Bayreuth sous Hitler

Texte établi par La Revue hebdomadaire, Plon-Paris (p. 3-10).

BAYREUTH SOUS HITLER



Des ondulations larges, parfois abruptes, d’amples prairies coupés d’arbres fruitiers et de céréales ; sur les sommets de noires et profondes forêts, descendant parfois jusqu’aux ruisseaux retentissants ; vers le sud, les eaux vont au Danube, vers les nord, au Main. C’est la Franconie. Des villages pimpants et élégants, des maisons avenantes, quelques-unes polychromes, aux murs et volets peints de frais. Tous les balcons sont fleuris. Au loin, des groupes de jeunes gens se livrent à des exercices sportifs, qui ressemblent fort à du service en campagne. Sur les routes bien entretenues, moins larges que les nôtres, défilent les sections nazistes dans un ordre impeccable sous la forêt des drapeaux rouges à croix gammée ; plus loin les enseignes carrées des légions romaines, surmontées d’un aigle d’or, claquent au vent.

Dans les bourgades, comme dans les vastes villes aux maisons cloisonnées, sous les hauts pignons gothiques, les brasseries sont prises d’assaut ; les gens sont bien vêtus ; rien de minable, rien d’étique, les Allemagnes (vues de l’extérieur) donnent une impression frappante de prospérité, voire de richesse plantureuse… Une vaste kermesse dans une paix sentimentale et ménagère ; la Germanie est le pays de toutes les contradictions et des amples contrastes.

Des Allemands m’affirment que dans les villes strictement industrielles, la misère est terrible… Nous verrons.

Voici onze mois que je n’avais couru l’Allemagne ; en une année bien des choses ont pu changer.

Bayreuth, que traversa Napoléon dans sa fameuse marche stratégique qui le conduisit à Iéna, une petite ville de 30 à 40 000 habitants, assez industrielle, déshonorée par de hautes cheminées d’usines, paisible, riante parmi les jardins fleuris, ceinte de fraîches forêts.

L’an de grâce 1933, « l’année de Wagner », comme on dit en Germanie, rassemble, sur la « Sainte Colline », ces pèlerins venus des quatre coins du monde. Wagner, dramaturge, musicien, poète et philosophe, répand toujours sur l’univers une fièvre admirative que les années semblent attiser encore. Cinquante ans ont passé sur la tombe du maître, et l’œuvre prodigieuse du poète-musicien se dresse sans une ride, dans une telle pureté de style, dans une telle harmonie de proportions qu’on ne peut concevoir ni imaginer œuvre humaine plus haute, d’une aussi vivante, frémissante et noble splendeur.

Le théâtre idéal que Wagner rêva, voulut et construisit, va connaître une fois de plus la gloire de représentations incomparables, écoutées dans le respect et la ferveur, encore que le festival ait comporté quelques erreurs légères.

Bayreuth est pavoisée en l’honneur du chancelier : une profusion d’oriflammes écartelés de croix gammées, les portraits du Führer voisinent avec les innombrables effigies de Wagner, la nouvelle Allemagne étale naïvement devant ses hôtes son audace et ses espoirs. Bayreuth est présentement un poste d’observatoire de choix.

Dans l’immense théâtre, dans la non moins vaste salle de restaurant où les tables sont prises d’assaut pendant les interminables entr’actes, où se montre le roi d’Espagne, le roi Ferdinand de Bulgarie, la princesse de Savoie, les ambassadeurs de France et d’Italie, le prince Auguste de Hohenzollern, les princes de la maisons de Bavière ; parmi le menu fretin des auditeurs émergent quelques personnalités de choix.

De nombreux uniformes. L’Allemagne militaire et féodale ne tardera sans doute point à renaître de ses cendres. Ces officiers qui écoutent les bavardages sublimes, héroïques et philosophiques du « Ring », portent d’élégants uniformes, neufs et bien coupés, qui tranchent parmi les smokings et les robes basses, lesquelles voisinent avec les vêtements de sport… Que de contrastes dans la lumière ou dans le silence ! Parmi les jardins aux larges allées, de magnifiques voitures. À côté des riches agrariens, on se montre les puissants industriels ; ils sont tous là, sauf les Israélites qui n’ont plus dans le temple de Wagner que quelques sièges…

Un peloton d’infanterie, baïonnette au canon, rend les honneurs au dictateur, acclamé, chaque fois qu’il se montre, avec une violence ardente, mais contenue. Auprès du dictateur nazi, assez vulgaire, le prince Auguste, fils de Guillaume II, en uniforme de général hitlérien ; les femmes font la révérence, les officiers baisent la main du prince. Ce geste n’est peut-être pas très démocratique, mais l’Allemagne d’Hitler se moque de la démocratie comme d’une noix vide. Un certain jour, le Führer ayant dû s’absenter, la représentation du Siegfried fut retardée d’une heure sans explication, parce que tel était le bon plaisir de Son Excellence ; les Allemands s’exécutèrent « sans hésitation ni murmure » comme il est dit dans nos règlements militaires. Jamais les Wittelsbach n’auraient osé prendre de telles libertés vis-à-vis de leurs sujets. Autre temps, autres mœurs !

Il est présentement dans la norme germanique, de comparer Hitler à Wagner et à Gœthe ! L’Olympien de Weimar et le Titan de Bayreuth sont les cimes de la culture germanique. Quelle figure peut faire l’ex-ouvrier, peintre auprès de ces géants ? « Il nous apporte l’espérance », répondent les Allemands. Nos interlocuteurs ajoutent, ou n’ajoutent pas, suivant les circonstances, qu’Hitler promet aux Germains de reconstituer leur pays dans sa toute-puissance, tel qu’il était avant 1914 ; il ira plus loin, il fera renaître le Saint-Empire romain-germanique, que Napoléon détruisit au traité de Presbourg.

Il ne s’agit plus pour la Prusse de fédérer tout ce qui est allemand, mais de l’absorber. « L’idée allemande » a refait l’unité du Reich, compromise par la défaite, elle essais de conquérir l’Autriche ; ce sera ensuite le tour de la Suisse alémanique, puis de l’Alsace (sic)… Ainsi se construira le nouveau Saint-Empire ; car l’hitlérisme, malgré quelques ressemblances extérieures, n’est pas un rameau de l’arbre fasciste. C’est un tronc autrement vigoureux et qui porterait facilement un feuillage aux ombres redoutables.

À tout interlocuteur français, l’Allemand pose une question, toujours la même : « Que pense votre pays d’Hitler ? » Mais lorsqu’on l’interroge, il est réservé, plus que réservé, prudent jusqu’à la crainte, car le chancelier terrorise les Allemands. Cependant, outre ce qu’on peut voir quand on a de bons yeux, on entend des choses fort intéressantes quand on possède des oreilles et si l’on sait écouter.

Voici les jardins et les salons de Wahnfried, la villa des Wagner. C’est ici que le musicien fit halte après avoir écrit ses œuvres principales, à l’exception de Parsifal ; la tragédie chrétienne fut composée plus tard, en Suisse et en Italie. En ces lieux que fréquenta le maître, non loin de la dalle de pierre qui recouvre son tombeau, sa belle-fille, Mme  Winifred Wagner, reçoit ses hôtes et ses visiteurs avec un mélange de superbe (n’est-elle pas un peu la reine de Bayreuth ?) et de charmante simplicité. C’est le moment d’être attentif. Dans ces jardins fleuris, on rencontre les représentants de toutes les tribus germaniques et, comme il sied, on entend bien des choses. Hitler est un familier de la maison, on a même dit qu’il aurait pu épouser la belle-fille de Wagner ; pendant les représentations le petit-fils du Maître, un jeune garçon de seize ans, était assis près du dictateur. Qu’entend-on dans cette demeure florale et sylvestre, entre la table où fut écrit le poème du Crépuscule et le piano où fut composé Tristan, et dans ces frais jardins, autour de la tombe du Maître que des mains reconnaissantes et pieuses ensevelissent sous les fleurs ? On y entend Strauss parler musique. En effet, l’illustre auteur de Salomé était venu conduire Parsifal, Toscanini ayant refusé de participer au festival à la suite des mesures prises contre ses collègues israélites. La présence de Strauss, l’appui financier donné par le Reich aux fêtes wagnériennes, que de précieux indices ! Dans ces jardins si bien fréquentés, il nous a été donné d’entendre aussi les couplets du racisme intégral ; la domination du monde promise par la race élue, au dolichocéphale blond ; un gobinisme exaspéré, reposant, à tout prendre, sur une série d’erreurs historiques dont certaines sont voulues. Ce racisme agressif se rattache aux « mentalités primitives » de M.  Lévy-Bruhl. Tout étranger peut facilement devenir pour les hitlériens un ennemi puisqu’il ne participe pas aux rites magiques de la tribu. On trouve aussi, dans ce racisme, à côté de la flamme fulgurante de Nietzsche, le « climat » religieux, passionnel et politique qui marqua la « Réformation ». On croit entendre, par moment, la grande voix de Martin Luther.

Ah ! on ne ménage guère les Juifs ! On les accuse de tous les méfaits possibles et imaginables ; destructeurs, négateurs, révolutionnaires-nés, usuriers, transportant en tous lieux le désordres intellectuel et moral, éternels colporteurs de la révolution humaine… J’en passe. En revanche, plusieurs Allemands m’ont affirmé que si on avait pris de strictes mesures pour préserver l’Allemagne du « virus juif » (sic), il n’y avait eu ni violences ni sévices. Opinion que, naturellement, je n’ai pu contrôler. De même on a expulsé d’Allemagne les « brutes intellectuelles » : entendez les écrivains soupçonnés de quelque sympathie pour Israël.

On parle tout aussi durement des économistes de l’école libérale. On considère que, politiquement et économiquement, la plupart des dirigeants républicains furent inférieurs à leur tâche et trop souvent d’une moralité discutable ; les politiciens d’après guerre se laissaient acheter avec une facilité inconnue sous le régime impérial. La crise économique, qui accable l’Allemagne depuis bientôt cinq ans, a mis à nu les tares du capitalisme issu de l’école libérale. Les dirigeants politiques et économiques sont responsables, affirment mes interlocuteurs, du suréquipement de l’Allemagne et d’un incroyable gaspillage de capitaux, tranchons le mot, d’une lourde gabegie. La faillite du socialisme a été aussi complète que celle du libéralisme économique. Partant d’une idée absurde, l’égalité des hommes et des races, le marxisme a ruiné les bourgeois, les paysans et les ouvriers. Il a jeté sur le pavé six millions de chômeurs au bas mot.

Hitler apporte-t-il un remède ? Il le prétend. Le dictateur veut relever l’Allemagne par la moralité, l’honnêteté et le travail en s’appuyant, avant tout, sur l’agriculture. La race aryenne vivra désormais de la terre allemande : « Notre race et notre terre », telle est la devise. Hitler respectera l’héritage et la propriété privée, mais ne respectera peut-être pas le « travail des capitaux ». Il est dans sa doctrine de supprimer le prêt à intérêt et d’établir une sorte de monopole d’État sur les banques.

En somme, en Allemagne comme ailleurs, « l’économie dirigée », c’est-à-dire le contrôle de la production, de la circulation et de la distribution des richesses, veut à la fois se substituer à l’économie libérale défaillante et combattre le bolchevisme socialiste sous toutes ses formes. Il s’agit d’un empirisme nouveau, riche d’avenir, destiné à régénérer l’Allemagne et à conquérir le monde, qui nous ramène toutefois jusqu’à un certain point aux méthodes de Colbert et aussi à celles du moyen-âge. Comme l’a noté finement François Le Grix : « Toute l’économie du moyen âge est fondée sur la notion de contingentement. »

Et le concordat ? Je me suis entretenu à Nuremberg et ailleurs avec plusieurs ecclésiastiques, des franciscains en particulier, rencontrés à Bayreuth aux représentations wagnériennes ; ils étaient si réservés, que rien ne transparaissait de leurs sentiments intimes.

Reste le problème militaire. On connaît la position prise par le chancelier : « Désarmement pour tous ou liberté absolue des armements. » C’est au fond à cette liberté que l’Allemagne aspire. Sur ce point tout interlocuteur germain est formel. L’Allemagne veut redevenir ce qu’elle était avant 1914 : la puissance la plus redoutablement armée du globe. S’il est impossible, à un touriste, de contrôler les armements d’outre-Rhin, la militarisation de la nation fait, d’année en année, des progrès qui frappent tout Français de sang-froid.

Les Allemands, pour justifier le service militaire obligatoire, qu’ils ne tarderont pas, sans doute, à rétablir, évoquent une raison assez savoureuse : « Parvenus à leur vingtième année, disent-ils, nos jeunes gens sont ingouvernables, la discipline des gymnases, des universités ou des sociétés sportives est insuffisante. Pour former un honnête homme le régiment est indispensable. Là seulement on apprend à obéir, on acquiert le sens des responsabilités. Nous n’avons aucune pensée belliqueuse, mais nous voulons le retour au service militaire obligatoire, c’est pour notre race une nécessité. » Des hommes sérieux, des Français qui habitent l’Allemagne et que je sais peu suspects de pessimisme ou d’exagération prétendent que dans de nombreuses usines on fabrique des canons, des mitrailleuses, des tanks et des munitions.

Notons toutefois, pour ne point nous abandonner à un pessimisme débilitant, que la France conserve outre-Rhin un immense prestige. Chaque fois que je vais en Germanie, mes interlocuteurs me demandent ce qu’attendent « nos deux grands et nobles pays, égaux dans la bravoure et la fierté pour s’entendre et faire régner sur le monde la paix franco-germanique ». Le temps est venu, m’affirment de nombreux Allemands, de rapprocher les élites des deux pays.

L’accueil fait à nos compatriotes, le fait que, pendant les fêtes de Bayreuth, Molière a voisiné avec Wagner et avec Gœthe, le souvenir de nos victoires, mille autres indices, enfin, qu’il serait fastidieux de rapporter, indiquent que notre pays, comme au temps de Richelieu, comme sous Louis XIV, comme sous Louis XVIII pourrait tenir une place immense, non pas seulement immense, mais décisive, dans l’équilibre européen qui est aujourd’hui l’équilibre mondial. Mais encore faudrait-il qu’il fût autrement gouverné et dirigé…


J.-L. GASTON PASTRE.