Barzaz Breiz/1846/Le Temps passé/Bilingue

Barzaz Breiz, édition de 1846
Le Temps passé



XXVI


LE TEMPS PASSÉ.


( Dialecte de Cornouaille. )



PREMIER MEUNIER.


Bretons, faisons une chanson sur les hommes de la basse Bretagne.

— Venez entendre, entendre, ô peuple ; venez entendre, entendre la chanson. —

Les hommes de la basse Bretagne ont fait un joli berceau, bien poli ;

Venez entendre, etc.

Un beau berceau en ivoire, orné de clous d’or et d’argent.

Orné de clous d’or et d’argent, et ils le balancent maintenant le cœur triste ;

Maintenant, en le balançant, les larmes coulent de leurs yeux ;

Des larmes coulent, des larmes amères : celui qui est dedans est mort !

Est mort, est mort depuis longtemps ; et ils le bercent toujours en chantant,

Et ils le bercent, bercent toujours, perdu qu’ils ont la raison.

La raison ils l’ont perdue ; ils ont perdu les joies du monde.


Le monde n’a plus pour les Bretons que regrets et peines de cœur ;

Que regrets et peines d’esprit lorsqu’ils pensent au temps passé.


SECOND MEUNIER.


Dans le vieux temps on ne voyait pas se promener ici certains oiseaux ;

Certains oiseaux verts du fisc ; la tête haute, la bouche ouverte.

Le pays ne devait aucun impôt, ni pour le sel, ni pour le tabac.

Sel et tabac coûtent bien cher, ils coûtaient moitié moins jadis.

Jadis on ne voyait point sur la place accourir les maltôliers ;

Accourir, comme des mouches, à l’odeur du cidre aux barriques.

Toute barrique paye aujourd’hui, hormis celle des ménétriers[1].


PREMIER PILLAOUER.


On n’envoyait pas autrefois les Bretons dans les pays étrangers,

Dans les pays étrangers — non ! — pour mourir, hélas ! loin de la basse Bretagne.



PREMIER LABOUREUR.


En basse Bretagne, dans les manoirs, il y avait des hommes de bien qui soutenaient le pays ;

Maintenant on y voit assis, au haut bout de !a table, l’ancien gardeur de vaches du manoir.

Au manoir, quand venait un pauvre, on ne le laissait pas longtemps à la porte ;

La bonne dame allant au grand coffre, lui versait de la farine d’avoine plein sa besace ;

Elle donnait du pain à ceux qui avaient faim et des remèdes à ceux qui étaient malades.

Pain et remèdes aujourd’hui manquent ; les pauvres s’éloignent du manoir ;

Tête basse, s’éloignent les pauvres, par la peur du chien qui est à la porte ;

Par la peur du chien qui s’élance sur les paysans comme sur leurs mères.


SECOND LABOUREUR.


L’année où ma mère devint veuve, fut pour ma mère une mauvaise année.

Elle avait neuf petits enfants, et n’avait pas de pain à leur donner.

— Celui qui a pourra donner ; je vais le trouver, dit-elle ;

Je vais trouver l’étranger : que Dieu le garde en bonne santé !


— Bonne santé à vous, maître de ce manoir, je suis venu ici pour savoir une chose ;

Pour savoir si vous auriez la bonté de donner du pain à mes enfants,

Du pain à mes neuf petits enfant, monsieur, qui n’ont pas mangé depuis trois jours. —

L’étranger répondit à ma pauvre mère quand il l’entendit :

— Va-t’en du seuil de ma porte, ou je te fais dévorer par mon chien. —

Le chien lui fit peur ; elle sortit et s’en allait pleurant le long du grand chemin.

La pauvre veuve pleurait : — Que donnerai-je à mes enfants ?

A mes enfants que donnerai-je, quand ils me diront : «  Mère, j’ai faim ! »

Elle ne voyait pas bien son chemin, tant elle avait de larmes dans les yeux.

A mi-chemin de chez elle, elle rencontra le seigneur comte ;

Le seigneur comte du manoir de Pratulo, allant chasser la biche au bois du Lob ;

Allant au bois du Lob chasser la biche, monté sur son cheval bai.

— Ma bonne chère femme, dites-moi, pourquoi donc, pourquoi pleurez-vous ?


— Je pleure à cause de mes enfants, je n’ai pas de pain à leur donner.

— Ma bonne femme, ne pleurez pas ; voici de l’argent, allez en acheter. —

Que Dieu bénisse le seigneur comte ! Voilà des hommes, sur ma parole !

Quand je devrais aller à la mort, j’irai pour lui quand il voudra.


TROISIÈME LABOUREUR.


Voilà des hommes qui ont bon cœur : ceux-là écoutent les gens de toute condition ;

Ceux-là écoutent les gens de toute condition ; ceux-là sont bons pour tout le monde.


QUATRIÈME LABOUREUR.


Ceux-là sont bons pour les malheureux domaniers ; ce n’est pas eux qui les congédieraient ;

Qui les congédieraient comme les nouveaux maîtres, pour accroître leur fortune ;

Leur fortune ; sans penser que celui qui l’accroît de la sorte, en ce monde, la diminue certainement pour l’autre.


CINQUIÈME LABOUREUR.


Ce ne sont pas ceux-là qui font vendre le lit d’un fermier avec ses meubles.


SECOND PILLAOUER.


Ce ne sont pas ceux-là qui font payer deux écus d’amende à une femme qui cherche son pain ;


Deux écus pour ce que sa vache a mangé d’herbe dans le commun où sa bête a toujours pâturé.


TROISIÈME LABOUREUR.


Ce ne sont pas ceux-là qui défendent de chasser ; quand ils vont au bois ils mandent tout le monde.


SIXIÈME LABOUREUR.


Ce ne sont pas ceux-là qui nient ce qu’ils doivent ; leur parole vaut un contrat.

Ce ne sont pas ceux-là qui sont malades de ladrerie ; ce sont les nouveaux gentilshommes.


SEPTIÈME LABOUREUR.


Les gentilshommes nouveaux sont durs : les anciens étaient meilleurs maîtres.

Les anciens, s’ils ont la tête chaude, aiment les paysans de tout leur cœur.

Mais les anciens, malheureusement pour le monde, ne sont pas aussi nombreux qu’ils l’ont été.

Plus nombreux sont les mangeurs, que les hommes bons pour les pauvres.


TROISIÈME PILLAOUER.


Les pauvres seront toujours pauvres ; ceux des villes les mangeront toujours.


PREMIER MEUNIER.


Toujours ! pourtant on avait dit : « La plus mauvaise terre (donnera) le meilleur blé[2] ;


« Le meilleur blé, quand reviendront les vieux rois, pour gouverner le pays. »

Les vieux rois sont revenus, le vieux temps ne l’est pas.

Le vieux temps ne reviendra plus ; on nous a trompés, malheureux !

Malheureux, on nous a trompés ! Le blé est mauvais dans la terre mauvaise.

De mal en pis va le monde ; il devient de plus en plus dur ; celui qui ne voit pas cela est fou.

Il est fou celui qui a cru que les corbeaux deviendraient colombes ;

Qui a cru que les lis fleuriront jamais sur la racine de la fougère ;

Qui a cru que l’or jaune tombe du haut des arbres.

Du haut des arbres il ne tombe rien que des feuilles sèches ;

Il ne tombe que des feuilles sèches qui font place à des feuilles nouvelles.

Que des feuilles jaunes comme l’or, pour faire le lit des pauvres gens.

Chers pauvres, consolez-vous, vous aurez un jour des lits de plume ;

Vous aurez, au lieu de lits de brandies, des lits d’ivoire dans le ciel.



SECOND MEUNIER.


Ce chant a été composé la veille de la fête de la Vierge, après souper ;

Il a été composé par douze hommes, dansant sur le tertre de la chapelle :

Trois font métier de chercher des chiffons, sept sèment le seigle, deux le moulent menu.

— Et voilà faite, voilà faite, ô peuple : et voilà faite, voilà faite la chanson. —

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  1. Les ménétriers bretons ont pour siège des barriques vides.
  2. Prédiction de Gwenc’hlan, V. t. I, p. 37.