Barzaz Breiz/1846/Le Page du roi Louis XI/Bilingue

Barzaz Breiz, édition de 1846
Le Page du roi Louis XI



III


LE PAGE DU ROI LOUIS XI.


( Dialecte de Cornouaille. )


I.


Le petit page du roi est en prison, pour un coup qu’il a fait.

Pour un coup hardi, il est à Paris, dans une dure prison.

Là, il ne voit ni le jour ni la nuit : il a pour lit une poignée de paille ;

Pour nourriture du pain de seigle, et de l’eau du puits pour boisson.

Là, personne ne vient lui rendre visite, excepté les souris et les rats,

Les souris et les rats noirs; voilà sa seule distraction.


II.


Or, un jour, par le trou de la serrure, il disait à Penfentenio :

— Iannik, toi mon meilleur ami, écoute-moi un peu :

Rends-toi au manoir, chez ma sœur, et dis-lui que je suis en danger,

En grand danger de perdre la vie par les ordres du seigneur roi :

Si ma sœur venait me voir, elle consolerait mon cœur. —

Penfentenio, l’ayant entendu, partit aussitôt pour Quimper.

Il y a cent trente lieues, à peu près, de Paris à Bodinio ;

Cependant il les fit, l’enfant de Cornouaille, en deux nuits et demie et un jour.

Quand il entra dans la salle de Bodinio, elle rayonnait de l’éclat des lumières ;

La dame donnait à souper à la haute noblesse du pays ;

Elle tenait à la main une coupe de madre pleine de vin rouge d’excellente grappe ;

— Gentil page de Cornouaille, quelles nouvelles apportes-tu,

Quand tu es aussi pâle que la feuille du chardon, et aussi essoufflé qu’un chevreuil aux abois.

— Les nouvelles que j’apporte, madame, vont jeter le trouble dans votre cœur ;

Elles vont vous faire soupirer et pleurer vos yeux :

Votre pauvre petit frère est en danger, s’il en fut jamais en ce monde ;

En grand danger de perdre la vie par les ordres du seigneur roi.

Si vous veniez le voir, madame, vous consoleriez son cœur, —


En entendant prononcer ces paroles, la pauvre dame fut si troublée,

Elle fut si troublée, qu’elle laissa échapper la coupe qu’elle tenait à la main,

Et en répandit le vin sur la nappe : Seigneur Dieu ! quel fatal présage !

— Alerte ! palefreniers ! alerte ! douze chevaux ! et partons !

Quand j’en devrais crever un à chaque relai, je serai cette nuit à Paris, cette nuit !

Quand j’en devrais crever un à chaque heure, je serai cette nuit près de mon frère. —


III.


Le petit page du roi disait, en montant le premier degré de l'échafaud :

— Peu m’importerait de mourir, n’était loin du pays, n’était sans assistance !

N'était loin du pays, n’était sans assistance, n’était une sœur que j’ai en basse Bretagne !

Elle demandera chaque nuit son frère, elle demandera son petit frère à chaque heure. —

Le petit page du roi disait, en montant le second degré de l'échafaud :

— Je voudrais, avant de mourir, avoir des nouvelles de mon pays,

Avoir des nouvelles de ma sœur, de ma chère petite sœur ! sait-elle ? —


Le petit page du roi disait, en montant sur la plate-forme de l’échafaud :

— J’entends résonner le pavé des rues ; c’est ma sœur et sa suite qui viennent !

C’est ma sœur qui vient me voir ! au nom du ciel, attendez un peu ! —

Le prévôt répondit au page, quand il l’entendit :

— Avant qu’elle soit arrivée, votre tête aura été coupée. —

En ce moment-là même, la dame de Bodinio demandait aux Parisiens :

— Pourquoi cette multitude d’hommes et de femmes réunis ?

— Louis onze, Louis le traître fait décapiter un pauvre page. —

Ces mois étaient à peine prononcés, qu’elle aperçut son frère ;

Elle aperçut son frère agenouillé, la tête penchée sur le billot de mort.

Et de s’élancer au galop de son cheval, en criant : — Mon frère ! mon frère ! laissez-le donc !

Laissez-le-moi, archers, je vous donnerai cent écus d’or ;

Je vous donnerai, comme un denier, deux cents marcs d’argent de Tréguier ! —

Quand elle arriva près de l’échafaud, la tête coupée de son frère tombait,


Et le sang jaillit sur son voile qu’il rougit du haut jusqu’au bas.


IV.


— Je vous salue, roi et reine, puisque vous voilà réunis dans votre palais :

Quel crime a-t-il commis, que vous l’avez décapité ?

— Il a joué de l’épée sans l’agrément du roi ; il a tué le plus beau de ses pages.

— On ne tire pas ainsi l’épée, je suppose, sans avoir des raisons.

— Il a eu ses raisons, c’est clair, comme l’assassin a les siennes.

— Des assassins ! nous ne le sommes pas, sire, pas plus qu’aucun gentilhomme de Bretagne,

Pas plus qu’aucun gentilhomme loyal ; quant aux Français, je ne dis pas ;

Car je le sais bien, fils de Loup : vous aimez mieux tirer du sang que d’en donner.

— Tenez votre langue, ma chère dame, si vous avez envie de retourner chez vous.

— Je me soucie de rester ici tout comme de m’en retourner, quand mon malheureux frère est mort.

Mais dussent tous les rois du monde y trouver à redire ; ses raisons, je veux les connaître et je les connaîtrai.

— Si ce sont ses raisons que vous voulez connaître, écoutez-moi, je vais vous répondre :


Il s’est mis en colère et a cherché querelle à mon page favori,

Et tout de suite, épée contre épée, pour avoir entendu le dicton bien connu,

Ce vieux dicton, cette vérité : « Il n’est d’hommes en Bretagne que des pourceaux sauvages. »

— Si c’est là une vérité, j’en connais une autre, moi :

« Tout roi de France qu’il est, Louis n’est qu’un méchant railleur. »

Mais tu verras prochainement si c’est à tort ou à raison que tu railles ;

Quand bientôt j’aurai fait voir à mes compatriotes mon voile ensanglanté.

Alors, tu verras bien si la Bretagne est véritablement peuplée de pourceaux sauvages. —


V.


Or, deux ou trois semaines après, arriva un messager (à la cour),

Il arrivait du pays des Normands, apportant des lettres scellées,

Des lettres scellées d’un sceau rouge, à remettre au roi Louis tout de suite.

Quand le roi les eut lues, il roula des yeux noirs,

Il roula des yeux aussi noirs que ceux d’un chat sauvage pris au piège.


— Malédiction rouge ! Si j’avais su, la laie ne m’eût pas échappé !

Je perds plus de dix mille écus et de dix mille hommes à cause d’un seul. —


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