Barzaz Breiz/1846/La Chanson du pilote

Barzaz Breiz/1846
Barzaz Breiz, 1846Franck2 (p. 203).



LA CHANSON DU PILOTE,


OU


LE COMBAT DE LA SURVEILLANTE.
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ARGUMENT.


On sait quel enthousiasme excita en France la guerre d’Amérique ; il ne fut pas moins vif en Bretagne. Le sort de trois millions d’hommes que l’Angleterre, leur patrie adoptive, traitait comme des esclaves, toucha les populations bretonnes. Toutes les classes de la société voulurent prendre part a l’expédition destinée à la délivrance des Américains ; a aucune époque on ne vit la Bretagne mettre sur pied un plus grand nombre d’auxiliaires et de volontaires. Le premier combat fut livré, au mois de janvier 1780. à la hauteur de l’île d’Ouessant, entre la frégate française la Surveillante, armée par un équipage breton, capitaine du Couëdic de Kergoualer, et la frégate anglaise le Quebec, capitaine Farmer ; il dura quatre heures et demie.

« A peine les Bretons avaient mis le pied sur la frégate anglaise, dit M. de la Landelle, ancien officier de marine et auteur d’une intéressante histoire de du Duguay-Trouin, qu’une double catastrophe termina le combat ; un incendie se déclare à bord du Québec, une voie d’eau à bord de la Surveillante. Les Français regagnent leur navire et courent aux pompes ; les Anglais cessent d’être des ennemis : du Couëdic ne songe plus qu’à les sauver ; un canot lui reste, il le met à la mer pour aller recueillir l’équipage de la frégate incendiée. Heure sublime ! cet équipage lui-même unit ses forces à celles des Français pour sauver la Surveillante : vainqueurs et vaincus sont désormais des frères. Rentré au port, du Couëdic mourant ne voulut pas voir dans les Anglais des captifs, mais des naufragés ; ils ne furent point traités en prisonniers de guerre. » Écoutons maintenant la chanson du pilote de la Surveillante.


XIX


LA CHANSON DU PILOTE.


( Dialecte de haute Cornouaille. )


— A Sainte-Anne je suis allé, car je vais m'embarquer.

A Sainte-Anne, à Sainte-Anne, à Sainte-Anne qui va prier. sainte Anne ne l’oublie pas.

Adieu, hommes de Kervignac ; je reviendrai bientôt.

A Sainte-Anne, à Sainte-Anne, à Sainte-Anne qui va prier, sainte Anne ne l’oublie pas.

C’est moi qui suis second pilote à bord de la Surveillante, la belle frégate.

Elle est doublée en cuivre jaune, plus brillant qu'or ou qu’argent blanc ;

Aussi pimpante qu’une demoiselle qui va danser.

N’est-il pas charmant de danser ? un canonnier pour joueur de hautbois !

— Canonniers, jouez votre air. que nous dansions, moi et ma dame.

Jouez, sonneurs, jouez gaiement, que nous y allions rondement ma belle et moi ! —

Le Mang n’avait pas fini de parler, que le canon gronda.

Un navire anglais s’approche qui nous lance une bordée terrible.

Le navire portail pavillon rouge, et avait seize canons de chaque côté.

— S’ils ont trente-deux canons, nous en avons trente-deux nous-mêmes.

Nous lui avons lâché notre bordée ; il a craqué jusqu’à la quille.

— Bon petit timon, fais bien ton devoir, ne sois point rebelle au timonier.

En avant, mon bon petit timon, en avant ; nous voici bord bord, aux prises. —

Les boulets tonnent ; les boulets tonnent coup sur coup !

Les flancs des deux navires suent ; la mer bout tout autour.

Les flancs des navires s’ouvrent ; les mâts tombent dans la mer.

Il y a plus de poulies sur le pont que de glands dans les bois après un orage.

Nous avons reçu quatorze boulets à fleur d’eau ; nous en avons rendu à fleur d’eau quatorze.

Nous tirons depuis cinq heures, et le canonnier n’est pas lassé.

Le canonnier n’est pas lassé, le timonier pas davantage.

Le capitaine, je ne dis pas ; le capitaine est si blessé !

Il est blessé au flanc, et blessé à la joue et blessé au front d’un coup de feu.

Et pourtant il est toujours sur le gaillard d’arrière debout, dirigeant la manœuvre.

Il ne cesse pas de faire son devoir, quoique son sang coule.

Son sang coule à grands flots ! Kergoualer est un homme, s’il en est !

À bord, personne ne se repose, quoique nous soyons tous dangereusement blessés.

Nous sommes tous blessés, excepté un : je ne le nomme pas dans cette chanson.

Cinq pieds d’eau dans la cale ; cinq pieds d’eau ; autant de sang !

— Cher commandant, viens, viens et vois ! La drisse a été coupée ; le pavillon est tombé !

N’entends-tu pas l’Anglais qui dit : Ils ont amené pavillon.

— Amener ! amener ! oh ! je n’en ferai rien, tant que j’aurai du sang dans les veines ! —

Le Mang entend, il est monté vile dans les haubans d’artimon ;

Au milieu des balles, la tête haute, il a déployé un mouchoir blanc.

Oh ! nous n’avons point amené ; nous avons rehissé le pavillon.

Le Breton n’amène jamais ; Jean l’Anglais, je ne dis pas !

Le capitaine anglais a été tué ; il est mort comme un homme.

Il est mort comme un homme ; il a été brûlé dans sa chemise ensanglantée.

Le navire des Anglais a été brûlé par nous ; et ils se sont sauvés tout nus, à la nage, vers nous.

Les habitants de Brest poussaient des cris de joie en voyant rentrer nos navires[1].

Tous les habitants poussaient des cris de joie, tous, excepté les pauvres mères.

Quel honneur pour nous, ô Bretons ! nous avons vaincu les Anglais !

Quel honneur pour nous, hommes de Kervignac, le Mang a été mandé à Paris.

Le Mang a été mandé à Paris, et on l’a fait asseoir à la table du roi ;

Il a été à la table du roi, avec les princes qui font cas des Bretons.

Et il a reçu une médaille d’or, et il est fait officier.

Mille bénédictions de Dieu au roi ! au roi mille bénédictions de Dieu !

Dieu ne regarde pas à la condition ; le roi n’y regarde pas non plus.

Nobles et peuple, chantons tous, en Bretagne, les louanges du roi ;

Les louanges du roi et de sainte Anne, la bonne marraine de ce pays.

A Suinte-Anne, à Sainte-Anne, à Sainte-Anne qui va prier, sainte Anne ne l’oublie pas.

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NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.


Du Couëdic mourut a Brest, le 17 janvier 1780. Les états de Bretagne lui firent élever un monument, et son nom fut cité avec éloge dans l’oraison funèbre des officiers, soldats et matelots bretons, prononcée solennellement devant les états assemblés. Ce que dit le poète populaire relativement au brave timonier le Mang, né a Kervignac, près d’Hennebont, est parfaitement exact. Voici comment l’abbé de Boisbilly, qui prononça l’oraison funèbre, raconte l’événement.

« Les bornes que vous m’avez tracées, messieurs, m’interdisent ici les détails ; elles m’imposent le même silence sur ceux de nos compatriotes qui, témoins de la mort des héros et compagnons de leurs dangers, partagent ici avec eux les honneurs mêmes qu’ils leur rendent. Vos regards réunis préviennent mes pensées, et dérogent pour moi à la loi rigoureuse qui me défend de les exprimer. Si je pouvais moi-même y déroger, combien aurais-je à vous rappeler dans tous les grades militaires de noms qui vous sont chers ? Je vous indiquerais des noms trop peu connus et bien dignes de l’être ; je vous rappellerais surtout les honneurs accordés par le souverain à un homme qui semblait né pour obéir, et que son intrépidité a montré digne de commander. Il voit le pavillon abattu par les coups de l’ennemi ; il le relève, le soutient seul, malgré tous les dangers, et, dans un vaisseau où il occupait le dernier rang, devient la colonne de l’honneur. »

C’est à M. de Blois, de Morlaix, neveu de l’abbé de Boisbilly, que je dois la communication de ce discours, encore inédit. La ballade, qui a dù passer du pays de Vannes en Cornouaille, m’a été apprise par un vieux pêcheur de lîle de Groix, nommé Lozarmeur. M. Imbert, de Quimperlé, neveu du brave le Mang lui-même, a eu aussi l’obligeance de me communiquer des détails précieux, non moins honorables et tout à fait inconnus sur son oncle. Quand la révolution publia le décret qui ordonnait a toutes les personnes décorées sous l’ancien régime de remettre entre les mains du gouvernement leurs distinctions honorifiques, l’héroïque Breton se rendit devant le comité du salut public, avec sa médaille et un marteau.

— « Citoyens, vous m’avez demandé ma médaille ; mais c’est a l’or sans doute que vous en voulez : le voilà, » dit-il en la broyant sous son marteau ; « quant à l’honneur, il m’appartient, personne ne me l’enlèverai » Eu prononçant ces mots, il sortit, laissant le comité stupéfait de la sublimité de son action.

Le Mang est mort vice-amiral.

Mélodie originale



  1. La Surveillante et le cotre l’Expédition, qui la remorquait, après avoir soutenu lui-même un beau combat contre le cotre anglais le Rambler.