’eau, ou s’aller coucher ; le choix dépend du tempérament et de la somme perdue : toutefois, lorsqu’on n’a pas pris le premier parti, le second est un topique admirable pour apaiser les sens, et rafraîchir la tête.

Oh ! qu’il est doux, qu’il est doux, lorsqu’on a le cœur plein et la poche vide, de prendre ses jambes à son cou, et à travers vent, grêle, nuit et tempête, de grimper à son cinquième étage, de s’envelopper entre deux draps, de silence et d’obscurité, et là seul avec son infamie, de trépigner, de mordre, de jurer, de se traiter de lâche, de misérable, de se plaindre, de se maudire, de ruminer enfin son fiel et sa bile, jusqu’à ce que le sommeil et la fatigue viennent vous prendre et vous enlever dans l’autre monde. Mais retomber d’une bouillote ou d’une roulette au milieu d’une famille, coucher sa tête sur un sein de femme, entendre un cœur bondir d’inquiétude à côté de soi, voir des yeux, des bouches qui vous regardent et vous interrogent, comprimer sa rage, et ne pas pouvoir la suer par tous les pores, c’est passer d’un enfer dans un autre, c’est changer de tortures, prendre du plomb fondu après des fers rouges…, c’est éprouver le supplice d’Otto. Le pauvre diable n’en pouvait plus : pas un sou, criait-il à voix basse ; pas un sou, ruiné, rongé jusqu’à l’os, plus rien…, et de la misère, de la misère pour deux, pour trois, pour quatre…, car la misère est prolifique en diable ; de la misère… impossible ! Il y avait une carafe pleine d’eau sur la cheminée ; Otto la prit, et l’aspirant avec énergie, il la vida d’une seule haleine, tant il avait soif… ; il recommença ses grands pas, et se remit à tourner autour de la chambre en répétant toujours sourdement comme Hamlet : De la misère… pouah !… Oh ! rien n’est mauvais comme de tourner ; le loup tourne, la sorcière tourne, l’aigle tourne ; tourner appelle le mal ; l’enfer vient en tournant. Plus le conte ajoutait de pas et nouait de cercles, plus sa tête échauffée s’égarait ; il allait, il allait comme une jeune fille qui se laisse emporter au courant d’une walse, comme un enfant qui marche dans le brouillard ou le vertige… Ses yeux étaient blancs, ses lèvres blanches, et ses joues brûlantes ; il vomissait de sa bouche une foule de paroles sourdes et inarticulées, et tout son corps tremblait. Tantôt de ses deux mains, il froissait et retournait autour de son cou la tresse de cheveux qu’il avait arrachée de son sein et jouée dans sa frénésie, comme une poignée d’or ; tantôt il saisissait la garde de son épée, et la tirant à demi du fourreau, il semblait vouloir l’employer à quelque triste dessein ; il ouvrait la fenêtre, et regardait au bas ; il paraissait irrésolu, incertain du choix, et comme calculant les chances de mort plus ou moins prompte ; puis il reprenait sa course. Mais la mort était toujours dans ses yeux, ses gestes et sa pensée. Enfin, il s’arrêta haletant, et n’en pouvant plus, pour contempler les traits calmes et purs de sa jeune épouse. La pauvre fille, si le sommeil l’avait abandonnée dans ce moment, si ses yeux avaient contemplé cette figure enlaidie et tirée par le désespoir, elle en serait morte de peur ; mais elle ne se réveilla pas, et son mari la levant sur ses deux bras, courut, au bord de la fenêtre, la suspendre sur une abîme de trente pieds. — La fenêtre donnait sur la rue. — Personne, et tout pavé. — Il mit un pied sur le balcon, regarda sa dormeuse, et s’écria : Allons, d’une pierre deux coups… Mais dans ce moment l’horloge des Missions sonna quatre heures. On était encore en été, le soleil blasonnait le ciel de barres blanches et jaunes, un air frais et l’impression du vent réveillèrent l’enfant ; elle ouvrit deux grands yeux bleus, jeta ses bras comme une chaîne autour du cou de son mari, et approcha sa joue si près des lèvres d’Otto, que… l’infâme aima mieux vivre, et le mariage fut consommé…

VI.

Une fin d’automne est triste : nature qui vous fait tant de bien au printemps, qui vous éclaircit l’âme comme le ciel, et qui du moindre buisson vous jette un sourire ; nature en novembre vous contriste et vous désole ; le ciel est terne, les feuilles sont jaunes, les arbres noirs ; il fait froid, l’âme frissonne au-dedans du corps, et les idées de mort vous tombent des arbres avec les feuilles. Enfin l’on a besoin de rencontrer des gens qui marchent, qui remuent, qui parlent, qui se portent bien ; du mouvement, de l’action, pour croire à la vie. C’est surtout dans un pays de montagnes et peu habité que ce déclin de l’année impressionne péniblement : là, tout contribue à la tristesse, de grandes masses noires, immobiles comme des tombes, un jour qui filtre avec peine à travers leurs croupes rases et pelées, et nul être vivant ; ou bien une vache, une chèvre, qui pendent aux flancs d’un coteau ; aussi, le séjour des eaux, si ravissant et si frais l’été dans la montagne, devient-il un désert et une solitude affreuse au commencement de la mauvaise saison. C’était donc par une fin d’automne bien triste qu’une petite cariole d’osier, attelée d’un petit cheval maigre, roulait sur la route de Spa à Malmédy.

L’intérieur de la voiture était composé du conducteur, maître de la cariole, et de deux voyageurs : le plus jeune occupait le fond, assis sur des paquets, emmailloté dans un manteau, et le chapeau sur le nez ; le plus âgé partageait la banquette du cocher : c’était un gros Allemand, frais, taciturne et grand fumeur. À une petite lieue de la ville, ce brave homme tira sa blague, bourra sa pipe et battit le briquet ; alors ses joues devinrent un volcan et laissèrent échapper des flots de fumée, capable d’asphixier un monde. Son compagnon de droite n’eut pas plus tôt senti l’odeur du tabac, qu’il tira de sa poche un grand tuyau de pipe, en corne, et dépourvu de cheminée. Alors sans s’inquiéter, et comme s’il eût tenu entre les dents le plus beau houka de l’Inde, la plus belle écume de mer chargée du meilleur Saint-Vincent, il se mit à sucer gravement le morceau de corne, à gonfler sa joue et à cracher de temps à autre, comme un véritable fumeur. Grande fut la surprise du voyageur mais en sa qualité d’Allemand, il laissa couler quelques minutes avant de faire paraître son étonnement ; il attendait toujours une cheminée au bout de la pipe, du tabac et l’étincelle du briquet ; point, rien n’arrivait. — L’autre fouettait toujours son petit cheval maigre, et fumait toujours son morceau de corne. Enfin, impatienté de voir un homme fumer sans pipe, il ouvrit largement la bouche, et s’écria d’un ton de colère : — Sacremann ! garçon, as-tu le diable au corps ?

— Vous l’avez dit, reprit le conducteur.

L’Allemand, surpris de cette réponse, devint tout rouge ; il resta muet, et puis il fit un signe de croix, car il était bon chrétien, quoiqu’il fût de la confession d’Augsbourg, et par conséquent schismatique.

— Le diable ! le diable ! reprit-il…

— Oui, monsieur, le diable lui-même ; j’ai eu le malheur d’être son postillon une fois en ma vie ; j’ai brisé à son service la meilleure pipe que l’on eût encore fabriquée, et depuis ce jour je suce un morceau de corne ou de sureau, afin de ne pas perdre l’habitude de toute mon existence, et d’empêcher mes lèvres de se refermer l’une sur l’autre, comme le couvercle d’une tabatière…

— Ohé ! ohé ! oh ! dia, dia !

— Le diable, le diable ! continua le gros Allemand.

— Oui, mein herr, lui-même en chair et en os. Un beau jeune homme ma foi, tout frisé, blanc poudré, cousu d’or, et de belles paroles, un mauvais garnement, un Français enfin… c’était bien le diable, car il m’a volé un nom d’honnête homme pour six florins ; il a perdu une jeune fille, et ruiné un brave militaire, le vieux Rasmann le Hongrois… Il y a bientôt deux ans de cela… Oh ! il m’en souviendra long-temps, toute ma vie… rien que d’y penser, j’en ai les larmes aux yeux… Ohé ! ohé ! oh ! oh !

— Prends y garde, garçon, ton cheval fait un faux pas ; prends garde de verser…

— Ohé ! ohé ! ce n’est rien ; allons, Saxon mon ami, du courage, nous voilà bientôt arrivés… Ce pauvre monsieur Rasmann, ruiné, entièrement ruiné, et obligé d’aller habiter une misérable chaumière hors du village, bien loin de la Sauvenière, lui qui était riche, content, heureux, lui qui avait une si belle et bonne jeune fille !… et dire que c’est par ma faute… parce que j’ai conduit le diable une fois, une seule fois… Oh ! c’est vraiment à fendre le cœur d’un homme qui a un peu de conscience… Jesus mein Gott, ayez pitié de moi !…

— Vraiment, mon garçon, si tu continues, je vais pleurer avec toi… Mais dis-moi donc, comment le diable ?…

— Oh ! monsieur, c’est une histoire trop malheureuse et trop longue à raconter… J’ai juré depuis le jour fatal de ne plus fumer et de n’en souffler mot… Aussi bien nous voilà dans le village, le pavé sonne sous le sabot du cheval, et les lumières étincellent comme des étoiles… Allons, allons, Saxon mon ami, arrêtons-nous ; oh ! oh ! oh ! oh ! pas plus loin, c’est ici qu’est l’avoine. — Le cheval s’arrêta, la cariole craqua sur ses fondemens d’osier, et de son gouffre de toile cirée, sortirent le conducteur, l’Allemand et le jeune homme au manteau. Les deux voyageurs payèrent silencieusement le prix du voyage, et se séparèrent l’un de l’autre. Le premier dirigea ses pas vers un mauvais cabaret, décoré, pour enseigne, d’une branche de pin toute jaune et à demi dépouillée. Le second resta à la tête du cheval, et tandis que le conducteur rattachait la boucle de la sous-ventrière de la bête, il lui adressa quelques mots du fond de son manteau.

— C’est ici la Sauvenière, brave homme ?

— Oui, monsieur.

Restes-tu ici long-temps ?

— Oui, monsieur, jusqu’à demain.

— Eh bien ! si tu veux me ramener à Spa, tiens-toi prêt de bon matin.

— Oui, monsieur.

— Voilà pour boire à ma santé.

Le jeune homme laissa tomber dans la main du conducteur un thaler.

— C’est tout ce que je puis.

— Vous êtes bien bon, monsieur ; à demain, devant le cabaret ; à demain, monsieur.

Le jeune homme disparut, et le vieux conducteur le regarda long-temps, comme frappé d’une idée qui repasse dans la tête, d’un souvenir qui revient ; il lui semblait avoir entendu autrefois un son de voix pareil ; il croyait avoir vu une taille semblable, et deux yeux aussi flamboyans se reposer sur son visage ; il chercha long-temps les traces de ce souvenir dans les cases de sa mémoire ; mais ne pouvant pas les trouver, il examina son thaler, serra son tuyau de pipe, et mit son cheval à l’écurie.

VII.

Otto, car c’était lui qui venait d’arriver à la Sauvenière, dans une mince cariole, Otto ne fut pas long-temps sans trouver la chaumière du vieux Hongrois ; à une demi portée de fusil du village, il découvrit, au milieu d’un petit bouquet de pâles bouleaux, et sur le bord d’un ruisseau rapide, un bâtiment assez vaste, au dos duquel était appendu, comme un nid d’hirondelle au flanc d’un mur, un long toit de sapin qui descendait jusqu’à terre ; ce toit cachait ou couvrait une ou deux croisées à travers lesquelles filtrait une faible lueur rouge. Ce fut vers ce hangar, cette chetive maison, que le comte dirigea ses pas.

La porte était ouverte, il entra dans une salle basse et humide. D’abord il ne vit rien ; mais bientôt, à l’aide de plusieurs charbons qui roulaient dans l’âtre, et à force de rester dans l’obscurité, ses yeux, comme s’il eût été dans une cave ou une prison, percèrent peu à peu l’ombre épaisse, et finirent par distinguer, au coin de la cheminée, un vieillard à demi perdu dans un grand fauteuil de chêne. Son front, chauve et poli comme un genou de femme, luisait à la lumière du feu ; ses bras, agités par un mouvement régulier, allaient et revenaient en harmonie avec son pied. On aurait dit qu’il jouait d’un instrument et qu’il battait la mesure ; il filait tout simplement, il filait une grosse quenouille de lin, sans s’apercevoir le moins du monde qu’il venait d’entrer quelqu’un. — Un ouvrage de femme dans une main d’homme est presque toujours un cachet de décrépitude ou d’imbécillité ! Otto, tout préoccupé qu’il était, ne put s’empêcher d’y réfléchir pendant une ou deux minutes ; il resta là, devant ce vieux fileur, les bras croisés et l’œil tendu, comme un voyageur près d’une ruine ; il pensait aux ravages du temps, il avait peine à concevoir que ce corps d’homme, si ferme et si robuste autrefois, branlât maintenant comme une vieille lampe sans lumière ; que ces genoux vigoureux, qui avaient poussé un cheval au milieu d’une mêlée, fussent si chétifs et si retirés ; que cette main, si bonne à manier un sabre, eût tout au plus la force de soutenir un fuseau ; enfin, que toute la pensée d’un homme fût réduite au mouvement d’un rouet.

Ô décrépitude, ô vieillesse malheureuse ! que la mort est belle et desirable quand l’âme est ferme et le corps droit ! qu’il est beau de tomber jeune et dans toute sa force !

Otto s’approcha du fileur, et tirant son chapeau :

— Monsieur Rasmann, j’ai l’honneur de vous saluer.

Le bonhomme ne répondit pas, et continua d’agiter son rouet.

— Est-ce à monsieur Franz Rasmann que j’ai l’honneur de parler ? cria-t-il plus fort.

Le bonhomme s’arrêta enfin, et le regarda.

— Je ne crois pas, monsieur, que vous puissiez me connaître, car il y a fort long-temps que vous ne m’avez vu ; mais mon nom peut-être…

Le bonhomme se leva, et fit un léger salut.

— Je suis le comte Otto.

Le vieillard rida son front, leva la tête, et répéta lentement : Le comte Otto !… puis il regarda une seconde fois l’étranger, se mit à trembler de tous les membres comme un fiévreux, et les mains pendantes, les yeux hagards, il laissa tomber sa quenouille par terre. Aussitôt la salle fut éclairée d’une lueur subite, une jeune femme apparut une lampe à la main, entre l’étranger et le vieillard. — Mon père, allez vous coucher ! — Ces paroles semblèrent produire sur lui un effet magnétique. L’obéissance d’un chien au maître qu’il redoute et qu’il aime n’est pas plus prompte et plus spontanée que celle de ce vieux père à son enfant.

Il se leva sans mot dire de son grand fauteuil, abandonna son travail, et comme un marmot qui cède à la voix de sa mère, il s’en alla, deçà, delà, piétinant, heurtant, et sans penser une seule fois à retourner la tête. — II ouvrit une porte et disparut.

La jeune femme resta dans la même posture, debout, immobile, les bras appuyés sur le dos du fauteuil, et les yeux fixés sur les pas de son père ; le mouvement précipité de sa gorge, le va-et-vient de sa collerette à demi flottante décelaient son trouble et son émotion.

Quand aucun bruit ne s’entendit plus, elle s’écria d’une voix faible et altérée :

— Est-ce bien vous, monsieur ?

Le comte ne répondit point, il secoua son chapeau humide de la brume du soir, essuya son front baigné de sueur, et s’approcha du feu.

— Est-ce bien vous, monsieur ? oh ! vous venez bien tard !

— C’est vrai, mademoiselle, je viens bien tard, peut-être trop tard.

— Oh ! monsieur le comte, non, non, ne le croyez pas.

Et aussitôt ouvrant le fichu qui couvrait sa poitrine, elle en tira un petit morceau de papier plié qu’elle présenta au nouveau venu, en ajoutant avec une sorte de fierté :

— Voilà le reçu que mon père vous a fait de vos 15,000 florins, le voilà tel que vous l’avez laissé… il ne m’a jamais quitté, — et demain, monsieur… demain…

Elle n’acheva pas, tant sa voix tremblait. L’effort qu’elle avait fait pour maîtriser son émotion, le ton qu’elle avait pris pour se délivrer de son père, ces nouvelles paroles, la présence du comte, tant de coups portés à la fois suffisaient pour ébranler les nerfs d’une pauvre fille ; aussi ses genoux plièrent, et elle se laissa tomber dans le fauteuil qui était placé devant la cheminée. Otto, la voyant chanceler, s’était élancé vers elle, il l’avait soutenue dans ses bras, il s’était assis auprès sur une mauvaise chaise. Aussitôt qu’elle eut repris ses sens, elle se mit à regarder son amant avec une joie toute céleste ; il semblait qu’elle n’avait pas assez d’yeux pour le contempler, pas assez d’oreilles pour l’entendre. Il était beau comme un astre, mélodieux comme une lyre ; elle ne s’en lassait pas, et prenant ses deux mains, elle les portait à ses lèvres et les baisait comme une folle.

— Ô Henri, s’écriait-elle, que vous avez tardé à venir ! que d’heures de peines et d’angoisses j’ai passées en votre absence ! comme j’ai compté les minutes depuis le jour où vous m’avez quittée ! trois années ! trois années entières à écouter le bruit de vos pas, c’est bien triste et bien long pour une fille comme moi, faible et seule avec un vieillard, au milieu des montagnes ! Aussi je n’ai plus paru une seule fois aux Kermesses, je n’ai plus dansé, je n’ai plus chanté comme avant, j’étais toujours à la fenêtre ou sur le pas de la porte ; je tricotais et ne faisais pas une maille, j’attendais, et vous ne veniez pas… Les hommes sont cruels, n’est-ce pas ? bien cruels !

Otto avait retiré ses mains des lèvres de la petite Allemande, et la regardait sans répondre.

— Vous me regardez, ô mon bien-aimé ; hélas ! je ne suis plus qu’une mendiante. La fièvre a pris toute la chair de mes os, le vent du nord a terni la belle couleur de mes joues. L’aubépine de mai ne sera plus jalouse, je ne suis plus rose et blanche comme elle, je ne suis plus la fauvette que vous avez surprise un soir chantant au bord de son nid. — Ce pauvre cœur, vous l’avez rempli d’amour, vous l’avez inondé comme une petite fleur des champs à la première goutte d’eau qui tombe du ciel, et il s’est brisé. Oh ! je ne suis plus qu’une ombre maintenant, voyez mes bras comme ils sont frêles ! ma poitrine, comme elle est maigre ! Maintenant c’est à faire peur, j’ai tant souffert !

— Pauvre fille !

— Oh ! oui, vous dites bien vrai, en m’appelant pauvre et misérable, car on ne peut l’être plus que moi, et mon père. Il est dur, quand on a été élevé dans l’aisance, de tomber dans le besoin, il est affreux de passer sa vie à coudre et à filer, et pourquoi ? pour gagner à peine de quoi vivre. Que voulez-vous ? le malheur est entré dans notre maison comme un soldat ; il a tout pillé, tout saccagé. Mon père a été traîné deux fois en prison, et là je l’ai suivi, j’ai partagé son pain noir. Lorsque nous sommes sortis, l’on m’a traité d’enfant sans mère, l’on a voulu m’enlever des bras de mon père ; alors il a été obligé de donner de l’argent. Il en a tant donné, qu’il a fallu quitter notre maison de la Sauvenière et venir nous loger ici, dans cette triste masure, où nous vivons comme nous pouvons tous les deux, et où il y a des jours où nous manquons presque de tout.

— Est-il possible ?

— C’est la vérité, reprit Beata, c’est la pure vérité, et il suffit de jeter les yeux dans l’intérieur de cette chambre, et sur la nudité des murs, pour voir que je ne mens pas ; et pourtant, Henri, j’étais destinée à être plus heureuse, à porter, comme vous, de fines mousselines et de belles dentelles ; j’étais faite pour être grande dame, car ma mère descendait d’une noble famille de Presbourg. À Spa, la maison qu’elle habita durant le temps qu’elle prit les eaux, et dans laquelle je vins au monde, porte encore, à l’entrée, un tableau peint de barres noires et jaunes, avec une belle couronne d’or. Je n’ai jamais vu ma mère, elle mourut que j’étais toute petite, Henri, toute petite !…

Je m’en souviens à peine ; ce que je n’ai pas oublié, c’est qu’elle m’appelait Beata, sa jolie Beata ; — cela veut dire heureuse en latin, les Hongrois parlent cette langue comme l’allemand : mon père m’en avait appris quelques mots autrefois, mais je n’en sais plus rien maintenant. Depuis trois ans surtout, je ne sais plus distinguer une lettre d’une autre ; je n’ai pas même ouvert ma bible, et c’est un grand péché : aussi Dieu devait me punir cruellement. Pourtant je ne me plains pas, oh ! non, je ne me plains pas, Dieu m’a ramené celui que j’aimais et que j’aime plus que ma vie.

Et en parlant ainsi, elle se jeta au cou de son amant.

Il y avait de la confusion dans la tête de cette douce enfant, mais à travers ce chaos d’idées on sentait percer une chaleur d’âme qui aurait attendri le cœur le plus dur. D’ailleurs il fallait s’attendre à tout, à ce déluge de paroles et à cette exaltation de pensées. Quand le cœur a été long-temps comprimé, il faut qu’il se dilate ; chez les femmes surtout, l’épanchement est nécessaire, il se fait toujours par les lèvres ou par les yeux. Otto n’avait jamais attaché grande importance à la conquête de cette jeune fille, il avait considéré sa liaison avec elle comme une affaire de sens, comme une aventure de montagne, une heureuse fortune qui peut arriver à tout homme bien tourné, que l’on est sot de laisser échapper, mais qu’il ne faut pas prendre au sérieux, et qui n’engage à rien. Évidemment il s’était trompé ; loin d’agir sur une nature commune, il avait rencontré des nerfs délicats, une organisation fine et supérieure. Alors le sentiment qu’il avait communiqué si légèrement avait pris de la force, le malheur, les revers, l’absence, et une foule d’accidens l’avaient constamment entretenu, irrité ; maintenant les nouveaux événemens le portaient à son plus haut degré d’énergie.

Otto comprit le mal qu’il avait fait, mais il ne vit pas les suites qui pouvaient en résulter. Soit insouciance ou confiance en son étoile, il se livra tout entier à l’impression du moment ; malgré l’air de pauvreté répandu autour de lui, malgré les paroles du voiturier et tout ce qu’il venait d’entendre ; l’amour de Beata, sa chaleur de sentiment trop vraie pour être feinte, lui avaient répondu de la probité du vieillard ; certain de retrouver encore un peu d’argent, il ne pensait plus qu’à recouvrir de miel les plaies qu’il avait ouvertes, qu’à s’abandonner aux caresses empressées de la bonne petite, et par des promesses et des assurances, à lui donner le change sur l’avenir. Il lui jura qu’il l’aimait toujours, qu’il ne l’avait pas oubliée, que des circonstances graves et imprévues l’avaient seules retenu loin d’elle.

Il faut si peu de choses pour consoler une femme qui vous aime, un rien, un regard, un baiser sur le front. Beata le crut, et lui, comme il était fatigué de la route, et comme il avait besoin de somme, il s’étendit dans le fauteuil, jeta son manteau sur ses épaules et dormit.

VIII.

La nuit s’avançait ; la nature au dehors était ébranlée par la tempête. On entendait gémir les bouleaux, et les sapins aux larges branches criaient et hurlaient comme les amarres d’un vaisseau ; le vent, s’introduisant dans les petits trous des fenêtres et dans le joint des portes, produisait des gammes de sifflemens aigus, tandis que la rafale, s’abattant sur le toit, semblait y rouler d’énormes pierres et bondir comme l’avalanche. La pluie fouettait les vitres. Les grélons, tombant dans l’âtre de la cheminée, avaient éteint le peu de feu qui brûlait encore. Plus de lumière. La seule clarté qui apparût quelquefois était celle de la lune, lorsque voguant à travers des flots de noirs nuages, elle découvrait son disque et jetait de grands éclairs blafards sur la terre.

Cependant le fracas extérieur n’empêchait pas le voyageur de dormir. Il n’entendait rien, pas même Beata, qui, légère comme un oiseau, tournait et retournait autour de lui. D’abord elle avait rallumé dans l’âtre quelques brins de sarment, afin de réchauffer ses pieds ; mais l’eau continuant à tomber dans la cheminée, elle avait renoncé à son travail, et comme la femme de la Bible, comme la bonne Ruth, elle était revenue se coucher auprès de son amant. Peu à peu ses mains soulevèrent les plis du manteau qui le couvrait, et lorsqu’elle eut assez fait, et qu’elle fut certaine de ne pas l’éveiller, elle se glissa jusqu’à son cœur. Aimante créature ! comme elle était heureuse ! un bien perdu et retrouvé est si cher ! elle aurait voulu mourir ainsi ; elle aurait désiré que ses deux bras devinssent chaînes d’airain, afin de ne plus se séparer de son idole.

Cependant Otto tout d’un coup s’agite, il lève la tête et ouvre les yeux ; il sent comme une main froide et osseuse passer sur sa figure et s’arrêter sur son cou, le frisson lui court par tous les membres ; il veut détacher son bras des plis du manteau, mais avant d’y parvenir, une voix qu’il croit bien loin de lui, mais qu’il reconnaît de suite, s’écrie :

— Mon père, mon père, allez vous coucher.

Aussitôt il voit à la lueur de la lune, entre la fenêtre et la cheminée, une forme d’homme se dessiner. Cette ombre vacillante s’arrête, paraît hésiter, et sans gémissement, sans plainte, elle prend une direction et se perd dans l’obscurité. Son apparition fit peu de bruit, quelque chose sembla traîner sur le carreau, et tout rentra dans le silence. Otto, qui doutait encore de ce qu’il venait de voir et d’éprouver, tant l’apparition et la disparition avaient eu lieu rapidement, ne se donna pas le tourment de chercher ce que ce pouvait être ; il se contenta de dire :

— Est-ce vous, Beata, qui faites tout ce train ?

— Oui, c’est moi.

— Et pourquoi donc, ma belle ?

— Je ne puis dormir, il fait tant de vent.

— La nuit est donc bien mauvaise ?

— Oui, bien mauvaise.

Et la conversation en resta là. Le comte pencha la tête de nouveau, et ferma les yeux. Quant à la jeune fille, toute tremblante encore d’émotion, elle reprit sa place aux pieds de son amant, mais elle ne dormit pas. La scène qui venait de se passer avait été pour elle une révélation terrible ; elle avait découvert le déshonneur d’un père, elle venait de sauver la vie du comte.

IX.

Prenez une pierre, jetez-la selon le libre arbitre, à droite ou à gauche ; il s’établira une multitude de faits successifs résultant du jet de la pierre, inévitables et rigoureux. Ainsi, en bien ou en mal, la fatalité prend les actes, des mains de la liberté humaine, et en fait découler impitoyablement la ruine et le bonheur. Ainsi le jour qui se levait était triste pour la famille du Hongrois et pour le comte lui-même.

— Votre père est-il éveillé, Beata ?

— Je ne le crois pas, il ne se lève pas si tôt.

— Est-ce que vous souffrez ? vous avez la tête dans vos mains.

— J’étouffe, et j’ai les pieds froids.

— Pourquoi ne pas faire de feu ?

— Il n’y a pas de bois.

— Mais le voisin ?

— Nous n’en avons pas.

— Et ce bâtiment qui est près de cette maison ?

— C’est une usine qui n’est pas achevée.

— Vous êtes bien malheureuse !

— Oh ! oui, bien malheureuse !

— Que puis-je faire pour vous ?

— Tout ! — m’emmener d’ici.

— Et votre père

— Qu’importe, si vous m’aimez ?

— Hélas ! Je ne le puis.

— Alors, que le bon Dieu ait pitié de moi !

Beata prononça ces dernières paroles d’un accent si singulièrement triste, que le comte se sentit ému jusqu’au fond des entrailles, il la regarda ; elle était sur sa chaise, immobile, les yeux fixes et le visage tout pâle.

— Mon enfant, vous vous faites mal en restant ainsi, sortons.

— Où aller ?

— Sur la montagne, le long du chemin, prendre l’air un instant.

— Je le veux bien.

Otto prit son manteau, en couvrit les épaules de Beata, et boutonnant son frac, ils sortirent bras dessus bras dessous.

Ils s’apprêtaient à descendre la route qui mène au hameau de la Sauvenière, lorsqu’ils virent un homme venir au-devant d’eux ; ils rebroussèrent chemin, et remontèrent le cours du gros ruisseau qui coulait au pied de la maison.

Le soleil se montrait un peu ; la terre, lavée par la pluie et affermie par le vent, sonnait sous les pas, et faisait étinceler comme des paillettes mille petites pierres de toutes les formes et de toutes les couleurs. La température était moins froide qu’à l’ordinaire, il y avait comme un sourire de printemps dans ce dernier rayon d’automne, et l’on aurait dit deux amans qui s’en allaient chercher l’ombre et la solitude. Pourtant ils ne parlaient pas. Tant que le ruisseau traça ses détours dans la prairie, ils eurent assez beau chemin. Mais bientôt la scène changea, les roches apparurent, et le ruisseau devint torrent. Ce fut une onde impétueuse et chargée de fange, roulant tantôt sur les roches, et tantôt se précipitant en forme de cascade ; un bruit assourdissant, et le mugissement perpétuel d’un troupeau de bœufs. Les obstacles s’accumulaient devant eux, ils furent bientôt dans un vrai désert. Là le vent et la tempête de la nuit dernière avaient amoncelé leurs victimes, des roches en éclat, de grands arbres courbés et renversés, puis des bouquets de sapins s’écrasant les uns les autres, ou foulés comme l’herbe sous les pas d’un enfant. — On sentait que le génie du mal et de la destruction avait dû se ruer à son aise au milieu de ce chaos. Il fallait aussi que les promeneurs prissent plaisir à la contemplation de ces ruines gigantesques et naturelles, car ils ne s’arrêtèrent pas et continuèrent leur marche. Où allaient-ils ? Dieu seul le savait. Ils montèrent encore, ils montèrent jusqu’à une roche autour de laquelle il fallait tourner, et qui avait quelque chose d’affreux à la vue.

Cependant, arrivé à une certaine hauteur, Otto jugea prudent de revenir sur ses pas ; il se faisait tard, et le vieillard pouvait être levé. Alors il prit la jeune fille par le bras et redescendit avec elle. Ils suivirent la même route, marchant, tantôt l’un devant l’autre, tantôt de front, s’aidant et se soutenant mutuellement. Le torrent bondissait encore au-dessous d’eux. Beata avait la tête penchée et descendit silencieuse, aussi nonchalamment qu’elle était montée.

Tout à coup elle s’arrête, il fallait franchir un tronc d’arbre unissant deux roches.

— Qui vous fait peur, Beata ?

— Rien, mais je ne puis passer.

— C’est un enfantillage, vous avez bien passé en allant.

— Le torrent m’étourdit.

— Donnez-moi la main.

— La voilà.

— Prenez garde, nous tombons…

— Pardonnez-moi, Henri !…

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Oh ! méprise qui voudra le cœur des femmes, c’est le plus pur limon qu’ait pétri la main de Dieu. Rien n’est sublime comme de voir la nature des anges servir à deux genoux la force humaine, de voir les femmes se faire un bonheur de la souffrance, et tourner pour elles seules le calice amer qui passe à la bouche des hommes. C’est toujours pour elles la continuation des angoisses du Sauveur ; c’est l’agonie immense et acceptée avec joie au jardin des Olives. — Pauvres femmes ! méprise qui voudra vos nobles cœurs ; s’il y a un paradis, votre place y sera plus belle que la nôtre, et s’il est une justice, elle sera plus indulgente pour vos crimes que pour nos fautes.


Édouard Willer.