Bataille rangée
Bataille rangée
Il s’agit en ce moment d’un fait qui, s’accomplit, comme on est en droit de l’espérer, sera une des grandes dates de l’histoire humaine. C’est le secours de grève que les socialistes de presque toutes les nations européennes envoient aux mécaniciens anglais.
Ce n’est pas La première fois que des groupes socialistes fournissent des subsides à telle ou telle grève. Mais, en face de celle-ci, très importante et très unie, à laquelle fait face l’alliance de tous les patrons anglais, c’est par groupes nationaux que la chose procède : France, Italie, Allemagne, Hollande, Autriche, etc., autrement dit : association générale du prolétariat européen contre l’association des patrons.
Et c’est bien ainsi qu’il faut agir pour arriver à vaincre !
Depuis la formation des sociétés, l’humanité est tyrannisée par la force acquise — et légalisée — des plus audacieux et des plus habiles, force qui s’accroît par la possession même. Un groupe de privilégiés, maîtres de la plus grande partie du sol et des valeurs monétaires, gouverne le monde et tient à son service le reste des hommes. Chose bizarre au premier aspect, ils sont un contre cent, et cependant maîtres incontestés. Mais cet empire se compose de l’ignorance et de l’inertie morale de la plupart des déshérités, du respect des lois, soutenu par l’appui d’une force coercitive, de l’habitude, si nommée : seconde nature ; et surtout d’un fait énorme : l’impuissance de ceux qui ne possèdent pas.
Car l’homme, fils de la Terre, ne pouvant s’alimenter par lui-même, il lui faut sa part de l’héritage maternel, une matière de travail quelconque, sur laquelle il ait droit d’agir sans la permission de personne.
Or, les privilégiés détiennent tout, par eux ou par leurs serviteurs. Ils détiennent par conséquent le travail, qui est le pouvoir de vivre ; et ils en trafiquent à leur gré. Ils achètent pour du pain la journée du travailleur, journée excessive, commencée à l’aube, et souvent prolongée dans la nuit, qui épuise les forces des misérables, sans leur fournir les moyens de les réparer, et qui en même temps confisque l’âme, ou détient — par la monotonie et la désespérance d’un travail machinal, sans cesse répété, ne permettant aucune distraction, ni compensation morale — toute la vie en somme pour quelques sous.
L’enfer n’est pas un rêve, car ce fut l’enfer de l’humanité — il est vrai que le travail était l’effet de la malédiction divine sur les fils d’Adam. — Depuis que l’irréligion et le droit humain ont commencé d’affranchir l’homme, il s’est produit quelques atténuations dans cet enfer, grâce à une ténacité patiente, à des souffrances héroïquement supportées. Cependant, il existe encore beaucoup d’ateliers où l’on impose onze à douze heures de travail, même à des femmes, même à des enfants ! Et cela en échange d’un salaire qui ne peut fournir une nourriture suffisante. Et combien d’ouvrières en chambre, courbées sur le travail depuis l’aube jusqu’à minuit, arrivent difficilement à gagner de 1 fr. 25 à 1 fr. 50 pour elles et pour leurs enfants ?
Car ce n’est pas la valeur du travail qui en règle le prix : c’est le gain strictement nécessaire à la nourriture de l’ouvrier. Pensez un peu, l’oisif, de son côté, n’a que cela pour vivre !… seulement l’excédent de valeur qu’il pourra ne pas payer. Et naturellement il en veut payer le moins possible ! Il ne peut pas, lui, travailler de ses mains, chose indigne de son importance ! Il vit de ses calculs et de ces prélèvements ; et quand on veut bien vivre, tenir maison et rouler carrosse, être riche enfin, ce n’est pas trop, assurément, de 15 à 20 0/0 selon l’objet ! Encore faut-il un grand nombre d’ouvriers pour gagner assez ! Puis, vous savez, on ne force pas les gens ; c’est à prendre ou à laisser. Si vous ne voulez pas, on en trouvera d’autres. Ça ne manque pas, les gens qui veulent du travail à tout prix, et même qui se le disputent.
Honneur à qui s’insurge contre un tel état de choses et réclame ses droits d’humain à ceux qui ne comprennent pas leurs devoirs, et sont incapables d’user dignement de leurs droits ! Il faut citer à ce propos le rare et magnifique exemple, signalé par l’Aurore, d’un patron, M. Hills, constructeur de navires, qui prête six millions aux grévistes (sans intérêt) pour soutenir leur grève ! Il va sans dire que celui-ci n’est pas de l’association patronale et concède la journée de huit heures à ses ouvriers. Tant d’originalité ne se verra-t-elle jamais qu’en Angleterre ? Espérons !
Réveillés d’un long sommeil par les révélations de la Révolution de 89 — ne disons plus française, mais humaine, car elle fut humaine avant tout — les ouvriers veulent devenir hommes, maîtres d’eux-mêmes, s’élever à la vie supérieure de l’humanité. Ils y apporteront des inspirations plus robustes et plus vraies que celles de la bourgeoisie ; car il n’y aura plus de classe inférieure, et c’est une vie nouvelle qui s’ouvrira, non pas seulement pour eux, mais pour notre race entière.
Aujourd’hui, nous vivons, tous tant que nous sommes, d’une vie factice, emprisonnée dans les langes de la barbarie primitive, égoïste, vaniteuse et avilissante. Ignorants des solidarités qui nous étreignent, nous subissons, sans savoir, d’où il vient, le mal que nous infligeons à d’autres. Combien parmi nous, protagonistes de la libre pensée, souffrent de l’abaissement moral où nous vivons, de l’objection, des crimes du pouvoir qui nous représente, et ne se disent pas que nous ayons une part méritée dans ces hontes et ces tristesses par notre indifférence relative pour l’ignorance et les maux du peuple ? Aidons de toutes nos forces l’ouvrier à s’affranchir ! Cherchons par tous les moyens à éclairer le paysan, à élever sa pensée ! Combattons la lèpre infectieuse de ce qu’on appelle les hautes classes ; abdiquons l’amour de l’or pour l’amour de l’humanité : nous aurons travaillé pour nous-mêmes et pour nos descendants.
La grève est un moyen redoutable pour le travailleur sans pain assuré. Et, cependant, il n’en a pas d’autre, vu les combinaisons savantes de l’organisation sociale actuelle. Il faut donc soutenir la grève ; car la chaîne qui lie le peuple aux capitalistes, c’est la faim. Il faut que le prolétariat, aujourd’hui, étroitement uni, s’obstinant dans sa force, la force du nombre, mette les patrons en mesure de choisir entre une concession relative et la ruine complète de leur industrie.
De même qu’un général habile s’efforce de diviser les troupes de l’ennemi, afin de les battre successivement, de même les patrons, s’adressant à un nombre restreint de prolétaires, dont ils excitent les concurrences et les jalousies, ne peuvent manquer de vaincre. Seul en face de l’usinier, dans les mains duquel brille la pièce d’or, le pauvre affamé et intimidé cède facilement. Mais quand le prolétariat tout entier, uni par son intérêt et par son serment, fera face à une poignée de capitalistes, la force de l’or et celle de l’intrigue se trouveront largement balancées ; et ces millions d’associés, qui la veille, un à un, ne pouvaient que choisir entre la misère et la mort, oseront à leur tour dire à ce millier de spéculateurs oisifs : Que pouvez-vous sans nous ?
Et ils auront raison ! Il peut y avoir des ateliers sans patron, mais non des patrons sans ouvriers.