Bases de la politique positive/Prolégomènes

Bases de la politique positive, manifeste de l’école sociétaire fondée par Fourier (1847)
Texte établi par Librairie Phalanstérienne, Paul Renouard (p. 1-28).


BASES
DE LA
POLITIQUE RATIONNELLE.


PROLÉGOMÈNES.


I

définitions préliminaires.


Si l’obscurité, l’incohérence et l’arbitraire règnent encore dans le domaine de la Politique, de la Philosophie et de la Morale, il faut en accuser le vague des expressions que ces prétendues sciences emploient, la multiplicité des significations entre lesquelles flottent la plupart de leurs termes, en un mot l’extrême imperfection de leurs langues ; car l’esprit humain est logique, et, de sa nature, il marche droit à la lumière. — La langue mathématique, seule encore, s’est presque totalement dégagée de la confusion de Babel : aussi les géomètres s’entendent-ils et s’accordent-ils fort bien quand ils parlent géométrie, parce que les mots de cette langue, carré, angle, cercle, sinus, etc., etc., sont des termes exactement définis et dont le sens est très-nettement fixé dans l’esprit des géomètres. Les mêmes hommes cessent de se comprendre, de s’accorder et divaguent à l’envi, dès qu’ils parlent politique, philosophie ou morale, par la raison fort simple que les mots droits, liberté, égalité, matière, esprit, ordre, société, morale, passion, etc., etc., ont mille sens, comportent souvent les idées les plus contradictoires, et que, sur des bases aussi vagues, aussi mouvantes, il est absolument impossible que l’on puisse rien constituer de solide, de rigoureux, de scientifique. — Ainsi le monde mathématique que crée l’esprit de l’homme et où il établit à priori les définitions, s’est le premier dégagé de l’obscurité. Le monde physique, grâce à l’exactitude introduite dans les observations et par suite dans les définitions, marche rapidement vers la lumière ; mais le monde moral est encore plongé dans des ténèbres profondes, et l’on entend même affirmer tous les jours « qu’il est impossible de constituer une science fixe dans l’ordre de la trop mobile et trop capricieuse activité humaine. »

Quoi qu’il en soit de cette opinion, bien superficielle à notre sens, chacun accordera que, dans les matières sociales et philosophiques, on ne saurait trop se tenir en garde contre l’imperfection du langage, ni rechercher trop scrupuleusement la pensée à travers la lettre qui la manifeste. Nous appelons fortement sur ce point l’attention du lecteur, et, pour lui faciliter la tâche, nous signalerons brièvement, sur quelques termes dont nous aurons occasion de nous servir, des variations de sens fécondes à l’infini en erreurs et en sophismes.


SOCIÉTÉ. — Ce mot, entre autres acceptions diverses, signifie tantôt la collection des individus qui vivent en Société, tantôt l’état de la Société. Cette dernière acception est la plus fréquente dans les questions de réforme sociale. Voici comment la mixtion des deux sens produit le sophisme : par exemple, on profite de l’idée juste et acceptée du respect que l’individu doit à la Société (à la masse, à la collection de ses semblables), pour désigner à l’animadversion publique tels ou tels hommes que l’on accuse d’attaquer, d’outrager, de vouloir bouleverser la Société (sens mixte et vague), tandis que c’est l’amour ardent de la Société (collection des hommes) qui dicte à ceux-ci leurs critiques et leurs accusations contre la Société (une forme donnée), qu’ils veulent faire passer, en l’améliorant, à un état plus avancé, plus heureux.

Autre exemple. On énonce cette proposition : « L’Homme est bon, la Société seule est mauvaise. » Les adversaires s’écrient : « Comment peut-on soutenir que l’Homme est bon et que la Société, c’est-à-dire la collection des hommes, est mauvaise ? Si la somme est mauvaise, il faut bien que le mal soit dans les éléments qui la composent. » — Que la proposition primitive soit vraie ou fausse il n’en est pas moins clair que cette manière de la réfuter n’est qu’un sophisme dû à l’exploitation du double sens du mot Société. Une langue bien faite rendrait impossibles de pareils sophismes.


ASSOCIATION, SOCIÉTAIRE, etc. — L’idée exacte ou scientifique de l’Association se compose de la combinaison intime de trois idées, l’idée de l’ordre, l’idée de la liberté, l’idée de la justice. L’état d’Association ou état sociétaire suppose en effet que les individus associés coordonnent leurs forces, leurs fonctions et leurs travaux dans une œuvre d’ensemble (ordre), que cette coordination est volontaire et non forcée (liberté), enfin que les fruits du travail commun sont partagés aux associés d’après une règle acceptée par eux, comme satisfaisant à l’idée qu’ils ont du droit de chacun vis-à-vis de tous (justice). Ces trois conditions se tiennent : on comprend en effet que si l’individu se croit lésé dans son droit, il tendra à se séparer de l’œuvre commune, ou bien son mécontentement y introduira des éléments de désordre. Le concours franc, libre, volontaire, à l’œuvre commune, exige donc impérieusement la condition de justice.

On voit par cette définition que, l’état d’Association étant un état très-déterminé, il n’est pas rigoureux d’employer, ainsi qu’on le fait souvent, le mot Association comme synonyme du terme générique de Société : car la Société actuelle, par exemple, est bien loin encore d’avoir réalisé l’Association de ses membres. Cependant nous pourrons dire que tel état de Société offre, par rapport à tel autre, une réalisation plus ou moins avancée, plus ou moins complète de l’Association, si nous convenons de désigner ainsi un degré comparatif de rapprochement on d’éloignement de l’état sociétaire, c’est-à-dire du véritable état d’Association.

Il faut entendre par École sociétaire, l’École qui a pour objet la science de l’Association et la réalisation générale de l’État sociétaire.


RÉVOLUTION, RÉVOLUTIONNAIRE, etc. — Quand on a mis sous la bannière de ces mots les principes ou les sentiments de liberté, de justice ou d’humanité, en vue desquels a pu se faire telle ou telle Révolution, on a commis une erreur de mots qui est devenue un grand danger. En effet, en donnant à des principes glorieux, dont la réalisation anéantirait à jamais dans la Société l’esprit de renversement, de réaction violente et de révolte, en donnant à ces principes le nom qui caractérise l’idée du bouleversement produit par un violent soulèvement, par une éruption du volcan populaire, on est arrivé à glorifier, sous le nom de principe révolutionnaire, cet esprit de négation, d’insurrection et de renversement lui-même.

De cette fausse association d’idées résulte une doctrine pleine de périls, qui accouple et lie comme par un lien nécessaire l’idée de progrès et l’idée de révolution, qui va même jusqu’à l’identification des deux idées. Cette doctrine est très-répandue dans les esprits, et le sophisme de mots sur lequel elle repose est actuellement exploité par tous les partis dans le langage politique.

Pour nous, entre les principes sacrés de justice, de liberté et d’humanité dont l’amour animait nos pères en 89, et le principe révolutionnaire proprement dit, la tendance à la révolte, au renversement brutal des gouvernements établis, des sociétés et des lois établies, nous voyons un abîme. À nos yeux le génie du progrès n’est pas plus le génie révolutionnaire, que la loi de la santé, du développement normal de la vie, n’est la fièvre, la convulsion ou l’épilepsie.

Le sens que nous donnons au mot Révolutionnaire restera donc bien défini pour notre lecteur, qui nous trouvera très-anti-révolutionnaires, mais non pas contre-révolutionnaires.


LA COMMUNE. — L’Humanité ne vit pas en abstraction ; elle vit en réalité et sur le sol. L’individu ne saurait d’ailleurs être en corrélation directe avec tous les autres individus, ni se trouver partout à la fois. Il en résulte que, quel que soit l’état de la Société humaine, celle-ci est toujours formée de groupes ou agglomérations d’individus et de familles faisant corps et composant les premiers éléments sociaux, qui sont à la société toute entière ce que les alvéoles sont à la ruche, les régiments à l’armée, les unités au nombre. Cette première agglomération, nomade chez les peuples patriarcaux et chez les peuples sauvages, fixée au sol chez les peuples barbares et chez les peuples civilisés, s’appelle, suivant les temps, les lieux et l’état de développement, horde, tribu, douair, kraal, village, bourg, cité, etc. Cette unité sociale, cette alvéole de la ruche ; cette première agglomération, sans laquelle il n’y a pas de Société pratiquement réalisable, c’est ce que nous appellerons la Commune, en généralisant le sens que ce mot comporte dans notre langue, et l’appliquant ainsi à l’élément primitif de toute Société réalisée.


POLITIQUE. — C’est encore un de ces mots Protées, contre les diverses significations desquels nous cherchons à mettre le lecteur en garde. Tantôt la Politique sera l’Art de gouverner les États ; tantôt le sens s’élevera plus haut, comme dans cette phrase où Voltaire la définit par le but qu’il lui conçoit : le véritable but de la Politique consiste à enchaîner au bien commun tous les ordres de l’État. Le sens s’élargissant, le mot Politique s’entendra du Système des relations générales des peuples : Les chemins de fer sont appelés à exercer de grandes modifications dans la Politique de l’Europe.

À côté de ces significations, vous trouverez à ce mot la synonymie de ruse, de perfidie, de machiavélisme, comme dans cette phrase de Voltaire : Ils mettaient toujours de la franchise et de l’humanité où les autres n’emploient guère que la Politique.

Le même mot s’entend encore du système particulier que se fait tel gouvernement pour parvenir à ses fins, quelles qu’elles soient : la Politique de tel cabinet, la Politique de tel ministère.

Dans l’une de ses acceptions les plus fréquentes aujourd’hui, le sens du mot Politique se limite aux questions relatives à la nature des formes constitutionnelles et au mécanisme du Pouvoir. C’est dans ce sens que nous disons : Une grande erreur de notre temps, c’est d’attribuer tous les maux dont souffre la Société, à la mauvaise volonté ou aux fautes des gouvernements : il en résulte qu’on laisse de côté le problème de l’organisation sociale pour s’occuper exclusivement de l’organisation politique, et faire subir à celle-ci des tiraillements perpétuels et des remaniements non moins stériles que périlleux. Les Réformes politiques laissent les différents intérêts sociaux dans leurs positions respectives et à l’état d’hostilité qui en dérive ; elles n’ont pour objet que le déplacement du Pouvoir, et n’aboutissent qu’à donner plus d’influence aux uns en diminuant la prépondérance des autres : les Réformes sociales se proposent de changer les relations fausses où les intérêts se trouvent engagés ; leur but doit être de concilier, et de développer tous ces intérêts en les associant les uns aux autres. Les Réformes politiques ne changent rien à l’état social ; les Réformes sociales, au contraire, entraînent nécessairement avec elles l’amélioration de l’état politique. Que la France, par exemple, se constitue en république ou en monarchie absolue, son état social en sera-t-il changé ? non. Qu’une sage et heureuse réforme sociale y réalise l’accord des intérêts divers qui se combattent aujourd’hui et dont l’hostilité engendre dans le pays des partis hostiles ; cette bonne harmonie établie dans la sphère sociale, portera nécessairement la bonne harmonie dans la sphère politique. — Les Réformes politiques ne sont nécessaires que quand l’organisation politique est en arrière de l’état social et ne correspond plus au degré d’avancement de celui-ci.

Cette acception du mot politique en a créé, par voisinage, une autre, qui s’applique généralement et vulgairement à la désignation de cet ensemble de discussions, de querelles, de luttes, de manœuvres et d’intrigues de toutes sortes que les partis emploient pour se renverser les uns les autres, se supplanter et s’emparer du pouvoir. C’est dans ce sens que l’on dit, à propos de telle ou telle question, souvent très-grave au point de vue des intérêts réels de la France, mais qui n’est pas de nature à soulever l’irritation des partis, à engager une lutte entre l’opposition et le ministère : Cette question n’est pas politique ; la Chambre, qui ne prête son attention qu’aux discussions politiques, n’en a pas suivi le développement ; M. Thiers (ou tout autre), en portant la question sur le terrain politique (en attaquant M. Guizot, par exemple), a réveillé tout-à-coup l’attention de la Chambre ; le débat est devenu politique. — La loi exige que les journaux politiques déposent un cautionnement. Or, un journal qui n’entre pas dans les personnalités, dans les intrigues parlementaires, dans les faits d’administration qui fournissent la principale matière des querelles journalières de l’Opposition et du Gouvernement, mais qui traite toutes les questions politiques et sociales à un point de vue plus élevé, peut n’être pas réputé journal politique. C’est ainsi que Le Globe, (éclectique) pendant les premières années de sa publication, et La Réforme Industrielle que nous écrivions nous-même en 1832 et 1833, n’étaient pas considérés comme journaux politiques par le ministère public, ni soumis comme tels à déposer un cautionnement, quoique ces journaux traitassent en réalité les questions les plus vitales de la Politique, dans le sens général, élevé et scientifique du mot. — À ce point de vue très-vulgaire aujourd’hui, on pourrait dire que cet écrit, intitulé Bases de la politique positive, n’est pas un écrit politique.

On conçoit donc, grâce à la diversité des significations du même mot, que nous puissions, avec beaucoup de logique, critiquer et attaquer vivement la Politique (les misérables querelles dont l’ambition du pouvoir est le fond, et qui engagent toutes les forces de l’intelligence nationale dans des intrigues funestes ou dans de stériles discussions de réformes bornées à l’ordre constitutionnel), travailler à la déconsidération de la Politique, provoquer de toutes nos forces la débacle de la Politique en France[1], et en même temps proclamer une Politique féconde et grande, publier des écrits sur la Politique générale et fixer les Bases de la Politique positive.


MORAL, IMMORAL, la MORALE, etc. — Il y a peu de mots dont le sens soit aussi vague, aussi capricieux, aussi multiple que ceux de cette famille et dont on ait plus étrangement abusé. Ces mots sont par excellence des mots-poignards.

Le radical substantiel de cette famille est mos, mores, — les mœurs, — c’est-à-dire l’ensemble des coutumes, des idées admises et des préjugés établis au sujet des relations sociales. Le mot moral signifie donc primitivement ce qui est conforme aux mœurs, et, par opposition, immoral signifie ce qui contrarie et choque les mœurs.

Bientôt un autre sens s’est ajouté au premier ; on s’est servi du mot moral pour caractériser l’ensemble des facultés en vertu desquelles l’homme entre en relations affectives ou intellectuelles avec les êtres vivants, l’univers et Dieu. Dans ce nouveau sens, moral s’est opposé non plus à immoral, mais à matériel, physique. On a dit : le physique et le moral et de l’homme, les facultés morales, etc.

Enfin le mot moral n’a pas tardé à être amené à un troisième sens par l’effet de ce sophisme, vieux comme le monde, en vertu duquel chaque époque se plaît à prendre ses préjugés généraux, ses idées, ses mœurs, pour des vérités absolues, et son état social pour le degré le plus élevé de la sociabilité humaine. C’est ainsi que le mot moral, signifiant ce qui est conforme aux mœurs (aux idées reçues, aux croyances sociales, aux préjugés d’une époque donnée), a pris bientôt une signification absolue, et s’est trouvé caractériser ce qui est conforme au Bien.

Cette réunion du sens absolu et du sens relatif sous le même terme, était de nature à renforcer singulièrement le sophisme auquel elle était due. Aussi chaque vérité nouvelle qui, dans l’ordre des idées philosophiques, morales et sociales, contrariait les préjugés, les coutumes, les idées reçues, a-t-elle été, à toutes les époques, taxée d’immoralité (sens absolu) lors de sa production dans le monde. C’est ainsi que les doctrines chrétiennes ont été accusées d’immoralité par les philosophes et les prêtres du paganisme, et qu’une foule d’idées que la science et la philosophie ont fait adopter et qui ne sont plus contestées par personne ont, à leur apparition, soulevé des orages terribles contre leurs auteurs ou leurs promoteurs.

La Morale, considérée tantôt comme la science, tantôt comme la prescription de ce qui est moral, a dû participer au vague et à la multiplicité des sens de l’adjectif moral. Aussi dit-on beaucoup trop souvent la morale, quand il faudrait dire ma morale, notre morale, telle morale. « La morale prescrit ceci… la morale veut cela… cette doctrine est contraire à la morale… » De quelle morale est-il question ? Il y a la morale des anciens et la morale des modernes, la morale des orientaux, la morale des méridionaux, la morale des occidentaux… et chacune de ces morales est si peu définie, qu’elle se divise elle-même en mille morales souvent contradictoires, variant avec les temps, les lieux, les écoles philosophiques, les sectes religieuses, et se colorant de mille teintes différentes.

Bien mieux, jusque dans le sein de l’orthodoxie la plus inflexible, de l’orthodoxie catholique elle-même, on compterait des morales à l’infini. La morale de saint Paul à tendance quintessenciée, mystique et presque exclusivement idéaliste, nous paraît différer singulièrement déjà de la morale, large, vivante, aimante et fortement réaliste du Christ. On trouve dans le sein de l’orthodoxie une morale stoïcienne, une morale platonicienne et une morale épicurienne ; on y trouve la morale des ascètes, des stylites, des trappistes, la morale de renoncement absolu au monde, de la condamnation absolue de toute volupté, de tout plaisir ; puis la morale de la modération dans l’usage des plaisirs ; puis la morale tendre et ultra-sympathique de certaines écoles mystiques. La morale très-mondaine des Jésuites y est combattue par la morale roide et austère de Port-Royal et des Jansénistes (qui ne sont point condamnés pour leur morale) ; et entre ces degrés extrêmes, on trouve mille opinions, mille contradictions sur le permis et le défendu, c’est-à-dire sur la base même de la morale, sur ce qui est bien et sur ce qui est mal.

Si l’on veut donner au mot moral le sens de conforme au bien et envisager la Morale comme la science qui a pour objet la production du bien, il faut comprendre ceci : LA Morale ne sera constituée que :

1o Quand elle aura défini son objet, le bien, et donné un critérium certain, pour distinguer ce qui est bien de ce qui est mal ou de ce qui est indifférent, et pour mesurer les degrés du Bien et du Mal ;

2o  Quand elle aura déterminé les moyens les plus efficaces de réaliser le Bien et de diminuer le Mal, dans la société humaine, au lieu de borner son rôle à une impuissante et illusoire prescription verbale de faire le Bien et d’éviter le Mal.

Disons maintenant que dans l’écrit que l’on va lire, les mots moral et immoral, quand nous nous en sommes servis pour caractériser des doctrines, ont été généralement employés pour signifier, le premier, ce qui tend à associer les hommes (individus, familles, classes, nations, peuples, races) ; le second, ce qui tend à les diviser, à les éloigner du but que l’Humanité doit actuellement poursuivre, la constitution volontaire et libre de son Unité. Moral et immoral signifient alors conforme ou opposé au bien social. C’est à regret que nous nous sommes servis de ces mots dont la formation est mauvaise, mais qui sont fort en vogue aujourd’hui ; du moins ces termes ne feront-ils pas équivoque sous notre plume.


PASSION. — La profonde ignorance où toutes les philosophies ont laissé l’homme sur sa propre nature (ignorance qui provient précisément de ce que les philosophes n’ont jamais fait d’étude sérieuse sur les Passions humaines), a abandonné ce mot aux acceptions les plus diverses. Examinons-en quelques-unes, sans nous arrêter aux nuances.

Tantôt passion signifiera un sentiment fort ou faible, doux ou violent, un mouvement quelconque ou même un simple état de l’âme. C’est ainsi que la crainte, l’espérance, la joie, la mélancolie, la tristesse, la curiosité, la colère, la haine, etc., sont appelées des passions dans tous les dictionnaires, dans les ouvrages philosophiques et dans le langage du monde.

Tantôt le mot passion aura un sens essentiellement violent. On n’entendra par passion que l’excès même des mouvements passionnés. C’est dans ce sens que l’on dit : Son amour est excessif, c’est une vraie passion. L’amour, l’ambition, sont des passions, mais l’amitié n’est qu’un sentiment.

Tantôt, le mot passion sera pris exclusivement en mauvaise part, comme dans cette phrase : Au lieu de calmer les haines, de rallier les esprits, la presse ne cherche qu’à entretenir les passions ; ou dans celle-ci : C’est un homme abandonné à toutes les passions, à tous les vices.

Une autre fois passion voudra dire : vie, chaleur : ce poëme, ce tableau, ce caractère est froid, sans vie, sans passion. Ailleurs passion sera synonyme du mot amour, pris dans son acception générale : la passion des arts, la passion de la gloire, la passion de la vertu, la passion du bien, du beau, du juste, du vrai, etc.

On citerait encore une foule d’acceptions différentes du même mot.

La multiplicité de ces acceptions, le vague et même la contradiction de beaucoup d’entr’elles témoignent évidemment, comme nous l’énoncions tout-à-l’heure, de la profonde nuit qui a régné jusqu’ici sur la nature des Passions et par conséquent sur la nature de l’Homme.

Fourier, s’étant le premier livré à l’étude scientifique de la nature humaine considérée sous la face passionnelle, a tiré le mot Passion du vague de toutes les acceptions de la langue vulgaire pour lui donner un sens défini, déterminé. Par ce terme, Passions, Fourier entend exclusivement les penchants constitutifs des Êtres ou les ressorts inhérents à leur nature même et caractérisant leur titre de vie. Ainsi, les Passions humaines sont les forces primitives et naturelles auxquelles est due l’activité libre et spontanée de l’Être humain, et qui le constituent ce qu’il est, en tant qu’Être actif et libre.

Les Passions étant ainsi définies en général, les Virtualités propres et constitutives de l’Être, on peut établir à priori que la Fonction, conforme à la nature de l’Être, a pour condition de son accomplissement le développement de toute l’activité virtuelle de cet Être, c’est-à-dire le développement plein et équilibré de toutes ses puissances passionnelles. Donc, si l’accomplissement de la fonction naturelle de l’Être est appelée la Destinée de cet Être, il en résulte ce théorème que les Passions, les Attractions ou les Forces Virtuelles, constitutives, sont proportionnelles aux Destinées virtuelles des Êtres. Ajoutons que le bonheur étant lié, pour chaque Être, à l’accomplissement de ses fonctions propres, à la réalisation de sa destinée virtuelle, la loi de la fonction de l’Être, la loi de la destinée de l’Être, la loi du devoir de l’Être, la loi du bonheur de l’Être, la loi de l’exercice ou du développement des Passions de l’Être, ne sont que des expressions absolument identiques au fond, et correspondant seulement aux divers points de vue sous lesquels on considère une seule et même loi, la loi naturelle ou providentielle de l’Être.

La loi générale qui préside à la distribution des Fonctions, des Destinées, des Attraits, des Passions des Êtres, n’est donc autre chose que la loi de l’ordre universel, de la vie universelle, c’est-à-dire l’objet capital de la connaissance humaine et particulièrement de la connaissance philosophique et religieuse.

Dans les œuvres de Fourier et de l’École Sociétaire, le mot Passion a donc un sens scientifique très-déterminé, très-élevé et qui n’a rien de commun avec les significations vagues ou contradictoires de ce mot dans la langue vulgaire. Ainsi, par exemple, la colère, la paresse, l’ivrognerie, l’envie, l’avarice, la peur, en un mot tous les excès, tous les vices, toutes les bassesses, auxquels on donne, dans le langage ordinaire, le nom de passion, ne sont nullement des Passions dans la langue scientifique de l’École Sociétaire.

Dans cette langue et sous la définition donnée, les Passions ne sont pas plus les excès et les vices, qu’un meurtre n’est la force de la poudre dont le meurtrier aurait chargé son arme. C’est ce que savent tous ceux qui ont étudié les ouvrages de l’École Sociétaire avec quelque peu d’attention et d’intelligence.

Cependant (qui le pourrait croire si le fait ne s’était pas fréquemment reproduit ?), c’est sur l’exploitation de la misérable équivoque, qui consiste à attribuer au mot passion, contrairement au sens de la définition scientifique, ce sens vulgaire embrassant les vices les plus odieux, les excès les plus abominables ; c’est sur l’exploitation d’une aussi honteuse imposture, que l’on n’a pas craint de fonder la plupart des attaques dirigées jusqu’ici contre la Doctrine de Fourier.

Fourier prétend que toutes les Passions (sens scientifique, les Facultés actives de l’âme humaine) sont bonnes, c’est-à-dire, sont de nature à être utilisées dans un mécanisme social qui engagerait toute leur activité dans la voie du bien. — La mauvaise foi des adversaires de Fourier traduit cette pensée en celle-ci : « Fourier légitime toutes les passions (sens vulgaire, comprenant tous les excès, tous les crimes) et veut que chacun puisse, sans frein et sans entraves, assassiner, piller, égorger, se rouler dans tous les vices, se livrer à toutes les dépravations, s’abandonner impunément à tous les désordres imaginables ! » Pour être quelquefois présentée en termes qui en déguisent mieux l’imposture, telle n’en est pas moins la traduction que font au public, de la pensée de Fourier, presque tous ceux qui s’en constituent les adversaires !

Un pareil exemple est bien propre à montrer quelles armes le sophisme, l’ignorance ou la mauvaise foi peuvent trouver et trouvent en effet dans l’exploitation des mots auxquels nos langues, encore si défectueuses, attachent, sans précision, toutes sortes d’idées différentes.


LIMITE et ABSOLU. — On entend par limite, en mathématiques, une valeur ou un état fixe et déterminé, dont une expression variable se rapproche indéfiniment. Ainsi, le polygone inscrit au cercle s’en approchant de plus en plus au fur et à mesure que le nombre de ses côtés augmente, on dit que ce polygone a pour limite le cercle, quoique le polygone n’arrive jamais à se confondre réellement avec le cercle, puisque l’identification ne saurait avoir lieu qu’à l’infini. De même, quand nous raisonnons par exemple sur la forme sociale capable de produire à la limite l’ordre absolu par la liberté absolue, cela ne signifie en aucune façon qu’on pourra réaliser pratiquement un ordre absolu dans la société. Toute réalisation humaine, et généralement toute réalisation dans le fini, n’est jamais que l’approximation d’un idéal, d’une conception, d’un absolu. Dans toute mesure, dans toute construction de figure, il y a toujours une certaine erreur, tant petite soit-elle ; mais cela n’empêche pas que, pour connaître les propriétés des grandeurs et des figures, on ne doive concevoir ces figures dans l’Absolu. Le cercle est une conception absolue qui n’a jamais été, qui ne sera jamais réalisée par aucun tracé ; les géomètres n’en ont pas moins raison de spéculer sur le cercle idéal, absolu, c’est-à-dire sur la figure bornée par une ligne dont tous les points sont rigoureusement, absolument, à la même distance du point central. Ce n’est même que parce qu’ils ont conçu cet absolu, tout irréalisable qu’il puisse être pratiquement, que les géomètres ont pu découvrir et démontrer rigoureusement les propriétés absolues et réelles dans l’absolu, du cercle, et se servir très-utilement de ces propriétés dans la pratique.

Il n’est pas seulement permis et légitime, mais il est indispensable partout où l’on veut faire de la science, partout où l’on veut classer, généraliser et connaître ; il est indispensable, disons-nous, de spéculer sur des types des idéaux, des absolus. Il est donc très-peu philosophique de venir arguer contre l’usage que l’on fait de l’Absolu dans la science, par la considération que l’Absolu n’est jamais absolument réalisable.

Avec une prétention semblable, il faudrait donner congé à la géométrie, aux mathématiques, aux lois de Keppler et de Newton, etc., car les figures géométriques, les lois de la mécanique céleste, etc., sont des conceptions absolues, dont les réalisations ou les vérifications pratiques ne sont et ne seront jamais pour nous qu’approximatives. Il y a plus, pour déférer à cette prétention singulière, il faudrait cesser absolument de raisonner, car tout homme qui raisonne en connaissance de cause, sait que toute conception déterminée, toute définition, est une conception absolue, et que toute conception qui n’est pas un absolu n’est qu’une idée plus ou moins vague, plus ou moins obscure, une apparence de conception, sur laquelle on ne peut bâtir par le raisonnement aucune connaissance solide.

Nous ne craindrons donc pas plus d’invoquer l’Absolu dans les questions sociales que dans toutes autres questions, quitte à faire de l’idée absolue un usage rationnel et logique. Mais, afin d’éviter toute équivoque et toute objection oiseuse, nous déclarons que, quand nous parlons d’une réalisation absolue quelconque, il est bien entendu que cette expression ne désigne pas autre chose que la limite des réalisations pratiquement possibles : — que cette limite puisse être ou n’être pas atteinte, cela n’est pas même en question.

Nous avions assez scrupuleusement et assez fortement exprimé notre pensée à ce sujet dans tout le cours du Manifeste, pour nous croire à l’abri des interprétations erronées que nous relevons ici. Mais puisque, malgré la netteté avec laquelle nous avons séparé le domaine des limites ou des conceptions absolues, du domaine des réalisations finies et pratiques, nous avons été avertis par différentes critiques, qu’on ne doit pas confondre l’Idéal avec le Réalisé, le Fini avec l’Infini ; puisqu’on nous a fait la leçon pour nous apprendre que le bien social terrestre ne peut pas être la même chose que le bien universel absolu, nous n’avons pas dû craindre de donner, dans cette nouvelle édition, des explications que nous n’eussions pas osé mettre dans la première, de peur de paraître nous méfier par trop de l’intelligence du lecteur.




Nous ne pousserons pas plus loin nos définitions de termes : — les exemples que nous avons donnés suffiront pour tenir le lecteur en garde contre les sophismes involontaires auxquels on se laisse entraîner par la diversité ou le vague du sens des expressions, quand on ne met pas assez d’attention à saisir dans sa vérité la pensée d’autrui.

En général, et quoique nous n’ayons aucune prétention à l’infaillibilité, nous engageons le lecteur, toutes les fois qu’il croira nous avoir pris en flagrant délit d’erreur, à se demander d’abord à lui-même s’il a bien compris la pensée qui lui semble fausse, et à contrôler, par l’esprit général du morceau auquel elle appartient, le sens qu’il attribue à une phrase isolée. De cette façon on évitera beaucoup d’objections et de discussions oiseuses.




II

INTRODUCTION.


Cet écrit, ainsi que son titre l’indique, est l’Exposition des Bases de la Politique positive, ou, en d’autres termes, la déduction des Principes constitutifs de la Science Politique, principes qui sont restés jusqu’à notre Époque ignorés de la Société et de ses Gouvernements, et qui sont produits aujourd’hui pour la première fois dans leur filiation logique et dans leur généralité véritablement scientifique.

La Politique, en prenant l’expression dans le sens élevé que nous lui donnons ici, et, qu’il serait bien temps de lui restituer, la Politique est la Science de l’Existence, de la Vie des Sociétés, la Connaissance des Lois fondamentales de l’Hygiène du Corps social.

L’objet du présent écrit est donc la détermination rigoureuse de ces Lois, c’est-à-dire, la fixation des Conditions régulières de la Stabilité et du Progrès, de la Conservation et du Renouvellement qui sont les deux faces essentielles de la Vie des Sociétés, et de la Vie de tous les Êtres organisés.

La Réalisation de ces Conditions peut seule mettre la Société à l’abri des perturbations politiques, des crises et des convulsions révolutionnaires qui, depuis cinquante années surtout, la secouent avec un effrayant redoublement de violence, et permettre au Corps Social de constituer progressivement et sûrement l’Organisation parfaite vers laquelle il doit tendre sans cesse, Organisation dont le caractère serait l’Union absolue de l’Ordre et de la Liberté dans la Société.

Ainsi l’Écrit que nous présentons au Public n’est autre chose que le développement d’une Politique entièrement nouvelle, dans le champ vaste et fécond de laquelle les différents Partis qui se combattent encore aujourd’hui doivent trouver pleine et entière satisfaction pour les Principes qui leur mettent à chacun les armes à la main.

Cette politique n’est pas, il faut le bien comprendre, une Politique de Transaction, de Juste-Milieu, une Politique qui propose aux Partis une sorte de tempérament en leur demandant des sacrifices mutuels. La Politique de Transaction, de Tempérament est sans doute préférable aux Politiques violentes, exclusives ; mais une semblable Politique n’est pas une Science ; elle ne résout rien ; elle ne termine rien ; elle ne satisfait pas. Un système de Transactions ne constitue pas une Science politique, il en tient la place. Au lieu d’apporter la solution réelle des Problèmes de la Vie Sociale, il tourne autour de ces Problèmes, ou ne leur applique que des expédients.

Il est donc entendu que nous ne demandons pas aux défenseurs du Progrès ou de la Liberté d’abandonner en rien le principe du Progrès ou le principe de la Liberté. Nous ne demandons pas davantage aux partisans de la Stabilité et de l’Ordre de transiger sur les conditions de l’Ordre et de la Stabilité. Nous engageons seulement les uns et les autres à examiner, avec bonne foi, avec intelligence, si les voies et moyens que nous proposons pour réaliser et garantir simultanément, dans la Société, l’Ordre et la Liberté, la Stabilité et le Progrès, ne vont pas beaucoup mieux que les Voies et Moyens pris par ces différents Partis eux-mêmes, au but respectif que chacun d’eux veut atteindre.

En deux mots, nous exposons une Politique qui offre à la fois, aux partisans du Progrès, le moyen d’imprimer aux Améliorations sociales la marche la plus rapide et la plus sûre que l’on puisse concevoir ; et aux Partis Conservateurs, le moyen d’enterrer à jamais, dans le Passé, et les Révolutions et l’Esprit Révolutionnaire.

Nous sommes en droit de présenter avec confiance une Politique semblable aux bonnes Intelligences et aux Hommes sincères de tous les Partis. Nous engagerons donc les hommes de cœur, les hommes de Principes, à étudier avec une attention soutenue et sérieuse la courte Exposition de cette Politique nouvelle et rationnelle, au triomphe de laquelle ils doivent travailler immédiatement, s’ils veulent réellement le triomphe des grands Principes dont jusqu’à ce jour ils ont poursuivi la réalisation par des voies toujours stériles et souvent sanglantes.

Quant à ceux qui exploitent nos divisions, qui vivent des malentendus et de l’animosité des Partis, qui entretiennent avec zèle nos haines intestines, ceux-là peuvent se dispenser de lire cet Écrit : ils n’y trouveraient rien qui pût leur être du moindre secours dans l’exercice de leur industrie déplorable.

D’après la définition que nous avons donnée de la Politique considérée comme Science, on voit que la Politique n’est qu’une des branches de la Science Sociale, celle qui a pour objet l’État actuel de la Société, celle qui doit faire connaître à la Société les conditions régulières de son existence présente.

La Science sociale doit déterminer en outre la nature même des Réformes qui auraient pour objet de faire passer la Société, de l’État présent à une Organisation supérieure[2].

Si donc la Science sociale doit produire, dans la branche de la Politique proprement dite, les conditions de la Stabilité et du Progrès, et les appliquer immédiatement à l’État social actuel, elle doit faire connaître encore les conditions organiques des Systèmes sociaux supérieurs à cet état de choses, c’est-à-dire les conditions des Systèmes qui réaliseraient, mieux que le Système présent, les deux grands principes dont l’harmonie absolue serait le signe de la perfection de l’État social, le principe de l’Ordre et celui de la Liberté.

Les Principes généraux relatifs au Progrès, à la Stabilité et à la Réforme de la Société n’étant autre chose que les Bases de la Science Sociale elle-même ; le développement de la Science Sociale et la Réalisation des découvertes de cette Science étant, d’autre part, l’objet de l’École fondée par Fourier et connue aujourd’hui sous le nom d’École Sociétaire : il en résulte que cet écrit, en tant qu’Exposé des Bases pratiques de la Politique rationnelle et de la Science Sociale, se trouve être le Manifeste de l’École Sociétaire ou l’Exposé de la Politique de cette École et de ses Vues fondamentales sur la grande question de l’Existence actuelle et de l’Avenir de la Société.


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  1. C’est le titre de l’une des publications de notre École : Débacle de la Politique en France. — Voy. le Catalogue des publications de l’École sociétaire, à la fin du volume.
  2. La Science sociale a pour objet la connaissance du Mouvement social dans son évolution complète ; elle doit donc faire connaître toutes les formes virtuelles de la sociabilité humaine et la loi de leur développement dans le passé, dans le présent et dans l’avenir.