Barzaz Breiz/1846/Le Seigneur Nann et la Fée



LE SEIGNEUR NANN ET LA FÉE.


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ARGUMENT.


En indiquant le caractère général des fées chez les différents peuples de l’Europe, et le caractère particulier des fées bretonnes, j’ai essayé de prouver que celles-ci paraissaient avoir emprunté aux druidesses gauloises, non-seulement quelques traits essentiels de leur physionomie, mais encore leur nom de Korrigan. La ballade du seigneur Nann peut être citée comme exemple, pour montrer ce qui leur est propre, et ce qu’elles ont de commun avec les fées des autres peuples. Elle m’a été apprise, ainsi que la suivante, par une paysanne de Nizon, appelée Fanch Mélan, Depuis lors je l’ai entendue chanter plusieurs fois en Léon : ce dialecte étant plus élégant que celui de Cornouaille, j'ai cru devoir le suivre.


III


LE SEIGNEUR NANN ET LA FÉE.


( Dialecte de Léon. )


Le seigneur Nann et son épouse ont été fiancés bien jeunes, bien jeunes désunis.

Madame a mis au monde hier deux jumeaux aussi blancs que la neige ; l’un est un garçon, l’autre une fille.

— Que désire votre cœur, pour m’avoir donné un fils ? Dites, que je vous l’accorde à l’instant :

Chair de bécasse de l’étang du vallon, ou chair de chevreuil de la forêt verte ?

— La chair du chevreuil est celle que je préférerais, mais vous allez avoir la peine d’aller au bois. —

Le seigneur Nann en l’entendant saisit sa lance de chêne,

Et sauta sur son cheval noir, et gagna la verte forêt.

En arrivant au bord du bois, il vit une biche blanche ;

Et lui de la poursuivre si vivement que la terre tremblait sous eux ;

Et lui de la poursuivre aussitôt si vivement, que l’eau ruisselait de son front,

El des deux flancs de son cheval. Et le soir vint ;

Et il trouva un petit ruisseau près de la grotte d’une Korrigan,

Et tout autour un gazon fin ; et il descendit pour boire.

La Korrigan était assise au bord de sa fontaine, et elle peignait ses longs cheveux blonds,

Et elle les peignait avec un peigne d’or (ces dames-là ne sont point pauvres).

— Comment êtes-vous si téméraire que de venir troubler mon eau !

Ou vous m’épouserez sur l’heure, ou, pendant sept années vous sécherez sur pied ;

Ou vous mourrez dans trois jours.

— Je ne vous épouserai point, car je suis marié depuis un an.

Je ne sécherai point sur pied, ni ne mourrai dans trois jours ;

Dans trois jours je ne mourrai point, mais quand il plaira à Dieu ;

Mais j’aimerais mieux mourir à l’instant que d’épouser une Korrigan !

— Ma bonne mère, si vous m’aimez, faites-moi mon lit, s’il n’est pas fait ;

Je me sens bien malade.

Ne dites mot à mon épouse ; dans trois jours je serai mis en terre :

Une Korrigan m’a jeté un sort. —

Et, trois jours après, la jeune femme faisait cette question :

— Dites-moi, ma belle-mère, pourquoi les cloches sonnent-elles ?

Pourquoi les prêtres chantent-ils en bas, vêtus de blanc ?

— Un pauvre malheureux que nous avions logé est mort cette nuit.

— Ma belle-mère, dites-moi : mon seigneur Nann, où est-il allé ?

— Il est allé à la ville, ma fille ; dans peu il viendra vous voir.

— Ma chère belle-mère, dites-moi : mettrai-je ma robe rouge ou ma robe bleue pour aller à l’église ?

— La mode est venue, mon enfant, de porter du noir à l’église. —

En franchissant l’échalier du cimetière, elle vit la tombe de son pauvre mari.

— Qui de notre famille est mort, que notre terrain a été fraîchement bêché ?

— Hélas ! ma fille, je ne puis plus vous le cacher, votre pauvre mari est là ! —

Elle se jeta à deux genoux, et ne se releva plus.

Ce fut merveille de voir, la nuit qui suivit le jour où on enterra la dame dans la même tombe que son mari,

De voir deux chênes s’élever de leur tombe nouvelle dans les airs ;

Et sur leurs branches, deux colombes blanches, sautillantes et gaies,

Qui chantèrent au lever de l’aurore, et prirent ensuite leur volée vers les cieux.

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NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.


La grotte auprès de laquelle le seigneur Nann rencontre la Korrigan, et que le poète donne pour demeure au génie, est un de ces monuments druidiques que l’on nomme en breton « Dolmen, » ou « ti ar Gorrigan, » et en français «Table de pierres,» ou « grotte aux Fées. » A peu de distance on trouve assez souvent une fontaine appelée « Fontaine de la Fée ( Feunteun ar Gorrigan). » Comme on le sait, les fontaines et les pierres étaient anciennement l’objet d’un culte superstitieux[1], que différents conciles, et, entre autres, celui de Nantes, tenu vers 658, proscrivirent et punirent sévèrement[2].

La ballade du seigneur Nann a été jadis mise en français, et le peuple la chante encore dans la haute Bretagne. Les fragments que nous avons pu recueillie sont une traduction exacte des stances bretonnes ; on en pourra juger par ces vers, qui doivent avoir été rajeunis :


— Oh ! dites-moi, ma mêre, ma mie,
Pourquoi les sings ( cloches) sonnent ainsi ?

— Ma fille, on fait la procession
Tout à l’entour de la maison.

— Oh ! dites-moi, ma mère, ma mie,
Quel habit mettrai-je aujourd’hui ?

— Prenez du noir, prenez du blanc ;
Mais le noir est plus convenant.

— Oh ! dites-moi, ma mère, ma mie,
Pourquoi la terre est rafraîchie ?

— Je ne peux plus vous le cacher :
Votre mari est enterré. —


On chante, en Suède et en Danemark, une chanson sur le même sujet, intitulée : Sire Olaf dans la danse des Elves, dont il existe plus de quinze variantes ; nous avons choisi la suivante comme terme de comparaison avec la ballade bretonne :

« À l’aube du jour, sire Olaf est monté à cheval ; il a rencontre sur la route la danse brillante, le bal éclatant (des Elves).

— Oh ! la danse ! la danse ! Comme on danse bien sous le bocage ! —

« Le roi des Elves tendit la main à sire Olaf : — Sire Olaf, dansez avec moi. — Oh ! la danse ! la danse ! etc.

— Non ! non ! C’est demain le jour de mes noces. Je ne veux pas danser. — Oh ! la danse ! etc.

« La reine des Elves tendit sa main blanche à sire Olaf : — Viens, Olaf, viens danser avec moi. — Oh ! la danse ! la danse ! etc.

— Non ! non, je ne danserai pas. C’est demain le jour de mes noces. — Oh ! la danse ! etc.

« La sœur des Elves lui tendit sa main blanche. — Viens, sire Olaf, danser avec moi. — Oh ! la danse ! etc.

— Oh ! non, je ne danserai pas. C’est demain le jour de mes noces. — Oh ! la danse ! etc.

« Et la fiancée disait ce jour-là : — Dites-moi ; pourquoi les cloches sonnent-elles ainsi ?

— C’est la coutume de notre île que chaque jeune amant sonne en l’honneur de sa fiancée. — Oh ! la danse ! etc.

Mais nous n’osons te le cacher, ton fiancé, sire Olaf, est mort. Nous venons de ramener son cadavre. — Oh ! la danse ! la danse ! Comme on danse bien sous la feuillée !

« Le lendemain, quand le jour parut, il y avait trois cadavres dans la maison de sire Olaf. — Oh ! la danse ! la danse ! etc.

« C’étaient sire Olaf, sa fiancée, et sa mère, morte de douleur. »


Dans une autre version de la même ballade, sire Olaf revient chez lui après avoir rencontré les Elves :

« Sire Olaf revint à la maison avec une blessure au cœur…

— Ma chère sœur, préparez mon lit… Mon cher frère, donnez à manger à mon cheval…[3] »


Trois ballades smaalandaises, dont le héros est un prince appelé Magnus, ne font pas mourir ce chef, mais elles lui font perdre la raison :

— Chef Magnus, chef Magnus, dit la fée, garde-toi bien de répondre non ! Prends-moi pour ton épouse ; ne me refuse pas, ne me refuse pas. Je le donnerai tant d’or et tant d’argent !

— Je suis fils de roi, je suis jeune et brave...; non, je ne t’épouserai pas.

— Oh ! chef Magnus, chef Magnus, prends-moi pour épouse ; ne me dis pas non ! ne me dis pas non !

— Qui es-tu... pour vouloir m’épouser ? Tu n’es pas chrétienne !

— Chef Magnus, chef Magnus, ne me dédaigne pas, ou tu deviendras fou, et tu resteras fou toute la vie. Ne me dis pas non ! ne me dis pas non !

La ballade servienne de Marko et de la Wila suppose, comme le poëte breton, que l’on ne trouble pas impunément les eaux consacrées aux fées.

« Garde-toi, crie une voix au prince Marko, qui chasse et qui a soif ; garde-toi de troubler les eaux du lac, car la Wila du gué sommeille sur ses ondes, et son île flotte sur les eaux vertes. Malheur au héros qui l’éveille ! Malheur au cheval qui trouble les eaux de son lac ! La Wila en exige un terrible péage : elle prend au héros ses deux yeux, et au cheval ses quatre pieds[4]. »

Nous pourrions citer encore d’autres chants populaires qui auraient du rapport avec le nôtre ; mais nous n’en avons trouvé aucun aussi complet ; nous le croyons ancien, car il nous parait très-probable que chacune de ses strophes était primitivement composée de trois vers, comme le sont encore la 1re, la 2e, la 3e, la 17e, la 22e, la 23e, la 24e et la 36e. Cette forme rhythmique passe, comme on le sait, pour le caractère certain d’une haute antiquité ; elle a été employée par la plupart des bardes gallois du sixième siècle, et on n'en trouve, chez eux, aucun exemple depuis le douzième.



Mélodie originale




  1. Veneratores lapidum... excolentes sacra fontium. (Baluze, t. I, p. 150.)
  2. Ap. D. Morice, Histoire de Bretagne, preuves, 1. 1, c. ccxx.
  3. Swenska Viser, III, p. 158 et 163 ; Danske Viser, 1,238.
  4. Wuk : Danitza, 3° partie, p. 59.