Bernard Grasset (p. 241-255).


XIII


Lorsque Pat entra dans le ring, le grand soir venu, il fut reçu par des applaudissements nourris. Plusieurs centaines de compatriotes qui habitaient Paris ou bien étaient venus d’Angleterre par les trains spéciaux, l’acclamèrent fort et longtemps, et à travers leurs hurrahs et leurs clameurs et leurs cris divers d’encouragement, Pat reconnut la grande voix qui depuis plusieurs semaines lui répétait sur tous les tons l’orgueilleux commandement héréditaire :

« Rossez le Français ! »

Mais le tumulte finit par s’apaiser, fut remplacé par un murmure d’attente. Et tout à coup ce fut le délire, Jean Serrurier venait de passer entre les cordes du ring et la foule lui hurlait son adoration.

Des hommes se levaient et criaient de toutes leurs forces ; d’autres restaient figés sur leurs chaises, mais leurs mains étaient atteintes de frénésie et claquaient comme des machines affolées ; des femmes lançaient à travers le vacarme des cris grêles et des mots qu’on n’entendait pas, et puis elles se prenaient à agiter leur mouchoir comme pour une bienvenue, les yeux brillants, les lèvres entr’ouvertes, se laissant sans honte emporter par leur exaltation. Le volume de son produit par toutes ces voix n’était pas énorme, mais il s’y mêlait une note curieusement émue.

C’était une note de reconnaissance chaleureuse, la reconnaissance d’une nation humiliée, qui a longtemps douté d’elle-même et puis tout à coup reprend conscience de sa force et de ses vertus en mille petites choses, et se retrouve dans la personne de cent garçons sortis de son sein et qui la réhabituent à la victoire. Ce qui montait dans ces cris, c’était un enthousiasme chaud, presque tendre, que les nations cuirassées d’orgueil ne connaissent pas. Patrick Malone eut pour la seconde fois l’impression confuse que dans ce pays le pugilisme représentait plus que dans les autres pays.

Il regardait à travers le ring son adversaire, qu’il avait déjà vu l’après-midi au pesage : Un bel athlète au visage d’enfant, ingénu et rayonnant, et il souriait d’un sourire moqueur, parce que le lien profond qu’il sentait entre ce garçon et la foule lui inspirait un commencement de rancune.

« C’est bon ! C’est bon ! se disait-il à lui-même. — Nous verrons bien s’ils crieront aussi fort quand j’aurai fini avec lui. »

Et, quand le signal fut donné, il s’avança vers cet adolescent à figure radieuse avec le désir âpre d’effacer son sourire et de l’humilier devant tous.

Andy Clarkson lui avait dit : « Ça n’est plus à un Sam Langdon que vous avez affaire, cette fois : ce grenouillard-ci sait bien que vous cognez plus fort que lui et il ne va pas s’amuser à livrer bataille. Alors il faudra que vous couriez après lui… »

Pat s’avança donc vers le milieu du ring, se demandant avec un peu de curiosité ce que ce Français allait faire, et quand il allait commencer à courir…

Il commença à courir tout de suite, mais droit sur son homme, et lui décocha un direct du gauche sur la bouche, qui arriva comme un éclair. Surpris, Pat arriva trop tard à la parade et n’essaya même pas de prendre un contre ; mais il songea : « Il en faudrait beaucoup comme celui-là pour me faire du mal ! » et il continua à avancer sans plus de précautions.

Les feintes rapides du Français, ses déplacements rapides et exactement calculés de virtuose — tout cela n’impressionna nullement Battling Malone, qui le suivit patiemment, sans hâte, amusé de voir que c’était lui qui pourchassait déjà le champion du monde, après une minute de combat.

Quand il crut le moment favorable il se jeta en avant, le front bas, prêt à frapper des deux mains ; mais avant que les muscles de ses épaules ne fussent entrés en action un upper-cut lui relevait la tête et un nouveau coup droit l’arrêtait une seconde. Quand il chargea enfin il ne frappa que le vide et vit trop tard le corps blanc s’effacer en virevoltant sur un pied et lui échapper. Et avant qu’il n’eût repris son équilibre ramassé d’attaque, deux nouveaux coups venaient lui meurtrir les lèvres.

Cette offensive inattendue l’exaspéra comme un défi. Un instant il se laissa emporter et devint un mécanisme affolé qui faisait jaillir ses poings devant lui, tantôt comme des pistons et tantôt comme des fléaux. Au bout de quinze secondes il vit que le Français était toujours hors de portée et souriait. Alors il se calma subitement.

« J’ai tout le temps se dit-il — tout le temps… »

Et il pensa avec une joie un peu féroce à la pleine heure de combat qui ne faisait que commencer, aux vingt reprises de trois minutes qu’on lui accordait pour épuiser et mettre enfin à mal ce jeune acrobate blanc.

Le gong annonça le premier repos. Tout en épongeant la figure de Pat, Andy Clarkson lui grogna à l’oreille :

« Prenez votre temps, garçon. Et ne vous occupez pas de ses taloches : il ne peut pas vous faire de mal. »

Après la première grande salve d’applaudissements coupés de cris, il ne venait plus de la salle qu’un murmure confus. Des voix innombrables discutaient ce prologue en attendant que le combat entrât dans la phase émouvante. Pour les soigneurs de Pat, pour ses amis et tous ses compatriotes groupés ensemble, il semblait évident que la bataille était gagnée d’avance. Ils comparaient du regard les deux hommes aux prises : l’Anglais avec son torse puissamment musclé, son masque qui restait patient et dur sous les coups, et ce Français aux lignes trop harmonieuses, qui apportait au combat une figure radieuse d’enfant qui joue. Ce serait une répétition de la vieille histoire — se disaient-ils — le triomphe certain de la race qui a toujours triomphé dans les longues guerres.

Mais toute cette foule française paraissait aveugle à l’évidence, et elle montrait une confiance curieuse en son champion, une foi inébranlable d’amante.

« Prenez votre temps ! » avait dit l’entraîneur. Pat commença le deuxième round en homme que rien ne presse et qui a devant lui plus de temps qu’il n’en faut pour sa besogne. Mais voici que son adversaire, après une de ces attaques inattendues et impertinentes qu’il affectionnait, esquiva deux charges coup sur coup avec une aisance miraculeuse, qui semblait impertinente aussi. Et dans la salle quelqu’un rit.

Ce rire de moquerie et d’insulte venant d’un Français, d’un homme appartenant à une race qu’il avait toujours appris à mépriser, fit en un instant de Battling Malone le sauvage fou qui avait jadis terrorisé les débardeurs des docks et avait un jour ramassé quatre fois à terre le gros Jim à moitié évanoui pour l’abattre quatre fois, le ramasser une cinquième, l’étayer contre un mur, et faire de sa figure une chose sans nom.

Pendant une minute le ring sembla balayé par un cyclone, et les compatriotes de Pat, dans le public, se dirent l’un à l’autre entre deux cris d’encouragement :

« Le voilà parti ! il veut finir le Français de suite… »

Il aurait aussi bien pu essayer de faire à coups de poing des trous dans une ombre. Frappant furieusement des deux mains, de toute sa vitesse et de toute sa force, avec des bonds en avant et des charges continuelles, Pat sembla pousser devant lui, tout autour du ring, sans l’atteindre, un corps blanc aux gestes rythmiques qui, au milieu de cette tourmente meurtrière, poursuivait un jeu à lui, un joli jeu compliqué qui se jouait avec des entrechats, des parades tranquilles et des contre-attaques d’une prestesse inconcevable qui arrêtaient net, en le faisant plier sur les jarrets, un adversaire étourdi par sa propre violence.

Puis sa fureur tomba : il sentit de nouveau le besoin de ruse, et s’arrêta. La forme svelte qui le harcelait se figea aussi en face de lui, et Pat, reprenant son souffle avec un peu d’effort, le front bas, distingua plus clairement les yeux fixés sur lui, attentifs, sans colère, et cette figure ingénument animée d’enfant…

Presque aussitôt le round se terminait. Pendant l’intervalle de repos Andy Clarkson changea cette fois un peu ses conseils de sagesse.

« Pas si fort, Pat ! Attendez qu’il soit fatigué. Et pas si vite : donnez-lui confiance ; amenez-le à se risquer. »

Pat suivit ses conseils : il ralentit, feinta, rusa, feignit de chanceler. La foule s’y laissa prendre, et hurla. Mais l’adolescent qui lui faisait face contemplait ces manœuvres avec un dédain indulgent de sage, en profitait pour accentuer son offensive, mais ne se découvrait pas. Alors Battling Malone reprit de lui-même sa tactique naturelle, sa battue patiente coupée de charges soudaines, certain qu’il était d’user ainsi son adversaire peu à peu.

Au septième round la chance parut venir de son côté. Il réussit à percer de quelques durs coups au corps la défense serrée de Serrurier, et le vit faiblir. Avec une vitesse d’éclair il se jeta en avant, frappa et toucha encore, rompit un corps-à-corps d’une violente poussée, accula son homme dans un coin et, le voyant cerné, il ferma les mâchoires comme un étau et se rua à la victoire.

Une grande clameur était montée de la salle : une clameur faite de cris, de mots qu’on n’entendait pas, de gémissements de femmes qui se lamentaient d’avance. Elle s’abattit sur le ring comme une grande voix unique à la fois suppliante et brave, un cri tragique d’amante. Et voici que la svelte silhouette blanche qui flottait déjà sembla prise à la nuque par une main surnaturelle, soutenue, raidie, jetée en avant : Battling Malone se heurta à une attaque à coup sûr inattendue et plus ardente encore que la sienne, et il ne put que reculer devant la furie de cet adolescent pâle dont les yeux flambaient, et qui frappait des deux mains comme un jeune héros que Zeus protège…


Après cela le temps et tous les mots avec l’aide desquels on le mesure — secondes, minutes, reprises — semblèrent perdre toute signification pour lui, parce que sa longue tâche ingrate l’hébétait. Racontés, tous ces rounds eussent été aussi monotonement pareils que les grains d’un chapelet. Et pourtant la foule haletait, les nerfs tendus. Le jeu violent et subtil qui se jouait dans le ring la fascinait, et même ceux qui riaient des efforts vains de l’Anglais se prenaient parfois à re-découvrir qu’il avait encore toute sa force et son air d’entêtement mauvais, et qu’une seule détente de ses épaules musculeuses suffirait après tout à arrêter court leurs rires.

Lorsqu’il se retrouva assis dans son coin à la fin du quinzième round, Pat ferma un instant les yeux sous la douche froide de l’éponge ; puis il les rouvrit, entendit Andy Clarkson lui chuchoter d’une voix un peu étranglée : « Plus que cinq rounds, garçon ! Il faut y aller tant que ça peut… » — et il se réveilla subitement.

La monotonie du combat l’avait stupéfié ; mais il reprit conscience et retrouva tous ses souvenirs à la fois avec un choc. C’était un Français qui se jouait ainsi de lui : un de ces hommes-pantins dont les petits enfants de son pays se moquaient ! Et la grande voix qui lui avait commandé impérieusement de triompher que dirait-elle si… Renversé sur sa chaise, les bras appuyés aux cordes du ring, Pat rougit jusqu’aux oreilles d’y penser : une rougeur de honte et de rage.

Les journaux du lendemain dirent de ces cinq derniers rounds : « Ils furent monotones. Battling Malone cherche le « knock-out » sans succès… » Pour Pat ces quinze minutes de combat renfermèrent bien plus que cela : elles continrent tout un monde d’effort sauvage et vain, et l’horreur de l’humiliation qui venait, et un sortilège dix fois renouvelé. — Il se retrouvait le cogneur irrésistible d’autrefois. Son cerveau était clair, ses épaules toutes gonflées de force, la colère lui brûlait le cœur ; dans chacune de ses détentes il faisait passer toute sa violence naturelle, que décuplait le désir désespéré de mettre à mal et d’abattre sur les planches ce maudit Français… Mais chaque fois que l’éphèbe blanc qui lui faisait face semblait flotter et défaillir, toujours ce grand cri venait de la foule comme une supplication ardente, l’exhortant à résister au nom de tout ce qu’il y avait de commun entre elle et lui, au nom des humiliations passées, de l’espoir qui renaissait, du pays jalousement aimé, au nom des hommes de sa race qui haletaient et serraient les poings en le regardant, et des femmes pâlies qui se mordaient les lèvres…

Et sous cette grande clameur chaude et franche le Français retrouvait chaque fois une force miraculeuse et, au lieu de se défendre comme une bête traquée, il se ruait à son tour, affranchi de toute crainte, une flamme dans les yeux.

Le dernier round ne fut qu’une longue mêlée confuse où alternaient les attaques avortées, les coups furieux qui s’égaraient sur les gants ou les épaules, les corps à corps qui dégénéraient en bousculades. Battling Malone, qui chargeait sans répit, insoucieux des arrêts et des contres, se jeta sur un coup du droit à la pointe du menton qui l’envoya sur les genoux. Il se releva d’un saut, fou de colère, et quand le gong annonça la fin de la reprise et du combat, il fallut que Steve Wilson et Jack Hoskins vinssent le maîtriser et l’emporter de force vers son coin.

Le geste dont l’arbitre désigna le vainqueur ; l’adolescent dont le visage rayonnait ; le tumulte indescriptible qui suivit ; la ruée des spectateurs français vers le ring et vers leur jeune idole ; le silence de mort des Anglais — tout cela blessa Patrick Malone moins que les applaudissements pourtant généreux qui s’adressaient à lui, au vaincu, et qui le faisaient pleurer de honte.