Barzaz Breiz/1846/Prédiction de Gwenc’hlan/Bilingue

Barzaz Breiz, édition de 1846
Prédiction de Gwenc’hlan



II


PRÉDICTION DE GWENC'HLAN.


( Dialecte de Cornouaille. )


I.


Quand le soleil se couche, quand la mer s’enfle, je chante sur le seuil de ma porte.

Quand j’étais jeune, je chantais ; devenu vieux, je chante encore.

Je chante la nuit, je chante le jour, et je suis chagrin pourtant.

Si j’ai la tête baissée, si je suis chagrin, ce n’est pas sans motif.

Ce n’est pas que j’aie peur ; je n’ai pas peur d’être tué ;

Ce n’est pas que j’aie peur ; assez longtemps j’ai vécu.

Quand on ne me cherchera pas, on me trouvera ; et quand on me cherche, on ne me trouve pas.

Pou importe ce qui arrivera : ce qui doit être sera.

Il faut que tous meurent trois fois, avant de se reposer enfin.


II.


Je vois le sanglier qui sort du bois ; il boite beaucoup ; il a le pied blessé,


La gueule béante et pleine de sang, et le crin blanchi par l’âge ;

Il est entouré de ses marcassins, qui grognent de faim.

Je vois le cheval de mer venir à sa rencontre, à faire trembler le rivage d’épouvante.

Il est aussi blanc que la neige brillante : il porte au front des cornes d’argent.

L’eau bouillonne sous lui, au feu du tonnerre de ses naseaux.

Des chevaux marins l’entourent, aussi pressés que l’herbe au bord d’un étang.

— Tiens bon ! tiens bon ! cheval de mer ; frappe-le à la tête; frappe fort, frappe !

Les pieds nus glissent dans le sang ! Plus fort encore ! frappe donc ! plus fort encore !

Je vois le sang comme un ruisseau ! Frappe fort! frappe donc ! plus fort encore !

Je vois le sang lui monter au genou ! Je vois le sang comme une mare !

Plus fort encore ! frappe donc ! plus fort encore ! Tu le reposeras demain.

Frappe fort ! frappe fort, cheval de mer ! Frappe-le à la tête ! frappe fort ! frappe ! —


III.


Comme j’étais doucement endormi dans ma froide tombe, j’entendis l’aigle appeler au milieu de la nuit.


Il appelait ses aiglons et tous les oiseaux du ciel,

Et il leur disait en les appelant : — Levez-vous vite sur vos deux ailes !

Ce n’est pas de la chair pourrie de chiens ou de brebis ; c’est de la chair chrétienne qu’il nous faut ! —

— Vieux corbeau de mer, écoute ; dis-moi : que tiens-tu là ?

— Je tiens la tête du chef d’armée[1] ; je veux avoir ses deux yeux rouges.

Je lui arrache les yeux, parce qu’il a arraché les tiens.

— Et toi, renard, dis-moi, que tiens-tu là ?

— Je tiens son cœur, qui était aussi faux que le mien.

Qui a désiré ta mort, et t’a fait mourir depuis longtemps.

— Et toi, dis-moi, crapaud, que fais-tu là, au coin de sa bouche ?

— Moi, je me suis mis ici pour attendre son âme au passage.

Elle demeurera en moi tant que je vivrai, en punition du crime qu’il a commis

Contre le Barde qui n’habite plus entre Roch-allaz et Porz-gwenn. —


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  1. Le chef étranger qui fit prisonnier le poëte.