Bataille de livres
BATAILLE DE LIVRES
On a fait grand bruit, au printemps, d’un livre de Mme Juliette Lamber, Païenne. On vient de faire encore du bruit autour du livre d’un jeune homme, M. Francis Poictevin ; et Mme Juliette Lamber se trouve, comme directrice de la Nouvelle Revue, un peu compromise littérairement en cette entreprise.
Bien que les querelles entre écoles soient choses inutiles en général, il est peut-être bon, de temps en temps, d’en parler, non pour convaincre les partis, mais pour tâcher simplement d’éclairer la question.
Païenne, de Mme Adam (Juliette Lambert), a été, en général, maltraitée par la presse. Païenne aurait paru voici trente ans, ou mieux, voici soixante, on l’aurait louée avec extase. Tout change, surtout la mode littéraire. Les œuvres de talent sont exposées, comme les autres, à subir les modifications du goût général. Seuls, les vrais chefs-d’œuvre n’ont rien à redouter du temps.
Je voudrais, sans blesser en rien Mme Adam, qui est une femme de haute valeur, dire, en toute franchise, en toute liberté, ce que je pense de son tempérament littéraire. Par cela même qu’on a été vif à son égard, je prends le droit d’exprimer hardiment mon opinion.
Avant tout intelligente ; fort habile à manier les gens, à les séduire et à les conquérir ; fine d’une finesse un peu brutale ; également aimable envers tous ceux qui en valent la peine, avec de légères préférences venues peut-être d’une sympathie ou peut-être d’une bonne politique ; travaillée par des préoccupations trop diverses pour avoir une véritable puissance ; puissante cependant à force de bonne grâce, Mme Adam semble être une force de la nature, une semi-paysanne simple et douée de mille flairs campagnards aiguisés par la grande habitude du monde, par le frottement continu de la société civilisée.
De cette nature féminine tout d’une pièce est résulté un singulier tempérament littéraire. Aimant les choses grandes et simples, Mme Adam s’est trouvée naturellement portée vers l’art grec, qui est purement plastique ; d’où il résulte qu’elle déteste notre art moderne, subtil, raffiné, tout de nuances. Son esprit sain et droit n’admet pas la complexe habileté des écrivains contemporains qui vont aux fonds mystérieux de l’âme pour y éveiller des sensations légères comme ces parfums rapides qui passent dans l’air, un soir d’été, qui vous effleurent une seconde et qu’on ne retrouve plus. Or, il est peu naturel de vouloir rester grec à notre époque faisandée. Et voilà pourquoi Païenne, qui est, à mon humble avis, la meilleure œuvre de Mme Juliette Lamber, n’a pas été comprise par tout le monde.
C’est un poème d’amour exalté et mystique, plein d’élans largement poétiques, plein d’ardeur, plein de remarquables qualités de style, mais où l’on rencontre aussi parfois une manière de dire les choses qui rappelle un peu les périphrases de l’abbé Delisle.
Est-ce grec ? Le souffle sensuel et vraiment puissant qui passe dans ces pages est-il bien le même qui animait les grands maîtres sincères de l’Antiquité ? J’en doute un peu. Nous avons eu Florian depuis. L’inspiration grecque de Mme Adam est pleine de craintes modernes, d’hésitations devant la vérité impudique et toute nue. C’est un peu trop l’art grec comme l’aurait compris Mme de Staël, comme le comprenaient les élégants écrivains du siècle dernier.
Une des qualités de ce livre lui a nui. Ayant à exprimer des choses difficiles à dire, surtout pour une femme, l’auteur s’est efforcé d’être chaste dans son verbe. Il lui a donc fallu avoir recours à des tournures auxquelles nous ne sommes plus accoutumés. Elle appartient du reste à l’école littéraire qui nous vient de l’emphatique Jean-Jacques Rousseau, d’où sortit le pompeux et magnifique Chateaubriand, et qui semble finie à peu près depuis la mort de George Sand. Elle soigne son style. Soigner son style ne veut pas dire travailler son style. La nuance est délicate à saisir. On soigne son style quand on a un certain idéal de phrase élégante, sonore, mais monotone et un peu cérémonieuse. On travaille son style quand on pioche sa phrase sincèrement, sans parti pris de lui donner une certaine forme convenue dont on désire ne pas sortir.
Le style constamment soigné de Païenne a étonné bien des lecteurs habitués aux brusqueries et même aux brutalités de la phrase moderne. J’ai dit que Païenne était un poème, et un poème remarquable. Il est écrit en une sorte de prose poétique souvent heureuse, souvent charmante, souvent aussi maniérée, dans sa préciosité chantante.
Or, Mme Juliette Lamber reçut, vers le printemps dernier, un manuscrit d’un jeune homme, M. Francis Poictevin. Ce manuscrit portait le titre de Ludine. Après l’avoir lu, elle répondit la lettre suivante :
« Ni la forme, ni le fond, ni le genre de votre étude féminine de Ludine ne peuvent convenir à la Nouvelle Revue. Cette prostituée inconsciente, idiote, autour de laquelle s’agitent tous les vices et toutes les bêtises sans qu’aucuns aient le relief satanique qui donne des allures dantesques au mal ; votre style cherché, tourmenté, souvent incompréhensible pour une femme passionnée de clarté, de belle langue française, me font vous dire : Il n’y aura jamais rien de commun entre votre talent et ce que je goûte. »
Ce qui veut dire, en dix lignes, mais clairement : « Votre livre est détestable. »
Une lettre aussi catégorique a lieu de surprendre quand on a lu ce roman de Ludine qui est, à beaucoup de points de vue, particulièrement intéressant. Intéressant par ses défauts même, autant que par ses qualités.
M. Francis Poictevin est atteint d’un mal étrange et presque inguérissable : la maladie du mot. Doué d’une observation infiniment délicate qui note surtout les presque insaisissables impressions, les fuyantes sensations, les malaises de l’âme, les troubles douloureux de l’être, qui s’attache à l’existence ordinaire, à l’incompréhensible, et monotone, et plate existence, qui pénètre dans les habitudes quotidiennes, et s’acharne aux détails presque insignifiants qui forment comme la pâte commune de notre vie, il s’imagine que, pour exprimer ces choses presque imperceptibles, pour nous les faire comprendre dans leur pauvre et si passagère réalité, il faut un vocabulaire spécial et des formes de phrase inusitées. Alors il invente des mots, il invente des verbes, des adverbes et des participes, il déforme les autres, combine des sens et des sons, et crée une langue curieuse, confuse, difficile, dont il faudrait presque la clef.
C’est une étude de le lire, mais une étude instructive et salutaire.
Il existe parmi les écrivains deux tendances : l’une qui pousse à simplifier ce qui est compliqué, l’autre qui pousse à compliquer ce qui est simple. M. Poictevin aime à compliquer, non seulement la pensée, mais aussi l’expression. Et, vraiment, je me demande s’il n’est pas possible de dire les choses les plus délicates, de saisir les impressions les plus fuyantes et de les fixer clairement avec les mots que nous employons ordinairement. Tout dépend de la manière de s’en servir. Tous ces engrenages de phrases, ces incidents interminables, ces contorsions, ces inversions, ces cabrioles et surtout ces déformations ne servent, le plus souvent, me semble-t-il, qu’à donner de la peine au lecteur.
Mais, une fois cette critique faite, je m’étonne que Mme Adam n’ait pas compris et savouré ce qu’il y a de remarquable dans Ludine, cette observation si profonde, si aiguë, si personnelle, si artistique de l’âme souffrante. Ce livre est curieux surtout parce qu’il est le type nouveau de cette littérature maladive, mais singulièrement pénétrante, subtile, chercheuse qui nous vient de ces deux maîtres modernes, Edmond et Jules de Goncourt. Le disciple n’a pas la sûreté du patron, sa dextérité à jouer avec la langue, à la disloquer à sa guise, à lui faire dire ce qu’il veut. Il est souvent confus, il peine, il s’efforce, il souffre, mais il nous rappelle en certaines pages ces chefs-d’œuvre, Manette Salomon et Germinie Lacerteux.
Jamais M. Francis Poictevin n’ira à ce qu’on appelle le grand public. Il peut en faire son deuil dès aujourd’hui. Mais il donnera aux artistes difficiles, aux artistes délicats, de très intéressantes et très nouvelles études. Ceux-là le liront, ils en seront peut-être un peu courbaturés le lendemain, mais ils en seront aussi souvent ravis. Sa manière est pénible, mais curieuse, et, parmi les livres parus depuis peu, Ludine me semble un des plus remarquables, sans oublier toutefois les petits contes, clairs ceux-là, et charmants, et si vrais, de M. Francis Enne, un autre jeune écrivain dont la renommée se fait vite.