Bases de la politique positive/Note 2

Bases de la politique positive, manifeste de l’école sociétaire fondée par Fourier (1847)
Texte établi par Librairie Phalanstérienne, Paul Renouard (p. 189-199).


NOTE

SUR L’ORGANISATION
du

MINISTÈRE DU PROGRÈS.



Quelques personnes, tout en approuvant à première vue nos principes sur la nécessité de donner à la Société la garantie régulière du Progrès, ont craint que la conception du Ministère du Progrès ne fût pas susceptible de recevoir une réalisation pratique.

Cette crainte de premier aperçu vient de ce que nous n’avons encore produit que le principe de cette conception, et que nous avons été très-sobres de détails pratiques et organiques sur ce nouveau département ministériel.

D’autres personnes ont manifesté une crainte toute différente ; elles ont vu dans ce ministère l’anéantissement de tous les départements ministériels existants.

Ces deux craintes sont chimériques ; elles dérivent l’une et l’autre de ce que l’on n’a pas assez réfléchi à la nature de l’Institution proposée. En attendant que nous ayons à formuler complétement l’organisation du Département du Progrès, nous pouvons, en quelques mots, prouver que les deux objections préjudicielles que nous venons de faire connaître ne sont pas fondées.

En effet, l’Institution en question se compose naturellement, comme nous l’avons établi, de deux divisions :

La première division a pour objet la constatation régulière de la valeur réelle des inventions et perfectionnements apportés dans les instruments et les procédés techniques et spéciaux propres aux diverses branches de l’activité industrielle, nommément aux arts et aux métiers. — Il faudrait y joindre la constatation des progrès des sciences proprement dites, physique, chimie, astronomie, mathématiques, etc., si déjà, à cet égard, les Académies, les Observatoires, les Colléges, et surtout l’Institut, ne présentaient des garanties organiques et positives qui ne demandent qu’à être perfectionnées et développées.

La deuxième division concerne les améliorations et les inventions qui peuvent être apportées dans les combinaisons relatives à l’emploi général ou social de ces instruments de l’activité humaine, c’est-à-dire dans l’Organisation du Travail, dans le Règlement de la Production, de la Distribution, de la Consommation et de la Répartition des avantages produits par le jeu de l’activité industrielle.

Or, nous avons montré déjà, quoique sommairement, dans la note précédente, intitulée Application des principes de la Politique rationnelle à l’anéantissement de l’esprit révolutionnaire, comment le Ministère du Progrès, s’appuyant sur ce principe que la Commune est l’atelier social, le champ élémentaire du travail national, est en droit de sommer toutes les doctrines prétendues de Progrès social de formuler leur constitution spéciale d’organisation de la Commune, de les obliger ainsi à se définir et à se préciser dans des formes pratiques, de les forcer, par conséquent, à se laisser saisir par la Critique, et à passer ensuite par l’épreuve de l’Expérience, si elles se sont montrées capables de soutenir l’épreuve d’une discussion régulière.

Rien, assurément, n’est plus pratique, et nous dirons même plus simple et plus facile, que l’exercice des fonctions de cette Division dont le propre est, comme nous l’avons vu, de séparer le bon grain de l’ivraie, et de désarmer les doctrines les plus erronées et les plus dangereuses elles-mêmes. Le travail de cette Division se bornerait à provoquer des mémoires, à examiner des propositions pratiques, à les soumettre à la discussion et à l’attention publique, en leur accordant un examen proportionné, soit à leur valeur intrinsèque, soit au nombre de leurs partisans. Rarement sans doute, elle aurait à déterminer le mode de protection, de concours et de surveillance du Gouvernement dans les Expériences qui en pourraient être faites. — Nous nous chargerions d’organiser, pour les besoins immédiats, et de faire fonctionner régulièrement, en quinze jours, cette Division du Ministère du Progrès. Il n’y a que des hommes très-peu pratiques qui pussent croire que l’organisation pratique de cette Division présentât des difficultés considérables. Ce n’est d’abord qu’une simple Commission à organiser.

Quant à la Division relative aux inventions et perfectionnements dans les instruments, les machines et les procédés spéciaux des diverses branches de l’industrie, il n’est pas moins facile d’en comprendre l’organisation et les fonctions.

Dans l’état d’abandon où l’absence de cette organisation laisse aujourd’hui le génie d’invention, il est notoire que ce génie gaspille misérablement son incommensurable puissance. Le génie inventif ne reçoit aucun encouragement, aucun stimulant : il marche au hasard ; rien ne le guide, rien ne l’éclaire, rien ne le protége, rien ne lui vient en aide. Une foule d’hommes, dont l’esprit se livrerait à des recherches ardentes si la carrière de l’invention était régulièrement ouverte, ne songent pas même à appliquer aux problèmes qu’ils pourraient résoudre les puissances de leur intelligence. Le sort des inventeurs est plein de misères et de tribulations. L’auteur d’une découverte doit être aujourd’hui doué, outre l’esprit inventif, de la plus rare fermeté de caractère et d’une dose de persévérance incroyable, pour mener son idée à quelque résultat pratique et lucratif. Nous avons entendu des membres de l’Institut engager l’inventeur d’un mécanisme de la plus haute importance, et dont ils reconnaissaient la valeur capitale, à abandonner son idée, à moins qu’il ne se sentît bien résolu à calciner sa jeunesse, à consumer sa vie, à engager tout son avenir dans des mécomptes, des difficultés et des tribulations dont ils lui faisaient un tableau aussi effrayant que fidèle ; — et encore pour ne voir son invention acceptée probablement qu’à l’expiration de son droit de propriété, quand il ne serait plus temps d’y trouver une compensation à ses sacrifices de toutes sortes.

La Société actuelle est l’enfer des inventeurs ; mais elle est punie la première de son imprévoyance cruelle et de son ingratitude insensée, car l’Humanité ne fait pas aujourd’hui la centième, la millième partie peut-être des découvertes qu’elle devrait et pourrait accomplir dans toutes les branches de l’activité scientifique, industrielle et sociale, si nos Institutions offraient des garanties régulières au développement des créations de l’Intelligence.

Rien n’est plus simple que l’établissement de ces garanties. La Division du Ministère du Progrès, chargée des inventions et perfectionnements, reçoit les mémoires, les dessins, les propositions de toutes sortes, dans la forme employée aujourd’hui pour la demande des brevets.

La loi déclare que le dépôt du mémoire de l’inventeur au Ministère fait date pour son droit de propriété.

L’idée est examinée par des comités spéciaux formés de savants, de praticiens et d’industriels.

Si l’idée est déjà connue, ou si elle est jugée sans valeur, après avoir passé par les examens contradictoires des comités spéciaux, notification en est donnée à l’auteur, qui, dans ce cas même, et s’il se croit mal jugé, reste libre d’exploiter personnellement son invention, comme il pourrait le faire dans l’état actuel des choses.

Si l’idée est reconnue capable de valeur, on procède à l’expérience dans les ateliers et les laboratoires attachés à cette Division du Ministère du Progrès[1].

Lorsque l’expérience a prononcé définitivement sur la supériorité de l’instrument, de la machine, de l’organe ou du procédé nouveau, la description ou la formule en est publiée dans le Journal officiel du Ministère, avec le procès-verbal des expériences. En outre, les ateliers spéciaux confectionnent quatre-vingt-six modèles qui sont envoyés dans quatre-vingt-six Conservatoires ou Musées de l’Industrie établis au chef-lieu de chaque département, sous la garde d’un ingénieur chargé de donner aux industriels les renseignements utiles. — On peut faire intervenir dans la combinaison les Académies, les professeurs et les Sociétés savantes des départements.

Il résulte de ces dispositions qu’aussitôt une découverte faite dans une branche quelconque de l’activité productive, cette découverte est bientôt vérifiée et portée à la connaissance de tous ceux qu’elle intéresse d’un bout du royaume à l’autre, et cela avec toutes les garanties désirables.

Dès-lors, moyennant une rétribution modique et proportionnelle aux bénéfices que les industriels trouvent à user du système nouveau, chacun de ceux-ci a le droit de l’employer et de l’exploiter. L’inventeur n’eût-il que la dixième partie du bénéfice recueilli par l’État, se trouve dès-lors tirer de son invention un revenu infiniment plus considérable que celui qu’il eût pu réaliser, dans les cas les plus favorables, en restant livré à ses propres forces.

Il atteint ce résultat prospère sans peines et sans frais, et peut occuper son esprit à des recherches nouvelles.

La contrefaçon, surveillée et poursuivie sur tous les points par les agents intéressés du Gouvernement, n’a plus, d’ailleurs, de raison d’être, attendu la modicité du droit demandé par l’État pour concéder l’usage des inventions rapidement généralisées. Ce droit, au contraire, est aujourd’hui d’autant plus élevé que l’inventeur rencontre plus d’obstacles à introduire son procédé dans la pratique.

Si l’on observe maintenant que, malgré les immenses entraves qui pèsent sur l’esprit d’invention dans l’état actuel des choses, la richesse nationale n’en croît pas moins déjà suivant une proportion beaucoup plus rapide que la population, c’est-à-dire que la masse des forces humaines ou le nombre des bras engagés dans l’œuvre du travail, on reconnaît que cet accroissement dépend précisément de la création des machines, du perfectionnement des instruments de travail et de l’amélioration des procédés de production. L’invention de Watt et la Mulle-Jenny ont, à elles seules, plus que deucentuplé, en moins d’un demi-siècle, la puissance industrielle, les forces productives et la richesse de l’Angleterre[2].

Or, si l’on tient compte de l’incroyable énergie que l’Institution des garanties, dont nous venons d’ébaucher le système, apporterait au développement et à la propagation rapide des inventions et perfectionnements, on concevra qu’au bout de quelques années, l’État, entrant par le prélèvement d’un impôt librement et volontairement payé, en partage de ce prodigieux accroissement de la richesse publique, dû à l’action du Génie inventif dans l’œuvre de la production, verrait bientôt des sommes incalculables affluer dans ses caisses.

Le Gouvernement se trouverait donc, de facto, à la tête du mouvement industriel et du Progrès dans le pays, et la Société marcherait à grands pas vers l’époque où l’impôt forcé prélevé aujourd’hui sur le travail, progressivement dégrevé, pourrait être entièrement aboli et remplacé par l’impôt volontaire librement prélevé sur les bénéfices dus à l’intervention régulière et puissancielle du Génie dans l’œuvre de la production nationale.

Au reste, il est bien évident que les Ministères actuels ne seraient nullement troublés, mais très-favorisés, au contraire, dans l’œuvre de leurs fonctions spéciales, par l’action bienfaisante du nouveau Département ministériel tel que nous venons de le décrire.

Il est maintenant facile de comprendre que les différents États ne sauraient tarder, n’y fussent-ils poussés que par d’irrésistibles considérations d’intérêt financier, à imiter l’Institution qui produirait de si grands résultats. Alors, dans leur intérêt même, ils arriveraient à reconnaître réciproquement les droits de la propriété intellectuelle de leurs nationaux, comme ils leur ont réciproquement déjà reconnu, dans les temps modernes, ceux de la propriété matérielle.

Les droits d’un inventeur français, anglais, allemand ou autre, seraient donc immédiatement établis dans tous les États civilisés dès qu’ils auraient été reconnus dans l’un quelconque de ces États. Les Gouvernements se transmettraient d’ailleurs, dans l’intérêt même du prélèvement établi à leur profit sur les inventions de leurs nationaux dans tous les États où elles seraient employées, les procédés découverts par ceux-ci. Ils régleraient chaque année leurs comptes généraux et balanceraient réciproquement leur doit et avoir ; et bientôt l’Unité fédérative des Nations sortirait forte et brillante de cet entrecroisement infini des innombrables intérêts des personnes et des Gouvernements, et du système financier dont le réseau, de plus en plus puissant, envelopperait tous les États confédérés.

C’est ainsi que l’Ère de l’activité pacifique et l’Unité de la grande famille humaine s’établiraient avec magnificence sur la base des garanties données au Progrès social et aux Droits éminents de l’Intelligence humaine et du Génie créateur.

Il est facile de concevoir que la reconnaissance générale et réciproque de la propriété littéraire, dans tous les États civilisés, serait forcément amenée par la reconnaissance générale de la propriété des inventions. Le principe de la garantie de la propriété intellectuelle, dans les formes déterminées par une loi commune ou unitaire, serait donc complétement conquis à l’humanité. Ces conséquences sont immenses : leur portée ne saurait être méconnue par aucun penseur.

Ces simples aperçus suffisent peut-être pour faire apprécier au lecteur intelligent la valeur pratique et l’importance capitale de l’Institution que nous avons proposée, dont notre siècle verra certainement la fondation, et qui placera définitivement dans l’orbite de leur mouvement régulier les Sociétés humaines.

Si le Prince qu’un coup fatal vient de frapper n’eût pas été ravi si cruellement à la France, il eût fait, de l’organisation du Ministère du Progrès, la pensée de son règne. Nous avons des raisons pour parler ainsi. Cette conception, en effet, avait vivement saisi le Prince ; il en avait calculé la portée et s’en était emparé.




  1. Il est sensible qu’en construisant les machines d’essai sur certains étalons réguliers, les ateliers ne tarderaient pas à se trouver pourvus de pièces de toutes sortes, cylindres, roues, corps de pompe, etc., qui rendraient bientôt très-rapides et très-peu coûteuses la plupart des expériences à exécuter.
  2. Une objection tirée de l’état des classes ouvrières en Angleterre se présente naturellement ici. Cette objection prouve que le Progrès social, devant suivre le Progrès industriel, la première division du nouveau ministère exige impérieusement la création de la seconde.