Barzaz Breiz/1846/Le Carnaval de Rosporden/Bilingue

Barzaz Breiz, édition de 1846
Le Carnaval de Rosporden


V


CARNAVAL DE ROSPORDEN.


( Dialecte de Cornouaille. )


Le vingt septième jour du mois de février de l’année mil quatre cent quatre-vingt-six, pendant les jours gras, est arrivé un grand malheur dans la ville de Rosporden. — Écoutez, chrétiens !

Trois jeunes débauchés étaient en une hôtellerie, où le vin qu’ils buvaient à plein pot faisait bouillir leur sang. Quand ils eurent assez bu et assez mangé : — Habillons-nous de peaux de bêtes et allons courir ! —

L’un de ces trois garçons, le plus chétif, voyant ses camarades s’éloigner, s’en alla droit au cimetière, et plaça sur sa tête, sur sa tête le crâne d’un mort ! C’était horrible à voir !

Et dans les trous des deux yeux, il mit deux lumières, et s’élança comme un démon, à travers les rues. Les enfants tout effrayés fuyaient devant lui, et les hommes raisonnables eux-mêmes s’éloignaient à son approche.

Ils avaient fait leur tour sans se rencontrer, quand ils arrivèrent tous trois ensemble, dans un coin de cette ville.

Et eux, alors, de hurler, et de bondir, et de railler tous trois. — Seigneur Dieu ! où es-tu ? Viens t’ébattre avec nous ! —

Dieu, fatigué de les voir, frappa un si grand coup, qu’il fit trembler toutes les maisons de la ville ; tous les habitants se recueillirent dans leur cœur, croyant que la fin du monde était venue.

Le plus jeune, avant de s’aller coucher, revint porter la tête de mort au cimetière, et il lui dit en lui tournant le dos :

— Viens donc chez moi, tête de mort ; viens-t’en demain souper. —

Alors il prit le chemin de sa maison pour se reposer ; il se mit au lit et dormit toute la nuit ; le lendemain matin en se levant, il s’en alla travailler, sans plus songer ni à la veille ni à la fête.

Il saisit sa fourche, et s’en alla travailler, en chantant à tue-tête, en chantant sans souci.

Or, comme tout le monde soupait, vers l’heure où la nuit s’ouvre, on entendit quelqu’un qui frappait à la porte.

Le valet se leva aussitôt pour ouvrir ; il fut si épouvanté, qu’il tomba à la renverse.

Deux autres personnes s’élancèrent à l’instant pour le relever ; elles furent si troublées, qu’elles moururent subitement.

Le mort s’avançait lentement jusqu’au milieu de la maison :

— Me voici venu souper, souper avec toi. Allons donc, cher ami, ce n’est pas loin d’ici ; allons nous asseoir ensemble à ma table, elle est dressée dans ma tombe. —

Hélas ! il n’avait pas fini de parler, que le jeune homme éperdu jetait un cri épouvantable ; il n’avait pas achevé, que la tête du malheureux frappait violemment la terre et s’y brisait.


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