Bateaux Chalands
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 93 (p. 943-944).
BATEAUX CHALANDS


I


Ces longs bateaux chalands, ces grosses barques neuves,
Peintes en marron clair, la croix blanche à l’avant,
Qui reviennent du Nord et descendent nos fleuves,
S’en vont au fil des eaux sans mettre voile au vent.

A leur coque, toujours lisse et bien goudronnée,
On aime à reconnaître un ménage flamand,
Dans son nid à fleur d’eau tranquille maisonnée,
Le jour au grand soleil, la nuit en paix dormant.

En relief sur le pont, la cabine du maître,
Coquette et toute blanche… Elle est juste au milieu,
Comme autrefois dans l’arche… Et, par chaque fenêtre,
Au calme intérieur descend un rayon bleu.

Des brassières d’enfant, de petites vareuses
Sèchent au soleil clair, tout près du grand filet,
Et la mère, berçant de ses deux mains heureuses
Un gros joufflu qui rit, l’abreuve de son lait.

Des plants de réséda parfument la cabine,
Et de petits rosiers, parfois même des lys.
On y voit s’enrouler la rouge capucine
Aux clochettes d’azur des hauts volubilis.


Là, quelques prisonniers, éclos sur le rivage,
Des bouvreuils à gros bec ou des merles siffleurs,
En oiseaux bien appris agréant l’esclavage,
Paraissent oublier leur cage dans les fleurs.

Et plus d’une hirondelle, à bon droit curieuse,
D’une aile indépendante en pleine liberté.
Passe comme une folle et sauvage rieuse,
En frôlant de son vol tout ce monde enchanté.

On voyage à travers les campagnes fleuries,
En écoutant parfois, dans un si long parcours,
Les bœufs des grands vergers, les coqs des métairies
Ou le grave angélus enroué des vieux bourgs.

Les yeux suivent longtemps ces barques fortunées,
Riches de beaux enfans, et de fleurs et d’oiseaux,
Qui vont avec lenteur, à petites journées,
Vrais paradis flottans sur le miroir des eaux.


II


Mais sur les eaux la Mort nous prend comme sur terre
D’un seul coup… le patron, qui n’a pas ses trente ans,
Va chercher, comme tous, la clé du grand mystère…
Il tombe en plein bonheur… Il a fini son temps.

Songeant à ses petits, c’est alors que la veuve,
En essuyant ses pleurs, prend, d’un geste viril,
Le haut commandement du maître sur le fleuve.
(Si le cœur lui manquait, l’homme que dirait-il ? )

Et refoulant en elle une sombre pensée,
Elle rit aux enfans sans quitter son travail,
Sur le fond clair du ciel, tout en noir, adossée
A la barre du large et puissant gouvernail.


ANDRE LEMOYNE.