Bernard Grasset (p. 164-199).


IX


La dernière semaine d’entraînement fut passée à Eastbourne comme Pat l’avait demandé. Lady Hailsham n’y était plus, à vrai dire, mais il retrouvait là le souvenir de ses paroles et du feu qu’elle avait allumé en lui.

Un logement pour lui et ses compagnons et un gymnase temporaire avaient été préparés dans une villa au pied de la route qui monte jusqu’à Beachy Head. Tous les matins ils escaladaient la pente ensemble, couverts de leurs sweaters d’exercice, à longues foulées nerveuses d’athlètes déjà bien en souffle ; ils trouvaient au sommet le grand vent fort et soutenu du large, dont ils se gonflaient les poumons, et s’en allaient pendant une heure sur les longues pentes couvertes d’herbes, quelquefois le long de la mer, quelquefois dans l’intérieur, suivant la chaîne des « Downs », marchant, courant souvent, ivres de leur force, ramassant un brin d’herbe qu’ils gardaient entre leurs dents et qui leur laissait un goût de sel sur la langue.

Lord Westmount vint deux fois, et la seconde fois sa sœur l’accompagnait.

Il ne fut pas permis à Pat d’aller déjeuner à l’hôtel avec eux, en vue du régime sévère auquel il était maintenant soumis ; mais ils assistèrent tous deux à son entraînement de l’après-midi dans le gymnase. Steve Wilson et Jack Hoskins, interdits, reconnurent ce jour-là que Pat devenait décidément trop ardent et trop dur frappeur pour eux, et qu’ils étaient contents que le grand jour approchât.

Lady Hailsham le suivit des yeux sans bouger ni rien dire, du commencement à la fin, songeant peut-être à son bull-terrier favori, qui avait dans ses batailles un peu de cette férocité joyeuse, mais songeant aussi à coup sûr que Pat Malone était un homme « pour de vrai », un de ces mâles puissants et hardis, proches de la nature, devant lesquels les femmes s’émeuvent et frissonnent un peu.

Quand il eut fini, elle ne lui fit aucun compliment ni n’exprima aucun vœu pour son succès ; mais ses yeux clairs s’attachèrent à ceux de Pat sans réserve, et elle lui dit à voix basse :

« J’ai bien reçu votre lettre… Je serai là. »

Son regard, ses lèvres rouges qui s’ouvraient un peu sur ses dents blanches ; le parfum léger qui émanait d’elle ; l’intimité qui semblait naître de leur rapprochement et des mots qu’elle murmurait comme un secret… Pat ne trouva rien à dire, et sa gorge se serra.

Qui sait le souvenir qu’elle emporta, elle, de la proximité de ce jeune barbare dont la poitrine profonde, aux reliefs accentués, se soulevait et retombait, si près d’elle, au rythme de son souffle égal, et dont les yeux hardis se troublaient devant les siens ?

Mais cette visite ne sembla pas à Pat Malone aussi importante qu’elle eût pu lui sembler à un autre moment. Tous les menus faits de son existence journalière étaient devenus machinaux, presque inconscients ; ils étaient noyés dans la grande vague ardente qui l’emportait au combat. C’était là l’effet d’une préparation physique bien réglée et aussi de l’atmosphère qu’il sentait autour de lui.

Les articles de journaux qu’on lui lisait le matin, les visites incessantes de sportsmen venus de Londres, les mines même de ses compagnons d’entraînement — tout lui donnait l’impression que ses visions confuses d’autrefois s’étaient réalisées, et que Britannia en personne épiait ses mouvements et comptait sur lui.

Le grand jour venu, la limousine de Lord Westmount l’emporta de bonne heure vers Londres. À trois heures de l’après-midi le pesage eut lieu, simple formalité pour lui, puisque le poids fixé était celui dicté par le nègre, de plusieurs livres supérieur au sien. Mais il vit là pour la première fois son adversaire Sam Langdon, un homme de sa taille, aussi large que lui et plus épais, avec un masque de gorille sous un crâne en dôme couvert d’une courte toison crépue.

Pat avait connu de nombreux nègres, matelots ou débardeurs des docks, et n’avait nourri à leur endroit qu’un mépris tranquille d’Anglo-Saxon ; mais celui-ci lui inspira une aversion immédiate. Il avait pourtant l’air simple et bon enfant ; mais il parut à Pat être le nègre-type, l’incarnation d’une race ennemie et méprisable. La seule idée que cet être au faciès semi-humain aspirait à le battre, lui un homme blanc, devant quinze mille gentlemen et ladies assemblés, parut à Patrick Malone à la fois ridicule et monstrueux. Il ne lui serra la main qu’à contre-cœur.

La cérémonie du pesage terminée, il fut conduit chez Lord Westmount, tout près de là, mangea et but ce qu’on lui donna, s’étendit sur un lit de repos et attendit le soir avec quelque impatience, mais sans aucune nervosité. Les soins dont il était entouré, les précautions que l’on prenait autour de lui pour lui éviter toute émotion et tout ennui, l’amusaient fort ; mais en même temps tout cela lui faisait comprendre qu’on le considérait comme un animal rare, de qui beaucoup dépendait.

Mac Gregor avait dit vrai : les quinze mille places de la salle étaient occupées. Dehors, plusieurs milliers de personnes qui avaient dû renoncer à entrer s’obstinaient pourtant à rester là pour recevoir au moins l’écho des rumeurs du dedans.

La voiture qui amena Battling Malone traversa cette foule lentement ; juste au moment où elle s’engouffrait sous la voûte, quelqu’un sauta sur le marchepied, reconnut le champion, et cria. Déjà un barrage de policemen s’était formé et arrêtait la foule, mais la clameur qui s’éleva dans le sillage de l’automobile disparue était si forte, si pleine d’encouragement et de confiance enthousiaste, que Pat en fut remué.

« Garçon, tuez ce nègre-là ! » hurla une voix suraiguë.

D’autres cris et d’autres appels se noyèrent dans l’énorme « Hooray » d’une foule anglaise en délire, qui produit un volume de son dont les vivats disparates des autres foules ne peuvent donner une idée.

Andy Clarkson lui fit traverser rapidement les couloirs presque vides et fermer les portes derrière eux, les portes de leur vestiaire. Pendant qu’il frictionnait son élève en lui donnant ses derniers conseils, des nouvelles des combats préliminaires qui se disputaient leur parvinrent pourtant.

« Delaney a battu le Français ! » cria une voix dans le couloir.

Andy Clarkson murmura entre ses dents : « C’est un bon présage ; ce soir c’est le vieux pays qui gagne sur toute la ligne. N’oubliez pas ça, garçon ! »

Jack Hoskins et Steve Wilson, qui devaient lui servir aussi de soigneurs au cours du combat, se contentaient de rendre de menus services sans rien lui dire. L’émotion avait sur eux un effet comique : ils ne se parlaient même l’un à l’autre qu’à voix basse, comme à des funérailles, et s’appliquaient à ne pas faire de bruit. Pat se laissait manier et soigner comme une chose, faisant une figure un peu impatientée. L’argent, la renommée et les regards des femmes, tout ce qui l’attendait de l’autre côté du combat, il ne songeait plus à tout cela ; il avait seulement hâte de rosser ce nègre, et il lui semblait que les quinze mille personnes de la salle n’avaient payé leurs guinées que pour cela, pour le voir maltraiter et humilier cette vilaine bête noire…

Ensuite ce fut l’entrée dans la salle, la grande clameur qui l’accueillit, la présentation au public, l’ajustement minutieux des bandages et des gants, les dernières recommandations du referee… Pat avait d’abord regardé autour de lui, cherchant les figures amies ; mais la salle était si vaste, les spectateurs si innombrables, que le premier coup d’œil lui donna une sorte de vertige.

Les rangées concentriques de plastrons blancs, d’habits sombres, de figures pâles sous la clarté fulgurante des lampes électriques, se fondit en une masse énorme qui ondulait. Il ne vit distinctement que les occupants des rangées de sièges les plus proches du ring ; des hommes en habit, quelques femmes en toilettes claires, aux cous desquelles des colliers et des pendeloques étincelaient, et il en garda une impression confuse qu’ils étaient quinze mille comme cela : quinze mille « gens de la haute » qui étaient venus pour le voir.

Pourtant, demi-nu, assis dans un coin du ring surélevé, il se sentait curieusement isolé, séparé d’eux aussi complètement que si les cordes eussent été d’infranchissables grilles. Des mains toutes-puissantes l’avaient mis là, une voix impérieuse lui avait commandé : « Battez ce nègre ! » et quinze mille « toffs » étaient venus remplir cette salle et attendaient qu’il obéît. Quand le gong résonna, il sauta sur ses pieds et se mit à l’ouvrage comme un serviteur zélé.

Le public n’était pas un public ordinaire de combat de boxe. Les deux tiers des spectateurs n’étaient pas de ceux qui s’intéressent de façon continue aux choses du pugilat ; les expressions techniques n’avaient pour eux qu’un sens vague et leurs opinions leur étaient parvenues toutes faites dans les colonnes de sport des journaux. Ils manquaient de points de comparaison pour apprécier à son juste mérite le spectacle qui leur était donné, et se contentèrent de suivre avec intérêt ce qui se passait sous leurs yeux, sans s’étonner le moins du monde.

Ce qu’ils virent, ce fut la rencontre, entre quatre cordes tendues, de deux hommes, l’un blanc et l’autre noir, qui se jetèrent l’un sur l’autre comme deux bull-terriers et se battirent du commencement à la fin de chaque round comme les bull-terriers se battent, sans répit, en une offensive continuelle et simultanée, avec la diligence implacable et l’acharnement de deux combattants qui sont tous deux sûrs de vaincre, et veulent en finir au plus tôt.

Les profanes qui ne connaissaient du pugilisme que quelques mots de l’argot du « prize-ring » d’autrefois, et les noms des quelques champions modernes qui ont le mieux organisé leur publicité, s’imaginèrent sans doute que c’était ainsi que toutes les rencontres pugilistiques se disputaient, et ils se contentèrent d’attendre un résultat avec curiosité. Mais les connaisseurs comprirent de suite qu’ils goûtaient là une fête rare, une de ces batailles serrées et dures ou il n’y a pas place pour les phrases élégantes d’une escrime des poings, ni pour les entrechats inutiles exécutés hors de portée.

Elle était riche de science, cette bataille, mais de la science élémentaire et simplifiée que discernent seuls les initiés, « ceux qui savent ». Le blanc était plus rapide que le noir, et plus ardent ; il mettait dans ses attaques un feu, une violence de détente que le nègre ne possédait pas ; mais ce dernier, plus lourd et peut-être plus puissant, avait toute l’endurance légendaire des hommes de sa couleur, et il avait encore une autre supériorité : l’expérience du combat, l’expérience acquise dans deux cents batailles livrées à des hommes de toutes races, de tous pays et de toutes tailles.

Il n’avait eu pour l’aider aucun hasard heureux, lui, aucun concours de circonstances, aucune protection ; de la case paternelle, sur une plantation de coton de Géorgie, au ring où il comptait gagner ce soir-là deux mille livres sterling, ç’avait été une longue trouée : un chemin que sa force et sa ruse et l’endurance de sa charpente lui avaient ouvert à travers une foule de deux cents combattants noirs et blancs. De sorte qu’il se rua à sa nouvelle tâche, implacable et pourtant froid, en homme qui connaît le résultat d’avance.

Quant à Pat… Au coup de gong annonçant le commencement du premier round, il s’était levé d’un saut et avait chargé selon sa tactique ordinaire, le front bas, les poings à la hauteur de la poitrine et prêts à tout instant à lancer les coups meurtriers. La première minute de ce round, les premiers corps-à-corps, les quelques coups qui arrivèrent à destination de part et d’autre — ne lui apprirent rien.

Tous les combats se ressemblent au début ! Même Jack Hoskins, lorsqu’il lui donnait la réplique dans le hall de Deptford, venait à lui d’abord avec cette mine agressive et confiante. Tous les hommes qu’il avait déjà rencontrés avaient fait de même. Seulement, un peu plus tard, lorsque l’instinct les avait prévenus qu’ils avaient devant eux un mécanisme de bataille plus redoutable que le leur, et un tempérament plus féroce, ils se trouvaient forcés à la défensive : une défensive parfois désespérée et courte, parfois longue et habile, toujours courageuse mais presque toujours sans espoir. Il s’était accoutumé à les pourchasser devant lui tout autour du ring avec une joie un peu sauvage, sentant qu’il était plus fort et plus dur qu’eux, mieux armé pour le combat, plus proche de leurs ancêtres barbares, et devinant à vingt signes qu’ils le sentaient aussi.

Or, ce qu’il comprit en faisant face à Sam Langdon et avant que le premier round ne fût écoulé, c’est qu’il avait affaire cette fois à un homme de son espèce, même plus primitif et plus barbare encore que lui, descendant plus direct de la brute ancestrale.

Lorsqu’ils en vinrent à la première mêlée dans un coin du ring, aux coups vertigineux frappés de près, presque front contre front, au lieu d’esquiver d’un saut brusque pour reprendre le milieu du ring, comme tous les adversaires de Pat l’avaient fait jusque-là, le nègre s’affermit au contraire sur ses larges pieds plats et cogna joyeusement.

Sous son os frontal proéminent comme celui d’un gorille, ses petits yeux enfoncés flambèrent ; sa bouche aux lèvres épaisses se resserra en une moue sauvage ; sans baisser la tête pour se protéger ni détourner son regard un seul instant, il plaça ses coups soigneusement, bloqua quelques-uns de ceux de son adversaire, reçut les autres sans sourciller et resta sur sa position, ne demandant apparemment rien de mieux que de continuer ainsi.

Dans le corps-à-corps qui suivit, Pat eut dans les narines l’odeur de son corps échauffé : ce fumet de nègre qui suscite chez tant d’hommes blancs le dégoût et la rage. Au cours d’une demi-minute de mêlée confuse qui vint ensuite, il se rendit compte tout à coup que c’était lui qui avait rompu du terrain, que c’était le nègre qui le suivait pied à pied maintenant le long des cordes du ring. Quand il eut compris cela une folie le jeta en avant, et après que le coup de gong qui marquait la fin du round eût retenti, il fallut que le referee séparât de force deux hommes arcboutés tête contre tête, qui échangeaient avec des grognements de colère des poussées et des coups rapides bloqués à mesure.

Le second round fut une répétition du premier : une longue mêlée oscillante, assez confuse, où le referee n’eut pourtant pas à intervenir parce que les deux hommes rompaient les corps-à-corps d’eux-mêmes, en hâte, avides d’avoir les bras libres pour frapper de nouveau.

Dans la salle les connaisseurs hochaient la tête et se disaient l’un à l’autre : « Cela ne peut pas durer longtemps ! » Il y avait une note de regret dans leur voix, parce qu’ils se lamentaient d’avance de prévoir le dénouement abrupt et prochain d’une si émouvante bataille. Les autres, les profanes attirés là par le retentissement exceptionnel de la rencontre, ne se rendaient compte que d’une chose ; que le champion de leur race, l’inconnu d’hier, faisait mieux que bonne figure en face du nègre fameux, que c’était lui qui montrait le plus d’ardeur agressive, et cela leur suffisait.

Toutes les fois que le gong annonçait la fin d’une reprise, ils reprenaient leur souffle lentement et applaudissaient en se regardant l’un l’autre avec des yeux brillants. Les femmes disaient à leurs hommes assis près d’elles : « Il va gagner, n’est-ce pas ? » Et quand quelques mots de doute leur répondaient, elles reprenaient avec une jolie moue de caprice : « Oh ! je voudrais tant qu’il battît cet affreux nègre ! »

Mais dans le coin où Andy Clarkson, Steve Wilson et Jack Hoskins se tenaient accroupis, entre les repos, ce qui régnait était une atmosphère de tension tragique. Quand le marteau du chronométreur se levait, l’un d’eux empoignait le tabouret, l’autre le seau d’eau et l’éponge, le troisième les serviettes, et, dès que le signal avait retenti, ils se jetaient dans le ring comme des loups, poussés par ce sentiment de fraternité ardente qui unit pendant un combat le combattant et ses seconds, et qui fait souvent que ceux-ci sont plus enragés et plus bouleversés par les péripéties de la lutte que celui-là.

Et pendant que Pat, renversé contre le poteau du ring, les bras étendus et appuyés sur les cordes, respirait profondément, ses camarades, tout en l’éventant, en l’épongeant, en lui massant doucement les muscles des cuisses et des épaules, lui jetaient des mots d’encouragement qui sortaient en sifflant d’entre leurs dents serrées. « C’est ça, Pat mon garçon ; allez-y ! Tuez ce damné nègre !… Vous l’avez, facilement !… »

À la fin du quatrième round pourtant Andy Clarkson comprit clairement ce que Pat était par sa nature même incapable de concevoir un seul instant, à savoir que le nègre allait le battre à son propre jeu. Pat frappait aussi fort que lui, peut-être plus fort, et touchait bien plus souvent ; mais ses coups n’arrivaient pas à ébranler Sam Langdon ; celui-ci les recevait sur les avant-bras ou sur les épaules, les bloquant presque tous à demi sans se donner la peine d’en bloquer complètement aucun, parce qu’il se savait l’endurance d’enclume des hommes de sa couleur. Ses coups, à lui, étaient placés de près, délibérément, avec l’habileté cruelle d’un vieux pugiliste bourré d’expérience, et déjà la figure et le torse du blanc se tuméfiaient par endroits.

Aussi quand Battling Malone fut assis dans son coin pendant le repos d’une minute l’entraîneur lui dit à l’oreille :

« Vous faites fausse route, Pat ! Ce n’est pas le meilleur moyen de le battre, çà ! Restez à distance pendant quelques rounds et prenez-le de vitesse. »

Il s’était bien gardé de lui montrer qu’il sentait la défaite prochaine ; c’était un simple conseil qu’il lui donnait pour l’aider à vaincre… Mais Pat avait déjà senti que sa tactique ordinaire ne lui suffirait pas cette fois-ci, et il suivit le conseil.

Pendant quelques reprises il rusa, rôda autour du nègre, sans déplacements inutiles pourtant, mais ayant soin de rester hors de portée ; toutes les dix secondes il rentrait d’un saut brusque, en frappant, doublait parfois, puis s’accrochait au noir et lui immobilisait les bras jusqu’à ce qu’ils fussent séparés de nouveau.

Le second conseil d’Andy Clarkson vint dès la fin du prochain round :

« Faites bien attention à vos crochets, garçon, et ne vous abîmez pas la main sur sa tête. »

Pat savait qu’un crâne de nègre est une boule de métal à côté de laquelle les poings les plus massifs, même cuirassés avec science de bandelettes de dix pieds et de gants de combat, sont choses fragiles ; et il fit attention.

Les reprises se succédèrent. Certains des spectateurs étaient franchement déçus de voir que leur favori avait modifié sa tactique au lieu de s’attacher continuellement au nègre et de le frapper jusqu’à ce qu’il tombât, ce qui leur paraissait la solution la plus simple et la meilleure. Mais, entendant des voisins plus versés qu’eux dans les mystères du noble art se déclarer satisfaits, ils continuèrent à acclamer et encourager le champion anglais de confiance.

Les véritables connaisseurs, entre autres Lord Westmount et autres membres du Syndicat, étaient aussi surpris que contents. C’est parce qu’ils se rendaient fort bien compte de l’inexpérience relative de leur protégé qu’ils ne l’avaient vu qu’à regret affronter un homme de la valeur de Sam Langdon. Ils s’étaient bien gardés de rien dire qui pût diminuer sa confiance ; mais, au fond, peu d’entre eux comptaient réellement sur son succès ou même s’attendaient à le voir rester debout jusqu’à la fin. Plus d’un avait parié pour lui, couvrant royalement l’enjeu d’un Américain moqueur, simplement pour prendre rang effectivement du côté des hommes de son pays et de sa couleur, et jugeant l’argent perdu d’avance. Et voici qu’il tenait le nègre en échec !

Lord Westmount dit tout à coup à sa sœur assise à son côté :

« Par Jupiter ! Je crois maintenant qu’il a une chance de gagner. »

« Ne le croyiez-vous pas jusqu’ici ? » répondit-elle.

Il secoua la tête. En véritable femme, elle se prit alors à souhaiter plus ardemment encore la victoire de Pat, maintenant qu’elle voyait en lui un novice téméraire qui était allé à la rencontre d’une défaite presque certaine, un peu à cause d’elle.

Dans le ring, les deux hommes se chargeaient et se martelaient sans répit. Ils avaient compris tous les deux que ce serait une longue et dure bataille, et chacun agissait en conséquence, mais selon ses instincts. Le nègre s’efforçait de recevoir les coups de son adversaire sur le crâne ou sur les coudes, et cherchait l’occasion de placer un de ses coups à lui de façon décisive. Pat, ayant déjà oublié les conseils de prudence, ne songeait plus qu’à se battre de toutes ses forces du commencement à la fin de chaque reprise avec une obstination simple, car l’endurance prodigieuse du noir et la punition que lui, Pat, recevait, ne faisaient qu’attiser davantage la flamme de son cœur sauvage.

Tout à coup Andy Clarkson, qui de sa place au bord du ring suivait le combat avec des mouvements instinctifs de la tête et des épaules, comme s’il frappait et « encaissait » aussi, poussa un grognement étouffé. Le premier, il avait vu le désastre. Le poing droit de Pat, balancé en un crochet furieux, venait de heurter à toute volée le crâne du nègre, et l’entraîneur avait deviné, à la grimace de douleur et de colère de son homme, que les phalanges avaient cédé.

Quand le round fut fini il lui chuchota à l’oreille, très bas :

« Tenez-le à distance avec votre gauche, garçon, et tâchez qu’il ne se doute de rien. »

Mais en lui-même il râlait de désespoir, conscient de l’inutilité grotesque de ses conseils. Berner et tenir à distance avec un seul poing Sam Langdon, le vieux guerrier plein de ruse, la catapulte noire ! Andy Clarkson sentit que la fin venait.

Jusqu’au neuvième round le combat avait été de ceux que les experts surtout apprécient, une bataille serrée et dure, mais sans péripéties dramatiques ni brusques changements de fortune. Avec le neuvième round le drame commença.

Le nègre n’était pas de ceux qu’un novice comme Battling Malone peut abuser longtemps. Il ne lui fallut guère qu’une minute pour s’apercevoir que son adversaire ne frappait plus que d’une main, et une seconde pour comprendre ce que cela voulait dire. Il songea que cela venait juste à point pour l’aider à achever ce quasi-débutant qui s’était révélé si fâcheusement dur et obstiné, et il commença à l’abattre comme on abat un arbre, avec la même application tranquille.

Il ne se donnait plus la peine de bloquer ni d’esquiver, maintenant ; il abandonnait aux coups ce bloc de fonte qu’était sa tête, et ne cherchait qu’à frapper aussi : un crochet à la mâchoire, qui ébranlait le combattant blanc…, un direct sur la pommette qui le rejetait en arrière, pliant du cou et des genoux…, un autre crochet du droit au-dessous du cœur, placé délibérément, et ainsi de suite, épuisant la gamme des coups comme un joueur d’échecs qui profite des moindres chances.

Pour la première fois de sa vie, Pat Malone sut ce que c’était que de reculer devant une force matériellement et invinciblement supérieure, d’être bousculé dans les cordes et acculé dans les coins du ring, impuissant et rageur comme une bête estropiée. Il continuait à se jeter sur le noir, frappant du gauche au corps ou à la mâchoire, pour se trouver presque aussitôt rejeté en arrière par une grêle de coups plus forts, frappés des deux mains.

Deux fois il essaya de se servir encore de sa main droite, mais ne put retenir un grognement de douleur quand ses phalanges fêlées et disloquées heurtèrent le menton du nègre. Après le deuxième essai il s’aperçut qu’il ne pouvait plus fermer la main.

La salle était devenue curieusement silencieuse. Même ceux qui avaient parié pour le nègre le voyaient triompher avec plaisir, mais ne l’encourageaient pas. Les autres étaient consternés. Des femmes poussaient de petits gémissements et se mordaient les lèvres comme si elles souffraient aussi ; des hommes se disaient à eux-mêmes à mi-voix : « C’est la fin ! » et déjà accordaient au champion blanc les louanges ternes qu’on donne aux vaincus. « Il s’est bien défendu. — C’est un novice, voyez-vous ; il fera mieux la prochaine fois. »

Dans le ring, Pat qui commençait à chanceler, pris de vertige, les yeux creux, des rides aux coins des lèvres, des trous d’ombre sous les pommettes, n’avait pas encore songé une fois à la défaite. Seulement il s’enrageait de ne pas pouvoir faire mal à ce nègre, et les os cassés de sa main droite, écrasés sous les bandelettes serrées qui lui entouraient les doigts et la paume, lui faisaient mal jusqu’à l’épaule.

Au cours du onzième round Sam Langdon crut le moment venu, et chargea. Ses poings de métal martelèrent le corps de Pat, le forcèrent à baisser sa garde, et dès que le nègre vit l’ouverture faite il se tordit sur ses hanches deux fois, avec un « Han ! » de bûcheron, mettant tout le balan de son corps et toute la détente de ses épaules en deux coups qui arrivèrent à la pointe du menton, le premier un pouce à droite, le second un pouce à gauche. Pat se laissa aller en arrière, presque inconscient, mais sans plier les genoux, de sorte que les cordes du ring le soutinrent et le maintinrent debout. Sam Langdon chargeait de nouveau quand le gong résonna, annonçant la fin de la reprise.

En trois secondes Pat était empoigné aux genoux et aux aisselles et jeté sur sa chaise ; Steve Wilson l’éventait avec une force de machine. Jack Hoskins lui faisait descendre une pluie d’eau sur la figure, pendant qu’Andy Clarkson lui massait les muscles du cou d’une main et l’estomac de l’autre. L’entraîneur avait perdu sa mine ordinaire de violence et de menace. Sa voix tremblait quand il murmura à son homme, presque bouche contre bouche :

« Oh, Pat, Pat, mon garçon ; vous n’allez pas laisser ce nègre-là vous battre, dites ? »

Pat, la tête ballante, les yeux vitreux, les jambes molles, une main cassée et l’autre sans force, à moitié conscient seulement, entendit qu’on parlait de défaite, et s’étonna.

« Me battre ?… Bien sûr que non ! » balbutia-t-il — et il s’efforça de sourire.

Le douzième round fut ce qu’on est convenu d’appeler une « boucherie » et ce à quoi certains arbitres au cœur sensible mettent fin sommairement en arrêtant le combat. Battling Malone n’était plus qu’une loque, une sorte de spectre qu’on eût dit sans conscience et sans poids, qui restait parfois debout et résistait un peu aux attaques grâce uniquement à son sens inné de l’équilibre. Il alla pourtant à terre cinq fois ; les coups du nègre le pliaient en deux et le jetaient sur les planches, mais sa charpente était si résistante et sa vitalité telle qu’il se relevait chaque fois.

Dans la salle, des spectatrices aux nerfs tordus, prêtes à pleurer, murmuraient : « Quel courage ! » Mais Pat Malone ne songeait pas que ce qu’il faisait méritât aucun éloge. Étourdi et chancelant, la tête vide, il ne pensait pas au courage, lui : il voulait tout simplement se relever pour rosser ce nègre.

Quand la minute de repos fut enfin venue, Andy Clarkson épongea avec une délicatesse de femme le masque tuméfié et les sourcils fendus de son élève, ses lèvres noires d’où un mince filet de sang sortait comme un ver ; son torse où la saillie des muscles et l’enflure des chairs meurtries commençaient à se confondre. Et il lui demanda très doucement, comme une mère parlant à son enfant qui s’est fait mal :

« Votre main droite… Elle ne peut plus vous servir, garçon ?… Plus du tout ? »

Pat ne comprit pas ce qu’on lui demandait ; mais entendit vaguement les mots : « main droite », et tendit cette main. L’entraîneur la palpa un instant à travers le gant, cherchant à discerner les os cassés et ceux qui tenaient encore ; puis tout à coup il l’empoigna plus fort et ploya les doigts. Pat poussa un rugissement de douleur et fit mine de se jeter en avant ; mais retenu par ses trois soigneurs il resta assis, des gouttes de sueur au front, tremblant de la tête aux pieds.

Quand il lui fallut quitter son tabouret pour le treizième round, il se sentait encore plus faible qu’auparavant ; mais la souffrance aiguë l’avait réveillé en le secouant, et son poing droit était maintenant fermé de force sous le gant et les bandelettes serrées.

La première charge du nègre le jeta encore une fois à terre ; comme il allait une fois encore se relever, il entendit la voix d’Andy Clarkson qui lui criait à travers les cordes :

« Prenez votre temps, garçon. Reposez-vous ! »

Alors il resta immobile sept à huit secondes, un genou sur les planches, et pendant qu’il était là le vertige qui l’aveuglait acheva de se dissiper et la conscience lui revint tout à fait.

Levant les yeux, il vit à dix pieds de là le noir qui le guettait, sûr maintenant de la victoire, un sourire béat sur son masque de gorille. Hors du ring il distingua également avec une parfaite netteté les spectateurs assis : plusieurs rangées d’habits noirs semés de quelques toilettes claires, et surtout les figures, les innombrables figures blanches tournées vers lui.

Pour la première fois depuis le début du combat il comprit alors qu’ils le croyaient battu, tous ces gens, les quinze mille hommes et femmes de sa race qui étaient venus pour le voir vaincre. Ce qui le frappa le plus pendant qu’il prenait ces quelques secondes de repos, un genou en terre, ce fut le grand silence qui remplissait la salle, le silence de mort des gentlemen et des lords qui avaient compté sur lui…..

Il n’eut pas besoin de faire appel à son courage, parce que les hommes comme lui sont construits de telle sorte que le courage est une part essentielle d’eux-mêmes et ne les abandonne jamais. Il se mit debout lentement, se souvenant que son poing droit était maintenant fermé et pouvait lui servir. Quand Sam Langdon s’avança vers lui il se souvint aussi des conseils que l’entraîneur lui avait donnés autrefois ; il trébucha quelques secondes le long des cordes, simulant le vertige, et quand le corps noir fut à bonne portée il ferma les mâchoires comme un étau et frappa à l’estomac de toute sa force.

Une rumeur monta dans la salle, et des cris. Il ne les entendit pas parce que le choc de ses phalanges cassées sur le torse du nègre lui avait secoué les nerfs d’une souffrance d’agonie qui l’empêchait de percevoir aucune autre sensation ; mais il se rendit compte d’une chose, qui était que sa main estropiée, refermée, formait maintenant sous la double cuirasse des bandelettes serrées et du gant un bloc assez dur pour défoncer et meurtrir.

Il était à la fois enragé de douleur, et lucide. Sam Langdon attaqua : il l’arrêta à moitié d’un direct du gauche, bloqua un second coup, et une fois de plus se raidit et envoya à toute volée son poing cassé heurter le torse noir. Après cela il eut quelques secondes de répit qui suffirent à réveiller son ardeur agressive. Pendant une minute il mena la danse, sans grande efficacité toutefois, et hésitant un peu parce qu’il lui semblait que son adversaire rusait et préparait une surprise.

Le coup de gong qui avait annoncé la fin de la reprise précédente s’était éteint dans un grand silence, comme un glas ; cette fois-ci il déchaîna une tempête d’applaudissements et de cris. Les spectateurs ne savaient pas que le poing droit dont Battling Malone martelait le nègre avait trois phalanges cassées ; mais ils sentaient confusément que ce qui se passait dans le ring était une chose héroïquement barbare, qui les faisait frissonner.

En épongeant Pal, Andy Clarkson lui murmura :

« C’est ça, c’est bien ça ! Servez-vous de votre droit pour frapper au corps seulement… c’est moins dur… Et il me semble bien qu’il lui est arrivé quelque chose, au nègre, mais je ne sais pas encore quoi ! »

Pendant tout le quatorzième round Sam Langdon se protégea les côtes avec un soin si visible que de toutes parts des cris s’élevèrent :

« Au corps, Malone… frappez au corps… vous lui avez fait mal ! »

Du bout des doigts au coude, le bras droit de Battling Malone n’était qu’une agonie ; mais sous le coup d’éperon des clameurs qui arrivaient jusqu’à lui et de la clameur plus forte de son grand cœur sauvage, il chercha et trouva dix fois le torse du nègre, achevant joyeusement de faire de son poing une loque. Et tout à coup il s’aperçut que Sam Langdon ne frappait plus.

Le masque de gorille avait curieusement changé, perdant son expression maligne et brutale : les lèvres épaisses s’ouvraient dans une grimace pitoyable, et sous l’os frontal proéminent les yeux du noir étaient devenus ceux d’un enfant qui a du mal.

Pat fut sur lui en une seconde, le bousculant jusque sur les cordes et frappant aveuglément des deux mains. Un corps-à-corps suivit, et comme le blanc reculait d’un pas pour attaquer de nouveau, Sam Langdon fit aussi un pas en arrière, avec un geste d’abandon.

« C’est assez ! dit-il à voix basse. — J’en ai assez ! » Et il s’en alla vers son coin en traînant les pieds, une main sur le flanc, pareil à un vieil homme fatigué.

Il y eut un instant de stupeur, personne ne comprenant ce qui se passait ; mais dès qu’on eut compris que c’était bien fini et que le champion noir abandonnait la lutte, ce fut tout le tumulte d’une foule anglaise en délire : aucun désordre, presque aucune poussée vers le vainqueur ; mais quinze mille personnes debout et poussant ensemble à pleins poumons un « Hurrah ! » qui s’éternisait.

Dans un moment de silence relatif vint par une baie ouverte le son d’une voix au dehors, qui annonçait le résultat à la foule de la rue.

« Battling Malone… gagne… au quatorzième round ! »

Et les « Hurrahs » recommencèrent.

Un peu plus tard une rumeur circula dans la foule, l’écho d’un cri qu’avait poussé tout à l’heure dans le tumulte un des soigneurs de Sam Langdon :

« Allez chercher un médecin. Sam a deux côtes cassées et peut-être pis… Il lui vient du sang dans la bouche ».

Jack Hoskins et Steve Wilson, et Andy Clarkson étaient fous, et Lord Westmount et le Major, côte à côte, hurlaient comme des forcenés. Mais Pat Malone soutenait de la main gauche son bras droit qui lui faisait mal, et répondait à tous les cris d’un air un peu égaré, mais très tranquille :

« J’ai battu le nègre ?… Bien sûr que je l’ai battu… Bien sûr ! »

Et il regardait avec placidité entraîner hors du ring Sam Langdon, qui gémissait et montrait le blanc de ses yeux.