Barzaz Breiz/1846/Élégie de monsieur de Névet


XII


ÉLÉGIE DE MONSIEUR DE NÉVET.


( Dialecte de Cornouaille. )


I.


— Mon pauvre homme, qu’est-il arrivé, que vous revenez si consterné ?

Que vous êtes vert comme du raisin, mon pauvre homme, dites-moi ;

Que vous êtes pâle comme la mort ; que vous est-il arrivé ?

— Vous saurez assez tôt ce qui est arrivé ;

Vous saurez assez tôt ce que j’ai vu ;

Depuis la maison jusqu’au bourg une procession s’avance au son de la cloche :

M. le recteur en tête ; devant lui, une châsse drapée de blanc,

Que traînent deux grands bœufs, couverts de harnais d’argent.

Derrière, une multitude immense, la tête inclinée par une grande affliction.


II.


Saint-Jean, le valet, frappait à la porte du recteur, cette nuit-là.

— Levez-vous, levez-vous, monsieur le Recteur ! M. de Névet est malade ;

Portez avec vous l’extrême-onction, le vieux seigneur souffre beaucoup.

— Me voici, monsieur de Névet ; vous souffrez beaucoup, me dit-on ?

J’ai apporté l’extrême-onction pour vous soulager, si je puis.

— Je n’ai aucun soulagement à attendre à l’égard de mon corps en ce monde ;

Je n’en attends aucun à l’égard de mon corps ; à l’égard de mon âme, je ne dis pas. —

Après avoir été confessé, il dit au prêtre : — Ouvrez aux deux battants la porte de ma chambre, que je voie tous les gens de ma maison.

Ma femme et mes enfants tout autour de mon lit ;

Mes enfants, mes métayers et mes serviteurs aussi.

Que je puisse, en leur présence, recevoir Notre-Seigneur avant de quitter ce monde. —

La dame et ses enfants, et tous ceux qui étaient là, pleuraient ;

Et lui, si calme, les consolait et leur parlait si doucement !

— Taisez-vous ! taisez-vous ! ne pleurez pas ; c’est Dieu le maître, ô ma chère femme !

Oh ! taisez-vous, mes petits enfants ! La sainte Vierge vous gardera !

Mes métayers, ne pleurez pas ; vous le savez, gens de la campagne,

Quand le blé est mûr, on le moissonne ; quand l’âge vient, il faut mourir !

Taisez-vous, bons habitants des campagnes ; taisez-vous, chers pauvres de ma paroisse ;

Comme j’ai pris soin de vous, mes fils prendront soin de vous.

Ils vous aimeront comme moi ; ils feront le bien de notre pays.

Ne pleurez pas, ô bons chrétiens ! nous nous retrouverons bientôt ! —


III.


Le jeudi au matin, M. de Carné demandait, en revenant de la fête de nuit.

En revenant chez lui, sur son cheval blanc, vêtu d’un habit galonné,

D’un habit de velours d’un rouge de feu, galonné d’argent tout du long ;

Le jeudi matin, M. de Carné, en s’en revenant, demandait :

— Pourquoi, messieurs, les Névet ne sont-ils pas venus à la fête ?

Pourquoi, dites-le-moi, quand ils avaient été invités ?

— Le vieux seigneur, à ce qu’on dit, est au lit, malade.

— Si le seigneur est au lit, malade, allons savoir de ses nouvelles. —

Comme ils arrivaient au manoir, ils entendirent les cloches sonner.

La porte de la cour était tout au grand ouverte, et le manoir était désert.

— Si vous êtes venu pour lui rendre visite, vous le trouverez dans le cimetière du bourg.

C’est hier qu’on a allumé le feu de la mort, et qu’on a vidé toutes les cruches[1] ;

Que M. le recteur l’a levé et l’a porté avec honneur dans la chapelle ;

Que madame et ses enfants l’ont enseveli dans sa châsse neuve.

Voici encore toutes fraîches les traces de la charrette qui l’a porté en terre. —

Et eux de presser leurs chevaux et d’arriver au cimetière.

Quand ils furent arrivés au cimetière, leur cœur se fendit de douleur en voyant.

En voyant le fossoyeur le descendre dans la tombe froide pour jamais ;

La dame, derrière, vêtue de noir, sur ses deux genoux, sanglotant ;

Et ses enfants poussant des cris lamentables, en s’arrachant les cheveux de la tête ;

Et dix mille personnes en faisant autant, et surtout les pauvres gens.

C’est l’un d’eux, nommé Malgan, qui est l’auteur de ce chant de mort ;

Quia composé ce chant en l’honneur du seigneur de Névet,

Du seigneur de Névet béni, le soutien des Bretons.


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NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.


On ne saurait faire d’un homme un plus magnifique éloge. Les historiens de Bretagne en parlent dans les mêmes termes que les poëtes populaires. Un d’eux, après être entré dans de grands détails sur l’origine de la famille Névet, conclut ainsi : « C’est une maison illustre, dont les seigneurs, de père en fils, ont témoigné notoirement un zèle héroicque et une passion inviolable à conserver les droicts et immunitez de la Bretagne. » Le même éloge convient aux Carné, et, en général, à toutes les familles bretonnes qui n’ont pas abandonné leur pays ; « cette dernière, dit Guy le Borgne, est assez connue pour estre une pépinière féconde de seigneurs braves, galands et généreux[2]. » L’élégie qu’on vient de lire est une excellente pièce à l’appui du jugement qu’a porté l’illustre auteur de l’Histoire de la Conquête d’Angleterre par les Normands, sur les bons rapports qui ont toujours existé entre l’aristocratie bretonne et les habitants de nos campagnes.

« Les gens du peuple en basse Bretagne n’ont jamais cessé, dit-il, de reconnaître dans les nobles de leur pays des enfants de la terre natale ; ils ne les ont point haïs de cette haine violente que l’on portait ailleurs à des seigneurs issus de race étrangère ; et sous les titres féodaux de baron et de chevalier, le paysan breton retrouvait encore les tiern et les machtiern du temps de son indépendance ; il leur obéissait avec zèle, dans le bien comme dans le mal, par le même instinct de dévouement qu’avaient pour leurs chefs de tribus les Gallois et les montagnards d’Ecosse[3]. »


  1. V. les notes du Frère de Lait.
  2. Armorial breton, p. 43.
  3. Augustin Thierry, t. III, p. 20.