Barzaz Breiz/1846/Du Guesclin/Bilingue - La Filleule

Barzaz Breiz, édition de 1846
La Filleule de du Guesclin



XXIX


LA FILLEULE DE DU GUESCLIN.


( Dialecte de Tréguier. )


I.


Le soleil paraît, le jour luit, la rosée brille sur les épines blanches de la haie ;

De la haie élevée du grand château de Trogoff, où les Anglais règnent encore ;

La rosée brille sur les fleurs de l’épinaie : à cette vue, le soleil se voile le front ;

Car, en vérité, ce n’est pas la rosée du ciel : c’est une rosée de sang ;

De sang pur qu’a versé Rogerson, le plus méchant fils d’Anglais qu’il y ait dans la vallée.


II.


— Marguerite, ma belle enfant, vous êtes alerte, vous êtes vive ;

Vous vous lèverez demain de grand matin, pour aller porter du lait aux laboureurs qui travaillent à l’écobue.

— Ma bonne petite mère, si vous m’aimez, ne m’envoyez pas à l’écobue,

A l’écobue ne m’envoyez pas : vous ferez jaser les méchants.


Envoyez-y ma sœur aînée, ou ma petite sœur Franseza ;

Bonne petite mère, je vous en prie : Rogerson me guette.

— Vous guettera qui voudra ; vous êtes priée : vous irez ;

Vous vous lèverez avant le jour : le seigneur sera encore au lit. —


III.


Marguerite disait à son père et à sa mère, le lendemain matin,

En prenant son pot au lait, Marguerite disait :

— Adieu, mère, adieu, père ; mes yeux ne vous verront plus ;

Adieu, ma sœur aînée; adieu, ma petite sœur Franseza, —

Or, comme la bonne petite fille allait au champ, le long du bois,

Proprette, légère, pieds nus, son pot au lait sur la tête ;

Rogerson, du haut de la tour du château, la vit venir de loin :

— Eveille-toi, mon page, et lève-toi vite, que nous allions chasser un lièvre,

Chasser un levraut blanc, qui porte un pot au lait sur la tête. —



IV.


Quand la jeune fille passa le long des douves, le seigneur était à l’attendre,

A l’attendre auprès du pont-levis ; si bien qu’elle tressaillit d’épouvante,

D’épouvante en l’apercevant, et renversa son pot au lait.

Voyant cela, la pauvre fille se mit à pleurer amèrement.

— Taisez-vous, ma sœur, ne pleurez pas, on vous donnera un autre pot au lait ;

Approchez, et allons déjeûner, tandis qu’on le préparera.

— Beau seigneur, je vous remercie; j’ai déjeuné, bien déjeuné.

— Alors venez au jardin, venez cueillir de belles fleurs,

Venez cueillir une guirlande pour orner votre pot au lait.

— Je ne porte point de fleurs, je suis en deuil cette année.

— Alors venez aux vergers, venez manger des fraises rouges comme une braise.

— Je n’irai point manger des fraises ; sous les feuilles il y a des couleuvres.

J’entends l’appel des laboureurs de l’écobue : ils disent que je suis paresseuse.


Ils demandent où je suis restée avec mon pot au lait caillé.

— Vous allez sortir à l’instant ; quand votre pot au lait sera prêt ;

On s’en occupe, Marguerite ; venez voir à la laiterie. —

En franchissant le seuil du château, la jeune fille tressaillit ;

La pauvre petite devint blanche comme la neige, quand la porte se ferma derrière elle.

— Ma mignonne, n’ayez pas peur, je ne vous ferai aucun outrage.

— Si vous ne songez pas à m’outrager, pourquoi changez-vous de couleur ?

— Si je change de couleur, c’est que l’air du matin est vif.

— Ce n’est point, seigneur, l’air vif du matin, c’est le mauvais vouloir qui vous fait pâlir.

— Taisez-vous, petite sotte ! venez au fruitier choisir un fruit. —

Quand ils furent dans le fruitier elle prit une pomme rouge :

— Seigneur Rojerson, donnez-moi, s’il vous plaît, un couteau ;

Donnez-moi un couteau pour peler ma pomme.

— Si vous désirez un couteau, allez à la cuisine , et vous en trouverez un ;


Il y en a un sur la table de chêne ; il a été aiguisé ce matin. —

La petite Marguerite dit au vieux cuisinier, en entrant :

— Cher cuisinier, je vous en supplie, délivrez-moi ! faites-moi sortir !

— Hélas! ma fille, je ne le puis ; le pont du château est levé.

— Si l’homme à la tête frisée comme un lion savait que je suis captive de Rojerson ;

Si mon bon parrain savait cela, il ferait couler du sang. —


V.


Cependant Rojerson demandait à son page, à quelque temps de là :

— Où donc reste Marguerite, qu’elle ne revient pas ici ?

— Elle était dans la cuisine, il n’y a qu’un moment, en sa petite main blanche un couteau ;

Et elle parlait ainsi : « Que ferai-je, Jésus, mon Dieu ?

« Mon Dieu, dites-moi, me tuerai-je ou ne me tuerai-je pas ?

« Oui, à cause de vous, Vierge Marie, je mourrai vierge, sans tache. »

Maintenant elle est couchée sur la face, dans une mare de sang ;


Le grand couteau dans le cœur et appelant son parrain :

— Le seigneur Guesclin mon parrain ; celui-là me vengera ! —

— Mon bon petit page, ne dis pas mot ; viens me la couper par morceaux dans un panier.

Et j’irai la jeter dans la rivière, demain quand chantera l’alouette. —

Or, en revenant de la rivière, il rencontra le parrain de la jeune fille,

Il rencontra le seigneur Guesclin, la face verte comme l’oseille.

— Rojerson, dites-moi, d’où venez-vous avec ce panier ?

— Je reviens de la rivière, de noyer quelques petits chats.

— Il n’est pas celui de chats noyés, le sang qui coule de votre panier !

Seigneur Anglais, répondez-moi, n’avez-vous pas vu Marguerite ?

— Je n’ai pas vu Marguerite depuis le pardon du Guéoded.

— Tu mens, traître, car tu l’as tuée hier soir !

Tu déshonores la noblesse autant que la chevalerie ! — Rojerson, à ces mots, tira son épée :


— Tu vas voir, je pense, à l’instant si je déshonore la noblesse ;

Tu vas voir à l’instant, vassal, si je suis indigne du nom de chevalier.

Or sus ! or sus ! pas de quartier ! En garde ! si tu as du loisir !

— J’ai eu du loisir, et j’en ai pour jouer au jeu des combats avec des hommes de cœur ;

J’ai joué à ce jeu et y jouerai, mais je n’y joue pas avec des assassins de filles ;

En quelque endroit que j’en rencontre, je les assomme tous comme des chiens. —

En achevant ces mots il éleva sa grande épée ;

Et il en frappa un coup sur la tête de l’Anglais, et il le fendit en deux.


VI.


Rojerson a été tué ; le château de Trogoff est détruit ; Elle est détruite la forteresse de l’oppresseur ; bonne leçon pour les Anglais !

Pour les Anglais, bonne leçon ! bonne nouvelle pour les Bretons !


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