Albert Savine (p. 28-39).


III


Nous finissons de déjeuner. Mme  Arnal entre.

― Vous ne savez pas ?

― Quoi donc ?

― Le père Merlin est revenu.

― Bah ! Vous êtes sûre ?

― Comment donc ! Il est dans son jardin, en train d’arroser ses fleurs.

Et, plus bas :

― Il a un linge blanc autour de la tête ; le front tout entortillé… Il y a quelque chose là-dessous.

― Oh ! oui, fait ma sœur ; quelque chose de louche. Il vaudrait mieux savoir à quoi s’en tenir, car enfin on ne peut pas fréquenter toute sorte de monde. N’est-ce pas, papa ?

― Sans doute, sans doute ; mais…

― Oh ! tu sais, tu ne m’ôteras pas de l’idée qu’il a attrapé ses horions à la manifestation… tenez, madame, j’ai gardé le journal. Le voilà.

Elle lit :

― « À la hauteur de la Porte-Saint-Martin, une bande composée de quelques centaines de voyous, escortant un grand drôle portant un drapeau, se dirige vers le Château-d’Eau, aux cris de : Vive la paix ! Cette manifestation est accueillie par des sifflets partis des bas-côtés des boulevards. Et bientôt la foule, ne pouvant plus contenir son indignation, se précipite sur ces stipendiés de Bismarck et les disperse, non sans avoir administré à quelques-uns des plus acharnés une correction bien méritée. »

Mme  Arnal hoche la tête.

― Dame ! vous comprenez bien qu’avec des idées comme les siennes…

― Oh ! il faut savoir à quoi s’en tenir, répète Louise très surexcitée. Et si tu veux, Jean, tu vas t’en aller chez le père Merlin pour lui tirer les vers du nez.

Ce rôle d’espion ne me convient pas beaucoup. Je me tourne vers mon père.

― Mais papa ne voudra peut-être pas…

― Avec ça que tu as besoin de la permission de papa pour y passer des demi-journées entières, chez le père Merlin ! Allons, tâche de faire ce qu’on te dit.

Je ferai ce qui me plaira. Et d’abord je ne lui demanderai rien, au père Merlin, rien du tout ; je ne lui tirerai pas les vers du nez. Et s’il me raconte ses affaires, je garderai tout pour moi, je ne répéterai rien, rien.


Je sonne à sa porte. Il vient m’ouvrir, un bâton de frotteur à la main et un pied déchaussé. Il frotte. Gare à mes oreilles si je fais des bêtises.

― Ah ! c’est toi ! Ton ami Léon n’est pas avec toi ? C’est dommage. La première fois que je le verrai, ce garnement-là, je lui donnerai de mes nouvelles ; il m’a cassé un pied de dahlia… Tu veux aller au jardin ? Va au jardin. Tu peux bêcher la troisième plate-bande, celle du fond.

― Oui, monsieur Merlin ; et vous…

― Je frotte !

Il rentre dans la maison dont il fait claquer la porte et j’entends bientôt le va-et-vient de la cire sur le plancher, suivi du frottement de la brosse qui, à temps égaux, heurte les plinthes.

C’est un brave homme, le père Merlin, mais il a ses manies. Quand il est en colère, quand il a quelque sujet de contrariété ou d’affliction, vite, il attrape sa cire et sa brosse et s’enferme dans sa maison ; il ne faudrait pas choisir ce moment-là pour le taquiner. Quand il vous a dit : « Je frotte ! » il n’y a plus qu’à le laisser tranquille. « Je frotte ! » c’est un avertissement, une menace ; ce n’est pas, comme on pourrait le croire, l’énoncé d’une occupation domestique. Ça veut dire : « Je suis en colère. Je passe ma colère sur mon plancher. J’aime mieux ça que de la passer sur vous, pourvu que vous me laissiez tranquilles. » Ça veut dire : « Fichez-moi la paix. »

On sait à quoi s’en tenir là-dessus, dans le voisinage. Mais on continue à le fréquenter, à lui faire bon visage, malgré ça, malgré ses opinions ultra-républicaines qu’il affiche très ouvertement. Il a de si belles fleurs ! Au dernier concours horticole, comme on couronnait Gédéon, l’horticulteur, pour ses hortensias, le père Merlin, plein de dédain pour les produits primés, a traduit son opinion par un mot qui a fait rougir les dames. Il a dit :

― C’est de la fouterie.

Les dames qui ont rougi ont dû se rendre compte qu’il n’y avait rien d’exagéré dans cette appréciation, car elles ont continué à demander au bonhomme des bouquets qu’il leur offre gracieusement.

Car il est gracieux quand il veut, le père Merlin, très gracieux même. On voit qu’il a été bien élevé. Il est fort comme un Turc, aussi, malgré ses cinquante ans passés. Je l’ai entendu dire, à propos d’un jeune homme de vingt-deux ans, bien râblé, qui le tournait en ridicule :

― Si ce galopin continue, je le casserai en deux comme une allumette.

Et le jeune homme s’est tenu coi.

Il aime beaucoup les enfants. Il paraît qu’il en a eu, mais qu’ils sont morts. Sa femme aussi. Quand je dis : sa femme… On prétend qu’il n’a jamais été marié et qu’il vivait en concubinage. Ça m’intrigue fort. J’ai demandé des renseignements à Catherine qui m’a répondu, mais avec un grand accent de conviction cette fois :

― Le père Merlin ! C’est le bon Dieu qui l’a puni.

Un jour que le vieux m’avait parlé longtemps de ses enfants et de sa femme, comme si de rien n’était, en se déclarant même très malheureux de les avoir perdus, j’ai osé demander à Mme  Arnal ce que c’était que le concubinage. Elle a commencé une explication vague, s’est troublée et a fini par me dire, en me fouillant de ses yeux profonds, qu’il ne fallait jamais parler de ces choses-là, que tout ça « c’était bien vilain ».

Ce qui est vilain, aussi, c’est de ramasser du crottin dans la rue. Pourtant le père Merlin, tous les soirs régulièrement, recueille celui du quartier. Il se promène dans les rues, pendant une petite heure, avec une pelle et une brouette. Quand il rentre, sa brouette est toujours pleine. On dirait que les chevaux le connaissent et qu’ils tiennent à lui faire plaisir.

J’ai voulu l’aider autrefois dans sa chasse à l’engrais, dans ses pérégrinations à la recherche de la fiente chevaline. Mais Louise m’a rencontré un soir, précédant la brouette, la pelle sur l’épaule, faisant le service d’éclaireur ; elle a prévenu mon père qui m’a formellement défendu de continuer à me compromettre. Un Barbier ramasser du crottin ! Est-ce que j’aurais l’intention de devenir républicain, par hasard ? Ma sœur en rougissait jusqu’aux oreilles.

Le lendemain soir, comme je voyais le père Merlin rôder autour de sa brouette et que je cherchais un prétexte pour ne pas l’accompagner, il m’a dit lui-même de ne pas venir avec lui.

― Car on te l’a défendu, n’est-ce pas ?

― Oui, monsieur.

Il a haussé les épaules. C’est son habitude. Que je lui parle de mes parents, des voisins, de ce qui se passe dans le quartier ou dans la ville, il hausse les épaules. C’est surtout lorsque je lui demande un bouquet de la part de ma sœur qu’il a un petit mouvement d’épaules accompagné d’un mince sourire railleur ― toujours le même ― qui en dit long. Il ne doit guère se tromper sur le compte de Louise. Il ne m’en a jamais parlé mal, c’est vrai ― il ne cancane pas ― mais on voit qu’il est fixé à son sujet. Au sujet de bien d’autres aussi, sans doute. Il doit savoir juger les hommes, le père Merlin, avec ses yeux clairs, et c’est peut-être pour cela qu’il les méprise un peu ― et qu’il n’en dit rien.

Son haussement d’épaules ne signifie pas : « Ce que vous me dites ne m’intéresse pas. Ça me laisse froid. » Il veut dire : « Je le savais avant vous ; seulement je veux faire comme si je ne le savais pas. »

Il y a une chose qu’il ne sait pas, pourtant. C’est que j’ai beaucoup de sympathie pour lui. Il ne le sait pas, car il serait plus ouvert, il aurait plus de confiance en moi s’il s’en doutait et nous pourrions causer sérieusement ― comme deux hommes. ― Il faudra que je lui apprenne ça, et ― le plus tôt possible.

Tiens ! le voilà qui sort de la maison et qui descend au jardin. Il est plus pâle que d’habitude ; il a toujours son bandeau blanc autour de la tête. Je vais lui demander des nouvelles de sa santé et tâcher de le faire causer. Il peut se fier à moi et me raconter tout ce qu’il voudra. Je ne dirai rien, à la maison.

― Vous allez souvent à Paris, maintenant, monsieur Merlin ?

― Mais oui.

― Papa m’a dit qu’il y a quelque temps, vous y avez été pour l’enterrement de Victor Noir.

― Ah !

― Est-ce que c’était un bel enterrement ?

― Un enterrement comme tous les autres : beaucoup moins de morts que de vivants.

― Ah !… Et la dernière fois, vous y êtes resté trois jours ?

Pas de réponse.

― Est-ce que c’est à Paris que vous vous êtes fait mal à la tête ?

Le père Merlin m’a pris aux épaules, m’a fait tourner comme un toton et m’a mis bien en face de lui.

― Écoute, petit. Je n’aime pas les espions. Si tu as envie de faire ce sale métier, il ne faut pas venir chez moi. Il faut aller ailleurs. Ou plutôt, il vaut mieux rester chez ceux qui t’envoient. Tu as compris ? Je ne te répéterai pas ça deux fois.

Et il est allé s’asseoir sous le berceau, devant une table où sont déposés ses journaux.


Ah ! c’est comme ça ?… Ah ! tu doutes de moi ?… Ah ! tu n’as pas confiance en moi ?… Tu me traites d’espion ?… Eh bien ! tu peux parler mon bonhomme ! Tu peux parler, et tu verras si l’on te reçoit encore chez nous… tu peux parler !

Je dirai tout !

Mais le vieux est en train de lire un journal et n’a pas l’air de vouloir desserrer les dents… Si, il vient de déposer son journal pour bourrer sa pipe et il a murmuré :

— Nous allons voir combien de temps ces cochons-là vont encore nous épousseter avec leurs panaches.

J’ai entendu. C’est tout ce qu’il me faut.

― Monsieur Merlin, je m’en vais.

― Si tu veux.


― Ah ! te voilà, s’écrie Louise qui vient m’ouvrir. Ce n’est pas malheureux, j’ai cru que tu y coucherais. Eh bien ?

Je lâche la phrase que je viens d’entendre. Je n’ai pas eu le temps d’en oublier une syllabe.

― Eh bien ! il a dit : « Nous allons voir combien de temps ces cochons-là vont encore nous épousseter avec leurs panaches. »

― Tonnerre de Brest ! s’écrie M. Pion… Pardon, mesdames… Quel est le salaud qui a dit ça ?

― C’est M. Merlin, dit ma sœur en étendant les bras.

― Misérable ! Gredin !

― Il a tort, grand tort, affirme tranquillement M. Beaudrain. Il ne faut pas médire du panache, eh ! eh ! ; il a du bon, eh ! eh ! eh ! La France a grandi à l’ombre de deux panaches : celui du Béarnais et celui de Napoléon.

― Oser dire des choses pareilles ! s’écrie ma sœur.

― Et le jour même où l’on parle d’illuminer la ville pour fêter le départ de nos braves troupiers, gémit Mme  Arnal.

Je tends l’oreille. Comment ? On parle d’illuminations ?

Oui. Et ces messieurs sont justement venus pour s’entendre avec mon père au sujet de la décoration de la rue. M. Beaudrain déclare, peut-être pour calmer un peu M. Pion, toujours furieux contre le père Merlin, qu’il a encore en sa possession les lanternes vénitiennes qui lui ont servi en 48.

― Ah ! en 48. « Des lampions ! Des lampions. »

Et, tous les souvenirs guerriers de ces messieurs leur revenant en mémoire, ils remettent sur le tapis des histoires que je connais par cœur : le gigot de Louis-Philippe au bout des baïonnettes, les barricades, une femme aux longs cheveux dénoués brandissant une escopette qui avait frappé tout particulièrement M. Beaudrain, et un jeune voyou, porté par les cheveux, à bras tendu, par un municipal à cheval, dont l’image ne peut s’échapper du cerveau de mon père.

On en oublie un peu les illuminations, le départ des soldats.

― Ainsi, papa, tu es bien de mon avis, demande Louise à mon père, quand nous sommes seuls, il faut défendre à Jean de retourner chez le père Merlin.

― Oh ! je n’y retournerai pas !

― Alors, tu vois bien, fait mon père, que ce n’est pas la peine de le lui défendre… D’ailleurs, ajoute-t-il, je ne suis pas d’avis de me brouiller avec quelqu’un pour des bêtises, pour de la politique…

Des bêtises ! Des insultes lancées à notre brave armée, à ceux qui nous gouvernent, qui vont nous mener à la victoire, comme disait tout à l’heure M. Pion ? Des bêtises ! les injures de ce vieux brigand de républicain qui ne respecte rien et qui n’a confiance en personne ?…

Mon père n’a pas de nerf.