Barzaz Breiz/1846/Histoire de Iannik Skolan


HISTOIRE DE IANNIK SKOLAN.


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ARGUMENT.


L’histoire de Iannik Skolan se divise en deux parties : dans l’une, le chanteur populaire nous apprend comment son héros fut pendu pour avoir assassiné une jeune fille, sa cousine, nommée Moriset ; dans l’autre, il nous le montre venant, après sa mort, demander pardon de ses crimes à sa mère qui a refusé de le lui accorder. Selon les idées bretonnes, le bonheur éternel dépend de ce pardon ; celui que le prêtre dispense au nom de Dieu ne suffit pas. Aussi le saint patron du jeune homme croit-il devoir l’accompagner pour joindre ses prières aux siennes.

La première moitié de la ballade se chante dans la paroisse de Melrand, au pays de Vannes, où l’événement a eu lieu vers la fin du dernier siècle ; on y a élevé une croix de pierre sur le lieu même où la victime a perdu la vie. La seconde, populaire en Tréguier, est inconnue en Vannes. Un seul paysan, qui habite sur la frontière commune de ces deux pays, a pu me les chanter réunies ; c’est sa version que je suivis dans les premières éditions de ce recueil ; j’en donne une autre aujourd’hui que je dois en partie à M. de Penguern et en partie à un fermier de M. du Laz de Pratulo.

XVI


IANNIK SKOLAN.


PREMIÈRE PARTIE.


( Dialecte de Vannes. )


I.


Comme le jour se couchait, la mendiante vint chez nous. Quand la mendiante entre quelque part, elle a un sourire pour tout le monde :

— Que Dieu vous bénisse en cette maison, vous femme, et vous, enfants ; me voici venue encore une fois pour me promener ; vous vous portez bien, ici ?

— Las ! commère, cela ne va pas mal ; mais le pauvre homme n’est pas bien ; et, si la maladie dure trop longtemps, je serai forcée d’aller mendier mon pain.

Mais prenez une escabelle, en ce coin-là, ma commère, et asseyez-vous, et asseyez-vous, ma commère, et contez-moi quelque belle nouvelle.

— Il y a des belles nouvelles assez ; je pense, ma commère, que vous en avez ouï parler ; n’avez-vous pas entendu parler, ma commère, de ce qui est arrivé aux environs du bourg ?

Alors le cher homme dit : — Donnez à cette femme un peu de lait ; un peu de lait et une crêpe, que vous lui mettrez sur les genoux.

— C’est Iannik Skolan qui a été pris, et pendu ; bien pendu sur la place à Vannes ; il avait commis assez de crimes.

— Je ne sais rien du tout, ma commère ; je ne puis sortir d’ici, je ne puis aller nulle part, car j’ai mes enfants à soigner.

— Il avait commis assez de crimes depuis qu’il était au monde; il avait commis assez de crimes, avant de tuer Morised. —


II.


En gardant les bêtes de son père, elle ne pensait qu’à bien ; elle n’avait pleuré qu’une fois, en voyant son mouton emporté par le loup.

Rien qu’une seule fois elle avait pleuré ; voici qu’elle a pleuré deux fois maintenant ; elle avait pleuré et fait une chanson que l’on chante dans le canton :

— Hélas ! hélas ! mon pauvre mouton aux petites cornes blanches ! hélas ! hélas ! mon pauvre mouton à petite tête blanche ! hélas ! hélas ! hélas ! mon pauvre petit mouton, qui était une si bonne petite bête ! —

Iannik Skolan s’en revenait chez lui, son bâton crochu à la main : — Petite Morised, vous chantez bien gaiement ; vous me donnerez un baiser.

— Je ne vous donnerai point de baiser ; vous êtes un méchant garçon, s’il en est au monde. —

Et elle de s’enfuir bien vite ; mais il n’y avait aucun village près de là.

Et lui de la poursuivre et de la frapper jusqu’à trois fois ;

Si bien qu’elle tomba baignée dans son sang, les yeux fermés.


III.


Il y avait sept ou huit jours que son père n’était revenu à la maison ; vers onze heures ou midi, son père arriva.

— Pauvres enfants, dites-moi, qu’avez-vous tous, quand vous êtes si désolés ? Et votre sœur, où est-elle allée ?

— Vous l’apprendrez assez tôt !

Vous apprendrez assez tôt ce qui est arrivé à notre sœur Morised ; elle est là-bas, près de la prairie, nageant dans son sang.

C’est le tisserand qui l’a tuée ! Depuis votre départ, il cherchait à la porter au péché ; c’est le tisserand qui l’a tuée.

Il cherchait à la porter au péché, et il n’a pu y réussir ; c’était une fille de Dieu, elle n’a pas voulu perdre son âme. —


IV.


Comme on portait Morised en terre, son sang coulait de la charrette : vieux et jeunes pleuraient ; son pauvre père suivait en sanglotant.

Si vous voulez voir Morised, vous la trouverez sur le grand chemin de Melrand ; on a élevé une croix neuve dans le lieu où elle a perdu la vie.


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XVII


IANNIK SKOLAN,


SECONDE PARTIE.


( Dialecte de Tréguier. )


Iannik Skolan et son saint patron sont allés tous deux demander le pardon, demander la merci des âmes, demander le pardon des péchés.

Iannik Skolan disait, en entrant chez sa mère :

— Bonne nuit et joie en cette maison ; est-ce qu’on y est couché ?

Tous vous êtes ici couchés, il n’est resté que moi, moi seul je suis resté ici, pour allumer le feu.

— Et par où êtes-vous entré ? J’avais fermé mes portes ; mes portes, je les avais fermées à clef, et mes fenêtres à la targette.

— Si vous aviez fermé vos portes à clef, je sais les ouvrir depuis longtemps. Allumez la chandelle, soufflez le feu, et vous verrez deux au lieu d’un. —

Quand la chandelle fut allumée, elle fut saisie d’épouvante, en voyant deux dans la maison, causant avec elle à minuit.

— Calmez-vous, ma mère, n’ayez pas peur ; c’est moi le fils que vous avez mis au monde, qui suis venu encore une fois pour vous voir : j’ai perdu la bénédiction de ma mère.

— Ton cheval est noir, tu es noir toi-même ; sa crinière est si rude, qu’elle piquerait ; je sens une odeur de cornes brûlées ; maudit soit mon fils Skolan !

— Je suis venu ici sur le cheval du diable, je m’en vais avec lui en enfer ; je m’en vais brûler en enfer, si vous ne consentez à me pardonner.

— Comment pourrais-je te pardonner ? Grande est l’offense que tu m’as faite : tu as mis le feu dans ma boulangerie, et brûlé dix-huit bêtes à cornes.

— Hélas ! ma mère, je sais que je l’ai fait par méchanceté et par malheur ; mais, puisque Dieu me fait miséricorde, ma mère, pardonnez-moi aussi !

— Comment pourrais-je te pardonner ? Grande est l’offense que tu m’as faite : tu as outragé trois de tes sœurs, tu as tué ma nièce Morised !

— Ma mère, je sais que je l’ai tuée, hélas ! par méchanceté et par malheur ; mais, puisque Dieu me fait miséricorde, ma mère, pardonnez-moi aussi !

— Comment pourrais-je te pardonner ? Grande est l’offense que tu m’as faite : tu m’as perdu mon petit livre, mon plaisir en ce monde.

— Ma pauvre petite mère, pardonnez-moi ; votre petit livre n’est pas perdu ; il n’est pas perdu pour avoir été à trente brasses au fond de la mer.

Il ne lui est arrivé aucun mal, mais seulement à trois de ses feuilles ; l’une a souffert par l’eau, l’autre par mon sang, l’autre par les larmes de mes yeux. —

Alors son patron, qui l’accompagnait, se mit à parler pour lui.

— Comment, mère impitoyable, tu as oublié que c’est le fils que tu as porté !

Comment, mère impitoyable et dénaturée, tu ne pardonneras pas à la créature ! Si ton fils va en enfer, tu l’y suivras en chair et en os.

— Mais avant que je te pardonne, dis-moi quelque chose de ce que tu as vu depuis que tu as quitté ce monde.

— Ma mère, ma mère, si vous m’en croyez, vous ne ferez point la buée le vendredi ; qui fait la lessive le vendredi, cuit dans l’eau le sang de notre Sauveur ;

Vous n’enlèverez point le coq à la poule ni Jean le Rouge-gorge à sa compagne ; le coq chante haut, il chante quand chantent les apôtres ;

Quand chante le coq à minuit, les anges chantent au paradis ; quand chante le coq lorsque jaillit le jour, chantent tous les saints et les anges.

Mais surtout je vous conseille une chose, et retenez-la bien : Muselez le porc, ou il ravagera le champ de seigle.

Bandez bien votre jeune taureau, ou il vous donnera du mal ; et entravez bien votre poulain folâtre, ou il se noiera dans l’étang. —

Le lendemain matin, en se levant, elle trouva percée la pierre du foyer ; elle la trouva percée : il l’avait creusée avec ses genoux ;

Et parmi les charbons, des gouttes de sang qu’il avait versées avec ses larmes sur les cendres et sur le feu qu’elles avaient éteint.


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NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.


Autant était simple, précise et claire la première partie de l’histoire de Iannik Skolan, autant cette seconde partie est fantastique, vague et obscure. Nous n’osons même nous flatter d’en avoir saisi tous les traits. Nous ne devinons pas à quoi peuvent faire allusion, et ce petit livre qui a été jeté dans la mer, et cette buée du vendredi, et ce coq enlevé à la poule, et ce rouge-gorge. Nous savons seulement qu’un livre, surtout certain livre, est, pour une famille de paysans bretons, un objet du plus grand prix ; qu’ils se garderaient bien de se souiller le vendredi, qui est un jour saint, par aucune action impure, soit physique, soit morale ; enfin que le coq a toujours été pour eux le symbole de la vigilance. Il était l’oiseau du Mercure gaulois ; il est maintenant l’oiseau de saint Pierre, comme Jean le Rouge-gorge est l’oiseau de saint Jean. Celui-ci est l’objet d’un respect tout particulier ; il passe pour avoir calmé les douleurs du Christ, à la couronne duquel il arracha, dit-on, une épine ; une goutte du sang divin tombée sur sa gorge l’a rougie.

Quant aux derniers vers qui contiennent la moralité, ils sont faciles à comprendre.

Je ne doute pas que la seconde partie de la ballade de Iannik Skolan ne soit infiniment plus ancienne que la première : l’identité du nom du meurtrier de la jeune paysanne de Melrand avec celui d’un autre héros romanesque d’une époque très-reculée, aura produit la confusion, sans doute lors du passage de la simple ballade vannetaise dans le pays de Tréguier. Le héros primitif a été chanté par le barde, Merlin, qui l’appelle Y-Skolan. Voici quelques vers de sa pièce en rapport avec ceux de la nôtre :

« Noir (est) ton cheval, noir (est) ton habit ; noire (est) ta tête, tu es tout noir, tu as les joues noires, Y-Skolan[1]. »

Y-Skolan suppliant répond « Par le créateur des créatures ! pardonne-moi mon crime[2]. »


  1. Du dé (da) varc’h, du dé japan, (jupen)
    Du dé benn, du dé unan ;
    Jad jod du a i-ti (d’id de) Y-Skolan.

  2. Kreader e kreaduren !
    Keura (cura) da i-mi (d’i-me) ve (va) gen (gaou).

    (Myvyrian, t. I, p. 131.)