Mercure de France (p. 5-74).


Je sais que je suis de ceux que les hommes n’aiment pas, mais je suis de ceux dont ils se souviennent.
Shelley, cité par Baudelaire
(Lettre à Sainte-Beuve).


Baudelaire est mort depuis plus d’un demi-siècle et son génie reste si présent, si doué de prodigieuses qualités de vie agressive et militante, qu’il est impossible de citer son nom sans provoquer une explosion de sentiments divers où la haine et l’admiration ont part égale. Il en fut toujours ainsi. L’apparition des Fleurs du Mal fit se lever deux camps de thuriféraires et de détracteurs inconciliables. De son vivant, Baudelaire avait pour lui Hugo, Vigny, Banville, Flaubert. L’ennemi, c’était Pontmartin.

Hier, tandis que les symbolistes se réclamaient de Baudelaire, tandis que l’élite de la jeunesse lettrée lui donnait le pas sur Lamartine, Musset, Leconte de Lisle (quelques-uns même sur Hugo)[1] ; tandis que Maeterlinck proclamait Baudelaire « le chef spirituel de sa génération », Brunetière l’accusait « d’ériger en exemple la débauche et l’immoralité » et d’avoir « corrompu la notion même de l’Art ». Il y a déjà une indication dans la qualité de ses partisans, et la boutade d’Auguste Vitu suffirait, pour des esprits simplistes, à résumer la situation :

Baudelaire est une pierre de touche, il déplaît invariablement aux imbéciles.

Une des causes de cette prévention persistante chez les détracteurs de bonne foi, c’est peut-être la peur des mots. Tant de gens cèdent à la suggestion des titres.

Ce titre seul que Baudelaire n’avait pas trouvé, mais qu’il eut le tort d’accepter d’Hippolyte Babou, ce titre des Fleurs du Mal est déjà pour induire en erreur. Il implique une délectation dans le mal absolument contraire à l’esprit du livre. Le vrai titre, c’est « Spleen et Idéal », puisque le thème exploité, c’est l’antagonisme du Bien et du Mal ; la Misère de l’Homme, rachetée par son génie.

Paul Verlaine s’indignait qu’on ne pût s’inquiéter de Baudelaire auprès du commun des lecteurs sans essuyer cette réplique :

« Baudelaire, attendez donc !… Ah ! oui, celui qui a chanté la Charogne. » La Charogne ! ce mot suffit pour les dispenser d’entendre le sens spirituel d’un poème qui n’est, pourtant, que la virulente paraphrase du Pulvis es de l’Écriture.

Ils n’y veulent voir qu’une fantaisie macabre, comme ils s’obstinent à flairer je ne sais quel relent de sensualité égrillarde dans ces Femmes Damnées d’un pathétique si déchirant et où gronde un écho des tempêtes de la Bible.

Le malentendu vient encore de ce que la foule n’aime, en Art, que ce qui flatte son goût d’ariettes et de romances et de la conception unique qu’elle se fait de la Poésie : « Un coup d’aile dans le bleu ». Baudelaire n’est pas un confiseur. Il nous présente une éponge de fiel et, s’il connaît le chemin qui mène aux étoiles, c’est sur les pas du Dante qu’il s’égare aux enfers.

Comment la « populace des esprits frivoles » s’accommoderait-elle du poète de l’anxiété ?

Il n’en reste pas moins que Baudelaire nous est donné tantôt pour un sévère éducateur d’âmes et tantôt pour un apôtre malfaisant. Qui a raison ? Où est la vérité ? Il ne faut pas chercher la réponse ailleurs que dans l’examen impartial de son œuvre et de sa vie mise à nu.

§

Baudelaire est né à Paris le 9 avril 1821, l’année même où Napoléon meurt emportant un monde. Lamartine venait de publier (1820), sans nom d’auteur, ses Premières Méditations qui, applaudies dans les salons fermés du faubourg-Saint-Germain, mettront quelque temps à conquérir le grand public. Hugo et Vigny ne se manifesteront qu’en 1822. Tandis qu’ils se recueillent, le régent du Parnasse, le représentant officiel de la Poésie, c’est Népomucène Lemercier.

Baudelaire appartenait à une famille aisée. Son père, ancien professeur de l’université, ancien secrétaire au Sénat sous l’Empire, mourut en 1827. Baudelaire avait 6 ans. Sa mère se remaria l’année suivante avec le commandant Aupick, qui deviendra, plus tard, général de brigade et notre ambassadeur, successivement à Constantinople, Londres et Madrid. L’enfant, suivant les déplacements exigés par les fonctions de son beau-père, commença ses études à Lyon et les termina à Paris au collège Louis-le-Grand où il eut pour condisciples Louis Ménard et Émile Deschanel. Il y remporta de nombreux prix, mais en fut expulsé en 1889 à la suite d’un petit scandale de dortoir dont il semblait se souvenir, quand il nous parle

 
De cette heure où l’essaim des rêves malfaisants
Tord sur leurs oreillers les bruns adolescents.


Baudelaire affectait, dès sa sortie du collège, une indépendance d’allures et de jugement qui alarmait sa famille. Elle décida de l’envoyer aux Indes, pour l’arracher à des fréquentations jugées suspectes. On comprend que Baudelaire ne se soit laissé embarquer qu’en rechignant. Il avait mordu à la vie de bohème. Il en avait gardé le goût du feu. Déjà le poison de Paris l’avait intoxiqué. Quelles féeries pouvait rêver son imagination que ne lui offrît ce Paris nouveau, rutilant et doré, qui s’édifiait sur les ruines de l’ancien et qui, chaque jour, se transformait à vue d’œil comme sous l’effet d’une baguette magique ; ce Paris plein, le jour, de délicieuses flâneries et, la nuit, de pittoresques aventures ! Quels horizons plus larges pouvait-il espérer que ceux que le magnifique essor de la Poésie ouvrait alors sur le monde ? Il ne faut pas juger le mouvement des esprits de 1830 avec nos préventions d’aujourd’hui. La bataille est terminée. Nous pouvons compter les morts. Bien des illusions se sont dissipées ; bien des prestiges évanouis. Il faut nous reporter au matin de la bataille, revivre l’enthousiasme du départ, la furie de l’attaque, quand les drapeaux se gonflaient d’un frémissement d’espoir et d’héroïsme, quand les clairons sonnaient la charge et l’assurance de la victoire.

Toute la jeunesse s’ébranlait à la suite de Hugo, ivre de ses forces nouvelles. La place de Baudelaire était là, dans le bataillon sacré, aux côtés de Banville, de Gautier, de Gérard de Nerval, d’autres qui sont légion. Il lui semblait partir en exil, mieux encore, déserter, et l’on conçoit qu’il n’ait pas achevé son voyage. Il n’alla pas jusqu’aux Indes. Il se fit rapatrier dès la seconde escale, à l’île Bourbon, et l’on conçoit encore qu’à son retour, à ceux qui l’interrogeaient sur ses impressions, son penchant à la mystification lui ait suggéré de répondre :

Ce voyage ne m’a pas été inutile. J’avais emporté les œuvres complètes de Balzac. J’ai eu tout loisir de les lire !

Son absence avait duré du 29 juin 1841 aux premiers jours de février 1842 et déjà Paris était tout autre[2].

La forme d’une ville
Change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel.

L’idée de Napoléon Ier d’en faire la capitale des capitales, la ville des merveilles, était en train de se réaliser. Les événements facilitaient la tache des gouvernants et des édiles.

Le développement des chemins de fer y faisait affluer l’or. Les hautes glaces (invention nouvelle) des magasins illuminés succédant aux treillis vitrés des échoppes noires de jadis, l’usage du macadam permettant l’installation des trottoirs, l’éclairage au gaz créant la vie nocturne des théâtres et des boulevards, en avaient modifié la physionomie, transformé le visage et les mœurs. Il en résultait une activité de presse, une fièvre de luxe, un étourdissement de plaisir dont aucune civilisation antérieure n’avait connu le choc si précipité.

Baudelaire rentrait en pleines fêtes du Carnaval, au moment où les bals masqués faisaient fureur. Il retrouva le mouvement des boulevards où l’anglomanie sévissait. Il retrouva le quartier latin mis en émoi par l’ouverture du restaurant Magny, Il retrouva la Closerie des lilas, Bobino et la boulangerie Cretaine.

Il retrouva ses amis au moment où Pagès de l’Ariège fondait la Patrie, avec la collaboration de Balzac, de Théophile Gautier, de Banville.

Baudelaire n’en fut que plus pressé de s’affranchir d’une vie de famille insupportable. Sa mère gardait de son éducation anglaise la religion des bienséances, un souci exagéré de « cant » et de « respectability ». Il nous dit qu’elle était capricieuse (il faut la craindre et lui plaire). Son beau-père avait contracté, de sa double qualité d’officier-diplomate, des habitudes rigides de discipline militaire et de rectitude administrative auxquelles le jeune homme ne pouvait s’adapter. Il semble que ce milieu gourmé l’ait exaspéré jusqu’au supplice :

Il est bon, écrit-il quelque part, que chacun de nous ait éprouvé, une fois dans sa vie, la pression d’une odieuse tyrannie. Combien de natures révoltées ont pris vie auprès d’un cruel et ponctuel militaire de l’empire ? La pauvre et généreuse nature, un beau matin, fait explosion ; le charme satanique est rompu, il n’en reste que ce qu’il faut : un souvenir de douleur, un levain pour la pâte.

La nature de Baudelaire explosa. Il était majeur, il se fit rendre des comptes de tutelle et, riche des 75, 000 francs qui lui revenaient, courut s’offrir à son Destin.

Plein des illusions de la jeunesse, affranchi désormais (il le croyait) des soucis matériels, il pensait pouvoir vivre en beauté et réaliser son rêve de Dandysme. Il s’installe provisoirement quai de Béthune, puis rue Vaneau où il ne fait qu’un tour, et vient habiter dans ce coin, paisible et frais, de l’île St-Louis, le célèbre hôtel Pimodan, séjour élu des princes de la bohème.

La bohème ne comprenait pas que des gens besogneux. Il y avait la bohème des fils de famille, la bohème dorée ; c’était celle de Gautier, Houssaye, Gérard de Nerval, Nestor Roqueplan, Ourliac. C’est à celle-là qu’appartenait Baudelaire. L’autre, la vraie, était celle de Mürger, de Champfleury, de Barbara, de Nadar, mais les deux se mélangeaient et se visitaient réciproquement, courant de chez Paul Niquet au restaurant Philippe et du café Procope au Divan Le Peletier. Encore faut-il noter que si Baudelaire se laissait incorporer au clan de la Bohème, c’était uniquement par son goût de vie libre et indépendante, mais il détestait d’en avoir l’air. Il pensait, comme Barbey d’Aurevilly, que la Bohème est « une des plus grandes abjections d’une société sans feu ni lieu ».

À l’hôtel Pimodan, Baudelaire occupa, sous les combles, moyennant le prix annuel de 350 francs, un appartement un peu mansardé, composé d’une antichambre, d’une grande pièce et d’un cabinet, dit Asselineau, de plusieurs, dit Banville.

La grande pièce était tendue, y compris le plafond, d’un papier à rayures, alternées, rouges et noires. Une seule fenêtre l’éclairait, sur les quais. Au dire d’Asselineau, Baudelaire avait dépoli les carreaux du bas, pour ne laisser entrer de l’extérieur que le ciel ; mais la preuve qu’il savait regarder, c’est qu’il nous dit :

J’ai eu longtemps, devant ma fenêtre, un cabaret rouge et vert qui était, pour mes yeux, une douleur délicieuse.

L’appartement était meublé d’un guéridon en noyer, aux bords sinueux, d’un secrétaire italien, de larges fauteuils d’acajou recouverts de housses grises. Divers tableaux ornaient les murs. Le portrait miniature de Mme Aupick « au long cou » se voyait en bonne place. Les livres étaient remisés dans les cabinets adjacents. C’étaient, surtout, des livres d’auteurs anciens dans leur reliure du temps ; des vieux classiques que Baudelaire affectait de lire exclusivement. Les camarades de bohème qui venaient, pour la première fois, chez Baudelaire s’étonnaient du luxe inusité d’un tapis. Le Poète y répandait des parfums (des flacons de musc à vingt sous, dit Nadar)[3]. Il disposait d’un valet de chambre silencieux et correct.

Ce qui démontre l’infirmité des témoignages humains, c’est que Nadar et Banville, rendant compte de la visite qu’ils firent à Baudelaire, ensemble, le même jour, ne concordent pas dans leur version. Banville multiplie les dépendances du logement, voit autant de cabinets autour de la pièce principale que de pétales autour d’un cœur de marguerite[4] et y entasse à profusion les objets d’art. Le moderne guéridon en noyer devient un luxueux meuble ancien. Là où Nadar ne voit qu’un impressionnant portrait de femme de l’école italienne, Banville découvre un authentique chef-d’œuvre de Delacroix et entonne, en son honneur, un hymne extasié. Mais Banville était si plein de lyrisme que le moindre choc en amenait le débordement. Son imagination flambait à tout comme un feu de paille.

Il y a des cas pourtant où le lyrisme de Banville s’accorde avec la réalité et n’en est que l’expression. L’un de ces cas, le plus imprévu, est celui où il nous trace le portrait de Baudelaire à vingt ans.

Ô rare exemple d’un visage réellement divin, réunissant toutes les chances, toutes les forces et les séductions les plus irrésistibles ! Le sourcil est pur, allongé, d’un grand arc adouci… l’œil long, noir, profond… le nez gracieux, ironique… La bouche est arquée et affinée déjà par l’esprit, pourprée et d’une belle chair… Le visage est d’une pâleur chaude, brune, sous laquelle apparaissent les tons roses d’un sang riche et beau… Une barbe enfantine, idéale, de jeune dieu… Le front haut, large, magnifiquement dessiné, s’orne d’une noire, épaisse et charmante chevelure naturellement ondée et bouclée[5].

Voilà de quoi étonner ceux qui ne connaissent de Baudelaire que le portrait placé en tête des Fleurs du Mal, de l’édition Calmann-Lévy. Comment reconnaître dans cette face glabre, au front dévasté, au rictus fatal, au regard hallucinant dans son étrange fixité, la riante image de Banville ? Banville a raison pourtant. Ici son témoignage s’accorde avec celui du peintre Deroy qui nous montre le jeune Baudelaire en « lion ultra-fashionable » accoudé au fond d’une vigilante rêverie, dans une attitude délicieuse de flegme et de nonchaloir.

C’est que Baudelaire, esprit précoce, est, à ce moment, en pleine possession de son génie. C’est sa période heureuse, sa phase de splendeur. Les Fleurs du Mal, qui ne seront publiées qu’en 1867, ont été presque entièrement composées de 1840 à 1845. Le poète est encore inédit, mais ses vers manuscrits courent de main en main dans les cénacles. On les sait par cœur dans les crémeries de la rue Dauphine et de la rue Saint-André-des-Arts, dans les académies et les ateliers d’artistes. Il les récite partout, au Rendez-vous des Quatrebillards, dans les « débits de consolation » et les caveaux de la rue aux Fers, à Belleville, à l’Île d’Amour, et surtout à Plaisance, au cabaret de la mère Saguet. Leur force subjuguante s’est imposée[6].

§

Pourtant Baudelaire ne se soucie point d’être confondu avec le professionnel homme de lettres. Il aurait horreur d’écrire par métier. Composer des vers n’est pour lui qu’un moyen de parfaire le dandy qu’il veut être ; c’est un signe de distinction, de supériorité ; c’est un surcroît d’élégance ; une fleur à la boutonnière.

Son ambition, c’est d’utiliser ses loisirs à s’affiner par la méditation, à cultiver sa sensibilité, à s’accroître intérieurement d’une riche moisson spirituelle.

Il ne faut pas voir dans le dandysme de Baudelaire une conception frivole ; l’unique souci d’occuper, coûte que coûte, la galerie et de régenter la mode ; un futile essai de singularité. C’est tout autre chose. Être dandy à son sens, c’est « aspirer au sublime ».

Le mot dandy, écrit-il, implique une quintessence de caractère et une intelligence subtile de tout le mécanisme moral de ce monde.

La doctrine du dandysme, telle que la conçoit Baudelaire, est une doctrine spiritualiste. Elle pose en principe, sans s’inquiéter des contingences, une affirmation bénévole, et elle entend que tout y soit strictement subordonné. Elle fait une réalité d’un postulat. Elle enseigne à se méfier, en Philosophie, du bon sens, en Art, de l’inspiration, en Amour, de l’instinct, en toute chose, du sentiment. Le Beau, seul, est sa loi.

Cette doctrine s’apparente au stoïcisme, parce qu’elle exige de ses adeptes qu’ils surmontent les passions vulgaires pour conquérir l’Insensibilité. Elle n’admet ni retours, ni transactions, ni défaillances. Le dandy vit devant son miroir. Cela ne veut pas dire qu’il passe son temps à s’adoniser, mais qu’il doit être héroïque sans interruption et ne jamais démentir, par un faux geste, aux yeux du monde, le masque de froide indifférence qu’il s’est composé. Il doit rester impassible, et sourire même dans la douleur, comme le Lacédémonien, sous la dent du renard qui le ronge.

Mais ce n’est pas assez d’imposer sa supériorité aux autres, il faut devenir « un grand homme et un saint pour soi-même ». Toutes les conditions matérielles, compliquées, auxquelles le dandy se soumet, « depuis la toilette irréprochable à toute heure du jour et de la nuit, jusqu’aux tours les plus périlleux du sport, ne sont qu’une gymnastique propre à fortifier la volonté et à discipliner l’âme ».

Le dandy se trouve ainsi amené à ne considérer, en tout, que l’effort et à se faire une nécessité de l’Artifice. Ce mot d’Artifice a été mal compris. Il ne s’agit pas, ici, de l’esprit d’intrigue et de mensonge. C’est l’artifice du Génie corrigeant l’imperfection naturelle et la sauvagerie de l’instinct. C’est à cela que s’emploie la Civilisation, et la Morale ne se propose pas autre chose. Baudelaire pense que tout ce qui est naturel est abominable. Cette théorie n’a rien de subversif. Elle est contenue dans l’idée du Péché originel. Or, Baudelaire estime, après elle, que « la vraie civilisation n’est pas dans le gaz ni dans la vapeur, ni dans les tables tournantes, mais dans la diminution des traces du péché originel ».

Qu’on ne s’étonne pas, après cela, de l’importance que Baudelaire donnait à la toilette. Il en fait une question de moralité. Sa préoccupation est l’harmonie des couleurs. Courbet (Musée de Montpellier) nous le montre en élégant costume marron, cravaté d’éclatant jaune d’or sur une chemise bleu pâle. Baudelaire s’était dessiné une forme d’habit dont la nouveauté avait stupéfié Nadar à leur première rencontre, par une après-midi ensoleillée, dans le jardin du Luxembourg.

C’était un habit noir, très évasé du torse d’où la tête de Baudelaire sortait comme une fleur sort d’un cornet, et à basques infinitésimales (on les portait alors très larges), amenuisées en sifflet. Baudelaire se prévalait, ce jour-là, d’un pantalon noir sanglé par le sous-pied, de bottes irréprochablement vernies, d’un col de chemise et de manchettes de linge blanc, sans empois, aux apparences de mousseline, et d’une cravate rouge sang de bœuf. Il était ganté de rose pâle.

La préciosité de ses gestes avait également impressionné Nadar qui nous dit :

Baudelaire procédait, dans sa marche, par saccades des articulations, ainsi que les petits acteurs en bois du sieur Séraphin, semblant choisir, pour chacun de ses pas, la place, comme s’il marchait entre des œufs ou qu’il craignît, par ce sable innocent, de compromettre le luisant de ses chaussures.

Le noir du costume aidant, le geste retenu, méticuleux, concassé, rappelait les silhouettes successives du télégraphe optique qui se démantibulait alors sur les tours de Saint-Sulpice, ou mieux, la gymnastique anguleuse de l’araignée, par temps humide, au bout de son fil…[7].

§

Des soucis matériels viendront bientôt arracher Baudelaire aux bénéfices de la vie contemplative et à ses pratiques d’ascétisme mondain. Deux ans lui suffiront pour dissiper la moitié de sa petite fortune. Ses parents, alarmés, le font interdire. Alors commence son douloureux calvaire. Il doit abdiquer ses préventions d’amateur, de dilettante, et demander à la littérature ses moyens d’existence. Ses scrupules d’artiste, son souci de la perfection, qui ne lui permettent de travailler qu’à ses heures, compliqueront singulièrement sa tâche. L’originalité de ses productions inquiète les éditeurs et les directeurs de journaux. Ses gains restent dérisoires. On sait qu’il ne retirera de la première édition des Fleurs du mal (1857), en tout et pour tout, que la misérable somme de deux cent cinquante francs[8].

Le 30 juin 1845, il est pris d’un tel accès de désespoir qu’il veut disparaître et se frappe d’un coup de couteau. D’aucuns n’ont voulu voir qu’une feinte dans cette tentative de suicide ; mais il suffit pour être édifié sur la valeur de son geste, d’ailleurs conforme à la tradition romantique, de se remémorer ce que Baudelaire dit du suicide, « seul sacrement de la religion du dandysme ».

Baudelaire a survécu, mais une part de son génie a sombré peut-être, parce que l’épanouissement de ses facultés exigeait l’indépendance et le loisir. Les poèmes culminants de l’édition primitive des Fleurs

du Mal étaient écrits. Dans les poèmes surajoutés il ne retrouvera plus la même intensité d’accent.

On peut dire que le Poète a donné toute sa mesure. Il a atteint son apogée.

Il restera un prosateur, d’ailleurs émérite, toujours en quête du mot juste, du tour expressif, et auquel la découverte d’Edgard Poe, en 1848, infusera une vertu nouvelle ; mais l’arbre est attaqué dans sa sève. Bientôt, le style se dessèche ; l’effort pénible se fait sentir. Les jours passent. La ruine se précipite. Le dandy n’est plus en possession de dessiner la coupe de ses vêtements. Il n’arbore plus de cravates choisies. De la luxuriante crinière ondulée de jadis, il ne garde qu’un vestige de mèches rares, de cheveux tondus ras. La bouche souriante va se crisper comme celle d’un supplicié qui serre les dents pour ne pas crier, sous l’effort du bourreau. Il ira, vêtu d’une blouse, d’un rude paletot-sac, chaussé de gros souliers, frileusement emmitouflé de cache-nez roturiers. En 1861, Loredan Larchey le verra s’engoncer d’un horrible boa de chenille (mais écarlate), un de ces boas, souligne-t-il, dont raffolaient les petites ouvrières. Il restera correct néanmoins sous sa défroque vulgaire et préoccupé jusqu’à la manie de soins de propreté corporelle[9]. Je glisse rapidement sur les détails de sa vie connus de tous, son procès (1858), son essai de candidature à l’académie (1861), son séjour en Belgique (1864) où il était allé faire des conférences qui n’eurent aucun succès et d’où il ne rapporta qu’un excès d’indigence et les éléments d’un livre indigne de lui. Ce n’était déjà plus que l’ombre de lui-même. Il faut suivre dans ses Notes, d’heure en heure, le progrès du mal, le déclin de cette noble intelligence, de ce libre génie, à mesure envahi de paralysie cérébrale, étouffé d’inextricables embarras d’argent. Quelle lamentable image que celle de ce Baudelaire défaillant, sombré dans les pratiques d’une dévotion puérile, réduit pour vivre à concevoir des projets de vaudeville, à faire appel à la charité de son entourage, et quelle plus lamentable image encore que celle du Baudelaire en traitement dans la maison de santé de la rue du Dôme, du Baudelaire aphasique, à qui il reste juste assez de conscience pour mesurer l’étendue de son désastre et dont tous les élans de colère ou de ferveur, pressés de se faire jour en paroles, ne trouveront pour s’exprimer, jusqu’à sa

mort (31 août 1867), que ce juron trivial et saccadé : « Cré nom ! »

On ne peut supporter cette vision sans déchirement et c’est ici que le cœur chaviré souscrit de toutes ses forces à l’apostrophe du Poète à son lecteur : à cet appel qui nous revient comme effaré ; à ce vers qui nous remonte du fond de la mémoire, illuminé de toutes les flammes de son destin tragique :


Plains-moi, sinon je te maudis !


§


Quand Martial s’écrie « Donnez-nous des Mécènes, vous aurez des Virgiles ! », il a raison, s’il entend dire que les loisirs sont indispensables au Poète ; mais il dit une sottise, s’il entend que les Géorgiques et L’Énéide puissent s’écrire indifféremment à telle ou telle époque. Le loisir crée moins le Poète que les circonstances. Virgile né sous Domitien n’aurait pu se réaliser avec le même bonheur. Il n’y avait place à ce moment que pour un Stace et un Martial. Un poète comme Baudelaire n’est possible qu’à une certaine période de civilisation avancée, de vie congestionnée, si j’ose dire. Il présuppose un long effort. Il profite d’une longue suite d’expériences accumulées. Il lui fallait une langue assouplie pendant des siècles. Marot, Ronsard, Racine, Hugo lui étaient indispensables. C’est d’eux qu’il a reçu l’instrument docile qu’il perfectionnera encore au point d’y fixer des états d’âme. Il suffit de lire Baudelaire pour éprouver que son vers tire ses ressources de la musique et qu’il contient, en virtualité, ce que Rimbaud et René Ghil et les symbolistes cherchaient après lui : la phrase musicale et colorée.

On lit d’ailleurs, dans ses notes :

Comment la poésie touche à la musique par une prosodie dont les racines plongent plus avant dans l’âme humaine que ne l’indique aucune théorie classique…

— Que la poésie française possède une prosodie mystérieuse et méconnue, comme les langues latine et anglaise…

— Que la poésie se rattache aux arts de la peinture, de la cuisine et du cosmétique par la possibilité d’exprimer toute sensation de suavité ou d’amertume, de béatitude ou d’horreur, par l’accouplement de tel substantif avec tel adjectif, analogue ou contraire…

Ces possibilités, personne ne les avait pressenties avec tant de clairvoyance. Pour la première fois, chez nous, le poète se double d’un esthète, heureuse conséquence du dandysme, lequel n’est réalisable, nous dit Baudelaire, qu’aux « époques transitoires, où la démocratie n’est pas encore toute puissante, où l’aristocratie n’est que partiellement chancelante et avilie  ». C’était, ici, le cas.

Mais si le Poète a profité de la maturité de l’heure, et de circonstances favorables, il est aussi redevable à son Temps de ses excès et de ses erreurs. Le devoir du critique est de les noter pour l’en décharger, dans une certaine mesure, aux regards de la Postérité.

§

Baudelaire est né sous le régime absolutiste, en pleine terreur blanche. La Restauration impressionna son enfance déjà encline à la mysticité[10] par un étalage de processions et de pompes liturgiques. Le clergé sentait le besoin de recréer une génération de croyants et multipliait les cérémonies du culte pour suppléer à la qualité de la Foi ébranlée. Il se fait militant (billet de confession — loi du sacrilège). On appelle les gendarmes au secours de la religion. On promène, dans les rues, le Saint-Sacrement hérissé de baïonnettes. Le porte-voix du parti, Joseph de Maistre, met Dieu sous la protection du bourreau. On aurait voulu reculer jusqu’au moyen âge, à son dieu d’airain. À défaut de l’esprit, on en rétablit le décor. Viollet-le-Duc paraît à l’horizon. Le goût gothique va bientôt régner jusque dans l’ameublement. Les monstres des gargouilles, les scènes de sabbat, les figures diaboliques, descendus des cathédrales, peupleront les demeures, mettront partout l’obsession du Péché et des châtiments éternels. Les romans à la mode, influencés de Walter Scott, sont pleins des fastes de la chevalerie et des croisades, mais aussi de superstitieuses terreurs. Anne Radcliffe accrédite les histoires de revenants et de fantômes. Les prédicateurs reviennent aux anciennes méthodes. Ils n’essayent plus de convaincre. Ils brandissent la menace, jettent l’épouvante sur l’auditoire en évoquant les supplices trafiques et le brasier rouge de l’Enfer. De là, un catholicisme particulier, intolérant et outré, celui d’un Louis Veuillot, que Léon Bloy s’efforce de continuer de nos jours. De là, cette génération d’inquisiteurs laïques, d’excommunicateurs profanes, qui mettront dans la seule violence la supériorité de leurs arguments et qui semblent n’avoir embrassé la cause de Dieu que pour disposer de la foudre et de l’anathème et jeter de plus haut le mépris sur leurs contemporains. D’autres s’enfonceront dans leurs convictions religieuses, heureux d’y savourer le piment du blasphème et du remords. Ainsi fera Barbey d’Aurevilly et ainsi fait Charles Baudelaire. Il y paraît assez par le Reniement de Saint Pierre et les Litanies de Satan. Premier travers, bien vite accentué par ce goût d’excentricités qu’il prendra plus tard à fréquenter les bousingots de l’impasse du Doyenné et les jeunes France de l’Hôtel Pimodan.

Baudelaire atteignit l’âge d’homme sous Louis-Philippe. Changement brusque. Ce qui manque le plus au régime, c’est le prestige. L’étranger se gausse de cette royauté insurrectionnelle née sur les barricades. Le titre même sous lequel l’histoire l’enregistre, Monarchie de Juillet, sent le médiocre et le provisoire. Ce seul nom de Philippe-égalité est une ironie. Ce titre de Roi-citoyen a l’air d’une gageure. Ce monarque en pantoufles est pourtant bien l’image de la société d’alors. Nous traversons une phase de vulgarité, écrit Baudelaire. C’est l’époque de la bonhomie et de la bonne franquette. Une poire, un parapluie en sont les armes parlantes. L’utilité et le profit, voilà ce qui règle les aspirations de la majorité. L’idéal du jour tient tout entier dans le mot de Guizot : « Enrichissez-vous ! » dans celui de Saint-Marc de Girardin : « Soyons médiocres ! » Et tout le monde y tâche.

Népomucène Lemercier est mort. Hugo est contesté. Le poète en faveur, c’est maintenant Casimir Delavigne.

Tandis que le roi lésine et que la cour s’embourgeoise, le tiers-état thésaurise et s’encanaille le dimanche, à la barrière. Son incurable bonne humeur éclate dans la danse à la mode : le cancan. La grande fête de l’année, c’est la promenade du bœuf gras. Tout se rapetisse à la mesure du nombre. L’ère nouvelle s’ouvre, peu reluisante : du café-concert, de l’apéritif, du ruolz et du roman-feuilleton. L’insuffisance des nouveaux riches, le travers des parvenus fournit des armes à la satire. Les types consacrés de l’époque : le garde national, le concierge, la lorette, vont offrir une mine inépuisable d’épigrammes aux chansonniers et de quolibets à Gavroche. Le ridicule abonde. Daumier, Gavarni, Traviès sont aux aguets. C’est l’âge d’or de la caricature. La charge et le rapin sont nés.

Sus au bourgeois ! devient le cri de ralliement des cénacles. Théophile Gautier brandit son gilet rouge comme un épouvantail à bœufs. Joseph Prudhomme est l’ennemi. On le persécute ; on le crible d’une mitraille de sarcasmes. On le bafoue jusqu’au scandale.

Baudelaire s’emploie à ce jeu avec un entrain féroce. Il a non seulement l’Idéal à défendre et l’hypocrisie à démasquer, il a aussi un compte personnel à régler.

Il sent l’aiguillon de l’infini, il est inquiet ; ces notaires à breloques, ces boutiquiers à faux toupets, ces chasseurs d’Afrique chamarrés, satisfaits d’eux-mêmes, ne s’embarrassent point de scrupules, jouissent de l’air du temps et forniquent sans remords. Il est malade, rongé de soucis ; toutes ces faces bourgeoises reluisent de santé et disent la joie de vivre. Il déborde d’amertume. L’insouciance de ces cœurs béats l’irrite. C’est pour lui « faire œuvre pie », comme dit Aurel, que de les saccager. Il se vêt, pour les effarer, d’accoutrements singuliers. On le vit se promener, un jour, avec une perruque verte. Qu’il s’entretienne avec l’un d’eux, il ne manquera pas d’émailler sa conversation de propos tels :

Quand j’avais la gale… — Moi qui suis fils de prêtre ! … — Le jour où j’ai jeté ma maîtresse par la fenêtre. … — Ne trouvez-vous pas que la cervelle de petit enfant a comme un arrière-goût de noisette ?

Ouvrez les mémoires du temps, les Baudelairiana d’Asselineau, vous y trouverez mille aphorismes de cette trempe. Tout cela, à vrai dire, nous paraît bien anodin et bien inoffensif, mais il paraît que cela portait sur les imaginations neuves et crédules du temps. D’ailleurs Baudelaire allait plus loin. Il blasphémait, et l’on était encore trop près de la loi du sacrilège pour n’en pas ressentir une vague terreur. Il stupéfiait les gens par un étalage de propos séditieux, de paradoxes et d’hérésies qui sentaient la hart, le carcan et la place de grève. Attitude étrange pour qui ne voit que ses insolences étaient aussi un moyen de déraciner les préjugés, d’aiguiser la controverse et d’amener la pensée de ses interlocuteurs à sortir de son engourdissement. Il se délectait à faire dire de lui : Oh ! l’homme singulier ! Il avançait : Je veux faire frémir la nature et les amateurs de progrès. Hélas ! La nature ne frémit de rien. Pour le reste, il est évident que le spectacle changeant de la société que Baudelaire avait sous les yeux, que toutes ces crises gouvernementales, cette succession rapide d’événements contradictoires, ce jeu de bascule, ce flottement des idées et des caractères ne pouvaient que ramener au scepticisme. Cela renforçait sa conviction que toutes les agitations des hommes sont stériles et que la foi au progrès est une duperie.

L’homme, ivre d’une ombre qui passe,
Porte toujours le châtiment
D’avoir voulu changer de place.

§

Mais de tous les dangers de contagion auxquels fut alors exposé le génie des écrivains, le plus redoutable fut le caractère bâtard du régime. Ce caractère bâtard entache plus ou moins toutes les productions de l’époque et tend à stériliser les meilleurs dons. Il se reflète dans tous les arts. En architecture, le séminaire de St-Sulpice en offre le plus typique échantillon. Pour ce qui est de l’ameublement, on sait ce qu’il vaut. Le ventre envahit tout, même les pendules. Qui osera jamais mesurer l’abîme de mépris que sous-entend, dans la bouche d’un antiquaire ou d’un simple amateur de nos jours, cette expression, en apparence inoffensive, « c’est du Louis-Philippe » ? La littérature, comme la politique, à cette époque, vit sur une idée fausse. Elle pâtit de cette conviction que l’inspiration suffit à tout. Ce n’est pas l’essor, ce n’est pas l’enthousiasme qui manque, c’est le jugement, c’est la méthode. La matière est excellente, la main-d’œuvre est viciée. Il n’y a plus de limites. Tout est mêlé, brouillé, confondu : les systèmes, les classes, les genres. Le noble et le trivial, le comique et le tragique, le rire et les larmes se heurtent dans le mélodrame et le roman. Tout est renversé. La prose avec Chateaubriand est devenue lyrique. Le vers avec Sainte-Beuve aspire à se diluer dans la prose. Ce dernier y a perdu l’occasion d’être le grand poète que laissait prévoir la préface de Joseph Delorme. Son génie avorté n’a donné qu’un critique. Vigny, Lamartine, Hugo dépassent l’époque. Ils y sont comme dépaysés. À noter toutefois que le génie de Lamartine y trébuche avec la Chute d’un Ange et que celui de Hugo semble s’y fourvoyer sur les pas de Sainte-Beuve et subir un temps d’indécision, d’arrêt. Hugo n’arrivera à se ressaisir que longtemps après, en 1856. avec les Contemplations, quand l’exil et l’éloignement lui auront fait une âme nouvelle. Gautier cherche en vain sa voie d’Emaux et Camées. L’époque n’est pas favorable aux chefs-d’œuvre. L’exception de Musset, qui donne, en 1840, le meilleur de lui-même, n’infirme en rien ce jugement. Musset avait changé d’air. Il revenait d’Italie et de plus loin, du pays de la douleur. Les grands succès du jour, ce sont les Mystères de Paris, les Trois Mousquetaires et la Pucelle de Belleville, voilà la note. D’ailleurs le témoignage le plus irrécusable du maléfice de l’heure, c’est l’histoire de Balzac, de cet immense grand homme qui, à l’exemple de son époque, éclectique et incohérente, dont il portait l’afflux sanguin, s’est travaillé toute sa vie, avec acharnement, pour conquérir un style, sans y parvenir. Il était naturel que Baudelaire souffrît aussi de la crise, malgré sa force de résistance et malgré qu’il fût peut-être le seul disposé, par le tour sarcastique de son esprit, à prendre vigueur de l’excès de platitude ambiante.

Il ne lui a pas été possible d’imprimer une direction unique à sa ferveur faite, à travers tant d’influences diverses, d’éléments contrastés[11], c’est-à-dire qu’il ne lui a pas été possible de se réaliser dans l’Unité. Il le sait et il s’en excuse en invoquant le droit de se contredire. Il est néanmoins symptomatique que son rêve démesuré d’orgueil n’ait abouti qu’à d’humiliantes confessions et que son Art, qui va révolutionner la Poésie et la Critique et leur ouvrir des voies si neuves, reste entiché du vieux Credo, de l’idéal fossile du régime absolutiste. Il est indiscutable encore que ce grand artiste, épris de perfection, a cédé, à son insu, à la contagion jusqu’à commettre des fautes de goût[12].

Théophile Gautier, examinant son style, note justement que Baudelaire y mêle des fils de soie et d’or à des fils de chanvre rudes et forts. Il compare sa trame à « ces étoffes d’Orient à la fois splendides et grossières où les plus délicats ornements courent avec de charmants caprices sur un poil de chameau bourru ou sur une toile âpre au toucher ». Sous une forme courtoise et le désir d’être aimable, on sent l’importance de la critique. Les fils de soie et d’or, Baudelaire les tient de son génie. Les

fils de chanvre, c’est son temps qui les lui fournit, sans qu’il y songe.

De même Claudel s’étonne de trouver chez Baudelaire « un extraordinaire mélange du style racinien et du style journaliste de son temps ».

C’est qu’on ne respire pas impunément une atmosphère contaminée. Il est difficile de garder l’équilibre sur un sol instable. À vouloir fuir la sentimentalité niaise, le style bâclé, le genre trivial à la mode, à vouloir trop se méfier du bon sens, Baudelaire en vient à rechercher le bizarre, l’étrange, l’anormal et à en faire les conditions essentielles du Beau. Pour protester contre la platitude d’un régime égalitaire, d’une société de niveau, sans relief, il en vient à outrer sa conception du dandysme aristocratique jusqu’à faire de Satan le dandy par excellence et jusqu’à ne vouloir plus « parler au peuple que pour le bafouer ».

C’est donc par dandysme, c’est-à-dire par haine des mœurs et des institutions démagogiques, que Baudelaire affectera de railler et de blasphémer.

§

Baudelaire n’était ni un sceptique ni un athée ? c’était un souffrant, « Produit contradictoire » (le mot est de lui) d’un vieillard et d’une jeune femme qui s’était laissé marier par intérêt et, probablement, non sans quelque répugnance, la disproportion d’âge et le manque d’affinités de ses parents suffirait pour expliquer son déséquilibre nerveux, son étrange nature, capricieuse, inquiète, mélange de ferveur et d’impuissance, toute d’élans repliés par une veine sarcastique. Mais il y a mieux. Baudelaire prétendait que ses ancêtres, « idiots ou maniaques », étaient morts « victimes de terribles passions ». Si les dires de Baudelaire sont sujets à caution et si ce propos ne paraît pas s’appliquer à ses ancêtres paternels (son père, ami de Condorcet, d’Helvetius, de Cabanis et des Choiseul-Praslin, était selon toute vraisemblance un homme sain et paisible), il n’en va pas de même du côté maternel. Sa mère, Mlle Caroline Dufais, née d’une famille échouée à Londres, presque sans ressources, à la suite d’on ne sait quelles aventures, et morte elle-même d’une maladie nerveuse (paralysie générale) pouvait bien être atteinte d’une tare atavique que Baudelaire aurait reçue à son tour en naissant.

Quoi qu’il en soit, Baudelaire était un malade de la volonté. Ses vers le prouvent où il se gourmande sans cesse de son impuissance. Il s’avoue, dans son journal, « un paresseux nerveux », ayant, à la fois, « l’horreur et l’extase de la vie ». Au reste, il s’est analysé lui-même dans la Fanfarlo sous les

traits de Samuel Cramer ; voici ce qu’il en dit :
C’est à la fois un grand fainéant, un ambitieux triste, et un illustre malheureux ; car il n’a guère eu dans sa vie que des moitiés d’idées. Le soleil de la paresse, qui resplendit sans cesse au dedans de lui, lui vaporise et lui mange cette moitié de génie dont le ciel l’a doué.

Il parle encore de « nature ténébreuse, bariolée de brefs éclairs — paresseuse et entreprenante à la fois — féconde en desseins difficiles et en risibles avortements ». Il insiste sur son côté « comédien ».

Il jouait pour lui-même d’incomparables tragédies ou, pour mieux dire, tragi-comédies.
§

Tout Baudelaire est dans ces lignes ; mais ce qui nous les rend si émouvantes, c’est leur valeur symbolique. On y saisit les symptômes du mal dont le monde se mourait, hier : vanité, désordre, impuissance. C’est le mal du siècle.

Qu’avions-nous besoin, tout à l’heure, de faire appel aux documents secrets, aux archives de famille de Baudelaire, de fouiller dans ses ascendances pour y trouver l’explication de son détraquement nerveux ? Les aïeux dont il porte la tare, nous les connaissons. C’est René, c’est Lara, c’est Manfred, c’est Werthier. Ce sont eux qui, debout, sur le seuil du siècle, en tiennent l’âme entre leurs mains et vont la marquer de leur empreinte. Voilà les sources de son génie désespéré ! Voilà ceux dont il a reçu l’héritage ! C’est leur malaise, leur fièvre et leur cri révolté qu’il retrouve, dès qu’il sait lire, dans les vers de Lamartine, de Musset, d’Alfred de Vigny et qui feront de lui le nostalgique rêveur,

De qui l’unique soin était d’approfondir
Le secret douloureux qui le faisait languir.

Baudelaire peut dire comme Lamennais et l’élite de ses contemporains : « Mon âme est née avec une plaie. »

Sa profonde originalité, — enseigne Paul Verlaine, — c’est de représenter puissamment et essentiellement l’homme moderne tel que l’ont fait les raffinements d’une civilisation excessive, l’homme moderne avec ses sens aiguisés et vibrants, son esprit douloureusement subtil, son cerveau saturé de tabac, son sang brûlé d’alcool.

§

moderne, voilà l’une des caractéristiques du génie de Baudelaire. Il pense que toutes les époques ont leur beauté, parce qu’elles ont leurs passions particulières, et que la Beauté vient des passions. Balzac lui a enseigné que même le décor et le vêtement moderne ont leur valeur esthétique. On connaît le couplet sur l’habit noir, thème devenu banal sur lequel le somptueux poète Laurent Taillade, naguère encore, a brodé d’étincelantes variations. lions. Baudelaire estime qu’un Vautrin, un Rastignac égalent les héros de l’Iliade et qu’il n’y a pas de lecture plus captivante, plus riche en éléments d’intérêt, que celle des Faits Divers et de la Gazette des Tribunaux. « La vie parisienne, affirme-t-il, est féconde en sujets poétiques et merveilleux. Le merveilleux nous enveloppe et nous abreuve comme l’atmosphère, mais nous ne le voyons pas. » Lui a su voir. Il a senti l’âme de Paris, violente et tourmentée. Il a senti la poésie acide des faubourgs et montré, comme dit Anatole France, ce qu’il y a de noble encore dans un chiffonnier ivre.

Ici se manifeste la sensibilité de Baudelaire. Sous ses allures cinglantes de dandy, il cache un cœur compatissant. Ses lettres nous ont révélé le sentimental qu’il se défend d’être. Telle pièce des Fleurs du Mal, comme :

La servante au grand cœur dont vous étiez jalouse…

ne déborde-t-elle pas d’une généreuse pitié ? On lui a reproché, comme un signe de sécheresse de cœur, son dédain de la campagne et des paysages frissonnants. C’était une attitude, une conséquence de sa théorie dandyste qui veut tout soumettre à la loi de l’ordre et qui ne souffre pas d’irrégularité, même chez le végétal. Ce que Baudelaire dit de Corot, de Troyon, de Théodore Rousseau, montre qu’il vibrait à l’unisson de ces grands interprètes de la Nature, et qu’il était, comme eux, sensible aux charmes de la Poésie champêtre. Je n’en veux pour preuve que cette impression furtive cueillie aux pages de son journal : « Les ténèbres vertes dans les soirs humides de la belle saison… »

Brunetière, dans son réquisitoire, reproche à Baudelaire de se faire « l’admirateur de sa propre laideur ». Comment a-t-il osé proférer une pareille imposture quand il savait présent à tous ce distique fameux :

Ah ! Seigneur, donnez-moi la force et le courage
De contempler mon cœur et mon corps sans dégoût !

La vérité, c’est que Baudelaire ne se console pas d’avoir trop présumé de ses forces et de n’avoir pu soutenir jusqu’au bout le rôle héroïque de dandy qu’il s’était tracé ; mais il ne peut s’accommoder ni de la laideur, ni de la sottise. Il se sent mal à l’aise dans un monde terre à terre où « ses ailes de géant l’empêchent de marcher ».

Il n’osait à la fin de la journée procéder à son examen de conscience, sûr de n’y trouver que sujet d’amertume et de découragement.

Âmes de ceux que j’ai aimés, — s’écriait-il alors du fond de sa détresse, — âmes de ceux que j’ai chantés, fortifiez-moi, soutenez-moi, éloignez de moi le mensonge et les vapeurs complices du monde, et vous, Seigneur mon Dieu, accordez-moi la grâce de produire quelques beaux vers qui me prouvent à moi-même que je ne suis pas le dernier des hommes et que je ne suis pas inférieur à ceux que je méprise.

Il appelle la Douleur comme un moyen de purification, le salut.

Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance
Comme un divin remède à nos impuretés.

Là est sa note poignante et sincère, et non quand il affecte un rictus sarcastique, un endurcissement coupable, un orgueil de damné ; non quand il se fait gloire d’être « un faux accord dans la divine symphonie », attitude si inconciliable avec ses élans de ferveur, ses crises de contrition soudaine, qu’il éprouve le besoin de s’en expliquer en disant qu’il a dû « façonner son esprit à tous les sophismes ».

Il faut, au risque regrettable de contrister quelques-uns de ses plus ésotériques fervents, avoir le courage de déblayer toute cette défroque byronienne, tout ce satanisme d’emprunt, tout ce côté factice et déjà démodé du talent de Baudelaire, pour arriver à sa vraie personnalité, à son trait éternel, à la part vivante et durable de son génie.

§

Le mérite incontesté de Baudelaire, à nos yeux, c’est d’avoir restitué la poésie à sa véritable destinée. Elle a cessé d’être, avec lui, tributaire de l’Histoire, de la Science et de la Morale. Il ne la ravale plus à n’être qu’un mode d’enseignement.

Elle n’a d’autre but qu’elle-même. La poésie est une façon de goûter la vie, une délectation, un état de grâce. La poésie redevient, avec Baudelaire, comme au temps des Grecs, une manifestation divine, un ravissement de l’âme ; mais l’originalité de Baudelaire, c’est de rester supérieur à son ivresse et de la contrôler. Gautier constate que la volonté chez lui double l’inspiration. Toutefois il y a un abîme entre la théorie de Gautier de l’Art pour l’Art et celle de Baudelaire. Gautier sentait d’instinct que la Poésie devait se suffire à elle-même et que la Beauté est assez manifeste pour se dispenser de preuves. Pas plus qu’on ne fait d’un tableau, d’une phrase musicale, d’une statue, nous ne sommes en droit d’exiger d’un poème un caractère d’utilité pratique. La joie contemplative de l’extase nous suffit. Mais Gautier restreignait encore par trop le rôle du poète. Il n’ambitionnait que de rendre, à la façon d’un peintre, le contour et l’aspect des choses. Il restait prisonnier des apparences. C’était un spectateur. Baudelaire est un voyant. Sous la forme des choses, il cherche leur signification et leur raison d’être. Il voit le lien qui relie l’éphémère à l’éternel. Il découvre entre les phénomènes et ceux d’au-delà de mystérieuses correspondances.

 La nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L’homme y passe, à travers des forêts de symboles,
Qui l’observent avec des regards familiers.

Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté.
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

Son domaine s’étendant jusqu’au monde invisible, il lui est moins utile de peindre que de suggérer. La signification des mots, ici, ne suffit plus. Il faut utiliser leur son, leur forme, leur couleur, pour créer une atmosphère favorable à l’impression que l’on veut produire. Ainsi l’on violente l’âme, plus sûrement, en y accédant par le chemin des sens à la façon de la musique ou d’un parfum. Le poète est amené, par suite, à rechercher la Perfection. La perfection que rêvait Gautier était celle d’un habile ciseleur de mots. Celle que rêve Baudelaire est plus haute. Je lis dans ses notes : « De la langue et de l’écriture prises comme opérations magiques, sorcellerie évocatoire. » Pour lui, le vers est comme une formule d’incantation qui obéit à des lois mystérieuses, mais inflexibles, que le poète doit retrouver d’instinct, par un privilège spécial de sa nature. Rien ne doit être abandonné au caprice ou au hasard. Une faute d’inattention, un accent omis, une virgule déplacée suffit pour faire avorter l’expérience. L’apparition se refuse. Le talisman est sans vertu.

§

Nous voici parvenu au sommet de Baudelaire, à ces régions sublimes où il a su s’élever d’une aile vigoureuse

Par delà le confia des sphères étoilées.

On s’y sent « purifié par l’air supérieur ». Nous voici parvenu au point où le poète apparaît

Tel qu’en lui-même enfin l’Éternité le change.

et où il va rejoindre, dans l’immortalité, le chœur des hommes saints transfigurés par la douleur ; le chœur de ces demi-dieux qu’il a chantés, parce qu’ils éclairent nos ténèbres comme des phares et qu’ils constituent notre orgueil, étant les titres les plus éclatants de la noblesse humaine :

Car c’est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage
Que nous puissions donner de notre dignité
Que cet ardent sanglot qui roule, d’âge en âge,
Et vient mourir au bord de votre éternité.

§

J’ai laissé de côté la vie passionnelle de Charles Baudelaire parce qu’elle valait d’être examinée à part, tant elle offre d’aperçus singuliers et de matière à controverses. Ici encore nous nous heurtons aux méfaits de la légende et au conflit des opinions. Tandis que la légende nous laisse supposer un être pervers et dissolu, deux intimes du poète, Rops et Nadar, se portent garants de sa vertu et nous attestent qu’il mourut vierge. À première vue, cette affirmation peut surprendre ; leurs arguments ne manquent pas d’impressionner. Nadar a connu Baudelaire à son retour de l’île Bourbon. Les deux amis se plurent par l’opposé de leurs qualités. Nadar était séduit par l’originalité de Baudelaire. « Celui-là, disait-il, n’est pas tout le monde, » Baudelaire était enthousiasmé par l’exubérance débrouillarde de Nadar. « Nadar, disait-il, est la plus étonnante expression de vitalité. Il doit avoir tous les organes en double. » Ils devinrent vite inséparables. Entre amis de 20 ans il n’est pas de secrets. Nadar nous avertit qu’ils formaient à plusieurs, réunis par leur amour des lettres et des arts, une sorte de phalanstère où tout était en commun : ressources, lectures, ambitions, maîtresses. Ces jeunes gens couraient les lieux de plaisir à la mode, les Folies-Bergère, Valentino, le Casino Cadet, en connaissaient les habituées. Les plus célèbres étaient les lyonnaises Mariette et Anna Roux, les sœurs Delphine et Georgette, la grande Pauline et Sapho Montreveil. Tous s’étonnaient de la réserve de Baudelaire. Non seulement il affectait de se séparer de la bande lorsqu’elle entrait dans certains établissements où l’indécence est de rigueur ; mais dès que la conversation s’animait sur le chapitre des mœurs et versait dans la grossièreté, Baudelaire devenait d’une froideur glaciale. Les demoiselles, dont ces phalanstériens d’un nouveau genre se partageaient les faveurs, se piquaient peu de discrétion. Elles avouaient à qui voulait leurs faiblesses et leurs amants ; mais dès qu’on y mêlait le nom de Baudelaire, elles protestaient avec une vivacité qu’on eût pu prendre pour un sentiment de pudeur offensée, mais qui n’était que l’explosion brutale de la vérité pure : « Ah ! Celui-là ! Non ! Jamais ! »

Deux femmes comptent pourtant dans la vie du Poète : Jeanne Duval et Mme Sabatier.

Examinons si de cette double aventure ne ressort pas un double démenti aux allégations de Rops et de Nadar.

§

Mme Sabatier se présente à nos souvenirs nantie du prestige qui lui vient de la petite cour de poètes et d’artistes dont elle aimait à s’entourer. Ses familiers l’avaient surnommée la Présidente, et ce titre l’agrémente d’un parfum XVIIIe siècle, lui confère une sorte de préciosité galante. Tous les dimanches, dans son coquet et lumineux logis de la rue Frochot, aux clairs vitrages peints de fleurs, et qu’emplissait un bruit de volières, elle tenait table ouverte. L’élite des écrivains du temps s’y donnait rendez-vous. Les plus illustres, les plus solennels se faisaient gloire de déposer leur auréole au vestiaire pour descendre à la cordiale familiarité du lieu. L’entrain et la bonne humeur caractérisaient ces réunions où l’apparat n’était admis que dans le service de table, l’éclat de l’orfèvrerie, des cristaux, et la bonne chère. Chacun avait son surnom d’intimité : le père Hugo, l’oncle Beuve, le beau Théo. Feydeau, c’était le colonel des Métaphores ; Barbey d’Aurevilly, que l’on désignait, chez Veuillot, la « corsetière », devenait ici le « Connétable ». L’embonpoint onctueux de Bouilhet lui valait d’être appelé « Monseigneur ». Flaubert portait l’étiquette, on ne sait trop pourquoi, de « Sire de Vaufrilard ».

Qu’était-ce, au juste, sous sa légende empruntée d’Égerie, que cette Madame Sabatier, de souche bourgeoise, entretenue par le financier Mosselmann et qui, à l’occasion, posait sans voiles, quand un artiste de renom l’en priait ?

À ne tenir compte que des madrigaux de poètes, c’était une créature délicieuse, spirituelle, pleine de charme et de distinction. Gautier nous dit qu’elle était « supérieure aux autres femmes ». Feydeau nous assure qu’elle portait son joli nom de présidente « avec tout l’esprit et la bonne grâce imaginables »[13].

Au physique, elle était grande, rose, dorée, toujours vêtue de toilettes opulentes qui jetaient dans l’esprit des poètes « l’image d’un ballet de fleurs ».

Pour Baudelaire, c’est l’Ange gardien, la Muse, la Madone ; mais tandis que notre imagination se dispose à lui décerner la palme des inspiratrices éthérées, à la joindre au groupe séraphique des Laure, des Béatrice et des Elvire, les Goncourt viennent doucher notre enthousiasme en la peignant, dans leur Journal, comme une commère d’entrain trivial, bas, populacier, une « vivandière de Faunes ». En regard des vers de Baudelaire, cette affirmation nous gêne. On voudrait l’écarter, mais il faut bien avouer que Mme Sabatier a fourni à Clésinger l’idée de sa « bacchante ». C’est en bacchante qu’il l’a vue et qu’il l’a traduite aux splendeurs du marbre. Son œuvre témoigne, du moins, de la sculpturale beauté du modèle que tout Paris reconnut, paraît-il, ce qui déchaîna, pendant huit jours, une fureur de commentaires passionnés aux environs de la Madeleine et du Passage des Panoramas. Et il y a aussi le portrait que Meissonnier nous a laissé d’elle. Nous y retrouvons sa « face mutine et enjouée où le rire joue comme un vent frais dans un ciel clair ». Nous sommes éblouis par ce jaillissement de santé qui vient des bras et des épaules ; nous y retrouvons « les couleurs retentissantes » de ses toilettes, ces robes folles, « emblème de son esprit bariolé » ; mais le geste a quelque chose de trivial et de dégingandé. Ce poing sur la hanche trahit la vivandière. Il cadre mal avec l’idée que nous étions en train de nous faire d’une créature de rêve.

La situation irrégulière de Mme Sabatier ne lui permettait pas d’être prude. Elle était habituée aux propos cyniques. Son amant Mosselmann, carré et brutal en affaires, se souciait peu des euphémismes et des subtilités du langage. C’est lui qui disait à un architecte : « Combien votre église, terminée, hostie en gueule ? »

Mais à quoi bon vouloir fixer le caractère véritable de Mme Sabatier ? Écartons le chaos des témoignages. Les gens ne valent pour nous que par les sentiments qu’ils nous inspirent. Pour Baudelaire, Mme Sabatier fut réellement la « Princesse lointaine », celle vers qui il se tournait dans ses moments de crise et de découragements. C’est son fantôme qu’il voyait voltiger

Sur les débris fameux des stupides orgies.

Elle fut longtemps son Idéal, sa Foi, son Refuge. C’est sous ce jour seul qu’il nous plaît de l’accueillir.

J’ai dit qu’elle était grande. Elle se prévalait d’une carnation fraîche et d’une agilité d’esprit qui devaient plaire à Baudelaire, ne fût-ce que par contraste avec la passivité et le teint bistre de créole de Jeanne Duval. Ces deux femmes se complétaient dans son imagination. Il ne pouvait envisager l’une sans réclamer l’autre. Jeanne Duval flattait sa sensualité, Mme Sabatier son besoin d’affection.

Elle avait fait sur lui, dès le premier jour, une impression profonde. Il l’aima sans oser se déclarer. Ce fut pour lui « la très belle, la très chère, la très bonne ». Il lui adressait, sous le voile de l’anonyme, contrefaisant son écriture, des épîtres enflammées, des vers pleins de ferveur et d’élans mystiques. Cela dura longtemps. Il fallut la publication des Fleurs du Mal où les vers étaient insérés pour que le secret se découvrît. Mme Sabatier, loin de se fâcher de ces hommages, émue sans doute de leur persistance, se montra disposée à exaucer les vœux du Poète.

On a pu contester la sincérité de Baudelaire, en publiant une correspondance, marquée du même sceau spirituel, adressée à une tierce personne, un modèle quelconque, rencontré dans les ateliers que Baudelaire fréquentait ; mais c’est être peu au courant de sa nature compliquée et des subtilités psychologiques que de vouloir tirer une conclusion de ces faits. Dans ces moments qu’il a notés, où l’on se sent « plus seul, plus abandonné, après une débauche », quand

Dans la brute assoupie un Ange se réveille,

sa pensée cherchait un réconfort, un point d’appui à sa détresse mouvante, le souvenir de Mme Sabatier lui revenait « plus rose, plus vif et plus charmant ». Les yeux de la belle lui « chantaient le réveil de l’Âme ».

N’en doutons pas, le sentiment qui poussait Baudelaire à écrire à Mme Sabatier était sincère.

Mais c’était un amour exalté de tête, qui puisait sa force dans l’absence de tout contact charnel. Baudelaire n’a-t-il pas écrit : « La femme dont on ne jouit pas est celle que l’on aime. Ce que la femme perd en jouissances sensuelles, elle le gagne en adoration », et ne note-il pas « la délicatesse esthétique, l’hommage idolâtrique des blasés » ? Le jour où il sent son amour partagé et l’étreinte possible, un écroulement se fait en lui. La sainte s’évanouit. Il ne reste plus qu’une femme comme les autres qui l’indispose parce qu’elle s’offre avec tant d’impudeur qu’elle-même ne peut s’empêcher d’en rougir. Elle lui écrit : « Je suis à toi de corps, d’esprit, de cœur. » Alors Baudelaire hésite. Il cherche des excuses à son recul. Il oppose la peur d’affliger un honnête homme. L’honnête homme, c’est Mosselmann, l’homme de proie, affranchi de tout préjugé et qui s’inquiète peu d’une pareille mésaventure. Mme Sabatier a beau lui représenter que cela ne compte pas, multiplier les appels, il se replie sur un scrupule plus misérable encore : la crainte de déplaire à Jeanne Duval, sa maîtresse en titre, comme s’il ne savait pas qu’il disposait de toute licence de ce côté. Mme Sabatier supplie. Elle s’étonne : « Que dois-je penser quand je te vois fuir mes caresses ? » À la fin, elle éclate : « Quelle comédie jouons-nous ? » Baudelaire continue à se dérober. Il bafouille : « Son amour, insinue-t-il, c’est le besoin de pleurer ensemble. »

« Tout ce que tu voudras », répond-elle. Il est pris. Il ne sait comment se dégager ; mais c’est trop de ridicule. Il faut en finir. Il se décide alors à cet aveu : « Vous savez bien que j’ai d’odieux préjugés à l’endroit des femmes, je n’ai pas la foi ! »

Mme Sabatier, obligée de se rendre à l’évidence, se résigne et pardonne en femme spirituelle. Elle ne retire même pas son amitié, satisfaite du beau rôle. Elle et lui continueront de se voir.

Ainsi l’aventure se termine par un procès-verbal de carence. Ici, Rops et Nadar ont raison. Reste Jeanne Duval. Voyons ce qu’il en fut.

§

Pour dresser l’image de Jeanne Duval, la Vénus noire, toujours même incohérence des documents. Les uns nous disent que « c’était une négresse, d’un noir d’encre ». Ernest Prarond nous parle d’une mulâtresse pas très noire, pas très belle, cheveux noirs peu crépus, poitrine assez plate, de taille assez grande, marchant mal[14]. Banville, au contraire, trace ce portrait :

C’était une fille de couleur, de très haute taille, qui portait bien sa tête ingénue et superbe, couronnée d’une chevelure violemment crépelée et dont la démarche de reine, pleine d’une grâce farouche, avait quelque chose de divin et de bestial.

Nadar insiste sur sa taille onduleuse de couleuvre et l’exubérant développement des seins. Les hanches étaient un peu étroites, mais c’était, dit-il, à l’avantage « du reste » et parce que « la nature reprend sur la part de l’un les bénéfices de l’autre ».

Il résume ainsi son jugement :

Elle était belle, rien de Phidias, mais un spécial ragoût raffiné — des yeux grands comme des soupières — nez petit, délicat, aux ailes et narines incisées avec finesse exquise — bouche admirablement meublée, d’un beau dessin, sérieux, fier, dédaigneux — nulle trace de ces dénonciations simiesques qui poursuivent le sang de Cham[15].

Nous savons par les vers de Baudelaire que Jeanne Duval disposait d’une magnifique chevelure et l’avis de Nadar sur l’avantage du « reste » nous avertit que c’est à Jeanne Duval que songeait Baudelaire lorsqu’il écrivait :

Il y a dans les dessins de M. Ingres des recherches d’un goût particulier, des finesses extrêmes, dues peut-être à des moyens singuliers. Par exemple nous ne serions pas étonné qu’il se fût servi d’une négresse pour accuser plus vigoureusement, dans son odalisque, certains développements et certaines sveltesses.

Jeanne Duval avait eu l’ambition des planches. Elle avait débuté au théâtre du Panthéon.

Le théâtre du Panthéon, aujourd’hui disparu, se tenait, tout en haut du Faubourg Saint-Jacques, place du cloître Saint-Benoît. C’était l’ancienne église des Cordeliers. Il dressait, au milieu de bâtisses pauvres, un fronton triangulaire dans le goût rigide du Ier Empire. Deux colonnes doriques supportaient un balcon, orné, à chaque extrémité, d’une statue en plâtre, réplique de l’antique, la Diane de Gabies et le Joueur de flûte. L’établissement recrutait une clientèle de quartier à laquelle se mêlait, certains soirs, un public tapageur d’étudiants. C’est là que Nadar la vit.

On jouait un drame — je souligne, un drame — de Labiche : L’avocat Loubet, précédé d’un lever de rideau : Le Système de mon oncle. C’était une première ; la Presse avait été conviée.

Le Système de mon oncle servait de prétexte aux débuts de Jeanne Duval[16]. Elle y parut en soubrette, tablier blanc, bonnet de tulle au vent ; mais, outre qu’elle manquait de vocation, rien ne seyait plus mal à la condition de son rôle que « le sérieux, le hautain de sa physionomie et le timbre de sa voix de contralto ». Sa haute taille (elle dépassait les autres d’une tête) soulignait encore la méprise. L’insuccès fut éclatant. Elle n’insista pas. Après trois représentations, elle quitta la scène pour reprendre sa vie de femme galante.

Toutefois, si elle n’avait pas brillé par le talent, elle avait eu le temps d’impressionner, par sa beauté étrange, un spectateur dont on ne nous dit pas le nom, que Nadar nous donne comme son ami et qui n’était peut-être que lui-même. Ce spectateur eut le désir très vif de connaître « l’étrange déité, brune comme les nuits », et se présenta chez elle.

Jeanne Duval demeurait alors rue Saint-Georges, 15 ou 17, en face l’hôtel Aubert, au 2e étage sur la cour. Son appartement modeste était élégamment tapissé de perse, « étoffe alors très en faveur ». Elle vivait seule en compagnie d’une femme de chambre, jolie, blonde.

Elle agréa le visiteur sans sauvagerie et lui laissa entendre, à la fin de l’entrevue, qu’il pourrait revenir quand bon lui semblerait, sauf de 2 à 4 » qui était l’heure de « Monsieur ». En apprenant ce détail, le quidam craignit de s’être engagé dans une aventure fâcheuse, et manifesta quelque appréhension des inconvénients qui pouvaient s’en suivre. Jeanne Duval s’esclaffa. La réflexion lui parut si imprévue qu’elle appela incontinent sa femme de chambre pour lui en faire part. L’effet fut irrésistible. La domestique partit à son tour d’un sonore éclat de rire. Et toutes deux de s’employer à rassurer le timoré. Non seulement il n’avait rien à craindre de « Monsieur » en cas de surprise, mais c’était un rival dont on ne pouvait concevoir même une ombre de jalousie, tant il exigeait peu des femmes. C’était un doux rêveur inoffensif, un maniaque, un poète dont toute la flamme s’épuisait en rimailleries et, pour appuyer leurs dires, ces dames sortirent d’un tiroir une liasse de billets doux entremêlés de vers. Il suffit d’un simple coup d’œil au quidam, habitué des cénacles, pour se convaincre que le rêveur inoffensif, le doux maniaque, celui dont ces deux péronnelles se gaussaient si fort, bien qu’elles tirassent leur bien-être de ses libéralités, c’était Baudelaire.

Baudelaire demeurera jusqu’au bout le bienfaiteur de cette femme indigne. Il se laissera, jusqu’au bout, exploiter par elle, et par son frère, un misérable drôle, sans scrupules, empressé à profiter de l’aubaine. Aujourd’hui (1842), Baudelaire est riche assez pour satisfaire à ses caprices ; mais, demain, privé même du nécessaire, il continuera à rogner sur ses maigres ressources pour subvenir à ses besoins. Malade, il la fera soigner à l’hôpital ; il ne l’abandonnera pas, même déchue, roulée à l’ivrognerie. Il sait qu’elle se soucie peu de lui, qu’elle n’en veut qu’à sa bourse. Il la maudira, mais il restera lié à elle comme le forçat à sa chaîne,

Comme au jeu le joueur têtu,
Comme à la bouteille l’ivrogne.

Mme Aupick pourra écrire à Asselineau, au lendemain de la mort de Baudelaire :

La Vénus noire l’a torturé de toutes les manières. Oh ! si vous saviez ! Et que d’argent elle lui a dévoré ! Dans ses lettres, j’en ai une masse, je ne vois jamais un mot d’amour[17].

L’ascendant de Jeanne Duval sur Baudelaire provient de ce qu’elle réalisait son idéal « fait de beauté et d’indifférence », auquel se mêlait un ragoût exotique, un piment de bizarrerie et d’étrangeté. Que cherchait-il près d’elle ? D’abord une satisfaction plastique. Nous lisons dans son Journal :

Tantôt, il lui demandait la permission de lui baiser la jambe et il profitait de la circonstance pour baiser cette belle jambe dans telle position qu’elle dessinât nettement son contour sur le soleil couchant.

Il aimait manier sa chevelure, forêt aromatique, où dormaient

La langoureuse Asie et la brûlante Afrique,


tout un monde lointain, absent, presque défunt. Il y retrouvait les mirages et le coup de soleil de l’Orient qui l’avait frappé, quoi qu’il en dise, dans son voyage écourté. C’était une grande émotion de sa jeunesse, d’abord méprisée (il l’affectait du moins), mais qui lui revenait plus chère, à mesure qu’il avançait en âge et que l’ombre s’épaississait autour de lui.

On sait que le vœu caressé de Baudelaire était de vivre auprès d’une maîtresse « comme un chat voluptueux auprès d’une reine ».

J’eusse aimé, dit-il en parlant d’une géante, « voir son corps fleurir et grandir librement »,

Parcourir à loisir ses magnifiques formes

Et

Dormir nonchalamment à l’ombre de ses seins.

Ce n’est pas là le vœu d’un amant décidé. On n’imagine point le muletier de La Fontaine, se tenant au lit, près de sa partenaire.

Comme au long d’un cadavre un cadavre étendu


et se prenant à songer

À la triste beauté dont son désir se prive.

L’obsession d’une autre, c’est l’éternel prétexte que Baudelaire mettait en avant pour excuser sa froideur. On peut dire qu’il manquait tout au moins, dans ce domaine spécial, de tempérament. Sa débauche était toute cérébrale, et Jeanne Duval nous est une nouvelle preuve qu’il aimait respirer la fleur de l’Amour sans la cueillir. Était-ce par impuissance, par « nihilisme spécial », comme le prétend Nadar, ou par système ? Le vœu du dandysme, selon Baudelaire, c’est d’ôter à l’Amour son caractère de « répugnante utilité » pour le réduire à n’être plus qu’« un caprice brûlant ou rêveur ». Il est indéniable que partout, chez Baudelaire, se respire la peur de l’Amour agissant[18]. C’est d’abord parce qu’il risque d’y perdre le gouvernement de soi-même, signe le plus éclatant de la supériorité du dandy ; c’est, ensuite, parce qu’il n’envisage de l’Amour que le pouvoir néfaste. L’Amour agissant, c’est, pour lui, l’Amour fatal auquel, depuis les temps les plus reculés, l’humanité jette l’anathème mérité :

Amour ! fléau du monde, exécrable folie !

C’est la bête féroce, ivre de carnage, traînant

après soi, dans sa course furibonde,

une confusion
De vêtements souillés, de blessures ouvertes
Et l’appareil sanglant de la destruction.

Cet effroi de l’Amour s’explique par le sentiment que la vie se crée de la mort et que la perpétuité de l’espèce ne s’assure qu’au détriment de l’individu. Mais là où le savant ne voit qu’une sollicitation de la Nature en perpétuel besoin de matière organique pour sa chimie mystérieuse et de substance à refondre pour des essais nouveaux, Baudelaire ne voit qu’une intervention diabolique, un piège tendu pour la perdition de l’Âme. Il repousse donc l’appel de l’instinct comme une suggestion mauvaise et, en cela, il reste d’accord avec la doctrine évangélique ; mais où il s’en détache, c’est quand, après avoir prononcé le sacramentel vade retro et refusé au démon l’accès de sa chair, il l’accueille et lui fait fête en imagination. D’où vient cette inconséquence ? D’abord d’un calcul de prudence. Baudelaire fait la part du feu. Il sait qu’il faut compter avec « le Malin ». Le Malin, c’est la Nature. Elle se rit de nos sages résolutions, de nos vœux de prudence, d’hygiène et de continence. Le sage sait qu’il n’est pas de taille à la combattre de front. La brusquer, c’est l’exaspérer. L’affronter, en adversaire loyal, c’est être vaincu d’avance. Sa sommation est si impérieuse qu’on ne peut l’éluder que par ruse, en ayant l’air d’y consentir. On feint de la suivre tout en s’enivrant du miel de la parole, de l’ambroisie des discours de cette effrontée larronnesse qui nous pipe à sa glu. On se laisse induire sur la route fleurie, mais on s’arrête en deçà du piège. On feint de s’engager, mais on ajourne l’échéance et, ce faisant, on maintient en soi l’état d’illusion et l’on prolonge l’éblouissement du désir. Ainsi le Moi évite le geste qui le disperse et le vaporise et puise, au contraire, à savourer une joie réelle, pour qui n’en est pas dupe, une force surnaturelle de concentration. Il y a mieux. La conscience qui reste éveillée dans le tumulte des passions et l’émeute contenue des sens, permet à homme de s’analyser et de s’instruire au spectacle d’événements que les autres ne traversent qu’en aveugles. D’acteur inconscient, le sage se hausse à la qualité de témoin lucide.

De même que le chirurgien, cherche dans la dissection du corps humain l’explication du jeu des organes, de même Baudelaire, penché sur nos tares et nos perversions, y cherche le mécanisme de l’Âme et la qualité de notre essence. Obsédé par l’énigme redoutable du monde, il veut en pénétrer les secrets à la lueur de l’instinct.

C’est dans l’acte le plus irréfléchi, le plus spontané, que se saisit la présence et la rotation de la chaîne qui nous rive on ne sait à quelles Forces mystérieuses et qui nous fait appréhender si l’Homme ne se leurre point en proclamant orgueilleusement son libre-arbitre et sa part d’immortalité.

Nous savons bien que Baudelaire va tout résoudre dans le sens du dogme chrétien, mais nous restons frappés de l’audace de son entreprise. Il nous a montré que le sage pouvait, sans déchoir ni démériter, dénuder la vie et assister, sans rien perdre de son prestige ni de son austère gravité, aux réflexes de l’animal humain.

Qu’il descende dans le labyrinthe fangeux des cités ou dans les replis secrets du cœur, le poète est comme le soleil :

Il ennoblit le sort des choses les plus viles.

Il épure tout à la flamme de son génie. Il prend de la boue et il en fait de l’or.

La curiosité du vice devient, chez Baudelaire, un mode d’investigation, un procédé d’enquête pour résoudre les grandes vérités, et de là lui vient, sans doute, son fâcheux mais immérité renom de perversité.

Il nous confie qu’il aimait à feuilleter des estampes libertines, les annales de la luxure enfouies dans les bibliothèques ou perdues dans les cartons des marchands. Il dit :


La vue de ces dessins m’a mis sur des pentes de rêverie immense à peu près comme un livre obscène nous précipite vers les océans mystiques du bleu. Bien des fois je me suis pris à désirer devant ces innombrables échantillons du sentiment de chacun, que le poète, le curieux, le philosophe pussent se donner la jouissance d’un Musée de l’Amour, où tout aurait sa place, depuis la tendresse inappliquée de sainte Thérèse jusqu’aux débauches sérieuses des siècles ennuyés.

Le génie sanctifie toute chose et si ces objets étaient traités avec le soin et le recueillement nécessaires, ils ne seraient point souillés de cette obscénité révoltante qui est plutôt une fanfaronnade qu’une vérité…

Les sujets de cette nature sont chose si importante qu’il n’est point d’artiste, petit ou grand, qui ne s’y soit appliqué secrètement ou publiquement depuis Jules Romain jusqu’à Devéria et Gavarni.

Leur grand défaut est de manquer de naïveté et de sincérité.


Le procès que certains voudraient intenter à Baudelaire se ramène donc au procès de la Connaissance. Puisque la Science est une dévoratrice d’illusions, le bonheur de l’humanité s’oppose-t-il à sa divulgation ? N’est-il pas préférable que le troupeau des esprits soit conduit en lisière et condamné à une éternelle enfance ? Là est toute la question, mais, résolue même par l’affirmative, il s’agirait encore de savoir si le Poète a une action directe sur les foules et s’il ne s’adresse pas seulement à un petit lot d’initiés de qui la science reste le privilège.

Le plus clair, c’est que Baudelaire ne nous a gratifiés d’aucune dépravation neuve. Anatole France nous en assure qui nous dit :

En fait de vices, dès l’âge des cavernes et du mammouth, il ne restait plus rien à découvrir. À y regarder de près, Baudelaire n’est pas le poète du Vice, il est le poète du Péché, ce qui est bien différent. Sa morale ne diffère pas beaucoup de celle des théologiens[19].

§

Voilà la vérité ! Baudelaire est un poète catholique et il est étrange que le plus fougueux de ses détracteurs, le croyant Brunetière, n’ait pas pris garde que les coups qu’il lui portait rejaillissaient sur l’Exégèse. Baudelaire a la Foi du confesseur et du martyr. Il bouleverse les cœurs à la façon des prophètes, armés d’éclairs, et nous ramène à Dieu par le chemin de la Douleur.

Il nous irrite, parce qu’à l’image des moines sectaires et des inquisiteurs farouches d’autrefois, il nous met le nez dans notre ordure et qu’aux périodes de paix tranquille, il nous empêche d’être heureux, en nous rappelant que nous avons une âme. Il fond du ciel comme un aigle :


Du mécréant saisit à plein poing les cheveux
Et dit, le secouant : « Tu connaîtras la règle ! »
(Car je suis ton bon ange, entends-tu ?) Je le veux !

Sache qu’il faut aimer, sans faire la grimace,
Le pauvre, le méchant, le tortu, l’hébété.
Pour que tu puisses faire à Jésus, quand il passe.
Un tapis triomphal avec ta charité.


Il est le Mane-Thecel-Phares qui s’inscrit aux murs du festin, et dresse dans un sursaut d’épouvante les convives gorgés et repus. Il est celui qui jette l’alarme et qui, au moment où nous allions nous endormir, sonne le tocsin.

§

C’est parce qu’il est resté prisonnier du Dogme que, parmi les générations nouvelles, beaucoup, dont la conscience s’est libérée, affectent de se détacher de Baudelaire, sans prendre garde qu’ils continuent à le respirer dans l’air, autour d’eux, tant l’essence de notre littérature, depuis cinquante ans, en demeure imprégnée.

Ceux qui habitent les cimes glacées de l’Athéisme et que n’impressionnent plus ni les fracas de la chaire ni les diableries, ni la mise en scène et les pompes liturgiques, n’oublient pas, pourtant, que Baudelaire a payé de son désastre, comme Pascal, le geste téméraire de secouer les portes de l’Ombre et s’émeuvent encore de ses aveux désespérés.

Baudelaire est si varié que les esprits les plus dissemblables, s’ils l’abordent sans parti-pris, sont sûrs d’y trouver leur récompense. Il plaît « aux amoureux fervents comme aux savants austères ». S’il a les charmes de l’horreur qui n’enivrent que les forts, il a aussi le don des larmes et les attendrissements soudains qui vont droit au cœur et conquièrent les simples. Il éblouit les néo-païens par la splendeur du Verbe et le rappel


de ces époques nues.
Dont Phœbus se plaisait à dorer les statues.


Les écrivains y reçoivent une leçon de style et de cadence. Il n’est pas jusqu’aux âmes innocentes qui n’y respirent un parfum d’églogue et qui n’y retrouvent l’image du « vert paradis des amours enfantines ».

On nous prédit, pour demain, un bouleversement général des idées et des mœurs amené par la guerre, et le rétablissement d’un état d’esprit auquel Baudelaire aura cessé de correspondre. Je le souhaite plus ardemment que tout autre, car nous aurions alors rétabli la félicité de l’Age d’or.

Baudelaire vivra tant que l’humanité comptera des inquiets, des malades de spleen et des chercheurs d’infini. Son règne durera tant que nous verrons, plongées dans l’enfer luxurieux des villes, des âmes nobles mais désarmées, aussi incapables de se soustraire à la corruption que de s’y adapter.

Et il sera toujours la voix de ceux, quelle que soit leur confession, mystiques ou athées, qui ont pénétré l’inanité des plaisirs d’ici-bas et qui ne peuvent s’accommoder de l’imperfection d’un monde où la soif inextinguible du bonheur se trouve liée, chez la créature, à l’impossibilité d’y parvenir.

    Ta gorge qui s’avance et qui pousse la moire,
    Ta gorge triomphante est une belle armoire…
    Et le meurtre, parmi tes plus chères breloques,
    Sur ton ventre orgueilleux danse amoureusement…
     Tes hanches sont amoureuses
     De ton dos et de tes seins… »

    Nos modernes, pervertis par l’abus des épices, seront peut-être tentés d’applaudir à ces incohérences comme à des trouvailles de pittoresque, mais que dire de ces incorrections ?

    « Mon gosier de métal parle toutes les langues…
    Et dans ses bras ouverts que remplissent tes seins. »

    Et de ces platitudes

      « Un air étrange
    Qui n’est pas celui d’un Ange…
      Notre France,
    Ce pays trop peuplé que fauche la souffrance… »

    Exceptions, soit ! mais qu’il était utile de sortir à l’appui de notre thèse. Ajoutons, toutefois, à sa louange, qu’on ne trouve chez Baudelaire aucune de ces étourderies :

    «… Saisit un pistolet qu’il étreignait encore »

    dont Hugo est coutumier.

  1. Ceux qui s’intéressent à ce mouvement de la critique et des esprits le trouveront exposé dans le Cinquantenaire de Baudelaire, édité par la Maison du Livre, et où l’on a recueilli, à côté des opinions célèbres déjà parues sur l’Auteur des Fleurs du Mal, le suffrage inédit des écrivains nouveaux les plus qualifiés. Il ne faut pas oublier que, tout récemment encore, dans ses Écrits sur le théâtre parus chez Grès, M. Henri Bataille, qui est, de nos auteurs dramatiques, le plus subtil, le plus délié, et de nos poètes, le plus attentif aux évolutions de la conscience, estimait, au cours d’une étude consacrée à Georges de Porto-Riche, que les Fleurs du Mal sont « au plus haut sommet de la Poésie française ». Dans une lettre particulière, M. Henry Bataille a bien voulu préciser ainsi son opinion :

    « Jusqu’à Baudelaire, la poésie, même la plus haute, ne vit que sur les truismes de l’Idéal. Lui, seul, a épousé les contours de la vie et de la vérité ; lui, seul, a tordu le cou à l’éloquence et au procédé lyrique qui consiste à mettre la poésie automatiquement en marche comme des mouvements d’horlogerie.

    « Lui, a créé le grand lyrisme immobile, le lyrisme qui est l’égal de la musique et qui a la force d’un orchestre. »

  2. Pour donner une idée du fantastique développement de Paris, il n’est peut-être pas inutile de noter que, pendant la courte absence de Baudelaire, oa avait percé les rues Moncey, Laurent de Jussieu, Geoffroy-Marie, du Centre ; achevé la galerie Richer, la cité du Waux-Hall ; refait le pont de la Cité ; restauré l’Hôtel de ville, l’Hôtel du Quai d’Orsay, le palais des thermes ; édifié les nouveaux bâtiments de l’École normale, ouvert le Théâtre italien, la Maison d’or, le café Riche ; aménagé la pépinière du Luxembourg ; multiplié les trottoirs et les réverbères ; inaugré, rue Vivienne, un premier essai de pavage en bois, que sais-je encore ? Mais la grande innovation du règne c’est le quartier Saint-Georges, surgi de terre comme par enchantement, et qui réalisait, avec son opulence de bazar, ses palais cosmopolites, la splendeur du médiocre. C’est du quartier Saint-Georges qu’est sortie la « lorette » (ainsi baptisée par Nestor Roqueplan et immortalisée par Gavarni) ; la lorette, spécialité du régime, qui mourra avec lui, pour faire place à la « biche » du second empire. La lorette correspondait au nouvel état des mœurs, à l’avènement d’un monde d’enrichis et de parvenus. Elle marquait une nuance de civilisation galante entre deux créations également récentes : la « grisette » du quartier latin et la « panthère » des boulevards.
  3. Nadar, Ch. Baudelaire intime (Blaizot édit.).
  4. Théodore de Banville, Baudelaire (La Renaissance littéraire et artistique, numéro du 27 avril 1873).
  5. Th. de Banville, Mes souvenirs (Charpentier édit.).
  6. Baudelaire inédit était déjà célèbre. Avant même qu’il ait publié les Fleurs du Mal, son nom revenait avec tant d’insistance dans les conversations d’hommes de lettres, qu’un jour (en 1846) Théophile Gautier (qui ne connaîtra Baudelaire qu’en 1849), agacé, confiait à Asselineau :

    « Il adviendra de ce Baudelaire ce qu’il est advenu de Petrus Borel. On disait : Quand il paraîtra, Hugo n’existera plus. Il a paru. Ce n’était rien. »

    Peut-être Gautier se vengeait-il d’avoir lu dans l’Écho des Théâtres (26 août 1846) ces lignes signées de Baudelaire :

    « Théophile Gautier est un banal enfileur de mots. Gros, paresseux, lymphatique, il n’a pas d’idées et ne fait qu’enfiler et perler des mots à la manière des colliers d’osages. »

    Ô ironie de la destinée ! ces deux hommes qui se détestaient cordialement en arriveront, pour avoir joué, un jour, devant la galerie, la comédie de l’admiration mutuelle, à passer à la postérité, liés d’une étreinte indissoluble.

    On sait que Gautier ne jugea pas à propos de se déranger pour l’enterrement de Baudelaire. Son absence aux obsèques fit scandale.

    Ceux qui savent lire entre les lignes ne manqueront pas de saisir cette hostilité latente sous les fleurs dont ils se couvrent réciproquement, tant dans la préface de Gautier que dans l’article de Baudelaire sur Gautier « aux prunelles félines ».

    La diatribe de Baudelaire, l’École Païenne (1853), est dirigée contre Gautier.

  7. Nadar, Op, cit.
  8. Voici, à titre de curiosité, le contrat d’édition des Fleurs du Mal :

    « Entre MM. Poulet-Malassis et Eugène de Broize, imprimeurs libraires à Alençon, d’une part, et M. Charles Baudelaire, littérateur, d’autre part,

    « a été convenu ce qui suit :

    « M. Charles Baudelaire vend à MM. Poulet-Malassis et Eugène de Broize deux ouvrages, l’un des Fleurs du Mal, l’autre Bric à brac esthétique.

    « M. Charles Baudelaire livrera les Fleurs du Mal le vingt janvier prochain et le Bric à brac esthétique à la fin de février.

    « Chaque tirage sera de mille exemplaires.

    « Pour prix de cette vente M. Charles Baudelaire touchera par chaque volume tiré, vendu ou non vendu, vingt-cinq centimes, soit un huitième du prix marqué sur le catalogue de MM. Poulet-Malassis et Eugène de Broize.

    « M. Charles Baudelaire s’interdit la reproduction sous quelque forme que ce soit de tout ou partie de la matière contenue dans ces deux volumes.

    « M. Charles Baudelaire ne pourra offrir ces ouvrages ou l’un de ces ouvrages à un autre libraire qu’au cas où les éditeurs, n’ayant plus en magasin qu’un petit nombre d’exemplaires, se refuseraient à les réimprimer.

    « Fait double à Paris ce 30 décembre 1856. »

  9. Vers la fin de sa vie, lorsque Nadar obtenait la permission d’aller le chercher à la maison de santé et l’amenait chez lui, le premier soin de Baudelaire, en arrivant, était de se laver à grande eau, à grand renfort de brosses et de savon, bien qu’il n’en eût pas besoin. Il manifestait une joie enfantine à considérer ses mains blanches, aux ongles soignés, et à les agiter devant la fenêtre, pour y faire jouer la lumière.
  10. Étant enfant, je voulais être tantôt pape, mais pape militaire, tantôt comédien (Baudelaire).
  11. Ce qui souligne l’incohérence de l’heure, c’est que l’on édifie les prisons de la Roquette et de Mazas avec le même entrain que l’on plante en tous lieux les arbres de la Liberté. On traque, avec la dernière rigueur, la propagande bonapartiste, mais l’on ramène les cendres de Napoléon et on leur confère l’apothéose. On dégage le centre de Paris et on aère ses rues, mais on l’étrangle d’une ceinture de fortifications.
  12. Je sais que la perfection d’écrivain de Baudelaire est aujourd’hui reçue comme un dogme. MM. Anatole France, Remy de Gourmont, Charles Morice, Camille Mauclair, parmi tant d’autres, ont longuement insisté sur la pureté classique de son style au point d’évoquer Racine à son propos. Ce sont là des autorités indiscutables et l’on ne peut, pour ce qui est de l’ensemble, que se ranger à leur opinion. Mais n’est-il pas permis de découvrir, çà et là, dans cette langue, si ferme et si saine à l’habitude, des marbrures de décomposition et des traces de décadence ? Je ne parle pas de l’Ex-voto dont le gongorisme exaspéré est de circonstance, mais Racine, même acquis à la couleur romantique, eût-il pu souffrir ceci :

     « Tes nobles jambes, sous les volants qu’elles chassent,
    Tourmentent les désirs obscurs et les agacent,
     Comme deux sorcières qui font
    Tourner un philtre noir, dans un vase profond…

  13. Voici les lignes pleines d’intérêt que lui consacre Mme Judith Gautier :

    « Elle habitait rue Frochot un appartement au 1er ou au 2e étage, je ne sais plus trop. L’escalier n’était pas grand et il n’y avait qu’une porte par étage, ni à droite ni à gauche, mais au milieu du palier. La porte avait deux battants couleur de palissandre.

    … La salle à manger s’ouvrait juste en face de la porte d’entrée et ce lieu célèbre n’était ni très vaste ni très somptueux. La pièce, tendue d’étoffe rouge sombre, montrait des tableaux et des faïences, pendus symétriquement. La table de chêne, massive, carrée, devait s’étirer jusqu’aux murailles.

    À droite de la salle à manger, trois pièces, en enfilade, se bloquaient : le boudoir, la chambre à coucher, tout au fond le cabinet de toilette. Cela, joliment capitonné, ouaté, confortable et frais.

    Au lieu de fenêtres, un vitrage qui formait toute une paroi, éclairait ces chambres, sous les feuillages des stores qui les voilaient. Cet intérieur avait l’air d’une serre…

    La Présidente arrivait du fond de l’appartement et s’annonçait par une roulade qui s’achevait en rire perlé. Trois grâces rayonnaient d’elle au premier aspect, beauté, bonté, joie.

    Elle s’appelait Aglaé et aussi Apollonie. Elle était assez grande, de belles proportions avec des attaches très fines et des mains charmantes. Ses cheveux très soyeux, d’un châtain doré, s’arrangeaient comme d’eux-mêmes en riches ondes semées de reflets. Elle avait le teint clair et rosé, les traits réguliers, avec quelque chose de mutin, et de spirituel, la bouche petite et rieuse. Son air triomphant mettait autour d’elle comme de la lumière et du bonheur. » (Le second rang du Collier, Juven, édit.)

    Mme Sabatier connut les revers de fortune. Elle y fît face vaillamment et son fonds de gaîté n’en fut pas altéré. Les beaux jours revinrent vite d’ailleurs avec sir Richard W…

    Mme Sabatier était née à Strasbourg en 1821. Elle mourut à Neuilly (boulevard Victor-Hugo, 47), le 3 janvier 1890.

    Elle avait du goût pour les arts. Elle jouait de la harpe et du piano et peignait avec agrément. Elle avait reçu des leçons de Meissonnier. Théophile Gautier l’a célébrée sous le nom d’Apollonie (Émaux et Camées). Elle fut admise à la Société des gens de lettres, le 22 mai 1865, alors que Paul Féval était président, et inscrite comme suit au bulletin de l’Association :

    « Mme Jenny-Caroline Herbelot, née Thirecuir, dite Jenny Sabattier. »

    Elle avait échangé son nom de Thirecuir contre celui de Savatier, d’où Sabatier par euphonie. Elle repose au cimetière du Père-Lachaise dans le tombeau de la famille Thirecuir.

    Alphonse Daudet qui l’a connue chez Mme Ancelot nous en parle dans ses Trente ans de Paris.

    La turquoise était sa pierre de prédilection.

    En dehors des images d’elle que nous avons mentionnées, il nous reste un buste de Clésinger, introduit au Louvre récemment, et un marbre du même : la Femme au Serpent, aujourd’hui propriété de M. Jean de Gourmont.

  14. M. Théodore Durel nous mande à propos de Jeanne Duval.

    « J’ai été amené, dans le catalogue que j’ai dressé, en 1900, des œuvres d’Edouard Manet à décrire no 35 (1861-62) :

    « Une femme étendue sur un canapé, dite la maîtresse de Baudelaire » avec ces détails : « La femme qui devait être une créole avait été amenée dans l’atelier de Manet par Baudelaire et elle passait pour être sa maîtresse. »

    « C’est tout ce que j’avais pu recueillir de renseignements au moment où je dressais mon catalogue, Manet n’étant plus là. Je vois maintenant que cette femme peinte par Manet était Jeanne Duval. Je me rappelle très bien le portrait. Ce n’était pas une femme nègre ni même une mulâtresse, mais elle était très brune et avait une conformation laissant deviner une part de sang nègre. Ce devait être une quarteronne.

    « Le tableau est malheureusement passé depuis longtemps en Allemagne et je n’en puis retrouver ici la reproduction ».

  15. Nadar, Op. cit.
  16. Nadar, qui a rédigé ses Souvenirs de mémoire, à un âge avancé, se trompe lorsqu’il place ces débuts aux environs de 1839-40. La preuve en est qu’il ajoute que ces débuts précédaient de peu (2 ou 3 mois) sa première entrevue avec Baudelaire. Or, nous savons par Banville, qui les présenta l’un à l’autre, que cette entrevue n’eut lieu qu’en 1842, à la belle saison, et quand Baudelaire habitait déjà l’hôtel Pimodan.
  17. Eugène et Jacques Crepet : Charles Baudelaire (Messein).
  18. Cette idée de réserve, d’abstention, de prudence est si naturelle à Baudelaire, si invétérée, qu’elle lui a inspiré le sonnet CIV des Fleurs du Mal, le meilleur incontestablement de toutes les pièces surajoutées :

    « Pendant que des mortels la multitude vile
    Sous le fouet du Plaisir, ce bourreau sans merci,
    Va cueillir des remords dans la fête servile.
    Ma douleur, donne-moi la main ; viens par ici. »

    Ce qui prouve bien la sincérité de Baudelaire, c’est que ce sonnet, écrit en dernier lieu (il n’a paru que dans la 3e édition) jaillit d’un élan puissant d’avoir été longtemps contenu et médité et qu’il rend, aux heures de décrépitude du Poète, l’écho devenu si rare des beaux chants d’autrefois.

  19. Anatole France, La Vie littéraire (Calmann-Lévy, édit.).