Barzaz Breiz/1846/L’Enfer

Barzaz Breiz/1846
Barzaz Breiz, 1846Franck2 (p. 455-459).



L’ENFER.


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ARGUMENT.


Pour trouver la société chrétienne telle qu’elle était jadis, une réunion d’hommes à natures primitives, à organisation puissante, à imagination dévorante ; pour trouver un prêtre que la foule comprenne, qu’elle aime, et qui soit de force a lutter corps à corps avec elle et à la terrasser, il n’est pas nécessaire de remonter le cours du temps et d’aller jusqu’au moyen âge : on n’a qu’à venir en Bretagne. Les cantiques qu’y chante le peuple sont en harmonie avec ses mœurs, ses mâles croyances et les doctrines qu’on lui prêche : il a un secret penchant pour les sujets qui traitent des vérités les plus effrayantes de la religion, comme s’il avait gardé l’esprit dont les druides remplissaient ses ancêtres au fond de la forêt sacrée ; le cantique de l’enfer, le plus ancien et le plus populaire de tous ceux que nous possédons, me parait en être une preuve. On l’attribue tantôt au père Morin, qui vivait au quinzième siècle, tantôt au père Maunoir, qui vivait au dix-septième ; toutefois il ne se retrouve pas dans la collection imprimée des cantiques de ce dernier, mais dans un recueil plus ancien où il diffère beaucoup de la version orale que nous publions : la langue en est moins pure, l’allure moins franche, l’ensemble moins empreint de rudesse primitive. J’ai donc cru devoir suivre la version populaire.

VI


L’ENFER.


( Dialecte de Léon. )


Descendons tous, chrétiens, en enfer, pour voir quel supplice effroyable endurent les âmes damnées que la colère de Dieu tient enchaînées au milieu des flammes, pour avoir abusé de ses grâces en ce monde.

L’enfer est un abîme profond plein de ténèbres, où ne luit jamais la plus petite clarté ; les portes ont été fermées et verrouillées par Dieu, et il ne les ouvrira jamais ; la clef en est perdue !

Les dalles rougies d’un four d’ici-bas ne sont que fumée, au prix du feu de l’enfer, du feu qui dévore les âmes damnées ; mieux vaudrait brûler, en ce four, jusqu’à la fin du monde, que d’être, pendant une heure, tourmenté en enfer.

Ils hurlent à tue-tête, comme des chiens enragés ; ils ne savent où fuir ; partout des flammes ! des flammes sur leur tête, des flammes sous leurs pieds, des flammes de tous côtés, qui les dévoreront à jamais.

Le fils s’élancera sur son père, et la fille sur sa mère, et ils les traîneront par les cheveux, au milieu des flammes, avec mille malédictions :

— Soyez maudite, femme perdue, qui nous avez mis au monde ; soyez maudit, homme insouciant, qui êtes la cause de notre damnation.

Ce sera Satan qui leur préparera à manger, et les ordures des monstres de l’enfer, ramassées dans les ruisseaux de feu, qu'il leur servira ; et pour boisson, ils auront leurs larmes, mêlées de mille immondices et de sang de crapaud.

Et leur peau sera écorchée et leur chair déchirée par la dent des serpents et des démons ; et leur chair et leurs os seront jetés au feu, pour alimenter la fournaise immense de l’enfer.

Après qu’ils auront été laissés quelque temps dans les flammes, ils seront plongés, par Satan, dans un lac de glace ; et du lac de glace replongés dans les flammes, et des flammes dans l’eau, comme la barre de fer en forge.

Alors, ils se mettront à pleurer, à pleurer amèrement :
— Ayez pitié, mon Dieu, ayez pitié de nous ! —
Mais ce sera en vain qu’ils pleureront, car tant que Dieu durera, dureront leurs tourments et leurs maux.

Le feu qui les brûlera en enfer sera si vif, que leur moelle bouillira dans leurs os ; plus ils demanderont grâce, plus ils seront tourmentés ; ils auront beau hurler, ils brûleront éternellement.

Ce feu-là. c’est la colère de Dieu qui l’a allumé ; et il ne pourrait plus l’éteindre, quand même il le voudrait ; jamais il ne jettera de fumée, et jamais il ne consumera ; il les brûlera éternellement, sans jamais les détruire.


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NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.


Cela fait frémir : l’imagination de Michel-Ange n’est pas allée plus loin : et, pour que rien ne manque à la réalité du tableau, certains passages poussent l’horreur jusqu’au dégoût, comme ces mystérieux recoins du Jugement dernier du peintre italien. Qu’on se rappelle maintenant que ce cantique est chanté fréquemment par des chrétiens de tout âge en Bretagne. Quel trouble, quel terreur profonde ne doit-il pas jeter dans l’âme des enfants, des jeunes filles et des vieillards ! Mais, ainsi que je l’ai remarqué, le paysan breton ne recule pas d’effroi devant les peintures sombres ; la tournure de son esprit l’y invite au contraire, et son calme intérieur n’en est point troublé. J’ai dit aussi précédemment que la pièce était tronquée dans les versions imprimées : croirait-on, par exemple, qu’en son adorable simplicité, un de ces naïfs protes franco-bretons, comme il y en a plusieurs, a reculé d’effroi devant la sublime clef perdue de l’enfer, et qu’il l’a remplacée par une cheville de sa façon ?


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Mélodie originale