Bernard Grasset (p. v-xvi).


PRÉFACE



Louis Hémon écrivit Battling Malone à Londres, avant 1911, au temps où Carpentier remportait ses premières victoires ; il est impossible de préciser davantage. Louis Hémon est le plus insaisissable des êtres. Quelques manuscrits, dont les siens étaient dépositaires, avec défense de les lire, c’est tout ce qu’il nous a laissé. D’ailleurs pas un ami, pas une lettre ; pas une confidence, pas une anecdote ; une vie constamment dérobée, une suite de disparitions.

Disparitions de l’adolescent, dont les joies sont les marches, les lectures, les pleine-eaux solitaires ; marcheur qu’aucune route ne fatigue, nageur qu’aucune houle n’effraye, et qui aime la mer jusqu’à risquer de se perdre en elle.

Disparitions du jeune homme, rebelle aux examens, aux attaches professionnelles, qui vit de rien pour vivre à sa guise, toujours contemplant, cherchant. À vingt ans, ce rêveur, grand lettré, découvre le monde confus des athlètes, des boxeurs, et le premier journal où il porte sa copie, c’est le Vélo. À l’âge des cénacles et des petites revues, il fait là son noviciat. Avait-il une ambition littéraire ? Une préoccupation littéraire profonde, c’est certain ; mais une ambition, il n’y en a aucun signe ; il lui suffisait d’observer, d’explorer, d’écrire son impatience de gloire, et de participer aux prouesses, aux vertiges de la route et du stade. Nous aurons à faire connaître ces pages qu’il écrivit alors : un enfant merveilleusement doué y commence, sans effort, sans recherche consciente, ce que nous appelons aujourd’hui, d’une expression un peu pénible, la « littérature sportive ». Mais pourquoi ne citerions-nous pas, ici-même l’une d’elles ? Voici un conte, intitulé, Jérôme ; Louis Hémon y traduit toute entière son exaltation physique et son âme vagabonde.

Si quelqu’un se souvient l’avoir lu, dans un lointain Vélo (26 octobre 1904), il ne regrettera pas de le relire. Voici :

JÉRÔME

C’était un grand chien de berger — race de Brie — dont le poil rude et souillé de boue, s’étageait en touffes emmêlées. Son collier ne comportait qu’une étroite courroie, pelée et racornie par la pluie, et une plaque de zinc sur laquelle un graveur malhabile avait tracé, à la pointe du couteau, les six lettres qui constituaient son nom. Les côtes saillaient sous la peau, il portait sur l’épaule gauche une large plaie à peine cicatrisée et ses jambes aux forts tendons tremblaient de fatigue ; mais ses yeux jaunes disaient une parfaite sérénité. Des semaines de vagabondage sur les grand’routes lui avaient évidemment enseigné l’impression que peut produire sur une humanité hostile, l’exhibition soudaine de deux rangées de crocs aigus.

Comment il avait en traversant la ville, échappé à l’attention sévère de la police municipale, restera un mystère. Il avait évité toutes les embûches, éludé tous les contrôles, et, assis sur ses hanches au milieu de la cour d’honneur de la Préfecture, il attendait.

M. le Préfet venait de quitter les bureaux et le personnel, le chapeau sur la tête, se préparait à en faire autant. C’est ainsi que Jérôme fut aperçu simultanément par le Chef de Cabinet et le Secrétaire particulier, qui se trouvaient dans une salle du rez-de-chaussée, et par un groupe de commis qui sortaient. Le Chef du Cabinet, à la fenêtre, fit : « Oh ! » et fronça les sourcils d’un air mécontent. Un des commis observa son attitude et, plein d’un zèle servile, se baissa pour ramasser un caillou ; mais le Secrétaire particulier qui était un très jeune homme, enjamba la fenêtre avec simplicité et marcha vers le chien.

Jérôme se laissa tapoter le flanc d’un air de dignité simple et ne fit aucune objection lorsqu’on examina son collier. Un des commis qui s’étaient approché, prononça avec importance : « C’est un chien perdu. Il faut l’emmener à la fourrière. » Le Secrétaire particulier, qui méditait depuis un instant, répondit : « S’il n’est à personne, il est à moi, et je l’emmène. Voilà longtemps que j’avais envie d’un chien. Allons, Jérôme, à la maison ! » Et Jérôme flairant la soupe possible, se leva d’un bond et le suivit.

Le Secrétaire particulier occupait deux pièces au rez-de-chaussée d’une petite maison dont la propriétaire, fière d’un locataire en aussi belle position, l’entourait d’un bonheur à sa façon, fait de couvertures épaisses et de substantielle nourriture. Devant ses fenêtres s’étalait un petit jardin trop bien entretenu, tout en plates-bandes ornées de géraniums et de buis ; mais au-delà c’était la campagne, la vraie campagne — champs, bois et fossés,

Jérôme, peigné, lavé et bien nourri, se comporta pendant trois jours en bête civilisée. Le troisième jour, ou plutôt dans la nuit qui suivit, il arriva une chose curieuse. Le Secrétaire particulier, qui dans la vie privée s’appelait tout simplement Jean Grébault, fut réveillé vers minuit par un bruit insolite. Il avait laissé sa fenêtre ouverte en s’endormant et vit qu’un clair de lune splendide inondait de lumière une partie de la chambre ; une forme étrange se dessinait en bloc sombre sous la clarté, et, regardant avec plus d’attention, il s’aperçut que c’était le chien, qui, debout, deux pattes posées sur l’appui, le considérait sans bouger. Il eut un éclat de rire contenu et appela à voix basse : « Jérôme ! » Et Jérôme, franchissant la croisée d’un saut, vint s’asseoir au pied de son lit.

Après cela, il lui fut impossible de dormir. C’était une belle nuit de printemps, tiède et claire, et, par la fenêtre grande ouverte entraient, pour peu qu’on prêtât l’oreille, toutes sortes de bruits confus : cris lointains d’oiseaux nocturnes, bruissement des feuilles sous le vent, craquements dans les fourrés ; les mille frémissements de la vie mystérieuse qui, la nuit venue, s’agite dans les taillis sombres et au revers des fossés. Il sortit de son lit et s’avança jusqu’à sa fenêtre. L’étroit jardin dormait au clair de lune, figé dans ses alignements mesquins ; mais, au delà, la lumière pâle semblait avoir transformé le monde en un décor de féerie ; elle faisait danser sur le sol l’ombre découpée des feuillages, illuminait un bouquet de hêtres, changeait en opale une mare minuscule, sertie de roseaux, d’où montaient des appels de grenouilles.

Alors, il lui vint un grand désir d’être au milieu de tout cela ; de ne pas rester enfermé entre des murailles, à côté de la splendeur d’une telle nuit, et, revenant vers son lit, il commença à s’habiller. Il n’enfila que les vêtements indispensables, et, tête nue, sortit en enjambant la fenêtre, le chien sur ses talons. Dès qu’il eût gagné la vraie campagne, il se sentit envahi par une joie démesurée de bête soudainement libre, et appelant Jérôme d’un claquement de langue, partit en courant. Il n’avait pas fait dix mètres que le chien était venu se placer devant lui et d’un long galop paresseux l’emmenait à travers la nuit. Leur course les emporta dans des prairies coupées de ruisseaux étroits, où le sol mou fondait sous le pied ; puis plus haut, entre des bouquets d’arbres dont l’ombre épaisse, après la lumière blafarde, semblait une voûte d’église ; plus haut encore, jusqu’au sommet d’un coteau herbeux dont le flanc dégarni montait, montait vers la clarté comme une route triomphale, et le jeune homme, ivre, grisé par l’air tiède et les senteurs de la nuit, l’enleva d’un dernier effort et descendit l’autre flanc sur sa lancée, suivant toujours Jérôme qui galopait, tête basse, flairant au passage les touffes d’herbe où fuyaient des bêtes apeurées.

Enfin il se laissa tomber au pied d’un talus, épuisé, à bout de souffle, et Jérôme se coucha à côté de lui dans une posture de sphinx, haletant et joyeux, fouillant l’obscurité de ses yeux jaunes. Ils restèrent immobiles jusqu’à ce que le grand silence qui semblait s’être abattu sur la campagne eût fait place de nouveau aux bruits divers de la vie qui s’agitait invisible autour d’eux ; puis ils rentrèrent, las et contents, comme l’aube montait.

Le lendemain, Jean Grébault bouleversa quelques tiroirs et mit à la lumière, l’un après l’autre, différents articles d’habillement qu’il n’avait pas portés depuis longtemps. Il y avait une courte culotte de toile, ornée de taches et d’accrocs ; des souliers à semelles de caoutchouc qui avaient connu de meilleurs jours et un épais « sweater », jadis blanc, devant lequel il resta longtemps rêveur. Ce jeune homme avait été un athlète, en son temps ; mais six mois de situation semi-officielle dans une petite ville de province lui avaient appris qu’il est convenable de sacrifier l’hygiène à l’avancement et d’éviter les initiatives excentriques qui vous attirent des haussements d’épaules de quelque supérieur obèse et les : « Vous ne serez donc jamais sérieux ! » d’un protecteur découragé. De sorte qu’il s’était peu à peu accoutumé à restreindre sa vie au cercle fastidieux que bornent : au Nord, l’opinion publique ; — à l’Ouest, les Principes républicains ; — à l’Est, la déférence hiérarchique ; — et au Sud, la Sagesse intangible d’une bourgeoisie mal lavée,

Quelques jours plus tard, il fut pour la seconde fois réveillé au milieu de la nuit, et, étendant la main au hasard, trouva sous ses doigts le poil rude de Jérôme, qui s’impatientait. La nuit était venteuse et fraîche et la fuite incessante des nuages sous la lune jetait dans la chambre des alternatives d’ombre et de clarté. Il se sentait singulièrement paresseux et resta une demi-heure encore entre ses couvertures, plein d’indécision. Il se leva pourtant et marcha jusqu’à la fenêtre. La première bouffée de vent qui lui souffla à la figure lui rendit tout son courage et il sentit monter en lui en même temps la vigueur de ses vingt-cinq ans et le dégoût de la servitude. Il saisit les vêtements qu’il avait exhumés trois jours auparavant et le contact de la laine rude sur la peau, en lui rappelant le passé, l’emplit d’une fièvre joyeuse. Tout en s’habillant ainsi, il parlait à voix basse au chien, qui suivait des yeux tous ses mouvements ! « Vois-tu ! Nous avons trop attendu, Jérôme, mais il est encore temps. Je ne me rappelais plus à quoi ça ressemblait, la liberté, et voilà que je me souviens. Tu n’as pas lu le livre de la « Jungle », Jérôme ? Nous aussi, nous allons avoir notre course du printemps. »

Le Secrétaire particulier avait sans doute, dès ce moment, rompu tous les liens de conscience qui pouvaient l’attacher encore au monde civilisé, car il sortit, non pas en enjambant la fenêtre, comme il faisait parfois en certaines heures d’abandon, mais en la franchissant d’un saut, ainsi que, cinq ans plus tôt, il passait les haies dans sa foulée, sur une piste au gazon ras. Son élan l’emporta au milieu d’une plate-bande de géraniums qu’il écrasa sans remords, et, d’un autre bond, par-dessus la barrière du jardin.

Ce fut la première d’une longue série de nuits sauvages, au cours desquelles le jeune homme, toujours suivant le vieux chien, redescendit, degré par degré, vers la simplicité de la création primitive. Du matin au soir, Jean Grébault, secrétaire particulier du Préfet des Deux-Nièvres, accomplissait machinalement son labeur minutieux et futile, mais du soir au matin, il n’y avait plus qu’un garçon qui venait de redécouvrir le patrimoine laissé intact par cent générations et s’émerveillait d’avoir pu se passer si longtemps de son héritage.

Le dénouement de cette histoire se trouve rapporté, non sans commentaires, dans la chronique scandaleuse de Pont-sur-Nièvre. Il eut pour décor le jardin de la Préfecture, et les figurants comprenaient l’élite de la société locale. Les hommes sérieux, notables et fonctionnaires, s’étaient réunis en groupe, loin du tennis et des toilettes claires, autour de celui qui présidait aux destinées du département. Il laissait tomber une à une, dans le silence respectueux, des paroles profondes et définitives — tirées d’un journal du matin — et ses auditeurs, songeant aux petits fours, l’écoutaient avec des moues graves. Le Secrétaire particulier, assis sur une table de fer, balançait ses jambes au-dessus de la tête de Jérôme, qui, couché à terre, fixait sur le Préfet ses yeux jaunes et bâillait insolemment.

Le Préfet, n’ayant plus d’idées, annonça, pour remplir un silence, que M. Jean Grébault allait le quitter. Alors un haut fonctionnaire des Finances, apoplectique et décharné, prévint le jeune homme avec solennité qu’il s’en repentirait quelque jour et se souviendrait avec regret, plus tard, du temps qu’il avait consacré à un labeur utile à la République, adouci par la bienveillance intelligente de ses chefs et l’accueil affable d’un cercle à la fois intègre et cultivé. Jean cligna de l’œil à Jérôme et rit doucement. Puis il prit la parole et leur dit en termes de choix ce qu’il pensait d’eux, de leur cercle et de leur labeur.

Il leur dit qu’il s’en allait, chassé par la peur qu’il avait conçue de devenir quelque jour semblable à l’un d’eux, il leur dit qu’ils étaient difformes et ridicules, certains squelettiques, certains obèses, tous pleins de leur propre importance et de la majesté des principes médiocres qu’ils servaient ; que leur progéniture hériterait de leurs tares physiques et de leur intellect rétréci, et qu’ils s’en iraient à la mort sans avoir connu de la vie autre chose qu’une forme hideusement défigurée par les préjugés séculaires et de mesquines ambitions…

L’Inspecteur d’académie sourit avec une méprisante indulgence, le Receveur particulier ouvrit la bouche sans rien dire et le Préfet, plissant avec autorité son crâne chauve, étendit une main impérieuse.

Mais son ex-secrétaire, ne lui laissant pas le temps d’exprimer son courroux, dit indolemment : « Vous savez qu’on peut aller au Canada pour cinquante francs ? » Et Jérôme, sous la table, ferma ses yeux jaunes en signe d’approbation.

L. Hémon.

Singulière page — un peu écourtée, négligée à la fin, c’est une improvisation de jeunesse — singulière, et même saisissante : elle éclaire, elle annonce toute une existence depuis les fugues juvéniles jusqu’à celle qui terminera tout.

Disparitions de l’homme : elles commencent, il a vingt-trois ans, elles l’éloignent pour toujours. En 1903, Louis Hémon disparaît dans Londres. Il s’emploie çà et là, gagne son pain ; mais sa grande affaire, c’est d’aller seul, de marcher à travers les foules, de regarder vivre les garçons et les filles, de se mêler aux débardeurs des docks, aux manœuvres de Stepney, à ce peuple irlandais qui s’est créé, dans l’immense ville, une ville qui est à lui seul, sordide et libre, aventureuse et violente, une république barbare régie par ses coutumes. De là, ces contes que nous avons réunis sous le titre : La Belle que voilà[1] ; de là, Collin-Maillard ; et de là ce Battling — Malone, pugiliste, qui prend aujourd’hui sa place à la tête de toute une littérature qu’il a devancée de quinze ans. — À Londres enfin, Louis Hérron écrit M. Ripois et sa Némésis, que nous publierons bientôt, et qui terminera son œuvre romanesque.

En 1911, nouveau départ : le Canada, où il disparaît en 1913 ; la ferme de Péribonka, ces douze mois où, domestique de ferme, il médite et écrit Marie-Chapdelaine ; qu’allait-il découvrir quand cette locomotive le happa, tandis qu’il marchait, sac au dos, suivant le rail en mise de route, vers les régions presque désertes des Grands Lacs et de l’Ontario ?

Rien n’est moins fondé que l’opinion qui fait de Louis Hémon l’homme d’un livre ; il était comme Dickens ou George Sandy l’homme d’un poème innombrable, et de ce poème nous avons plusieurs chants.

Daniel Halévy.
  1. Ce volume était imprimé, quand fut portée à notre connaissance une feuille où Louis Hémon avait écrit le titre et la table du recueil de ses contes, recueil qui différait sensiblement de celui que nous avions composé. Louis Hémon ne retenait pas tous ses contes ; il laissait tomber La Belle que voilà, La peur ; il ne retenait que les récits londoniens, et le titre devait être : De Marble Arch à Whitechapel.